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Vous ne mourrez pas
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Vous ne mourrez pas
Livre électronique466 pages7 heures

Vous ne mourrez pas

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À propos de ce livre électronique

Janvier 1943. URSS. Cinq Allemands, cinq camarades affrontent l’enfer blanc à bord
du char d’assaut tigre. La bête d’acier rencontre désormais toutes ses promesses.
Par le fer et le feu, elle sème la mort et la destruction partout sur son passage.

Pourtant, le front s’enlise et le sort des armes vacille. Désormais les victoires faciles
échappent à l’Allemagne. Le Reich connaîtra-t-il une défaite pire encore que celle de 1918? Froid, faim, souffrances et peur poussent au Mal. Même les meilleures volontés trempent les mains dans le sang, tandis que s’efface la ligne entre le front et l’arrière.

Au milieu de l’horreur, la politisation ne suffit plus. Le mythe d’Hitler perd de son lustre.
Les hommes n’ont que la camaraderie pour tenir. À chacun de protéger son compagnon et de le protéger des griffes de la mort.

Dans la tourmente, deux hommes refusent de croire en la croisade que leur pays mène. Enfin ils ouvrent les yeux et tentent d’arrêter la machine de meurtres.
LangueFrançais
Date de sortie26 mars 2019
ISBN9782898030505
Vous ne mourrez pas
Auteur

Gabriel Thériault

Détenteur d’une maîtrise en histoire, Gabriel Thériault est l’auteur d’une saga féodale saluée par la critique : Bourse pour la relève du CALQ 2009, Prix de la Relève professionnelle artistique du GALART, nomination au Prix Nouvelles Voix littéraires du SLTR 2012… C’est suite à deux années de recherche et de dur labeur que Thériault revient sur la scène littéraire avec Dans les ventres d’acier, un roman plongé dans l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale.

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    Aperçu du livre

    Vous ne mourrez pas - Gabriel Thériault

    Homère

    PROLOGUE

    24 janvier 1943

    — Tuer Hitler…

    À mi-voix, Ernst répéta les paroles du lieutenant pour s’assurer de leur réalité. Son murmure s’éteignit toutefois rapidement, comme étouffé par la terreur et la stupeur, comme impuissant à rendre la force et le poids des mots.

    Autour, la pièce s’effaçait. Ne restaient plus qu’eux, leurs mots et un silence lourd, terrible. Von Vorstner ne parlerait plus, épuisé à force d’aveux. Ernst, à force d’écoute. Tous deux, à force d’hébétement et de cognac. Surtout, Ernst était troublé au plus profond de l’âme. Sans cesse lui revenait en tête l’image du Führer, aimé comme un père. Au point qu’il en oubliait les raisons du lieutenant : la juste guerre au communisme stalinien avait tourné à la guerre aux Russes et aux Juifs. À la tuerie pure et dure. Honneur et conscience exigeaient, selon l’officier, une action immédiate pour arrêter les nazis, au risque de trahir la patrie et de la poignarder à nouveau dans le dos par un acte révolutionnaire.

    Ce silence devenait pénible. Alors, Von Vorstner se mit à chanter Lili Marlen et Erika, deux pièces évoquant l’amour et le foyer. Sous l’effet des paroles, ses yeux bleu acier se voilèrent. Une brume sur l’âme, tandis que sa belle voix montait dans l’air clair et glacial de Russie.

    Peu à peu, Ernst reprenait contact avec le monde physique qui l’entourait, au sein de la demeure du pope¹, aussi maire du village. Parmi les sensations retrouvées, le froid le frappa plus que le reste. Au fond de l’âtre, le feu se mourait. Le froid inondait la pièce à travers la porte arrachée et la fenêtre éclatée, gueules béantes de l’hiver. Son regard dévia ensuite sur les murs de lambris, tâchés de sang, troués de balles. Quelques heures plus tôt, des terroristes s’étaient jetés dans leur petite fête et y avaient jeté la mort à grandes rafales, autant de faux enfoncées dans la chair tendre des enfants.

    Peut-être par automatisme, peut-être par secret instinct de survie, les deux compagnons se jetèrent dans le cognac. Verre sur verre furent avalés. Seul remède pour tromper l’épuisement moral et l’écœurement devant ce nouveau massacre d’innocents commis sous leurs yeux. Que cette guerre s’empoisonnait !

    À grandes rasades, ils s’engourdissaient pour se noyer. Ernst, pour se tuer et pour enfin dissoudre l’image des enfants morts, leur visage, leur regard, leurs cris de souffrance. Von Vorstner, pour se donner le cœur à chanter au milieu des morts. Ainsi se succédèrent chansons et marches parmi les libations. D’autres sentinelles, nouvelles relèves, prêtèrent bientôt leur voix. Des bûches furent jetées dans l’âtre. Enfin, une équipe de Hiwis vint remettre la porte en place et changer la fenêtre. La beuverie put alors durer jusqu’aux aurores, jusqu’à ce que l’un et l’autre s’écroulent, ivres morts sur la table.

    • • •

    L’appel martelé du coq éveilla Ernst. Sa tête échevelée et affreuse semblait amuser de nouvelles sentinelles, fidèles à leur poste, assises aux côtés de la fenêtre. Ernst avait à peine dessillé l’œil que la porte s’ouvrit sur Von Vorstner. Le lieutenant semblait presque frais et dispos. Pareil état surprenait. N’avait-il pas lui aussi détourné des flots tumultueux aux tréfonds de son gosier ? Traits tirés, il n’était qu’un peu plus pâle que de coutume, alors qu’Ernst avait en bouche la sécheresse du Sahara, en tête le martèlement infernal des bombardements.

    Le front appuyé sur la paume, Ernst lança quelques mots ; une familiarité qu’encourageaient la complicité et les grands épanchements de la veille :

    — Alors, mon lieutenant, bien décuvé ?

    — Bien. Et vous ?

    — Non, j’ai mal à la vie. Vous sembliez ivre, hier. Vous avez parlé beaucoup.

    — Je n’ai pourtant rien dit.

    Entretemps, le lieutenant s’était assis à ses côtés, deux verres d’eau à la main. Ernst but à torrent. Puis, il continua plus bas, penché à l’épaule de l’officier.

    — Vous avez parlé d’avenir, de désillusions. De complots, enfin…

    — De complots ? Vous rigolez ? Moi, comploter ? Un officier prussien, se mutiner ? Ernst, mon ami, vous avez trop bu !

    Au milieu de son visage toujours impassible, l’œil de Von Vorstner brilla, ce qu’Ernst tint, peut-être à vérité, peut-être à tort, pour l’aveu de la honte ou de la confusion. Mais ses lèvres restèrent scellées. Deux murailles dressées et closes sur le silence.

    Ernst ne poursuivit pas. Il s’éteignit à son tour.

    Dans les jours qui suivirent, le lieutenant redevint fidèle à lui-même, l’officier fermé comme une tombe et coupé de ses émotions. À toute question, même aux allusions les plus subtiles, l’aristocrate opposa toujours le même silence invincible.


    1. Prêtre dans la religion orthodoxe slave.

    RÉCIT I

    26 janvier 1943

    Depuis septembre 1941, un siège impitoyable menaçait d’étouffer la ville de Leningrad, sise à seulement quelques centaines de kilomètres en dessous du cercle polaire. À pareille latitude, la fournaise des combats ne s’éteignait pas, même lorsque le thermomètre chutait sous la barre de -30 Celsius.

    Jusqu’au soleil suffoquait, voilé dans un azur presque pétrifié. Jusqu’au moindre bruit succombait, étouffé, mort gelé. Seules les bourrasques gémissaient longuement. Elles couraient sur le pays, tels des esprits tourmentés ; ceux des trépassés cherchant à retrouver leurs corps disparus, noyés sous les flots blancs et funestement privés d’une sépulture. Ici, même cet ultime espoir du soldat était trahi impunément.

    Dans ce désert de givre, un petit hameau gelait sur pied entre marais et forêt, à 50 kilomètres environ au sud-est de la ville assiégée. Seuls les moujiks russes connaissaient son nom ou s’en souciaient encore. Aux yeux des Allemands, mille autres villages semblables et interchangeables constellaient les cartes d’états-majors. Pourtant, les Landsers le chérissaient comme un ersatz de foyer où ils avaient pris leurs petites habitudes et posé leurs pénates, faute d’une permission, ou mieux encore, d’un retour chez eux. Qu’ils attendaient et désiraient cet avenir radieux auprès des leurs, de l’épouse, des enfants et des parents ! Plus précisément, c’était dans ce village que, tel un animal blessé, le 502e bataillon de chars lourds Tigres pansait ses plaies après avoir été retiré du front des suites des terribles combats du Kessel de Leningrad. Là que les hommes et serviteurs des machines attendaient leur destin.

    Dans ce même village, une isba se dressait en proie aux éléments et au froid. Pauvre bâtisse de bois et de chaume semée parmi d’autres. Frêle refuge dressé à l’orée d’une forêt d’épinettes et de bouleaux, dont les chevelures chenues étaient plantées dans l’azur, poignardant les rares nuages dérivant sur l’horizon. En ses entrailles, Ernst Scheller, sous-officier et tireur à bord du Tigre 111, se tenait à une table. À ses lèvres fumait une cigarette dont les volutes le blessaient aux yeux. En sueur, caleçon et chemise, le sergent ruisselait à s’endormir, bien au chaud dans les bras d’un four. À portée de main, un poêle ronronnait, comme le ventre chaud d’un chat. La tête lourde des excès de la veille, il avalait un peu d’eau. Pour une deuxième nuit de suite, il avait bu. Seulement pour oublier la guerre, les combats du kessel, la tuerie dans la maison du pope et les aveux du lieutenant.

    Sous ses mains passaient les journaux remis avec le reste du courrier. Rien pour lui aujourd’hui. Que le foyer l’appelait et lui manquait ! À défaut d’une permission, le courrier abolissait le présent terrible de la guerre. Par la force de l’amour, il rétablissait un lien avec l’arrière². Ainsi, le soldat était projeté dans un ailleurs, dans un passé et un avenir qui n’étaient pas que souffrances, mais tantôt refuge de réminiscences, tantôt lointain d’espérances vers lesquels se tourner, même broyés dans les mâchoires du désespoir.

    À cette heure, ses pensées s’entremêlaient. La bière lui brouillait encore l’esprit. En boucle, la discussion avec le lieutenant lui tournait dans la tête. Au crépuscule de leur beuverie, l’officier lui avait annoncé ne plus croire ni en la victoire, ni en la justesse de leur cause. À la limite, Ernst eut pu s’arranger de pareilles désillusions. Nombre de soldats les partageaient. Mais le pire était à venir. Von Vorstner lui avait annoncé tremper dans une conspiration attentant à la vie du Führer, le père affectueux de la nation, le guide dans la tempête. Paroles indignes d’un officier ! Paroles indignes d’un Allemand ! Leur race a la loyauté dans le sang. Jusqu’au bout, l’Allemand lutte. Jusqu’au bout, il mène son combat et laisse la politique aux politiques. Devait-il le dénoncer ? Trahir un frère pour sauver la patrie ?

    De l’Allemagne, ses réflexions portèrent ensuite sur le rapport personnel qui le liait au lieutenant. En tant que sergent et second à bord, il était militairement maillé à l’officier. Mais il y avait plus. Des affinités s’étaient développées. Une réelle camaraderie était née. Pourquoi alors, au lendemain de leur beuverie, ce silence buté, comme s’il n’avait rien dit ? Comme s’il n’avait rien engagé à propos de l’avenir de l’Allemagne. Quelle était cette nouvelle comédie ? Les brusques retournements du lieutenant, entre ouverture et fermeture, avaient toujours exaspéré Ernst. De mauvais souvenirs lui revenaient : ses frustrations de la caserne, ses rancœurs de l’entraînement, lors duquel le lieutenant n’avait ménagé aucune méthode pour le briser et chercher à l’arracher au traumatisme de sa presque agonie, au milieu des camarades morts…

    Ce magma d’émotions bouillait au plus profond de son être et brûlait la moindre réflexion cohérente. Comme il pouvait, il cherchait à l’éteindre. Deux jours durant, sous des flots d’alcool. Aujourd’hui, d’autres refuges l’appelaient, comme l’écriture et la lecture, ses éternelles maîtresses. Ainsi, ses doigts allaient d’une distraction à l’autre ; cigarettes, briquet, livres, carnets. Avec mollesse, presque sans conviction, il griffonnait quelques lignes dans le nimbe d’une lampe à l’huile de laquelle filtrait une lumière poisseuse. Cette lueur d’un autre temps remplaçait mal le jour entrant avec peine dans la petite isba presque aveugle, au sein de laquelle Ernst logeait avec les camarades, sa nouvelle famille grandit dans le ventre de leur mère, leur char. Là, il n’y avait plus que des Allemands. Leurs occupants russes avaient été chassés, suite à l’attaque terroriste de la veille. Où ? Dans quel état ? Étaient-ils tous morts ? Le sergent aimait mieux ne pas y penser, de crainte de donner raison au lieutenant.

    Au bout de ses doigts et de son crayon, des formes se traçaient, privées de sens, comme une écriture automatique. Ça et là, quelques lignes avaient leur signification.

    « L’Allemagne est en lutte pour sa survie. Le combat que nous menons ici nous jette dans un péril de mort. Nous ne devons épargner ni sang, ni larmes, ni sueur. Épargner ni notre sang, ni celui de l’ennemi que nous devons abattre pour qu’il ne se relève plus jamais. Alors seulement s’achèvera l’hiver de notre calvaire et reviendra la paix. Cette paix est un printemps qui ne brillera et ne nous réchauffera, que le jour où la Russie communiste mourra. »

    En manque d’inspiration, il déposa son crayon. Sa main gauche passa sur la repousse drue de sa barbe. Trop longue pour un sous-officier, relevé du front et n’ayant pas l’excuse du froid. Le rasoir passerait sur ses joues après ce petit exercice de réflexion. De la droite, il se gratta furieusement aux aisselles. Quelque chose bougeait. Ou plutôt plusieurs petites choses. Du bout des doigts, il agrippa un pou qu’il soumit à un examen. Bien dodu, avec des petites pattes qui grouillaient et fouettaient l’air. Il l’écrasa. Du sang poissa entre ses doigts. Du sang qu’il avait vu couler à torrent, depuis son arrivée en Russie à bord du Tigre et au sein du 502e. Il eut presque un haut-le-cœur. Combien de personne son terrible canon de 88 mm avait-il pulvérisé ? Combien de pauvres enveloppes mortelles ses tirs avaient broyé sous des forces les dépassant et les aplatissant sans plus de difficulté que cette vulgaire vermine ? À quoi bon y penser ? C’était comme pour l’Allemagne. Une seule nation sortirait vivante de ce combat d’apocalypse, nouveau Ragnarök industriel en plein XXe siècle³. C’était eux ou nous. De la même manière, une seule équipe ne pouvait survivre au duel de chars qu’il menait. Soit lui et les camarades détruisaient les T-34 et tuaient leurs équipages, soit lui-même et les camarades brûleraient, dévorés vifs dans le four d’airain. Plusieurs copains étaient morts depuis septembre 1942 et leur arrivée aux abords de Leningrad. Winter, frappé par un obus à la tête de son char. Günter, broyé sous les chenilles. Gustav, massacré à l’arme blanche, lardé comme une pièce de viande sur un étal de boucher.

    Derrière, un cri le tira de ses pensées.

    — Touché, coulé ! ricana Vieux.

    — Salopard… cracha SS, hargneux et mauvais perdant.

    Ernst se tourna, un fin sourire aux lèvres. Au salon, SS et Vieux étaient affalés dans une sorte de divan. Pouvait-on seulement parler de salon pour ce bouge au sol de glaise, aux murs de planches et à la pièce unique ? Qu’ils étaient loin de l’idée même d’un divan ! De tels meubles, luxes de confort et de civilisation, ne signifiaient rien en Russie. Des tabourets bancals et des caisses de munitions, mêmes recouverts de draps, restituaient mal les commodités matérielles de l’Europe lointaine.

    Entre les mains des camarades, une feuille quadrillée renvoyait à l’écume glauque des eaux, à la surface de laquelle leur flotte croisait. Surtout, elle disait la position de leurs vaisseaux. À tour de rôle, il désignait des cibles. Des énormes obus de Marine s’engloutissaient dans l’eau ou éclataient à grands bruits sur les ponts, desquels jaillissaient flammes et tonnerres. Du moins, c’est ce qu’on pouvait croire à les entendre hurler et feindre les combats, en avalant verre sur verre d’une vodka brûlante. Assez forte pour leur tordre durablement les boyaux ou leur brûler l’esprit. Assez forte, surtout, pour leur faire oublier les combats des derniers mois et, plus proche d’eux, la terrible attaque terroriste dont par miracle ils étaient tous sortis indemnes.

    Seul Bœuf ne jouait pas. Un peu en retrait, sa large silhouette se devinait, une ombre accroupie et touchée par des lueurs sacrées. À genoux, il priait silencieusement devant les icônes qui doraient et chamarraient une sorte d’alcôve rappelant les chapelles catholiques chères à son cœur de papiste. Là, dans ce coin, saints, apôtres et popes colorés étaient enfumés et dorés au contact d’un bouquet de chandelles, aux flammes comme des fleurs. Ne manquait que leur père le lieutenant, au mess des officiers comme souvent à l’arrière, et leur famille serait complète.

    — Ah, tiens, les infos !

    SS avait ainsi parlé ; il se leva et se dirigea vers le crépitement de la radio, dont il augmenta le volume. Quelques notes de Litz montèrent dans un crescendo. Elles précédaient le bulletin de la Wehrmacht. Puis, l’annonceur déclama les victoires, comme un chapelet militaire égrené en famille. Avec grandeur, il disait l’espoir de la Endsieg⁴ et d’une paix proche. C’était une longue litanie de prisonniers soviétiques, d’exploits sans fin de héros allemands, ceux du ciel, ceux de la terre, ceux de la mer.

    Chaque fois, SS applaudissait, très fier, le torse dressé. Son œil bleu étincelait dans sa peau blanche de blond, que marquaient encore les engelures l’ayant griffé au visage lors des combats des derniers jours. Lors surtout des terribles charges à pied dans l’enfer glacé. Devant, Vieux grognait dans sa courte barbe, dont le poivre et le sel souillaient son teint bistre de petit noiraud, en pleine trentaine.

    Entre deux gorgées, SS gueulait plus fort encore :

    — Ça y est ! L’URSS est au bord de l’implosion ! Plus qu’un ultime effort au printemps et tout l’édifice pourri du bolchevisme s’écroulera dans les beaux jours chauds de l’été !

    Les petits yeux noirs de Vieux se plissèrent. Une étincelle de malice brillait derrière le voile du tabac qu’il recrachait.

    — Propagande. Propagande. On nous ment. Comme si nous étions en ballade ou en vacances. Peut-être que les planqués de là-bas croient nos Landsers au bon vieux temps du Service par la Joie ! Peut-être qu’ils les voient déjà se dorer la couenne sur les plages de la Crimée ? Mon jeune ami, tu crois, toi, vraiment, que les Russes sont au bord de l’effondrement ?

    Soudain, les ondes se brouillèrent. Une voix émergea au cœur de la friture.

    — Camarades ! Soldats ! Ouvriers et frères allemands ! Unissez-vous à vos frères soviétiques ! L’URSS n’est pas votre ennemi. Cette guerre n’est pas votre combat. C’est celui des bourgeois, des industriels, des patrons et des généraux qui vous envoient à la mort. Eux ne pensent pas à vous ! Seulement à leur profit et à leur cause ! L’Allemagne est vaincue. Stalingrad est fichue. Trois cent mille Allemands agonisent dans les ruines de la ville de Staline. Dans sa générosité, le Grand Guide et Père des peuples leur offre une reddition honorable. Dans son entêtement, Hitler leur a ordonné de tenir. Ainsi votre tyran les a condamnés à mort.

    Vieux ricana de plus belle.

    — Ah ! Voilà qui est plus sage ! Voilà la vérité !

    SS bondit sur ses pieds. Entre ses dents serrées passa un souffle, des mots mêlés de hargne.

    — Vieux, salaud de Rouge ! Salaud d’ouvrier ! Retourne dans ta Ruhr chérie ! Tout ça, c’est un tissu de conneries et d’exagérations ! Le Führer n’abandonne personne. Il sauvera la 6e armée !

    — Ouais, ben mon petit, le Vieux n’a peut-être plus toute sa tête. Cette tête brûlée par le gel ou durablement commotionnée par les obus ! Mais il a encore un peu de mémoire. Il se rappelle comment le Führer n’a sauvé rien ni personne à l’hiver 1941.

    — Menteur ! Tu oublies les forteresses en hérisson ! C’est lui, et lui seul, qui a empêché la débâcle, alors que l’Armée se défaisait autour de lui et que les généraux perdaient leur sang froid !

    — Des hérissons ? T’as déjà vu un hérisson ? Une belle petite bête inoffensive. Un peu comme nous à l’époque. Tout ça, toute cette religion du « on ne recule pas ! », c’était une belle farce inventée depuis les bunkers dorés de l’arrière. T’aurais dû voir comment ça se passait dans la neige. Comment ça se passait pour nous les troufions, les pieds gelés dans la merde gelée. Je veux pas faire mon vieux débris sénile qui se répète, mais j’en aurais long à dire.

    Ernst commençait à s’impatienter. Toute cette discussion lui rappelait trop celle tenue avec le lieutenant. Trop de choses le préoccupaient. Trop de souvenirs le plongeaient dans le doute quant à la victoire finale.

    — Messieurs, vos gueules ! s’écria-t-il. Je veux pas entendre parler de ça en ma présence. La victoire jusqu’au bout ! Douter, c’est déjà déserter⁵ !

    SS jubilait. Il ne dit plus rien, mais se rassit. L’air satisfait, il replaça sa couette blonde sur son front, devant Vieux qui fumait à grands souffles pour étouffer sa colère.

    Entretemps, Ernst s’était levé. En quelques pas, il fut sur la radio, dont il tourna l’interrupteur. Les fréquences défilèrent, entrecoupées de grésillements. Il s’arrêta sur un jazz qui égrenait sa musique mièvre, populaire.

    Derrière, Vieux choisit de passer promptement l’éponge sur cette autre querelle, trop banale, trop fréquente pour s’y appesantir. Déjà, ses doigts claquaient et battaient la mesure. Il se régalait, s’enveloppant de fumée, de rythmes et de sonorités, tandis qu’il tapait du pied et souriant de toutes ses dents, petites et tachées par le tabac. Son enthousiasme passa toutefois rapidement. Ernst détestait le jazz, ces tintamarres de la plèbe, ces bruits de sauvages qui n’avaient rien de germaniques. Il changea donc de chaîne. Les fréquences se brouillèrent et s’ouvrèrent de nouveau sur de somptueuses harmonies, sur une envolée lyrique de violons et de pianos. Beethoven exaltait les âmes. Sa Symphonie n° 5 rallumait les espoirs et disait les triomphes à venir mieux que toute propagande. Voilà de la vraie musique, semblait murmurer Ernst, sur son visage apaisé.

    À son banc, Vieux maugréait. « Ernst, sous-off et misérable petit bourgeois… » Et tandis qu’il désespérait à l’idée de supporter encore ces berceuses d’église et plongeait à nouveau dans son jeu ; et que SS, reprenant ses feuilles, se gonflait de nouveau d’importance devant cette musique digne de la grande Allemagne, Ernst s’approcha de la fenêtre sur laquelle tout un ruissellement de givre serpentait, nouvelle végétation pétrifiée au contact d’un pays de froid et de mort. Avec l’index et le pouce, il gratta un peu cette surface. Le jour s’ouvrit. Dehors : des épi-nettes, des bouleaux, une immensité blanche et glacée. Puis soudain, quelque chose passa au ciel. Une ombre peut-être. Un oiseau, à cette température ? Par ce temps ? Difficile à dire à cette distance et à travers une si petite ouverture. Sa curiosité était toutefois piquée.


    2. L’arrière désigne, chez les militaires, la vie civile, la permission, la relève, en somme l’éloignement du danger en opposition au danger qui règne en première ligne.

    3. Apocalypse des dieux nordiques.

    4. « Victoire finale », en allemand.

    5. La formule est de Henrich Gerlach. Elle est tirée de son chef-d’œuvre Éclairs lointains, Percée à Stalingrad. La scène qui suit est également inspirée de son œuvre.

    RÉCIT II

    Tel le chevalier à son époque, Ernst s’arme contre les assauts du froid. Diverses protections se ferment une à une sur son corps, parka pour harnois, chapka pour heaume, moufles pour gantelets. Puis il sort. L’hiver s’empare de lui. C’est comme s’enfoncer dans un mur mouvant de flammes froides. Des flammes qui lui brûlent les yeux, les narines, toutes les entrées du corps, tout ce qui est exposé.

    Au moins, ce froid vif lui avive l’esprit ; il chasse les restes d’alcool qui lui alourdissent le crâne. Ernst respire mieux. Ses pensées s’éclaircissent. Peut-être ses doutes gèlent-ils ? Dehors, le crépuscule répand son incendie dans un ciel en flammes. Pareille beauté est presque sacrée ou mystique. Des rubis semblent se délayer dans le bleu pur de l’azur. Une cathédrale, au flanc gonflé de lumière, se dresse. Cette lumière pourpre, que répand le soleil à l’agonie, saigne dans le ciel et colore l’immensité blanche servant de canevas aux rayons. Autant de pinceaux que manient les doigts rouges du couchant.

    Dans toute cette beauté, Ernst ne voit nulle âme qui vive. Rien. Pas même un chat bondissant timidement à travers les ondulations de neige sculptées, puis dispersées par les rafales. Même les bêtes ne s’exposent pas. Dans une isba toute proche, un chien à la fenêtre s’étire, alangui dans la chaleur. Ses yeux semblent s’ouvrir sur une question : pourquoi sortir ? Que fait cet homme fou dehors ? Puis, il se love de nouveau sur lui-même et sur son sommeil.

    Autour, l’air est chargé de petits cristaux de glace qu’allument les rayons vespéraux. Chaque respiration les fait descendre douloureusement, difficilement dans ses poumons. Les deux mains enfoncées dans ses poches, Ernst s’indigne encore et encore des paroles de Von Vorstner. Tuer Hitler. Les paroles du lieutenant fouillent son esprit, telle une lame dans une plaie. Lui-même a eu un premier doute des suites de sa presque agonie, lors de sa convalescence et de son hospitalisation prolongée. Alors il a traversé une sorte de crise de foi. Du doute à l’idée de la guerre cruelle contre l’URSS dans laquelle le Führer les a jetés, au mépris des aspirations profondes à la paix de son peuple. Un doute vite dissipé toutefois. Rien qui ne justifie d’attenter à la vie du Führer ! Agir ainsi, c’était refaire le coup du poignard dans le dos de 1918⁶ ! C’est replonger l’Allemagne dans la défaite et priver la nation de tête, à l’heure où tous doivent s’unir devant l’ennemi et dans le péril ! Quel crime odieux !

    En masse, des Russes, des ennemis, meurent. Peut-être plus qu’il ne faut. Mais c’est la loi intemporelle de la guerre. Rien ne justifie que le soldat allemand, que l’officier allemand encore moins, souille l’uniforme et abolisse tout ce qui fait son honneur : obéissance et loyauté comme premières valeurs. Surtout, ne meurt-il pas encore plus d’Allemands ? Les massacres de masse demeurent la méthode du bolchevisme asiatique. Pas de l’Allemagne civilisée. À preuve, le goulag et les prisons sont pleins. Les fosses remplies de cadavres. Les prisonniers tués sur-le-champ, à peine capturés. Trois cent mille soldats allemands périront peut-être bientôt à Stalingrad. Dans sa propre famille, deux de ses frères sont morts. Des drames comme celui-là secouent le Reich par milliers.

    En définitive, n’était-ce pas le petit troufion felfdrau qui souffre le plus, rongé par le froid et la faim ? Ses camarades mêmes ne sont-ils pas le visage de cette souffrance ? Son cœur est mordu par le souvenir de leur tourment. Pied amputé de Bœuf, brûlure de Vieux, torse lacéré du lieutenant. Et plus loin, au fond des abîmes de la mémoire, le souvenir de l’été 1941. Vingt-quatre de ses camarades consumés au creux de leur sarcophage d’airain, nouveaux taureaux de bronze de Phalaris. Leurs cris lui reviennent. Ce sont les cris atroces d’amis soumis à la torture du four. Des flammes, comme des pinces, leur ont arraché la chair du crâne. Langue, yeux, nez déchirés lambeaux par lambeaux. Ernst n’a pas pu les sauver. Lui-même, presque asphyxié, a bien failli périr brûlé.

    Sa réflexion tombe net. Brusquement, des éclairs argentés surgissent à bout d’horizon. Deux taches blanches au milieu de l’orgie de couleur. Deux oiseaux d’acier. Deux chasseurs. Difficile de distinguer à quel camp ils appartiennent, à cette distance et à cette vitesse. Moteur hurlant, ils foncent droit sur le village. Ernst s’accroupit, protégé à couvert derrière une clôture de bois. Son regard se précise alors. Surtout son oreille s’affine. Ce sont des Soviets. Des Yaks, dont les silhouettes se découpent, effleurés par le crépuscule. Soudain, les ventres mêmes des nuages se déchirent derrière eux. Deux Messerschmitt allemands fondent sur les engins soviétiques.

    À cette hauteur et dans l’air glacé, presque solide, les bruits se répercutent très nettement et portent très loin, comme s’ils retombaient en pluie sur le village. Des balles déchirent l’air. Des moteurs hurlent avec des cris de souffrance. Ceux que poussent les mécaniques blessées et tordues par les efforts extrêmes du combat, en lutte contre les lois de la physique.

    Bouche ouverte, yeux en larmes, Ernst regarde avidement le spectacle, de nouveau gamin à la foire de son enfance, ou mortel voyant les dieux aux cieux se prendre à la gorge et s’entretuer. La danse s’accélère. Montées, descentes, virages brusques s’épousent. Puis, les tirs reprennent. Des balles, autant de lames, éventrent la carlingue des Yaks. Des rafales, autant de mâchoires, se ferment à pleine giclée sur les ailes et secouent la matière arrachée à grands lambeaux. Des flammes courent et dansent sur les fuselages. Étranges diablotins qui œuvrent à dépecer et à démanteler la chair de fer recouvrant la charpente.

    Soudain, un premier Yak s’enflamme et se désagrège dans une grande gerbe de feu, maelstrom de débris projetés en tous sens dans l’atmosphère. Du cockpit naît et s’épanouit un ballon blanc suspendu dans les airs, sous lequel une très mince silhouette, nimbée d’aurores, oscille et descend lentement. À son tour, le deuxième avion soviétique est blessé. En perte de vitesse et d’altitude, il hurle son désespoir, tandis qu’il revient dans une boucle vers les isbas ; que sa masse griffe et égratigne le crépuscule ; que de grandes bouffées de fumée s’accrochent à son corps lacéré, touché à mort. Désormais son piqué rase les toitures. Ci, un toit crève avec fracas sous son ventre. Là, des chaumes se soulèvent et s’agitent, comme de vastes chevelures désordonnées.

    Pareil spectacle absorbe complètement Ernst. Sa bouche s’ouvre sur un cri. Un cri éteint au fond de sa gorge quand l’avion s’écrase à 500, voire 600, mètres du village. Dans un grand bruit, l’engin rebondit, une fois, deux fois. Autour, la neige est rejetée en l’air, comme une fumée à laquelle se mêle divers débris. La queue semble vouloir passer par-dessus l’avion, cependant que l’engin glisse et que la carlingue est traversée de cahots, autant de spasmes d’agonie. Enfin l’aéronef s’enfonce dans une immense dune blanche, au milieu d’une nouvelle explosion de débris et de neige que pousse et disperse la bourrasque hurlante.

    Ernst n’est plus seul. Tout au spectacle, il n’a pourtant rien remarqué. Partout, des tankistes allemands et des civils russes se dressent sous les vents. Hypnotisés comme lui, ils ont eux aussi piétiné dans la neige, le regard humide, le front dressé et planté dans le ciel. Maintenant, SS en tête, ils acclament la victoire allemande en hurlant et en tapant des mains. Parmi cette petite foule, deux tankistes, aigris de vodka, hargneux des suites de la dernière attaque terroriste, interpellent un vieux moujik, dont la nuque se courbe pour cacher la flamme brûlant au fond de ses yeux.

    Avec une violente claque derrière la tête, un des Allemands lui arrache son bonnet de fourrure, tandis que l’autre semble l’enhardir et l’encourager.

    — Voilà votre Russie. C’est fichu ! Staline à la potence !

    Heureusement, Ernst veille. En lui s’agite et se gonfle la volonté de prouver que l’Allemagne a encore une âme, que le lieutenant a tout faux, que l’Armée ne se comporte pas ici en brute. Un regard, quelques mots suffisent à disperser les tankistes. En réaction, le vieil homme lève sur lui un visage touché de reconnaissance. Son épais cuir, tanné par une vie au grand air, s’assouplit sur un sourire dans lequel poigne quelques dents gâtées par la pipe et une mauvaise hygiène.

    Ernst se détourne de lui. D’autres préoccupations le guident.

    — Avec moi ! Ces pilotes ne doivent pas tomber aux mains des partisans !

    Aux interpellations s’oppose le silence. Nulle réponse ne s’échappe des gorges gelées. Rien que cette fumée blanche que le vent souffle et disperse, tandis que le crépuscule perd de son faste et qu’autour, les ombres, comme une bruine de nuit, répandent leur manteau bleu sombre, couvrant les formes, adoucissant les silhouettes dissoutes dans la pénombre qui enveloppe toutes choses.

    Chassés par la nuit et appelés par la bouteille, Vieux et SS restent indifférents aux appels du sergent. Déjà ils sont sur le chemin du retour. Déjà ils se dorent en pensées auprès du foyer. Pour une fois, les deux querelleurs sont du même avis. Au diable, la Russie et ce pilote ! Alors, Ernst change de ton ; il avance l’épaule et la main, comme pour présenter l’insigne de sergent à sa manche et souligner son grade.

    — Messieurs, avec moi ! En avant ! C’est un ordre !

    Derrière, la porte de l’isba s’ouvre sur Bœuf, dressé sur ses béquilles. Lui n’hésite pas. Il s’avance déjà. Quelques enjambées suffisent à l’essouffler et à éveiller sa blessure. Sa jambe abîmée est lourde à porter. Son pied, taillé par la scie, le fait souffrir. Tant et si bien qu’une grimace à peine visible remue et tire son épais faciès, au naturel pourtant impassible.

    — Sauf toi, Bœuf ! Les autres, avec moi !

    Sur ces mots, Ernst s’avance. Dans la neige et le froid, quatre hommes le suivent. SS, Vieux et les deux autres tankistes hargneux du Tigre 112. Eux aussi réquisitionnés contre leur gré. Eux aussi pourtant des collègues et camarades du premier peloton. Dans ce désert blanc qui les avale, ils peinent et trébuchent. Tantôt l’un glisse. Aussitôt on le relève. Tantôt l’autre s’enfonce jusqu’à mi-cuisse dans les grandes lames de neige.

    Lentement, la nuit se referme sur eux. Toute lumière s’efface, remplacée par les ombres bleutés qui teintent et noient la contrée. Au loin seulement, des débris en flammes luisent et trouent la pesante tombée des ténèbres. Comme un phare, l’incendie les appelle.

    Cent mètres plus loin, ils dépassent un poste d’observation, simple trou d’infanterie surmontée d’une toile de tente, au fond duquel brûle un petit poêle de tranchée ; autour, se pressent deux sentinelles indolentes fumant et buvant, bretelle de la carabine à l’épaule. À leur rencontre, Ernst s’écrie :

    — Avec moi, camarades de l’infanterie !

    — Impossible, Herr Sergent. Ordre formel de notre adjudant de ne pas sortir de notre trou.

    — Mon copain dit vrai. Faudrait pas recevoir un blâme.

    Ernst serre les dents et peste. SS et Vieux l’ont rattrapé. Les deux autres traînent plus loin derrière, leur visage noyé dans la pénombre, sous la chapka de fourrure qui leur barre le front. Ses deux camarades le regardent comme pour lui dire de rentrer. Dans le jeune visage de Klaus, des yeux humides implorent, comme ceux d’un chiot qui geint. Mais il ne dit rien. Seul Vieux ose parler. Il a l’habitude de râler.

    — Ernst, mon ami. Cette équipée sans arme, par – 30 degrés, c’est de la pure folie.

    — Tu as peur, Vieux. Dis-le. Les partisans te secouent.

    Ernst l’a frappé là où le soldat est vulnérable. Dans son orgueil viril. Dans le contrat moral de ne jamais flancher qui lie les camarades entre eux. Pourtant, Trettner ne bronche pas. Sous le bonnet de fourrure, dans le trou du passe-montagne qui lui serre la face, la tache de son visage apparaît, plissée et ravagée par les épreuves. Ses yeux sont noirs de nuit. Deux grands trous un peu tristes, comme ceux d’un enfant perdu dans un corps usé. Ceux d’un homme vieilli avant l’âge. Et au milieu de cette tête usée à la chair marquée, le blanc des yeux luit, les pupilles s’écarquillent et s’ouvrent pour fouiller la muraille grise qui se presse lentement sur eux. Trettner n’est pas prêt à une nouvelle aventure livrée aux nez de la Mort. Ses nerfs sont tendus, usés par les combats du dernier mois. Son moral, à peine reconstitué, a été ébranlé par l’attaque terroriste lancée contre leur fête, deux jours plus tôt. Il veut la paix. Il veut du repos.

    — Oui, mon sergent. En bon copain, je vais te l’avouer. J’ai peur. Ce bois là-bas, ça grouille de partisans. J’en mettrais ma main au feu. L’autre jour, on l’a échappé belle. Mais cette nuit, j’ai pas une bonne impression. On n’a rien d’autres que nos pistolets réglementaires. On n’a pas d’escorte d’infanterie. Rentrons.

    Ernst ne répond pas. Il doit bouger. Le poids de ses pensées est trop lourd à porter. À se dorer paisiblement le ventre à la chaleur, il serait lentement, sûrement écrasé par le doute. Du geste de la main, il ordonne qu’on le suive. Les cinq hommes tirent leur pistolet de leur étui et poursuivent leur marche.

    Le vent siffle et s’acharne. Ernst est épuisé déjà. Ses yeux pleurent. Son nez n’est plus que torrent, des muqueuses liquides imbibant son écharpe pour geler aussitôt, dans une barbe blanche grotesque. Sous lui, ses pas patinent parfois sur la croûte glacée, parfois s’enfoncent. Il a mal estimé la distance. Un peu, peste-t-il, comme nos généraux lors de l’invasion de l’URSS.

    L’avion est encore à plus de 500 mètres. Peut-être un kilomètre. Il se maudit. Il maudit la Russie. Il maudit toute chose. Ses pensées accompagnent ses pas. Aussi lourds l’un que l’autre. L’Allemagne a-t-elle le droit de vaincre, si sa victoire naît dans le massacre ? Pourtant, si elle perd, elle sera détruite. L’Allemagne de ses pères ne se relèvera pas. Le traumatisme de la trahison de 1918 vit dans le cœur de tous.

    En 1918, la Révolution a fait perdre la guerre à l’Allemagne. Or, la Révolution, n’est-ce pas l’aboutissement du doute et de la contestation ? Qui conteste et doute finit-il immuablement par poignarder les camarades ? Douter, n’est-ce pas déjà un peu se révolter et déserter ? Ernst le croit. Beaucoup de compatriotes pensent exactement comme lui. Il le sait. Il croit aussi que douter, c’est insérer un coin entre ceux qui mènent et ceux qui suivent. C’est affaiblir tout l’édifice hiérarchique de l’Armée, c’est s’attaquer à ses bases et c’est, au final, risquer de la jeter à bas et priver l’Allemagne de toute protection. Ainsi, la patrie serait livrée en pâture à la sauvagerie asiatique du bolchevisme stalinien, au goulag et aux knouts des commissaires. Dans l’unité, dans la communauté du peuple sacrée, naîtra la victoire. C’est là, la promesse du Führer.

    Cette nuit toutefois, d’autres préoccupations plus urgentes, moins abstraites l’appellent. Enfin, ils approchent. Au fond des ombres luit la première épave détruite. Ses débris en flammes éclairent la seconde épave, en meilleur état, dont les formes se devinent encore, même à demi détruite, même à demi effacée par la nuit et les nouvelles congères ayant grimpé sur elle, lentement comme une marée montante. Ernst la désigne de la main.

    — Camarades, encore un effort ! Un dernier effort !

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