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Le Coeur Brisé D'Arelium
Le Coeur Brisé D'Arelium
Le Coeur Brisé D'Arelium
Livre électronique336 pages4 heures

Le Coeur Brisé D'Arelium

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À propos de ce livre électronique

Une aventure épique et fantastique au rythme effréné, avec des batailles pleines d'action, des mystères passionnants et des trahisons surprenantes.

Certaines choses ne devraient jamais être oubliées

Il y a plus de 400 ans, douze grands guerriers unifièrent des armées d’hommes assiégés parcoururent les terres du mal déchirées par la guerre, repoussant l'ennemi dans les fosses et les cavernes souterraines d'où il avait émergé. Pour assurer leur héritage, les Douze érigèrent des monastères fortifiés afin de transmettre leurs connaissances uniques de la guerre et de la politique à quelques initiés, les Chevaliers des Douze.

Mais alors que les derniers des Douze sont passés depuis longtemps de l'histoire à la légende, les Chevaliers, dont le nombre s’amenuise, abritent un sombre et terrible secret qui doit être protégé à tout prix.
Merad Reed a passé la moitié de sa vie à garder un grand cratère connu sous le nom de la Fosse, aspirant à s'évader de cette morne monotonie. L'arrivée d'Aldarin, l'un des derniers chevaliers des Douze, déclenche une série d'évènements cataclysmiques qui changeront Reed à jamais.

Au nord, Jelaïa del Arelium, héritière de la plus riche des neuf baronnies, doit apprendre à naviguer dans les courants politiques tourbillonnants de la cour de son père si elle espère un jour lui succéder. Mais les flammes vacillantes de l'ambition masquent le spectre d'une menace encore plus grande.

Et dans les antres de la terre, quelque chose d’inquiétant se réveille.
LangueFrançais
ÉditeurTektime
Date de sortie9 mars 2021
ISBN9788835427940
Le Coeur Brisé D'Arelium

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    Aperçu du livre

    Le Coeur Brisé D'Arelium - Alex Robins

    Chapitre 1

    LA FOSSE

    La peur. Insidieuse et tenace. Elle s'insinue dans le corps d'un homme et enroule ses tentacules glacés autour de son cœur. Et que craignons-nous par-dessus tout ? L’ombre près de la porte ? L’appel au secours qu'on entend dans la nuit ? Les échos murmurés qui nous empêchent de dormir ? Non, notre plus grande peur est ce que nous ne pouvons pas appréhender, ce que nous ne pouvons pas comprendre. La peur de l'inconnu.

    Brachyura, Quatrième des Douze, 12 AD

    *

    Le vent s'élevait de la Fosse comme un démon et roulait en vagues glaciales par-dessus les créneaux de pierre en ruine vers les plaines en contrebas. Des flammes vacillaient dans les grandes lanternes en fer forgé suspendues à des poteaux métalliques à intervalles réguliers le long du mur, projetant des ombres étranges sur les visages des soldats de la Vieille Garde à leurs postes. Avec un craquement retentissant, l'un des poteaux se déchaussa et tomba en tournoyant dans la Fosse, la flamme de la lanterne réduite à une étincelle avant de disparaître.

    — Merde, marmonna Reed. 

    Il se tenait à quelques mètres de là et un petit éclat de pierre avait touché sa joue, projeté lors de la chute de la barre de métal. Il essuya le filet de sang de sa main gantée et rapprocha sa cape vermillon usée de son corps pour tenter de se réchauffer. Son masque de cuir avait été arraché de son nez et le vent n'était pas seulement froid mais puait le soufre et la mort, un mélange nauséeux d'œufs pourris et de chair en décomposition qui s'insinuait dans sa bouche et ses narines et lui soulevait le cœur. Les yeux larmoyants, Reed resserra le masque autour de son visage barbu et regarda fixement la Fosse.

    La Fosse. Un énorme cratère circulaire dans le sol, aussi profond que large. Il s'étendait de la base du mur jusqu'à l'horizon comme un grand lac de goudron lisse et gluant. Le soleil s'était couché depuis plusieurs heures et d'épais nuages sombres obscurcissaient les étoiles, rendant impossible de discerner l’extrémité de la Fosse et la naissance du ciel nocturne. Aucune lumière, aucun mouvement, seulement une gueule béante sans fin d'un noir écrasant et oppressant. Les hommes de la Vieille Garde devenaient maussades et irritables à fixer les profondeurs funèbres jour après jour, nuit après nuit. Elle sapait toute leur énergie et les laissait pâles, les yeux creux, et frissonnant de froid. 

    La Fosse était entourée de tous côtés par un ancien mur de pierre crénelé de quatre mètres de haut. Des tours rondes et trapues poussaient comme des champignons le long des remparts, surmontées de brasiers et remplies d’empilements de fagots de bois sec pour que les lanternes restent allumées jour et nuit. Sur l'une des tours, les vestiges d’un lambeau de drapeau représentant un soleil rouge sur un champ d'or flottaient mollement dans le vent. Un chemin pavé, assez large pour deux ou trois hommes, courait tout le long du mur : des kilomètres et des kilomètres de dalles de pierre usées, moisies et glissantes. Et Reed les avait arpentées des centaines de fois.

    La Vieille Garde existait pour un devoir unique et immuable : maintenir et défendre le mur. Autrefois forts de plusieurs centaines de personnes, elle était considérée avec honneur et respect, des soldats vétérans resplendissants dans leurs uniformes rouge et gris. Mais les années avaient passé et la Fosse était restée sombre et silencieuse. La vigilance avait fait place à la monotonie. Leur nombre avait diminué. Certains avaient pris leur retraite, d'autres étaient partis en mission et n’étaient jamais revenus, ou avaient préféré la vie de famille au célibat. Ceux qui étaient restés n'étaient pas assez nombreux pour maintenir l’intégrité du mur et, tout comme leurs capes défraîchies et leurs lances rouillées, la Vieille Garde était devenue un écho terne de sa gloire passée.

    Des tentatives avaient été faites pour recruter de nouveaux membres dans les quelques dizaines de petits villages vivant chichement dans les plaines balayées par les vents près de la Fosse. La plupart des hameaux n'étaient rien d'autre qu'un enchevêtrement de huttes en bois de hêtre aux toits de chaume, serrées les unes contre les autres pour offrir un peu de réconfort contre les vents hurlants qui traversaient les plaines et ratissaient les murs de sable et de terre. Seul le plus grand des villages, Jaelem, possédait quelques bâtiments en pierre et une palissade en bois pour se protéger des bourrasques de poussière.

    Reed se souvenait du jour où le recruteur s’était arrêté à Jaelem, un souvenir à jamais gravé dans son esprit malgré les années qui s’étaient écoulées. Il aidait sa mère âgée à vider et à nettoyer le poisson argenté du lac voisin lorsque le tambour en peau de chèvre avait retenti par-delà le sifflement du vent, appelant les villageois sur la place publique. 

    Le recruteur était une grosse brute à la poitrine baraquée, son visage arborant une barbe noire touffue sous un sourire révélant deux incisives pourries. Son surcot de cuir gris effiloché était orné d'un soleil rouge stylisé et sa cape vermillon décolorée flottait derrière lui comme les braises crachotantes d'une flamme mourante. Il parla longuement, d'une voix forte, de la Vieille Garde, les sentinelles, les protecteurs, les gardiens du mur.

    — La Vieille Garde est la lumière qui s’oppose aux ténèbres, avait-il entonné. Le soleil brûlant contre le froid de la nuit, le bouclier puissant contre l'inconnu.

    Reed avait été ébloui par ce discours éloquent et était parti avec le recruteur le jour suivant, en promettant à sa mère de revenir bientôt. C'était la dernière fois qu'il l'avait vue vivante ; elle était morte quelques années plus tard d'une grave fièvre hivernale, fatiguée et seule. Et Merad Reed avait passé le reste de sa jeunesse et une grande partie de sa vie d’adulte à arpenter le mur.

    Un vautour piaula quelque part au-dessus de la Fosse, tirant Reed de ses pensées mélancoliques. Il leva les yeux et vit Hode, son compagnon de garde, qui s'approchait lentement le long des remparts, une tasse de soupe chaude et fumante dans chaque main ; sa lance en bandoulière. Hode contourna prudemment un monticule de gravats et tendit l'un des gobelets en étain à Reed, qui l'accepta avec reconnaissance.

    — Par les Douze, il fait froid ce soir ! s’écria Hode, la vapeur émanant de la tasse brouillant son visage rondouillard et ses cheveux blonds clairsemés. Je peux à peine sentir mes orteils.

    Reed grogna distraitement et regarda le contenu de la tasse avec méfiance. Ça avait l'air passablement appétissant : une sorte de ragoût de viande filandreuse et une carotte difforme. Un morceau de cartilage remonta à la surface et flotta sous ses yeux résignés. 

    — C'est comme ça tous les soirs, Hode, répondit-il avec irritation. Nous grimpons les cent vingt marches depuis la caserne une heure avant le coucher du soleil, nous nous gelons les membres pendant huit heures d'affilée, puis nous redescendons et buvons jusqu'à la garde suivante. Il fait toujours froid, il y a toujours du vent, et il ne se passe jamais rien. La barbe hirsute de Reed commençait à le démanger terriblement sous son masque.

    — Voilà qui n'est pas totalement vrai, pour commencer, dit joyeusement Hode. Tu te souviens de l'automne dernier ? Quand la deuxième tour sud s'est fendue et qu'on a perdu deux hommes dans la Fosse ? Il nous a fallu des semaines pour dégager les débris et consolider à nouveau la tour. Le capitaine Yusifel avait dit qu'il enverrait une requête au Conseil, demandant que quelques ingénieurs viennent ici pour renforcer certaines des parties les plus dangereuses.

    — C'était il y a des mois, personne n'est venu et rien n'a changé, dit Reed, désignant d'une main gantée l'amas de gravats que Hode avait contourné quelques instants auparavant.

    Il abaissa son masque, engloutit une cuillerée de ragoût et grimaça. Il était encore brûlant malgré le froid mais avait un goût affreux. Il avala avec difficulté, puis haussa les épaules et prit une autre goulée.

    Le vautour piaula à nouveau dans le vent, plus insistant cette fois, et les deux hommes levèrent les yeux, scrutant l'horizon à la recherche d'un signe de l'oiseau. 

    — Tu as encore tort, tu sais, poursuivit Hode, retournant à son ragoût. Quelqu'un nous a rendu visite, je l'ai entendu de la bouche d'un des hommes de la troisième tour nord ; un visiteur venu directement d'Arelium.

    Arelium était la capitale provinciale, à plus d'une semaine de route pour un voyageur disposant d’un cheval rapide. Reed regarda Hode avec scepticisme.

    — Tu as entendu ça de qui exactement ? Pas de Kohl j'espère, ce vieux traîne-misère à la jambe de bois n'a pas qu’une jambe en moins ! Il tapota son front du doigt. 

    — Non, pas Kohl. Hode fronça les sourcils. Une des plus jeunes recrues, le gars qui m'a aidé à réparer ma botte quand je l’avais déchirée sur une pierre tranchante la semaine dernière, tu te souviens ? Bref, il m’a dit que c'était une sorte de chevalier, peut-être même un Chevalier des Douze, envoyé pour nous aider à garder le mur et peut-être...

    — Garder le mur ? Coupa Reed. Tu crois vraiment encore à ça ? Après tout ce temps ? Le protéger de quoi exactement ? De l’usure ? Ça fait deux décennies que je suis ici. J'ai vu les vingt tours des milliers de fois. J'ai vu la Fosse sous tous les angles imaginables. J'ai entretenu les brasiers et les lanternes, frotté ma cape et poli ma lance, lavé mes cuirs et brossé mes bottes. Et devine quoi ? La seule chose que tout ça m’a rapporté, c'est une poignée de cheveux gris. Sais-tu combien de fois j'ai utilisé ma lance pour autre chose que poignarder quelques bottes de paille dans la cour d'entraînement ? Jamais ! Pas une seule fois ! Aucun de nous n'a vu autre chose que des animaux sauvages ici, même Kohl qui est plus âgé que nous deux réunis ! Et un Chevalier des Douze ? Pourquoi l’un d’eux viendrait-il ici où tout ce qu'il y a à faire c'est de contempler ce foutu trou ?

    Reed fit une pause pour respirer, réalisant qu'il avait vociféré les derniers mots. Il secoua la tête et sourit tristement, puis leva les yeux vers Hode qui le fixait de ses yeux écarquillés, de petites gouttes de ragoût coulant de sa bouche ouverte le long de son menton pour s'accumuler dans le masque de cuir accroché à son cou.

    — Désolé, Hode, dit lentement Reed. Tu as raison. Il fait froid, et le temps est nuageux. Cette damnée Fosse m'embrouille encore la tête, je ne voulais pas élever la voix comme ça. Merci pour le ragoût, au fait. Où as-tu réussi à te procurer de la viande fraîche ? L’intendant a dit qu'on aurait des rations sèches jusqu'à la prochaine pleine lune.

    Hode savourait son ragoût pensivement.

    — Alors, tu sais que j'étais en mission de réapprovisionnement hier pour la troisième tour sud ? Eh bien, j’empilais le bois pour le brasier et j'ai trouvé un couple de gros rats noirs qui se cachaient dans un coin. Je les ai tués tous les deux avec la crosse de ma lance et je les ai amenés à l’intendant qui a proposé de les faire cuire pour quelques pièces de cuivre et une chope ou deux de bières pour ses hommes. C'est une bonne affaire, je pense !

    Reed gratta sa barbe et baissa les yeux sur le ragoût. Ce qu'il avait pris pour une carotte s’avéra être une petite queue de rat effilée, qui flottait joyeusement parmi les os et les cartilages.

    Il ouvrit la bouche pour répondre mais, avant qu'il ne puisse sortir un mot, quelque chose tomba du ciel et s’écrasa sur le rempart de pierre avec un bruit mat. C'était le vautour, son corps sans tête déchiré par deux larges entailles suintantes de sang, ses ailes un enchevêtrement de plumes et d'os.

    Un cri étranglé résonna plus loin sur le mur et, pour la première et dernière fois de sa vie, Reed vit le brasier au sommet d'une tour éloignée s'animer dans une explosion de fumée et de flammes.

    *

    Le brasier brillait dans le ciel nocturne et fut bientôt rejoint par un autre, puis un autre, jusqu'à ce qu'une demi-douzaine de feux éclairât l'horizon à l'est comme une colonie de lucioles lointaines.

    Reed se tourna vers Hode qui avait laissé tomber sa tasse et dégainé sa lance de derrière son dos. Il s’était dressé, frissonnant, respirant rapidement, les yeux scrutant de gauche à droite le long des remparts, s'arrêtant brièvement pour s'attarder sur le corps brisé de l’oiseau.

    — Qu’est-ce qui se passe ? dit le gardien trapu aux cheveux blonds, en désignant les points lumineux au loin. À quelle distance penses-tu qu'ils soient ? On devrait faire quelque chose ?

    Les deux hommes savaient ce que les feux signifiaient : cette section du mur était en danger et avait besoin d'aide. La Vieille Garde n'était peut-être plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois, mais une chose ne changera jamais : les liens tacites entre les gardes, des liens qui unissaient ces hommes aussi solidement que n'importe quel lien de sang. Une famille qui pouvait compter les uns sur les autres et qui protégeait les siens.

    — Nous ne pouvons pas être à plus d'une demi-heure, au plus, répondit Reed, en remontant son masque de cuir et en saisissant sa lance. Nous devons y aller.

    Un autre cri lointain résonna dans la nuit, un cri de douleur et de colère qui laissait peu de place à l'imagination.

    Sa décision prise, Reed commença à avancer vers l’origine du son, sans attendre de voir si Hode le suivait. Il pouvait sentir son cœur battre la chamade dans sa poitrine, un bruit sourd montant vers sa gorge, menaçant de l'étouffer. Il se força à expirer lentement et s'agrippa au manche de sa lance, son poids lui apportant un peu de réconfort. Hode était arrivé sur sa gauche, protégeant le côté vulnérable de Reed avec sa propre arme.

    Pendant plusieurs minutes, ils avancèrent lentement, lances dressées, capes flottant au vent. Le mur était silencieux, plus aucun cri ne résonnait à travers la Fosse, les brasiers brûlaient toujours au loin comme des étoiles. Ils atteignirent la tour la plus proche et trouvèrent trois autres gardes s'affairant autour de sa base, de jeunes recrues efflanquées nouvellement arrivées sur le mur. L'un d'entre eux portait un surcot trop grand de plusieurs tailles qui lui tombait presque sur les chevilles, un autre avait perdu sa lance et n'avait rien d’autre qu'une dague, qu'il brandissait d'une main tremblante vers Reed et Hode.

    — Qui va là ? balbutia le jeune homme, à peine sorti de la puberté, sa voix tremblotant comme une harpe mal accordée.

    Reed frappa la dague avec assez de force pour la faire tomber. L'homme se précipita pour la ramasser, en jurant abondamment.

    — Reed ? questionna le jeune au surcot trop grand. Reed se rappela vaguement que son nom était Kellen. La recrue avait retiré son masque, révélant quelques rares touffes de poils agglutinés autour d'un menton boutonneux. 

    Reed soupira. Tout cela était une espèce de blague karmique. Après des années à se plaindre, il avait finalement obtenu ce qu'il voulait : du danger sur le mur et une chance de mener des hommes au combat en tant que fier membre de la Vieille Garde. Il réalisait maintenant qu'il n'avait jamais eu autant tort de toute sa vie. La répétition et l'ennui étaient certes peu glorieux, mais sûrs et réconfortants. Et en un instant, ils lui avaient été enlevés.

    Que faire maintenant ? Combattre ou fuir ? Hode ne serait pas d'une grande aide, l'homme était doué pour réapprovisionner le bois et assommer les rats, mais utiliser sa lance contre quelque chose de plus dangereux ne se terminerait probablement pas bien pour lui. Reed jeta un coup d'œil à son ami. Celui-ci était appuyé contre le mur intérieur de la tour, tripotant les sangles de son masque pour essayer de le maintenir en place sur son nez et sa bouche. Hode sentit le regard de Reed sur lui et releva la tête avec un petit sourire et un haussement d'épaules avant de retourner à sa tâche.

    — Reed ?  Que doit-on faire ? répéta Kellen. 

    — Donne-moi une minute ! Reed observait l’endroit des remparts où les feux brûlaient encore. Le silence était revenu sur le mur, un calme et une tranquillité si absolus que Reed se demanda si ces deux cris douloureux n'avaient été qu'une facétie du vent. Mais alors, qui avait allumé les brasiers, et pourquoi ? Il passa une main dans ses cheveux grisonnants et prit une décision.

    — On dirait que les feux sont principalement au niveau des tours de l'est, dit-il. La caserne de l'est est à proximité, avec le capitaine Yusifel et la garde de réserve. Nous allons longer ce tronçon de mur jusqu'à la caserne et informer Yusifel de la situation. Soit un idiot a joué avec son briquet, soit il y a quelque chose de bien plus grave. Dans tous les cas, Yusifel voudra le savoir. Hode et moi allons marcher à l’avant, Kellen tu restes derrière moi avec ton ami, celui qui ne sait pas comment tenir une lame sans la faire tomber.

    — Iden, Monsieur, coupa le jeune garde à la dague.

    — C’est ça, Iden, dit Reed. Tu restes près de Kellen et Taches de rousseur.

    Il fit un geste vers le troisième homme, aussi grand et mince que ses amis, arborant une chevelure rousse et quelques taches de rousseur sur son large nez.

    Taches de rousseur lui jeta un regard aigre mais resta muet et prit position derrière les autres. Reed mit la petite troupe en mouvement d'un signe de tête et ils avancèrent rapidement le long des remparts, scrutant le chemin d'un œil méfiant. Les tours se rapprochaient de plus en plus, les brasiers n'étaient plus des points lumineux, mais de grands cônes de feu scintillants, leur fumée s'échappant du sommet pour se mêler aux nuages gris et sombres qui flottaient dans le ciel nocturne. 

    Reed estimait qu'ils ne devaient pas être à plus de quatre ou cinq cents mètres de l’escalier en pierre qui les mèneraient du mur vers la caserne, le capitaine Yusifel, et la garde de réserve. Sa confiance grandissait et il accéléra le rythme, ses pieds bottés martelant lourdement les pavés, accompagnés par le tapotement rythmique de la crosse en bois de sa lance. 

    Quelques minutes de plus et quelque chose apparut dans la nuit, une forme sombre couchée immobile en travers du mur. Une rafale de vent se déchaîna et Reed aperçut une brève lueur vermillon. Une cape de la Vieille Garde, toujours attachée à son propriétaire. Reed entendit un halètement derrière lui ; l’une des jeunes recrues réalisant ce qu'ils avaient découvert.

    — Hode, avec moi, masque accroché et serré. Les autres, restez ici, dit-il en resserrant son masque autour de son visage et en se rapprochant pour examiner le corps.

    Le garde était mort face contre terre, un bras replié sous lui, l'autre tendu vers sa lance qui se trouvait juste hors de portée. L'arrière de sa tête était couvert de sang et des filets gluants s'étaient infiltrés dans sa cape, la rendant d'un rouge encore plus sombre. Reed utilisa sa lance pour retourner le corps sur le dos et ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il vit les dommages causés au visage de l'homme. Deux entailles larges et profondes avaient ouvert la peau en diagonale, du sourcil à la lèvre inférieure, pulvérisant l'œil gauche et mutilant le nez. Les restes de la lèvre inférieure étaient suspendus par un fil de chair, exposant la mâchoire et les dents. Aucun animal sauvage n'aurait pu faire ça ; c'était l’œuvre de quelque chose de beaucoup, beaucoup plus dangereux.

    Reed se tourna vers Hode pour s'entretenir avec lui et quelque chose passa dans son champ de vision, une ombre, qui disparut aussitôt comme un nuage passant devant le soleil. Hode restait là à le regarder, son masque pendant autour de son menton, la mâchoire entrouverte comme pour dire quelque chose.

    — Tout va bien ? dit Reed, luttant pour ne pas laisser paraître de tremblement dans sa voix.

    Hode émit un petit son étouffé et un mince filet de sang se mit à couler de sa bouche. Il fit un pas en avant, les yeux cherchant quelque chose, puis toussa violemment, éclaboussant le visage et les cheveux de Reed de gouttelettes cramoisies et de restes de ragoût. Reed recula avec un cri de dégoût, s'éloignant de Hode jusqu'à ce que son dos heurte le parapet du mur et qu'il ne puisse plus reculer.

    Hode était tombé à genoux, luttant pour respirer alors qu'il se noyait dans son propre sang. Et Reed vit ce qui s'était caché derrière son compagnon de garde, une ombre voûtée qui prenait forme.

    La créature était petite, pas plus d'un mètre cinquante, et couverte d'une peau gris foncé, ridée et glabre. Elle avait de grands yeux jaunes bulbeux dans un visage cadavérique, les pommettes et la mâchoire proéminentes. Ses bras longs et maigres se terminaient par trois doigts griffus, dont l'un, plus court et plus large que les autres, était vicieusement crochu comme une faucille. Elle était nue, à part un petit morceau de cuir moisi attaché autour de l’aine.

    Reed croisa le regard de la créature et pensa pouvoir y discerner une sombre intelligence, une malice bouillonnante enfouie au plus profond de son être.

    La créature inclina la tête et offrit à Reed un large sourire, révélant des dizaines de dents triangulaires sales et pointues. Elle s’approcha de Hode et, sans quitter Reed des yeux, fit glisser une de ses griffes de la longueur d'une dague sur la gorge de l'homme mourant. Du sang frais giclait de la blessure. Hode bascula en avant avec un gargouillis étouffé. Ses jambes s’agitèrent brièvement une dernière fois, puis s’immobilisèrent.

    La chose approcha une griffe humide de sa gueule et une affreuse langue noire surgit d'entre ses lèvres sèches pour la lécher.

    En voyant la créature goûter le sang de son ami, quelque chose craqua en Reed. Un cri de colère explosa de ses poumons. Se soulevant à l'aide de sa lance, il attaqua, frappant l'apparition à la peau grise avec une force née du désespoir.

    La créature poussa un cri de surprise et esquiva en bondissant vers l’arrière, évitant un coup dans la poitrine mais prenant la lame à hauteur du nombril, entaillant un lambeau assez profond pour faire couler le sang. Reed pivota et envoya la crosse de sa lance vers l'avant, frappant la tête de la chose juste derrière l'oreille avec un bruit sourd qui résonna sur les parois de la Fosse.

    De l’ichor noir suinta du crâne de la créature qui cria de douleur et de colère. Étourdie, elle recula, trébuchant sur le corps sans vie de Hode et atterrissant lourdement sur les remparts en pierre. Reed la poursuivit, la poignardant avec sa lance de toutes ses forces. Le bout aiguisé transperça la poitrine de la chose et, avec un dernier cri strident, la vie disparut de ses yeux.

    Reed tituba jusqu'au parapet et lutta avec les sangles de son masque, son estomac se serrant de manière incontrôlée. Il réussit à desserrer les sangles juste à temps, se retournant pour vomir violemment par-dessus le mur et dans la Fosse. Il entendit un bruit de cavalcade : Kellen et les autres qui le rattrapaient. En levant les yeux vers eux, des mots de colère se formèrent sur ses lèvres. 

    — Où diable étiez-vous ? cria-t-il. Hode, mon ami, un homme que je connaissais depuis dix ans, est mort ! Tué par cette... monstruosité à la peau grise et vous êtes restés là comme des idiots à rien faire !

    Il s'arrêta pour reprendre son souffle et regarda à nouveau les soldats qui se tenaient devant lui. Trois jeunes hommes maigres, inexpérimentés et effrayés, à peine assez âgés pour manier une lance, et encore moins pour s'en servir au combat. Ils étaient bouche-bée, les yeux baissés, leurs armes pendant mollement dans des mains tremblantes. 

    Reed expira lentement. De quelle honte pourrait-il les affliger qu'ils ne ressentissent pas déjà eux-mêmes ? C'est de courage dont ils avaient besoin maintenant, de courage et d'espoir, assez pour leur permettre de passer la nuit en vie. Il sentit sa colère se dissiper, pour être remplacée par un sentiment d'effroi. Ils ne devaient pas rester là.

    — Je suis désolé, dit-il doucement. Excusez-moi, je ne suis pas moi-même.

    Il se retourna et étudia le chemin devant lui. Ils étaient proches des tours maintenant, pas plus de quelques minutes de marche.

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