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Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde
Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde
Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde
Livre électronique618 pages8 heures

Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde

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À propos de ce livre électronique

Prusse-Orientale, janvier 1945.

Walther est un fantassin prussien. Vétéran de nombreuses campagnes, il est usé par les blessures.

Erika est une fière Allemande qui refuse de plier.

Tous deux s’apprêtent à subir de plein fouet l’invasion soviétique.

Le premier fourbit ses armes, prêt au combat, prêt à défendre son foyer et sa famille.

La seconde est communiste. Elle croit que l’Armée rouge libérera l’Allemagne du fascisme. Elle ne sait pas qu’une terrible fureur l’anime le bras de l’ennemi.

Tout les oppose, sauf la volonté de survivre à une guerre qui achève.
LangueFrançais
Date de sortie25 oct. 2021
ISBN9782898180477
Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde
Auteur

Gabriel Thériault

Détenteur d’une maîtrise en histoire, Gabriel Thériault est l’auteur d’une saga féodale saluée par la critique : Bourse pour la relève du CALQ 2009, Prix de la Relève professionnelle artistique du GALART, nomination au Prix Nouvelles Voix littéraires du SLTR 2012… C’est suite à deux années de recherche et de dur labeur que Thériault revient sur la scène littéraire avec Dans les ventres d’acier, un roman plongé dans l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale.

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    Aperçu du livre

    Seconde guerre mondiale – Le naufrage d’un monde - Gabriel Thériault

    Chapitre 1

    27 janvier 1945, quelque part en Prusse-Orientale

    Walther tombe et s’écrase sur la neige. Visage rougi, yeux exorbités, il s’éveille d’un coup. Bouche grande ouverte, il avale l’air comme le presque noyé recraché par les flots. Ou comme le nourrisson à sa première respiration. Mais il n’est ni l’un ni l’autre, seulement un pendu qui échappe de peu à la mort.

    Même rompue, la corde étrangle Walther. Il étouffe. Bave. Râle. Grimace.

    Vite, ses mains attaquent ce funeste étau. Hélas, ses forces l’abandonnent. Ses doigts tremblent. Sa vision s’obscurcit. L’effort, la panique l’épuisent. Il va s’effondrer. Il va sombrer.

    Enfin il glisse un doigt, puis deux dans cette mâchoire. Il la desserre et se libère. S’arrache au reste de la corde. Regarde et lit l’écriteau pesant sur sa nuque.

    Moi, Walther Schaal… Lâche. Pas voulu combattre… Pour les femmes et les enfants… Pour Allemagne.

    Étourdi, confus, il ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Pourquoi est-il en vareuse en plein hiver ? Pourquoi lui a-t-on arraché ses épaulettes ? Pourquoi l’a-t-on pendu ? Pourquoi la corde semble-t-elle tranchée plutôt que cassée ? Pourquoi sa tête le fait-elle autant souffrir ?

    Embués de larmes, ses yeux l’abandonnent. Walther plonge dans un brouillard sous lequel les images s’estompent. Plus loin, des hommes mutilés qui hurlent, des chevaux blessés qui hennissent. Tout près, un pin immense. La branche basse à laquelle il fut pendu. Deux tristes corps qui se balancent mollement, sinistrement sous la bourrasque. Leur cou étiré. Leur visage empourpré. Leur langue qui poigne entre les lèvres.

    Qui sont-ils ? Il rampe vers eux. Peu à peu, il croit reconnaître deux pauvres naufragés de l’horreur qu’il a voulu protéger.

    Ses reptations l’ont exténué. Le souffle lui manque. Il n’a pas la force de les décrocher. Il doit les abandonner à leur triste sort.

    Il voit mal à travers les larmes qui coulent et qui voilent son regard. Là, à quelques pas, une silhouette apparaît. Elle approche, un poignard au poing. Elle tend l’autre main vers lui. Pour l’achever ?

    Walther veut crier. Non pas de peur, mais de rage et de haine. Pourtant, seul un murmure étouffé jaillit de sa gorge blessée.

    Il roule sur le dos, exténué. Sa respiration, son sang cognent dans sa tête. Dans ses yeux, les images se disloquent. Là-haut, très haut, les nuages gonflent jusqu’à se confondre avec l’immensité et l’éternité, mêlées l’une dans l’autre. Une dernière vision ? La vie qui l’abandonne ? Ou simplement le poids de la guerre, les mois de fer et de feu qui l’accablent ?

    Lentement, le ciel s’efface, tandis que, sur sa rétine comme sur un écran, repasse le mauvais film des dernières semaines.

    Chapitre 2

    9 janvier, environ trois semaines plus tôt, Prusse-Orientale

    Une autre patrouille dans le froid et la glace. Une autre nuit à frissonner, à marcher, les sens à l’affût. Autour et toujours, la tranchée qui se ferme sur Walther et l’étouffe. Jamais il ne s’est fait à cette existence de troglodyte croupissant sur place. Au moins, peste-t-il, le front en Russie bougeait.

    Devant la tranchée s’étend le no man’s land. Là, Ivan guette dans la nuit, quelque deux cents mètres plus loin. Il y a deux mois, le front s’est stabilisé aux limites de la Prusse. Depuis, chaque camp s’enterre dans ses tranchées et reprend des forces, trop essoufflé pour continuer la tuerie. Ivan patiente, avec la promesse de se venger. Les Landser, avec la volonté de mourir plutôt que de laisser leur pays tomber aux mains des bolchéviques.

    Avant la conflagration, Walther menait une existence tout à fait différente de celle qu’il mène aujourd’hui en tant qu’adjudant, à faire et à refaire la guerre de tranchées de ses pères, à s’enterrer vif au fond d’abris sombres et enfumés qui puent la sueur, la poudre, l’insecticide. En lui, il y a ce besoin de lumière et d’air frais, de mouvements, de grands espaces, de forêts et de champs. Bon cavalier, chasseur à ses heures, paysan et bûcheron dans l’âme, Walther est un vrai Prussien.

    Mais à quoi bon râler contre sa condition ? Désormais, c’est du sérieux. La guerre se presse aux frontières du Vaterland¹. Aussi noir soit l’avenir, il leur faut espérer. Et surtout lutter. C’est plus qu’un patriotisme de défense, c’est un patriotisme de survie. Nemmersdorf et son sinistre cortège de crimes résonnent dans la nuit. Ils les obligent à ne pas flancher d’un pouce, pour leurs pères, pour leurs mères, pour leurs familles.

    Pour sa femme.

    Pour ses enfants.

    Pour les siens.

    Pour Leni.

    Pour Maxim.

    Pour Maria.

    Ivan ne passera pas.

    Tout en patrouillant, Walther se répète cette promesse.

    À son passage, la tranchée s’anime. Main à la visière du casque, des recrues zélées font le salut règlementaire. Des visages sourient sous les contours de l’acier et du passe-montagne : certains sont jeunes et imberbes, d’autres sont gris, barbus et usés. Çà et là, des silhouettes s’effacent et se plaquent aux parois du boyau dans un tintement de métal : le fourniment s’entrechoque dans un froid dialogue de fer. Enfin, des cuillères raclent le fond des gamelles. Une odeur de soupe flotte. Le ravitaillement passe toujours la nuit, pour éviter la pluie d’obus.

    Walther croise parfois des sentinelles qui s’installent à leur poste de garde, un peu plus haut le long du parapet. D’autres se plantent dans des postes avancés auxquels mènent des boyaux qui s’avancent devant la ligne principale de résistance. Là, elles s’embusquent. Ombres dans les ombres, elles se dissolvent dans la nuit. Elles guettent, muettes dans le silence qu’elles fouillent. Elles battent de la semelle, ou se pincent, ou se giflent, pour lutter contre l’emprise grandissante du froid et de la fatigue. Gare à celles qui sombrent dans le sommeil. L’adjudant les engueule royalement, quand il ne les fait pas placer aux arrêts, au pain et à l’eau. Une telle dureté lui tord parfois le cœur. Mais la sécurité de tous n’a-t-elle pas ses exigences ?

    Des sentinelles, déjà en place sur le parapet, se penchent vers lui quand il passe à leurs pieds. Walther leur adresse l’éternelle question.

    — Et puis ?

    — Rien de neuf, Herr feldwebel².

    Des questions d’une autre nature lui sont posées.

    — Herr feldwebel, c’est vrai que des unités blindées arrivent à la rescousse ? Notre offensive se prépare, hein ?

    Ou encore :

    — Herr jeldwebel, qu’est-ce qu’on fout encore en première ligne ?

    — Herr feldwebel, vous savez quand on sera relevés ?

    Walther est conscient que la place d’un peloton d’assaut lourdement armé n’est pas en première ligne, mais en réserve, prêt à mener des contre-attaques. Mais la Wehrmacht manque d’effectifs.

    — Herr feldwebel, Ivan attaquera-t-il prochainement ?

    Walther sait que les gars sont prêts, mais qu’ils ont froid et

    faim. Surtout, ils sont las qu’on leur cache tout, las d’attendre et de guetter ce qui pourtant arrivera, d’un jour à l’autre. L’ultime combat approche, celui qui décidera du destin du Vaterland.

    Trop souvent, ces pauvres diables croient qu’un vulgaire feldwebel sait tout. Pourtant, Walther est trop petit pour ça. Il nage dans la même soupe noire qu’eux. Lui aussi ignore les plans décidés au sommet de la chaîne de commandement. Lui aussi carbure à la machine à rumeurs, aux infos glanées à la radio ou dans les journaux.

    Son rang lui interdit de projeter autre chose qu’une position de force et d’autorité. C’est pourquoi Walther chasse le doute ou la peur ; il n’offre que des certitudes. Chaque fois que ses gars le questionnent, il leur promet qu’ils arrêteront les Rouges, qu’ils ne peuvent pas se permettre de les laisser passer, même s’il leur faut pour cela tous mourir. Peut-être sont-ils perdus, mais ils combattront jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière cartouche.

    Lui et les sentinelles parlent peu. Comme tous les cochons du front, ils sont avares de paroles. Les mots qu’ils échangent sont comptés et jetés tout bas, voire chuchotés prudemment ou remplacés par des gestes. L’expérience leur a appris la vigilance et la discrétion à cette heure propice aux coups de main et aux infiltrations. Car Ivan affectionne la nuit. Pourtant, l’espace qui s’étend entre eux et l’ennemi est protégé. Ici, des mines. Là, des barbelés qui écorchent les chairs et font barrière.

    La nuit les abrite également. Au contraire, à midi, un seul mouvement épié depuis une colline au loin jette sur eux des torrents de flammes et d’acier qui les écrasent et les mêlent à la terre. C’est pourquoi ils sont des êtres d’ombres. De nuit, ils vivent cachés dans les ténèbres. De jour, ils sont tapis dans leurs tanières, comme les bêtes sauvages.

    Derrière Walther, il y a Hans. La recrue lui colle aux semelles, comme toujours. L’adjudant a pris ce jeunot sous son aile, en tant qu’estafette et protection toute théorique. Car c’est bien Walther qui veille sur Hans. À dix-sept printemps, la dernière fournée de recrues était déjà trop jeune. Or, lui n’a que quinze ans et des poussières. Comme son frère jumeau Günther, il a menti sur son âge. À l’heure des grands périls, ni l’un ni l’autre ne voulaient rater l’occasion de servir leur pays et le Führer.

    Ce gamin est une pousse trop verte. Au menton, pas de poils. Au poing, jamais de rasoir. Au bec, jamais de cigarette non plus. Sa gorge trop fine n’en supporte pas l’âpreté. À la place, il suçote nerveusement des bonbons à l’ersatz de sucre, qu’il fait glisser contre ses dents.

    Ce petit ne quitte jamais Walther. L’adjudant lui enseigne tout, alors qu’il a confié son frère jumeau à un sergent, camarade et vétéran de confiance : Fritz, le Polak et colosse blond taillé dans le roc. Ainsi, comme Walther lui a appris, Hans a toujours une main collée sur le StG44 pendu à son cou.

    Soudain, des explosions secouent le no man’s land. Hans et Walther, aussi profondément sont-ils enfoncés dans la terre, entraperçoivent les flashs lumineux qui papillotent au-dessus de leurs têtes et égratignent les ombres.

    1. Littéralement père-patrie. On peut traduire en français par mère-patrie.

    2. Adjudant.

    Chapitre 3

    Walther empoigne son fusil d’assaut. Tout à sa concentration, il remarque à peine qu’Hans agrippe aussi le sien. Paumes moites sous les moufles, gorges desséchées, Walther et Hans montent prudemment derrière le créneau de tir bétonné. Là, ils tendent le cou vers ces bruits et vers le no man’s land dont les étendues sinistres, gorgées de sang, se déroulent par-delà la tranchée et s’étendent jusqu’aux boyaux soviétiques d’en face. D’autres sentinelles, déjà installées là-haut à leurs côtés, fouillent douloureusement les ténèbres.

    Soudain, deux ombres chutent au fond de la tranchée, dans un bruit mat de corps qui tombent, auquel se mêlent des gémissements et des cris. Deux soviets victimes des mines. Deux nouveaux culs-de-jatte ayant traîné leurs moignons jusqu’à eux.

    Walther règle le cas du premier, à bout portant, d’une balle en pleine tête. Ne reste que le deuxième offert à sa jeune recrue. Hans se fige alors que l’adjudant l’invite à donner le coup de grâce. Étendu à leurs pieds, troué de partout, Ivan implore, prie et pleure. Le pauvre bouge encore mollement sur le sol, tandis qu’entre ses lèvres, il vomit la vie vermeille fuyant son corps.

    Walther indique au gamin d’approcher. Mais Hans refuse, les bottes trop lourdes, l’âme pétrifiée devant la mort qu’il voit pour la première fois.

    D’autres Landser accourent. Descendues dans les boyaux, ces sentinelles braquent leurs armes vers cette ruine d’homme.

    Walther leur dit :

    — C’est bon, les gars. Je m’en occupe. Retournez à vos postes.

    Tandis que les soldats s’éloignent, Walther s’approche de Hans et insiste. Le petit ne bouge toujours pas. Alors, Walther met la main sur l’arme de Hans, plus précisément sur le canon qu’il pointe sur le front du Soviet. Sous la menace, le mutilé implore, le visage en larmes et en sueurs, les traits tordus par la souffrance.

    Walther prend la main du gamin. Il sent une poigne faible et tremblante sous la moufle. Hans ne dit toujours pas un mot. Il ne proteste pas quand Walther appuie avec lui sur la détente et que le sang coule, encore plus sombre, encore plus abondant sur le sol vite imbibé.

    Hans se penche sur le corps. Il touche les plaies chaudes, palpitantes, presque vivantes. Quelque chose d’étrange luit au fond de son œil. Au contraire, Walther n’a guère de réaction, il n’en est pas à son premier mort. Avec indifférence, il arrache son protégé au cadavre troué et rejoint les autres sentinelles, qu’il interroge. Toujours rien. Pas d’attaques. Le no man’s land reste calme. Çà et là, quelques fusées éclairantes déchirent le ciel en chuintant. Certaines, depuis les lignes soviétiques. D’autres, depuis les leurs.

    Fritz arrive pour faire son rapport à l’adjudant. C’est lui qui a la garde du secteur. Les deux hommes se saluent d’un sourire. Entre eux, pas d’effusions règlementaires. Une attitude plutôt de camarades et de civils, un peu badine. Walther apprécie profondément ce géant à la fidélité de molosse et au cœur généreux. Le genre à se prendre une balle à la place d’un camarade.

    Tout en questionnant Fritz, Walther se sent le cœur un peu lourd. Pourtant, il est sûr d’avoir fait auprès de Hans son boulot d’adjudant, de bon père du peloton. Comme la louve doit montrer au louveteau à tuer, Walther enseigne au petit les rudiments de la guerre. Sans lui, il ne saurait pas comment faire et demain, il mourra faute de pouvoir tuer.

    Soudain, d’autres cris dans le no man’s land. Un seul homme, cette fois. Son allemand est mauvais. Sa voix, rocailleuse, hachurée par la peur.

    — Camarades, pitié ! Venez me chercher ! Staline, kaputt ! Moi, tout vous dire ! Moi, pas pouvoir avancer ! Des mines partout ! Moi, pas Russe ! Moi, Letton ! Moi, détester Rouges ! C’est pas ma guerre !

    Walther comprend tout. Ces Soviets ne sont pas des éclaireurs, mais bien des déserteurs, dont l’unité pourrait tirer de précieuses informations. Il envoie Hans chercher le lieutenant Leuschen, puis il tient conseil avec Fritz et l’officier accouru promptement. À peine informé de la situation, Leuschen autorise Walther, Fritz et deux de ses hommes à monter une équipée pour capturer le déserteur.

    Après un petit coup de schnaps, les quatre volontaires se jettent par-dessus le parapet. Ils avancent vers l’ennemi à force de reptations prudentes. Enveloppés de sourdes menaces, ils sont pareils à des vipères collées au sol.

    Derrière eux, les Landser s’activent dans la tranchée. Ils font passer le mot que le feldwebel est monté, qu’il ne faut surtout pas tirer. Devant, des cris éclatent. Ivan s’agite. De ses tranchées montent, à un rythme régulier, des soleils de nuit, dont les verts, rouges, bleus baignent la plaine enneigée d’une lueur glauque, changeante, mouvante, menaçante surtout. Un instant, Walther repense aux feux d’artifice des foires et aux sapins de Noël. Il repense aussi à ce Noël en famille auquel il n’a pas eu droit et dont la privation passe en un souvenir aussi fugace que cruel.

    Les quatre hommes se figent, à l’affût. Sous pareils soleils éphémères, les formes apparaissent et disparaissaient. Des ombres se ramassent sur elles-mêmes au creux des plis et des replis du terrain. Elles semblent prêtes à fondre sur eux. L’instant d’après, un nouvel astre évanescent monte plus haut et conjure ces formes menaçantes. Ses rayons creusent les ténèbres et remuent le sol. On dirait un œil qui fouille et qui cherche.

    Puis, des rafales de mitrailleuses. Toute une grêle qui balaye la plaine. Des traçantes colorées dont les trajectoires perforent la nuit. Des gerbes ignées qui rebondissent au sol. Leurs vols mortels passent au-dessus de leur tête, tandis qu’eux se plaquent le plus désespérément, le plus étroitement possible aux ombres. Alors, ils font les morts, ou mieux encore, les masses inertes de neige. Ils n’ont plus un geste. Plus un soupir. Seulement cette sueur glacée dans laquelle ils macèrent.

    Ils sentent les balles souffler sur eux, chercher et fouiller partout autour, comme une main de fer qui griffe et tâtonne. Leur cœur au galop veut leur défoncer la poitrine. Peu à peu, la peur les gagne, car ils ne peuvent tirer, rendre les coups pour ne plus penser.

    À tour de rôle, les astres chimiques meurent là-haut. Lentement, l’ombre les recouvre de nouveau. Les mitrailleuses se taisent. Walther et Fritz se regardent. Le sergent est tout sourire. Sa bonne grosse tête joufflue rassure Walther. Son sourire, c’est sa façon d’avoir peur. Son rire également. Son rire profond, intérieur, qui remue tranquillement son épaisse carrure. Avec lui, on se croirait à la brasserie ou au foyer du soldat, même au plus fort de la tempête de fer.

    Les deux hommes profitent de l’accalmie pour s’orienter dans ces ténèbres où il est trop facile de se perdre, où le regard ne va pas quarante mètres plus loin. Pour s’aider, ils se rappellent la carte de leur position, imprimée dans leur esprit. Ils se souviennent des passages ouverts, sans mines. Autant de couloirs pour lancer des coups de main contre l’ennemi. C’est là que les quatre soldats s’engouffrent, le souffle court, une sueur froide perlant partout sur leur peau.

    Tandis que, prostrés au sol, ils cherchent à s’extraire du labyrinthe, les mitrailleuses reprennent leur tir. Leurs souffles d’acier respirent bruyamment partout autour. Toujours, ils redoutent la balle qui les trouvera et à laquelle ils ne peuvent qu’offrir un corps raidi dans la peur de l’impact. Pour ne plus craindre, pour s’occuper l’esprit, ils cherchent à repérer le Letton au bruit.

    Ils le trouvent bientôt. Recroquevillé en boule, le déserteur est plaqué contre l’épave d’un T-34 à moitié défoncé. Walther et Fritz le mettent en joue. Prudence inutile. Ivan est brisé. Il veut en finir au plus vite avec cette guerre. Pour la forme, les quatre hommes le désarment, puis le ramènent vers leurs lignes. Quelques reptations, puis l’immobilité, toujours elle, dès que ruissellent les grands flots de lumière chimique qui illuminent la plaine. Enfin, ils y sont presque. Plus que trente mètres avant leur tranchée.

    Tout à coup, le prisonnier se redresse, trop heureux de trouver bientôt refuge. Trop brusquement pour que Walther l’empêche de s’exposer. Trop violemment surtout pour les Allemands restés en arrière, déjà sur les nerfs au fond de la tranchée.

    Une balle le touche. Puis une deuxième. Puis, toute une rafale. Sans un cri, Ivan titube et tombe dans le champ de mines. À peine levé et lancé à son secours, Walther s’écrase de nouveau. Ça pète. Ça tonne. Ça brûle.

    Là, à quelques mètres, le pauvre diable est déchiqueté, au milieu des sourdes explosions. De grandes giclées de flammes béent les ombres et échauffent l’atmosphère. Des morceaux d’Ivan sont jetés à gauche et à droite, comme si des forces invisibles se lançaient des bouts de viande. Puis, plus rien. Le nez dans la neige, Walther et Fritz sentent les gravats qui tombent sur eux dans une fine pluie, vite balayée par le vent.

    Un mot de passe hurlé, quelques mètres rampé, puis ils se jettent dans la tranchée au fond de laquelle Walther frisonne de la tête aux pieds. Secoué de tremblements, il a le cœur au galop, la tête exaltée par la brusque coulée d’adrénaline.

    L’œil fixe, Hans l’attend là, immobile aux côtés des corps encore chauds. Regarde-t-il son chef ? Ou ne voit-il que toute cette chair sanglante collée à lui ?

    Derrière Walther, une présence, une main sur son épaule. C’est le lieutenant Leuschen, dont les yeux ne sont que sollicitude et inquiétude à la vue du sang qui le macule, trop rouge sur la parka blanche. Walther le connaît assez pour sentir tout ce qui s’agite en lui, tandis que l’officier le palpe avec autant de précipitation que de sang-froid. Heureusement, il ne trouve aucune blessure, seulement les restes d’Ivan déchiqueté. L’anxiété passe. Le soulagement le transfigure. Ses yeux regagnent leur vivacité, leur jeunesse, un brin moqueurs. Son rang l’oblige à vite dominer ses craintes.

    Leuschen se jette ensuite sur Fritz, aussi bien portant que Walther. Tous ses hommes sont revenus en un seul morceau. Son sourire grandit encore et illumine sa bonne tête.

    — Messieurs, allez voir l’infirmier, juste pour être sûrs. Puis, lavez-moi tout ça.

    Il part, après quelques chaudes poignées de mains pour ses petits gars, ses protégés, ses fils encore bien vivants. C’est l’important. Pour le reste, au diable la mission ! Qu’importe s’ils n’ont pas ramené de déserteur !

    Chapitre 4

    10 janvier

    Walther se lève, se passe une main sur le visage. Sa première pensée va à cette autre patrouille nocturne à mener. Il allume une cigarette, puis réveille Hans d’un geste paternel.

    — Debout, fiston.

    Tous deux se harnachent et sortent, éclaboussés par la nuit noire. Depuis la veille, Hans n’a pas dit un mot. Quelque chose d’étrange luit au fond de son œil. Cette lueur est encore plus profonde que celle dont ses prunelles brûlaient lorsqu’il s’est penché sur les corps troués, la veille.

    Lentement, la lune se montre. Walther la contemple, le nez et le regard plantés dans la voûte infinie, d’un noir piqué d’or et semé de poussières chatoyantes. Là-haut, l’astre irradie une lumière blafarde dans laquelle la tranchée baigne, sinistre, transformée. Seules les choses pâles apparaissent plus distinctement sous cette lueur. Les formes plus ternes restent les mêmes, à peine changées, à peine dégagées de l’obscurité qui les recouvre. Tantôt les yeux brillent faiblement, comme de petites déchirures rondes et blanchâtres arrachées au manteau de nuit. Tantôt apparaissent les reflets froids du métal : têtes des grenades, gueules et canons des fusils ; pelles, ceinturons, gamelles ; casques surtout.

    Walther reprend sa marche. Il s’arrête un peu plus loin, devant un poste d’observation. Le meilleur. Celui où il s’installe toutes les nuits. D’abord, il aspire une grande bouffée de tabac, puis jette le mégot et fait signe à Hans d’attendre plus bas. Quelques marches, une meurtrière, puis le no man’s land s’offre au regard. Rien. Qu’un mur d’ombres. Une immensité noire qui les avale. Une nuit aussi sombre que leur avenir.

    Yeux plissés, il essaie d’aiguiser son regard. Rien, toujours rien au-delà d’un cercle étroit et blanc de neige. Partout, du vent qui court et siffle, au ras du sol, dans une sourde plainte à laquelle se mêle le bruit de sa respiration. Pourtant, Ivan est là-bas. Des milliers d’ennemis patrouillent, guettent et respirent le même air que lui. Un jour, ces gars-là sortiront fatalement de leur trou pour les tuer.

    Bouches invisibles dans la nuit, des haut-parleurs crachent leur propagande entre deux marches funèbres. Ivan parle à ses frères ouvriers allemands auxquels il suggère de baisser les armes et d’ouvrir les bras. Puis, un déserteur les interpelle. Il leur parle de leurs familles et du foyer. Avec des mots qui viennent du cœur, il les invite à suivre son exemple. Il souligne à quel point les Russes le traitent bien. Surtout, il leur dit que la guerre est finie. Qu’ils sont perdus ! Qu’Hitler les a abandonnés ! Que le nazisme ne vaut pas une vie de plus !

    Walther sent le doute l’effleurer. Est-ce l’effet de cette triste musique ? Ou les propos du déserteur lui rappellent-ils à quel point sa famille lui manque ? Pourquoi le vieux³ lui refuse-t-il une permission, même celle réclamée pour Noël et le jour de l’An ? Il a soudain le vague à l’âme. Il se secoue, vite. Assez de noires pensées. Assez de pensées, tout court. Surtout, ne jamais réfléchir. C’est toujours ce qu’il dit à ses hommes. Seulement obéir. Seulement agir. Se parler. Être digne de son rang de feldwebel.

    Il descend du parapet, retrouve Hans, erre dans les zigzags et les chicanes de la tranchée. Ainsi, il achève sa patrouille. Pareille à toutes les autres. Vraiment ? Qu’est-ce que ce bruit ? Qu’est-ce que ce grondement là-haut ? Il s’arrête. Il fixe le ciel. Hans l’imite. Là-haut résonne un vrombissement suffisamment immense pour emplir le ciel.

    De gros avions passent au-dessus des tranchées. Leurs ailes lacèrent l’éther noir. Ils largueront plus loin leur cargaison de morts. Lentement, des taches blanches apparaissent et descendent sur eux. Des oiseaux ? Certainement pas. D’immenses flocons ? Peut-être. Rapidement, les Allemands réalisent que ce sont des tracts. Des mots avec lesquels Ivan voudrait les démoraliser, les porter à la désertion et à la reddition.

    Walther n’a rien à dire, rien à faire que déjà ses gars murmurent dans la nuit. Les tracts sont ramassés, puis confiés à l’adjudant qui les cueille pour mieux les brûler dans un petit poêle autour duquel des soldats tendent les mains et se pressent au fond de la tranchée. On lui sourit, avec des visages durs, des regards fiers. Walther sait qu’il peut espérer avec eux. Ils sont jeunes, mais farouches déjà.

    Walther retourne à son abri, à son lit. Hans le suit et s’allonge sur sa couche. Étendu sur le dos, une cigarette aux lèvres, Walther regarde le plafond et écoute le lieutenant et le jeunot ronfler au fond des ombres. Là, il se questionne. La fatigue et le froid l’affaiblissent. Compagnons de misère et de désespoir, ils le mènent au doute, au retour sur les derniers mois. Est-il aussi solide qu’il le prétend devant ses hommes ? Est-il aussi fort que son rang et son rôle de modèle l’exigent ?

    Cette nuit, il est amer, plein de colère. Est-ce à cause des Russes tués hier ? Ou de ce qui se prépare ? La guerre, encore elle, montre son rictus cruel. Elle dévoile ses crocs qui mutilent et tuent. Peut-être qu’écrire lui permettra de mieux comprendre la vague anxiété qui le ronge ?

    Il se relève, s’assoit à son bureau. Une table et une chaise branlantes. Des photos épinglées au mur. Des filles bien tournées, sa famille, le Führer. Des journaux aussi, empilés de manière ordonnée. Des articles sur le courage et l’honneur. Sa petite chapelle. Son second foyer pour lequel il éprouve une affection sincère.

    À la lueur d’une bougie, Walther écrit. Ses mots donnent une forme aux angoisses et aux faiblesses qu’il s’interdit d’exprimer à haute voix.

    Mon nom est Walther Schaal. Maintes fois, j’ai été brisé. Chaque fois, je suis descendu tout au fond de l’abîme de feu. J’ai tutoyé Satan. Je l’ai regardé dans le blanc des yeux. Puis je suis remonté à la surface dans un cri viscéral, celui-là même que pousse l’enfant qui naît. À la différence que je suis né de nouveau à la guerre. Mais dans quel état ? À quel prix ?

    Parfois, je crains que ma pauvre âme n’ait pas survécu à ses trop nombreuses blessures. Recroquevillée sur sa douleur, elle est morte, nécrosée sous la chair. Ne suis-je pas pareil à ces insectes vidés de l’intérieur, que les araignées ont sucés et dont l’enveloppe desséchée hante nos campagnes ? Tellement d’hommes sont morts à mes pieds, voire dans mes bras ou sur mon dos, tandis que je tentais vainement de les évacuer et qu’ils se vidaient, viscères et sang, sur moi. Désormais je n’ai plus d’émotions, ou presque plus. Sauf pour ma femme et ma famille.

    Vais-je mourir ? Quelle question ! Trop de camarades sont tombés pour que je nourrisse l’illusion de m’en tirer. Pourquoi mon destin serait-il différent du leur ? Un jour ou l’autre, je vais assurément les rejoindre dans le trou. Au moins, je pourrirai chez moi, dans la Prusse de mes enfances, et non dans le ventre froid de cette pute de Russie. Après tout, la mort, c’est le quotidien du soldat. C’est une réalité banale. Une simple réalité biologique, comme pisser, chier ou dormir.

    Étranger à moi-même, je suis indifférent à mon sort. Chien de mes supérieurs, je n’ai pas de volonté propre, j’obéis à tout, même aux ordres les plus cruels ou les plus stupides. Qu’importe ce que je fais. Qu’importe si ma vie me fuit et coule entre mes doigts pressés sur la plaie fatale. L’important est que ma famille me survive. Je vais donner ma vie pour les protéger. Ma vie pour eux. Je n’exige rien de plus des puissances qui nous gouvernent.

    Si par miracle je survivais, comment serais-je après ? Y aura-t-il seulement un après ? À voir comment les Alliés traitent nos villes, comment les Russes se sont comportés à leur arrivée en Prusse-Orientale… Il y a une question à laquelle je peux répondre. Je sais comment j’étais avant. Avant cette guerre au fond de laquelle j’ai perdu ma jeunesse et suspendu ma vie, quelque part entre l’Enfer et la Terre.

    Dans le temps, je portais des chapeaux. Les casquettes, très peu pour moi. Trop prolétarien. On peut dire que je suis un garçon de bonne famille. J’ai reçu une éducation bourgeoise. Chrétienne, plus précisément protestante, classique, conservatrice, nationaliste et prussienne, dans la haine du socialisme et dans la volonté de contribuer à la renaissance nationale. Déjà, j’avais la rage en moi. Je boxais pour me défouler, pour me vider de la colère qui me ronge trop souvent. J’ai eu un certain succès. Faut dire que j’ai le physique et le menton de l’emploi.

    D’aussi loin que je me rappelle, je n’ai connu que la caserne et la guerre. Les jeunesses hitlériennes, le service du travail, puis l’engagement volontaire. Là, j’ai appris un tas de choses. Comment obéir. Comment m’oublier. Comment m’effacer. Comment devenir une carpette sur laquelle les officiers essuient leurs bottes. Comment ne plus être un individu, mais un camarade, le membre d’un tout, le doigt d’une main mue par une volonté supérieure et rassemblée en poing pour frapper, pour cogner dur.

    Comment guider les hommes aussi. Après tout, je suis un modèle, un protecteur, un adjudant. La liste de mes apprentissages ne s’arrête pas là. J’oubliais l’essentiel. À la guerre, j’ai appris et j’ai montré comment tuer. Au pistolet-mitrailleur, à la grenade, au couteau, à la pelle. À mains nues au besoin. Savez-vous quelle résistance offre un cou que l’on écrase entre ses doigts ? Savez-vous quelle nuance grisâtre prend la peau dans l’agonie ? Comment la lumière du regard s’éteint dans la mort ? Quelle force il faut appliquer sur une lame pour percer une cage thoracique ? Moi si. Surtout, ne faites pas cette tête. C’est un boulot comme un autre, après tout.

    Comment tout ça a commencé ? Loin, au plus profond de mes souvenirs, il y a l’époque heureuse de la guerre facile en Pologne et en France, puis celle du cantonnement outre-Rhin et des permissions dans mon patelin. Ensuite, on nous a transférés dans la fournaise de l’Est. C’est là que je me suis pris une balle en pleine poitrine, quelque part à l’automne 41, dans la boue et les désillusions.

    En 42, j’étais remis et de nouveau cantonné en France. Ah, ce pays de Cocagne ! Que j’en garde de doux souvenirs ! Puis en 43, c’était le retour en Enfer, en URSS. À l’annonce de mon transfert, ma femme était terrorisée. La guerre, c’est la mort probable. La guerre à l’Est, c’est la mort à coup sûr. À l’arrière, dans nos foyers, c’était déjà un cimetière à ciel ouvert, des larmes, des cris et des gémissements sans fin dans les familles endeuillées. Mes chances de m’en sortir ? À peu près nulles. Et pourtant… Je suis encore là, bien vivant, à griffonner quelques mots, deux ans plus tard.

    Des mois durant, nous avons retraité, à bout de souffle. En juin-juillet 44, notre division a été pulvérisée sous la grande offensive soviétique d’été. On peut dire que Brody, en Ukraine, a été notre tombeau. Des Russes devant. Des Russes à gauche. Des Russes à droite. Des Russes derrière, aussi bien dire dans notre cul. Tête baissée, on a foncé dans le tas et on a percé, tandis que ça tapait fort, et que le fer pleuvait dru sur nos têtes. Oui, on a percé, mais à quel prix ? Partout, on a laissé plein de bons gars derrière nous, des camarades avec qui je combattais depuis le début. J’y ai même laissé un bout de peau. Un obus de mortier a explosé tout près. Trop près. Un cri de souffrance. Des shrapnels plein la chair. Puis, plus rien, jusqu’à l’éveil à l’hôpital.

    Depuis, je boite et surtout, j’ai des douleurs atroces le long de la jambe. Cette souffrance surgit sans crier gare. Chaque fois, elle me scie les jambes. L’infirmier m’a dit que le médecin avait sûrement oublié un éclat proche du nerf sciatique. Me faire opérer de nouveau ? Pas de chance. Je ne suis pas prioritaire. Nos chirurgiens ont beaucoup plus urgent à faire. Comment leur en vouloir ? Le docteur m’a sauvé la jambe après tout. Comment trouver un petit bout de fer dans tout ce magma sanglant ? Comment le trouver quand il faut faire vite, à la chaîne ? Que serions-nous sans nos anges gardiens aux scalpels salvateurs ? Probablement rien de plus qu’un reste de Cour des miracles. Une armée d’impotents, de manchots et de culs-de-jatte.

    Août-septembre 44, nous autres de la 349e division d’infanterie, ou du moins ce qu’il en restait, on nous a virés du front. Nos patrons ont refondu et reformé l’unité, comme un métal renvoyé au moule. À preuve que l’homme est une pâte que l’on peut modeler et remodeler à l’infini.

    À nous, les vieux, les vétérans, de donner un cœur à cette chair. À nous de constituer les cadres d’expérience pour la nouvelle 349e Volksgrenadier division. Hélas, le matériel humain était mauvais, ou trop jeune, ou trop vieux, ou éclopé, tantôt démotivé, tantôt au contraire très exalté. Difficile de donner un esprit de corps homogène avec autant de caractères différents. Mais au moins, beaucoup d’armes automatiques, surtout dans les pelotons d’assaut comme le mien. C’est aussi à cette occasion-là qu’on a touché des StG44, une arme nouvelle, puissante, compacte et fiable, tirant 600 coups-minute. Un hybride à mi-chemin entre la carabine manquant de volume de feu et le pistolet-mitrailleur manquant de portée. Un outil que je ne quitte plus jamais. Avec lui, on peut espérer l’emporter à un contre cinq.

    Malgré mes désillusions, mes peurs, mes angoisses et mes traumatismes, malgré tout ce que j’ai écrit avant, je suis fier encore. Fier de mon drapeau. Fier de ma Prusse, pays de mes tripes et de mes racines. Fier de mon uniforme aussi. Fier d’être un soldat et d’accomplir mon devoir. Fier d’être un bon adjudant sur lequel ses hommes peuvent compter. Fier de ma famille enfin, à commencer par ma femme. Si magnifique ! Je me rappelle avec nostalgie notre mariage et nos premiers ébats. C’était la plus belle à l’école. Nous ne nous sommes jamais lâchés depuis. Du moins, jusqu’à ce que la guerre m’éloigne.

    Surtout, je peux dire que je suis fier de mes deux enfants. Un garçon et une fille. Maxim et Maria. Trois et cinq ans, aujourd’hui. Du moins, je crois. Je ne sais plus. Ma vie civile semble si loin. Les nouvelles se font plus rares. La poste connaît ses premiers retards, avec les bombardements massifs, gracieuseté des Amerloques. Ah, ces criminels du ciel ! Peut-être que je ne suis pas le gars le plus émotif, mais penser à mes enfants me mord au cœur.

    C’est pour eux que je me bats et que je me battrai encore. Jamais l’Ogre rouge ne mettra la patte sur un seul de leurs cheveux. J’en fais le serment. Sur quoi ? Sur le Christ ? Je ne suis plus trop croyant. Depuis quand ? Depuis la guerre. Ces dernières années, j’ai vu trop d’hommes prier sous le feu. Ils imploraient Dieu de les protéger. Moi-même, je l’ai fait. Pourtant, Dieu n’est jamais venu. Un obus de 203 mm est beaucoup plus puissant que la toute-puissance céleste. La matière a triomphé irrémédiablement. Dieu est mort. Rien n’est resté de ces hommes implorants. Quelques bouts de viande. Du sang partout. Et la terreur pour les camarades qui restent, spectateurs impuissants de la science déchaînée. Ces survivants, tout maculés de boue humaine, le visage à peine visible sous la chair sanglante de celui qui fut un frère ou un père, renonçaient à leur volonté de vivre. Tremblants, implorants, ils espéraient que Dieu, les obus, la mort, le Démon, n’importe quoi vienne les chercher pour que tout finisse là, dans la misère et la boue !

    Depuis, il y a eu Nemmersdorf. Les journaux, la radio, même des commissions internationales neutres en ont abondamment parlé. Des bébés crevés. Des vieillards à la tête cassée. Nos femmes violées, clouées nues aux portes des granges. Nul doute possible désormais. Goebbels a raison sur toute la ligne. En face, que des chiens enragés. Des trois quarts asiates, contre lesquels il faudra lutter jusqu’à notre dernier souffle pour éviter d’autres carnages.

    Après ça, plus rien n’a été pareil. Toute la nation s’est levée, unie et inébranlable. Au diable le IIIe Reich, avec ses barons corrompus ! Cette fois, c’est du sérieux.

    C’est un combat pour la survie.

    C’est une lutte chez nous. Sur notre sol !

    Sa main s’arrête, épuisée. Assez ! Il a assez écrit ce qu’il n’a jamais osé penser, encore moins osé dire. Il lui faut dormir. Tout éteindre. Ne plus réfléchir. Détruire ce qu’il s’interdit. Brûler ce ramassis de défaitisme qu’il tend vers la bougie dont la flamme monte, dévorante et rampante, sur le papier qui se consume.

    Le corps fourbu et l’esprit lourd, il retourne à son lit, et s’éteint. Là, le sommeil recouvre rapidement ses plus noires pensées.

    3. Surnom souvent donné au capitaine et chef de compagnie.

    Chapitre 5

    11 janvier

    Au matin, Walther se sent bien. Plus rien ne reste de la déprime de la veille. Pourtant, la nuit a été entrecoupée de périodes d’éveil et de rondes. Il a perdu depuis longtemps ses habitudes bourgeoises d’un sommeil réglé au quart de tour. Au front, il dort quand il a le droit de le faire, c’est-à-dire dès qu’il vole une minute au service. Cette vie lui plaît, au fond. Elle l’élève au-dessus des servitudes d’une petite routine trop bien rythmée, sans imprévus.

    Après quelques bouchées de pain, Walther avale du schnaps puis un mauvais ersatz de café, qu’il finit par jeter, dégoûté. Il part ensuite pour une autre patrouille. Dehors, les lignes soviétiques crachent des marches funèbres dont les accents lugubres, jouant en boucle, cherchent à donner des envies de cimetière.

    Hlans le suit, comme toujours. Le jeunot ne parle pas, fixe devant, le regard éteint. Pour la énième fois, Walther lui rappelle, avec impatience cette fois, d’attacher sa jugulaire sous le menton. Dans la panique, combien de recrues détalent sous les obus et échappent leur casque ? Quelques minutes plus tard, les sous-offs les retrouvent le front troué par un minuscule éclat que le casque aurait suffi à arrêter.

    Pas après pas, Walther et Hans croisent des hommes engourdis de froid et de sommeil. Entassés à plusieurs au fond des abris, ils se serrent comme des chiots en quête de chaleur. D’autres, à leur approche, cèdent le passage et s’écartent dans des niches creusées à même les parois de la tranchée.

    Encore une fois, Walther se plante à un poste d’observation. Derrière une vitre blindée, il regarde le pays de son enfance qui étale ses beautés immémoriales. Walther reste un patriote. Ses affections vont d’abord à la Prusse, ensuite à l’Allemagne. Ici, le paysan, depuis l’époque des chevaliers teutoniques, a ensemencé le ventre fécond d’un sol fertile. En d’autres temps, toute cette beauté l’apaiserait. Mais il y a la guerre. Quelque part, là-bas, la mort affûte sa faux et attend son heure.

    De loin en loin, des dunes blanches offrent aux regards des courbes adoucies, façonnées par les vents. Des langues de neige s’avancent et s’enroulent autour d’épaves noircies de T-34 à demi-enfouies, restes des tentatives de percée lancées par les Soviets à l’automne 44. Partout, se devinent, à défaut de se laisser voir, des corps ensevelis, recouverts d’un suaire blanc. Ici, même la mort semble endormie. L’été, toute la scène puerait le cadavre, la chair qui se défait et devient une eau putride. Souvent, le souvenir de cette odeur lui revient, collée aux narines. Comment l’oublier ? Aujourd’hui pourtant, le gel engourdit cette exhalaison fétide. Nulle senteur ne parvient jusqu’à lui, sauf quelques relents de feux de bois. Probablement des Russes qui narguent l’artillerie allemande aux ressources faméliques.

    À défaut de voir, Walther tend l’oreille. Toujours rien, hormis cette triste musique qui semble émaner du sol à travers cette brume matinale. Souffle brumeux qui rampe, parcourt les étendues gelées et bouche l’horizon. Voile éthéré qui masque le soleil transformé en vague disque au halo orangé.

    Sous cet océan pétrifié, une vaste plaine dort. L’été, le sol se hérisserait d’une chevelure odorante et ondulante de blés dont les épis mûrs dresseraient leurs couronnes d’or à la face du ciel. Depuis l’automne toutefois, les burins des obus ont blessé le sol et refaçonné les frontières de la Prusse. Des semences mortelles d’acier ont gavé le sol fertile. Une chape d’airain s’est étendue sur le pays. L’esprit d’anéantissement a balayé le patient esprit paysan. Ainsi, les Prussiens vivent profondément dans l’idée de la guerre, comme celui qui tombe au fond de l’eau. Tandis qu’il s’enfonce dans l’onde, il tend le regard vers le ciel, vers la surface où une lueur tremblante s’efface peu à peu. Cette lueur, c’est cette paix chérie que les flots de la guerre engloutissent et noient.

    Sous la terre, dans les boyaux des tranchées, des Russes, des centaines, des milliers de Russes attendent. Ils attaqueront d’un jour à l’autre. N’importe quel vétéran sait qu’Ivan aime donner l’assaut au plus froid des jours. Les Allemands sauront les accueillir. Ils se battront, mus non seulement par l’esprit du devoir et un réflexe d’obéissance, mais aussi par une volonté animale de lutter jusqu’au dernier souffle. Qu’importent le Reich de mille ans et les rêves du Führer ! Les camarades veulent vivre. Or, vivre exige de combattre. C’est là même un des principes de l’existence.

    Walther pense souvent à ce combat imminent. Depuis deux jours, l’anxiété lui pèse comme du plomb au fond des entrailles. Sa main s’est remise à trembler. Il serre aussi les mâchoires. Enfin, il boit plus qu’avant.

    Chassant de telles réflexions, il descend du poste d’observation et continue l’inspection, avec Hans sur les talons. Les hommes s’écartent à son approche. Plusieurs d’entre eux portent le Panzerfaust et le StG44 en bandoulière. À l’entraînement, ce fusil d’assaut a fait des merveilles. Comment se comportera-t-il au feu ? Walther place dans ces armes beaucoup d’espoir. En tant que vétéran, il sait que le bon matériel consolide le moral.

    Au passage, il arbitre diverses querelles. Des enfantillages de demi-hommes épuisés à force d’attente, de nuits et de veilles. Des engueulades muettes de vieux aigris, cyniques, rendus mauvais par les blessures mal guéries ou par l’exposition continuelle au froid et aux intempéries.

    Surtout, il donne des consignes aux soldats. Il s’assure que les plans de tir sont bien compris. Priorité aux tirs croisés, aux tirs de flanquement, aux tirs d’enfilade, les plus mortels. Il inspecte tantôt les StG44, s’assurant qu’ils soient correctement nettoyés, tantôt les mitrailleuses et leurs bandes de balles, s’assurant qu’elles soient bien huilées. Sans l’une ou l’autre de ces précautions, les armes s’enrayeront. Mais à quoi bon ? Certaines cartouches sont en acier, alors qu’elles devraient être en laiton… Triste rappel que l’Allemagne est épuisée, à bout de ressources.

    Aussi, Walther ordonne aux soldats de disposer les grenades et les Panzerfäuste sur le parapet, à portée de main. Il leur explique comment éviter les engelures aux pieds. Plusieurs d’entre eux ont déjà les pieds enflés. Enfin, il vérifie que les équipements et tenues sont corrects, règlementaires, que rien ne manque, que rien ne

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