La Femme disparue
Par J.-H. Rosny
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Aperçu du livre
La Femme disparue - J.-H. Rosny
J.-H. Rosny
La Femme disparue
SAGA Egmont
La Femme disparue
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1926, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788726948714
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga Egmont - une partie d'Egmont, www.egmont.com
I
— Vous passerez par la route des Loups, dit au cocher Mme Francisca de Escalante, lorsque le coupé arriva au plus haut de la forêt.
C’est un site convulsé. Les futaies alternent avec des granits, des porphyres et des grès rouges ; les rocs ont d’étranges figures et des chênes six fois séculaires jaillissent sur des corniches indestructibles ; des labyrinthes tournoient parmi les blocs et les arbres. Ce fut jadis une formidable retraite de bêtes sauvages, un nid de parias, d’outlaws, de bandits, de sorciers et de sorcières. Les loups y dévoraient la chair vivante des voyageurs, on y célébra la messe noire ; les chauffeurs y rôtirent les pieds et y concassèrent les os de leurs victimes.
Francisca aimait ce lieu redoutable. Peut-être y retrouvait-elle l’âme des fauves sierras où avaient vécu ses ancêtres. Cet après-midi, dans la grande solitude, elle y examinait ses chances et ses malchances. Ses mains brûlaient ; tour à tour elle subissait les émotions qui soutiennent et qui dépriment.
Elle considérait le site d’une prunelle fervente. Pâle et presque tragique, c’était une émouvante créature. La nature lui avait donné le rythme, la grâce flexible, le « sel de séduction » des sensuelles Castillanes. Avec le feu noir de ses yeux, sa chevelure « nuit d’été », son teint de nacre et de muguet, sa bouche écarlate, avec ses gestes beaux comme ses contours, elle était faite pour donner aux hommes une image terrible du bonheur.
Son agitation parut s’accroître ; elle murmurait tout bas, avec une amère mélancolie :
— La reverrai-je jamais ?
D’un geste convulsif, elle tâta son corsage, elle en tira une lettre flétrie. C’était une de ces lettres de pauvre, qui se reconnaissent au papier fané, à l’encre rousse, à je ne sais quoi d’humble, de gauche et d’hésitant. Francisca la parcourut avec une sorte de mysticisme :
— Que de fois je l’ai relue !
Une pénombre s’était faite ; on n’apercevait plus un rais de soleil. L’immobilité devint si complète qu’on eût cru que toute vie avait disparu. Et alors on entendit une détonation sèche et stridente…
Le cheval fit un bond : le cocher scrutait des yeux la route, les blocs et les sous-bois. Une deuxième détonation retentit, vite suivie d’une troisième. Atteint au crâne, le cheval s’abattit. Francisca put voir vers sa droite deux têtes masquées de toile, tandis que, sur la route, un homme trapu, masqué aussi, barrait le chemin.
Cependant, le cocher Marcel, d’abord abasourdi, reprenait son sang-froid. Ce n’était pas un lâche. Prêt à défendre sa vie, il fouilla dans un renfoncement, à l’arrière du siège, et en tira un revolver. Les deux têtes disparurent, tandis que le personnage de la route se jetait derrière un arbre.
Et le silence fut tragique.
Il ne dura pas même une minute. Deux nouveaux coups de feu crépitèrent ; le cocher visa dans la direction d’où les détonations étaient parties et tira trois fois, au jugé. Un rires s’éleva, souligné d’une fusillade. Atteint à la poitrine Marcel tira spasmodiquement deux des balles qui lui restaient et qui se perdirent dans le feuillage. Puis, il croula de son siège et poussa son cri d’agonie.
Une horreur innommable glaçait Francisca. La mort était ]à, la mort de la bête sous la griffe du vainqueur, la mort des temps féroces.
Toute force sociale était abolie : la jeune femme, puissante par la beauté, par la richesse, par la discipline traditionnelle, devenait une petite chose faible, misérable et abandonnée. Elle connut la peur brusque qui arrête le sang et paralyse chaque muscle. Mais Francisca appartenait à une race dure. Elle fut vite prête au pire. Toutefois, que faire ? Elle n’avait point d’armes ; son intervention ne servirait qu’à sa perte. Sa seule chance, si Marcel ne réussissait point à effrayer les malandrins ou à attirer quelque improbable renfort, était dans la fuite. Chance si faible qu’elle équivalait presque au néant.
Pendant la pause brève et la fin du combat plus brève encore, elle eut la vision complète de cette partie de la forêt si souvent parcourue, elle traça des plans et des projets, vains sans doute, mais énergiques.
Au moment où Marcel tombait, elle se trouvait déjà sur la route, du côté opposé à celui où se tenaient les bandits. Le hasard lui accorda une faible faveur : le revolver du cocher venait de rouler devant elle, Elle se baissa pour le saisir, et, quoiqu’il ne contint plus qu’une seule cartouche, la possession de l’arme accrut son courage. Ensuite, elle s’élança droit devant elle.
Une fusillade la poursuivit : des balles sifflèrent à son oreille, Le tronc d’un hêtre énorme la cacha, puis elle se glissa derrière un bloc de porphyre.
Cependant les bandits avaient sailli de l’embuscade et commençaient la poursuite. Ils hésitaient, impuissants à découvrir où Francisca s’était cachée : de toutes parts, on apercevait des abris propres à servir de retraite, Et tous trois tendaient l’oreille.
Une course rapide, le battement des pieds légers sur le sol, des frôlements contre les plantes… mais il y avait tant d’échos parmi les granits qu’ils ne discernaient aucune direction.
— Faut s’égailler, fit le plus court des trois, individu fluet, dont les yeux brasillaient dans les trous du chanvre ; on s’avertira par le sifflet, histoire de n’pas se perdre.
— Ça barde ! fit le personnage trapu, qui ricanait d’une façon étrange et maniaque.
— Gy ! Courte-Échelle, ajouta le dernier d’une voix sourde.
Il était taillé en force, de haute stature, avec d’énormes pattes d’étrangleur.
— Oublie pas le sifflet ! insista l’homme fluet.
Et tendant le bras :
— V’là ma route. Toi, Tenaille, t’iras de l’auf côté et Martin entre les deux.
Il disparut le premier, dans la direction du hêtre qui avait caché Mme de Escalante. L’hercule prit à droite et Martin le trapu, avec un faux air d’ours debout sur les pattes d’arrière, s’engagea par le centre.
Courte-Échelle et Tenaille se trouvèrent dans un bizarre labyrinthe : la terre pleine de creux, le granit et le porphyre fendus par quelque antique cataclysme, ouvraient des issues serpentantes, hérissées d’obstacles et de buissons.
Martin, lui, marchait dans une tranchée, vers le couchant. On n’entendait plus la course de la fugitive.
— Elle s’est peut-être bien cachée, songea Courte-Échelle avec un frémissement de rage, car il avait mauvais caractère.
Elle ne s’était pas cachée. Au sortir de la terre dure, elle avait trouvé une sente moussue, où les pas s’assourdissaient. Elle courait vertigineusement. La nature lui avait donné de bons jarrets et du souffle. Au bout d’un quart d’heure, ayant dépassé les granits, elle entrait dans la futaie épaisse.
C’était presque la sylve vierge, la force libre des végétaux. À cause de la difficulté des transports, ce terroir demeurait farouche. Des chênes du temps de Louis XIII y croissaient parmi des arbres plus jeunes, des troncs pourris par les parasites ou incendiés par la foudre.
Francisca sentit qu’elle avait de l’avance. Elle connaissait la route : toute sa volonté tendait vers la maison d’un garde-chasse, là-bas, où elle rencontrerait peut-être de l’aide. Mais il s’en fallait bien encore de quatre kilomètres !
Avant de s’élancer au travers d’une combe, elle se retourna, elle épia le sous-bois. Elle ne vit rien, elle n’entendit rien : la chance se dessinait-elle en sa faveur ? Mais un coup de sifflet strida, auquel deux autres répondirent. Si les derniers semblaient venir de loin, le premier se révélait assez proche…
— L’un des bandits est sur ma trace !…
II
Elle hésitait. Fallait-il traverser la clairière ou, pour donner le change, essayer d’un crochet ? Francisca prit un moyen terme ; au lieu de filer en ligne droite, elle franchit un mamelon, passa sous un arbre à demi renversé, dont un lierre dévorait les branches. Sa mémoire l’avait bien servie : une deuxième sente était devant elle, qui attaquait la combe en corniche. Elle y fila légère ; elle se perdit derrière un rideau d’arbustes.
Courte-Échelle perdait du temps. Après cinq ou six essais pour découvrir quelque indice, il avait pris le parti de marcher vers l’est, tout en clamant des conseils à ses complices. Pendant dix minutes, rien ne révéla si la voie était bonne. Il vit luire quelque chose, et, se baissant, il ramassa un peigne d’écaille blonde, incrustée de pierres bleues.
— Veine ! s’exclama-t-il. La gonzesse a passé par ici.
Tout en reprenant la chasse, il jeta un coup de sifflet, auquel répondirent Martin et Tenaille.
« Y n’sont pas encore trop loin, pensa Courte-Échelle. Faut voir avant de les faire rappliquer. »
Il ne découvrait rien de nouveau. Mais il craignit que la fugitive n’eût pris sous le couvert ; ses yeux flamboyants scrutaient les pénombres. D’évidence, il n’avait pas l’habitude de la forêt. C’était un homme des villes, un sauvage du pavé et du trottoir, perdu dans nature.
— Y m’faut Martin ! grommela-t-il.
Et, sans arrêter sa marche, il se décida à donner trois coups de sifflet pour le rassemblement.
Un instant plus tard, il s’avisa que la terre molle sur laquelle