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Le signe du loup: Roman régional historique
Le signe du loup: Roman régional historique
Le signe du loup: Roman régional historique
Livre électronique449 pages7 heures

Le signe du loup: Roman régional historique

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À propos de ce livre électronique

Plongée dans l'époque des révolutions du XVIIIe siècle en Ardenne belge

1789. 1790. 1792. Les tourmentes révolutionnaires n’épargnent ni l’Ardenne, ni l’ancien duché de Bouillon.
La neige. Le froid. La faim. La misère. La guerre.
Dans leur fuite pour rejoindre l’Armée des Princes, des émigrés français abandonnent un enfant de quelques mois. Emmailloté dans la pelisse sanguinolente d’une louve abattue devant ses louveteaux, il devra la vie au bon vouloir de modestes paysans, Joseph et Louise Jamet. On le baptisera François-Noël, et on ajoutera « Raison » à ses prénoms parce que, là-bas aussi, on croit à l’avènement de la liberté par la république.
La ville et les anciennes paroisses du duché passent convulsivement de l’ancien régime à celui du Département des Forêts. Il faut survivre.

La vie du gamin est partagée entre, d’une part, l’acharnement des malheurs qui s’abattent sur sa famille adoptive et d’autre part l’éveil de sa sensibilité aux choses de la nature, de sa personnalité mystérieusement marquée par le destin. À l’écoute de la vie sauvage, il se sent fort proche des animaux, et particulièrement des loups.

Une rencontre intense entre l'Homme et l'animal dans les forêts d'antan...

A PROPOS DE L'AUTEUR

Romancier et auteur de nouvelles, Jules Boulard est diplômée de philologie romane. Aujourd'hui retraité, il fut professeur de latin, grec, français et histoire dans plusieurs établissements scolaires de Wallonie. Il est également membre de la Société des poètes français.

EXTRAIT 

C'était encore une sorte de demi-sommeil, quelque part à mi-chemin entre cauchemar et réalité.
La neige était tombée toute la nuit. Mais sous les branches basses du sapin où il s'était réfugié, elle n'avait pas plus d'épaisseur qu'un linceul. Partout ailleurs, elle s'accumulait déjà, contraignant les arbustes, courbant jusqu'au sol genêts et fougères.
La forêt s'éveillait avec peine, surprise, toujours silencieuse, comme pour retenir un vague et lointain reste de chaleur, ou alors... peut-être était-ce parce qu'elle n'attendait qu'un signe ? Or, le jour ne venait qu'à pas feutrés.
LangueFrançais
ÉditeurWeyrich
Date de sortie9 déc. 2014
ISBN9782874892349
Le signe du loup: Roman régional historique

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    Aperçu du livre

    Le signe du loup - Jules Boulard

    Préface

    Jusqu’à leur extermination en Ardenne vers 1870, les loups ont fait partie de l’univers naturel et social des populations. En outre, leur souvenir fabuleux a survécu longtemps dans l’imaginaire collectif.

    Aujourd’hui – première dimension occultée par la seconde, elle-même peu à peu réduite à une imagerie inconsistante –, leur présence physique naguère bien concrète est quasi totalement oubliée, sinon ignorée. Pourtant, il s’agissait d’une réalité forte, parfois obsédante : l’histoire a notamment conservé la mémoire d’hivers dont la rigueur poussait les loups, en hordes affamées, jusqu’aux portes des villes.

    Cette proximité quotidienne, les analogies entre les structures sociales des meutes et celles des groupes humains, l’existence de bien d’autres traits communs, voire certaines concurrences, avaient tissé des liens très forts entre ces êtres si différents et si proches à la fois.

    À l’heure actuelle encore, des documents audiovisuels prouvent que des connivences peuvent se manifester, se développer entre les uns et les autres, allant même jusqu’à des « dialogues » significatifs, comme en témoignent des expériences menées dans le Grand Nord canadien.

    Ces phénomènes aussi merveilleux que mystérieux ont accrédité jadis non seulement la croyance en l’existence de complicités entre les loups et certains hommes, mais également la conviction d’une compréhension réciproque qui ne se développait pas uniquement dans des échanges de langage, et que l’on considérait toujours avec méfiance, sinon effroi.

    Vérité ou légende ? Il n’est pas aisé de faire la part des choses…

    Il est certain par contre que les dernières années du XVIIIe siècle, avec leur long cortège de guerres, de famines, d’invasions, de pillages, d’épidémies, avec leurs charniers et leurs misères, ont porté au paroxysme la violence et son cortège de malheurs, aux dépens des deux sociétés, celle des gens de nos campagnes et celle des loups de nos forêts.

    Mais c’est aussi dans l’agitation tumultueuse de ce chaudron de l’Histoire que sont nées les grandes idées modernes des droits de l’homme et de l’indépendance des peuples.

    Ceci est un roman. Que la chose soit bien entendue. C’est l’histoire de plusieurs destinées – hommes et loups – parfois convergentes, toujours vraisemblables, sinon vraies.

    J’ai choisi d’en développer l’intrigue dans un contexte historique précis, avec pour cadre une région bien définie : cette partie du Luxembourg belge qui forma jadis le duché de Bouillon et ses alentours, entre 1789, année de la Révolution française, jusqu’en 1815, fin de l’Empire.

    Ce fut en effet une période très troublée, riche en événements variés, sociaux et militaires.

    Mon premier but est d’évoquer ces temps très durs à vivre, et, ainsi, rendre hommage à la ténacité des peuples, à leur courage, à l’immense générosité du cœur qui semblait être une grande qualité des gens simples de l’Ardenne.

    Mon second objectif se veut un peu plus ambitieux. À partir des souvenirs laissés par quelques personnages hauts en couleur de cette époque lointaine, et en imaginant les liens qui auraient pu les relier entre eux comme à certains faits dramatiques, j’ai tenté d’aller au-delà des relations historiques souvent désincarnées, cherchant à ranimer les vies, donnant du relief et du mouvement à des images d’Épinal, pour faire pressentir combien, derrière la linéarité d’un récit, la sécheresse d’une évocation, le trait d’un dessin, en deçà des chiffres, des attendus, il y a eu d’émotions, de passions, de bonheurs ou de drames.

    D’aucuns croiront découvrir, derrière tel ou tel nom, les silhouettes bien réelles de personnages précis qui défrayèrent les chroniques du temps. Je reconnais que certaines destinées ne doivent pas être enrichies d’une grande part d’imaginaire pour entrer de plein droit dans le monde du romanesque.

    Pourquoi un auteur ne pourrait-il pas leur permettre de revivre sous d’autres noms et les accompagner, dans son récit, au hasard d’une seconde existence, à la découverte de leur temps comme des liens profonds ou capricieux qui tissent la synthèse d’une époque ? Mais alors… est-ce encore vraiment un roman ?

    Je remercie vivement celles et ceux qui, par la minutie de leurs travaux scientifiques ou historiques, m’ont donné accès à l’authenticité.

    L’auteur

    0

    Hors du temps

    […]

    C’était encore une sorte de demi-sommeil, quelque part à mi-chemin entre cauchemar et réalité.

    La neige était tombée toute la nuit. Mais sous les branches basses du sapin où il s’était réfugié, elle n’avait pas plus d’épaisseur qu’un linceul. Partout ailleurs, elle s’accumulait déjà, contraignant les arbustes, courbant jusqu’au sol genêts et fougères.

    La forêt s’éveillait avec peine, surprise, toujours silencieuse, comme pour retenir un vague et lointain reste de chaleur, ou alors… peut-être était-ce parce qu’elle n’attendait qu’un signe ? Or le jour ne venait qu’à pas feutrés.

    Malgré la pelisse et l’écharpe, l’homme se mit à trembler. Le froid s’était emparé de tout son être, insidieusement, au fil des heures. Sans qu’il puisse s’en rendre compte, le gel avait saisi, figé tout son corps, et son esprit lui-même s’engourdissait à son tour.

    Un dernier sursaut de pensée rebelle tentait encore d’animer une onde dans le flot pétrifié de sa mémoire. Mais le souvenir glissait, dérapait sur la glace. Il ne pouvait plus le saisir. Il lui échappait au point de ne plus savoir ce qu’il fuyait. Quelle menace ? La peur ? La mort ? La vie ? Le temps ?

    Ou alors fuyait-il parce que la fuite était sa seule façon d’être, d’exister ?

    Comme il avait perdu la notion du temps, il avait aussi perdu le sens de son errance. C’était un grand vide, un tourbillon vers le néant, comme les tourbillons de neige en brouillard, une attraction fatale dans l’oubli, aussi irrésistible qu’inexplicable.

    Puis, d’un coup, un vent sauvage, accouru du nord, entreprit de secouer la forêt, l’empoignant, la giflant, tordant les cimes, secouant leurs chevelures blanches et emportant, dans ses sursauts coléreux, de folles bourrasques de poudreuse.

    Aveuglé, assourdi, au bout de toute ressource comme de toute énergie, l’homme se recroquevilla contre le tronc rugueux.

    Une image ! Ah ! s’il avait pu seulement retrouver une image, une esquisse, ne fût-ce qu’une hallucination ! Mais, d’hallucination, il n’y avait que celle de la tourmente blanche qui malmenait l’horizon, celui du paysage, très court, ainsi que celui de sa propre conscience, si loin !

    Ce fut le bruit mené par les sangliers dans leur bauge voisine qui perturba sa torpeur douloureuse.

    Il était glacé, de plus en plus profondément. Seul l’instinct de tout fuir, d’oublier, d’en finir semblait encore s’agiter comme la flamme vacillante d’une bougie dans son être accablé, incapable de mouvement comme du moindre effort de pensée.

    Une hallucination ! Oh ! seulement une hallucination pour savoir, pour retrouver la mémoire de soi… Ou alors, s’enfoncer à jamais… À jamais, dans le froid, dans la neige, dans le vide, dans l’oubli…

    L’oubli de quoi ? Il n’avait pas de mémoire.

    Mourir.

    Peut-être tout cela pourrait-il s’achever plus vite et plus sûrement s’il parvenait à jeter les dernières de ses forces dans une course folle, jusqu’à l’épuisement ?

    La tourmente de neige bouleversait tout, autour de lui comme en lui. Insistante obsession, sauvage et brutale, hallucinante, et si violente qu’il ne se rendait même pas compte qu’elle confondait le présent et son histoire, sa propre mémoire : sa propre histoire qui gisait là…

    Le fort vent de bise rugissait.

    Il lui fit face comme pour un défi désespéré, le visage criblé par les flocons. En trébuchant, en s’arrachant aux entraves des ronces et des branchages jonchant le sol, il se lança dans la course par un ultime effort, titubant, tombant, se relevant, sans larmes et sans cri, retombant, repartant.

    Il franchit ainsi un ruisseau, une rivière aussi, sans s’inquiéter du froid qui, à présent, cadenassait ses chevilles, lui gelait les pieds.

    […]

    I

    Le signe du loup

    Ce n’est que bien après les grands bois de Sedan, au sortir de la forêt de Bouillon, qu’on les aperçut.

    Alors que, durant toute la traversée du massif, il y avait de quoi frémir en imaginant le pire entre tout ce qui pouvait arriver, seuls quelques flocons de neige étaient tombés, brisant la dure monotonie des cahots.

    De temps à autre, des relents nauséeux s’échappaient des amas de feuilles mortes. Et toujours, par-dessus les têtes, l’agitation des grands gestes que les chênes adressaient en secouant dans la bise leurs bras moussus.

    Puis, les bourrasques étaient devenues de plus en plus folles, de plus en plus froides, de plus en plus drues.

    La forêt n’en finissait pas. Ni la vallée s’allongeant de méandre en méandre. Ni les chemins de fuite choisis à l’écart des routes jugées trop fréquentées… Et pas davantage les escarpements, parfois si durs, si ardus que l’espoir d’arriver semblait devoir basculer dans les ornières.

    Combien de dernières lieues encore ? Par combien d’autres mauvaises voies forestières… pour dégringoler d’un côté de la vallée, puis gravir de l’autre les raides coteaux de la Semoy ?

    Et ce gosse qui pleurait !

    Combien d’heures de route ? – les plus hasardeuses, les plus pénibles, les plus froides, les plus accablantes, par d’autres chemins détournés, avant de souffler ? Et cela pour autant que les nues toujours plus sombres, et la neige de surcroît, avec tout le reste… et surtout les sans-culottes, le leur permettent.

    Combien d’efforts enfin pour rejoindre le « Chemin Neuf¹ » qui étirait ses longueurs de village en village ? La voie par laquelle passaient, il y a peu de temps encore, des rouliers, des journaliers traîne-savate, quelques bûcherons, des charbonniers, ou, plus rarement, les diables mal venus de chevau-légers de l’évêque de Liège, rançonneurs ferraillant le schiste sous leurs galops d’enfer.

    Depuis l’automne de l’an 1790, on y voyait beaucoup moins de charrois, moins de marchands, mais bien plus de fuyards français, pillards, chapardeurs ou mendiants, poursuivis par les révolutionnaires. C’étaient des cohortes d’émigrés cherchant à rejoindre l’armée « des princes », les troupes de Bourbon plus ou moins mal cantonnées dans les Ardennes ou au-delà de Meuse.

    Le cavalier qui galopait devant la calèche entrevit les silhouettes bien avant que les autres ne s’en effraient. À demi aveuglé par la soudaine débandade des flocons, probablement n’aurait-il rien deviné si son cheval n’avait soudain tressailli. Puis l’animal s’était mis à hennir, à lutter avec autant de force que d’effroi contre le mors et contre les éperons qui lui imposaient d’aller de l’avant. Sans doute est-ce même le sursaut de panique de sa monture qui lui fit comprendre que les formes grises, fantomatiques, fuyantes, devinées dans la brume farineuse des lisières festonnées de fougères avachies, étaient à coup sûr de sombres créatures de Satan.

    Lourdement, chassé par une bourrasque nouvelle, le ciel plombé fut rejeté sur le chemin, masquant la vallée, ramenant l’horizon – et la peur aussi – à quelques pas, effaçant d’un coup l’orée avec les débris de fougères, d’aconits et de ronciers, les bosquets de prunelliers parmi les prés, les buissons qui chevauchaient les talus, les rares masures de Curfoz, encore lointaines, mais rassurantes.

    Ils gagnèrent deux ou trois pénibles lieues. Puis, enfin, le sommet de la côte.

    Bientôt, au-delà du village, ils s’enfonceraient en Ardenne.

    Muselant les bruits, déchirée en charpie par les branches, la neige de plus en plus épaisse feutrait tout. Les chevaux en eurent vite à hauteur des fanons. Et toujours le vent sauvage réveillait les plaintes, les gémissements des damnés accrochés aux houppiers des plus grands arbres. À lutter contre la bise, à tutoyer la rocaille, à foncer dans l’averse des cristaux qui lui frappait les yeux, le cheval d’escorte se remit à broncher, puis à suer. Mais sa sueur était de glace… Le cavalier comprit bientôt qu’elle lui venait avec la peur. Alors, tout en maintenant une main crispée sur le bridon jusqu’à en incruster le mors dans les barres, il glissa l’autre sous la cape et sa casaque de buffle pour en dégager un long pistolet d’arçon qu’il arma en basculant le chien pointu.

    Derrière lui, à portée de mousquet, retombé du galop dans un trot prudent, l’attelage peinait tout autant. Sur son banc, le cocher grelottant recroquevillait sa carcasse dans un trop grand manteau dont les plis se remplissaient de neige. Elle s’infiltrait partout, se faufilait par le col, puis gerçait la peau comme un humide baiser de mort… Baiser humide et horriblement glacial.

    L’homme houspillait, jurait, fouettait, secouait vainement les rênes. Les deux bêtes pourtant bien vigoureuses ralentissaient, s’épuisaient, saisies d’une même appréhension, du même effroi. Elles trébuchaient, glissaient à s’en tordre les boulets, vacillaient, puis repartaient dans un ahan forcé, fouetté, arraché à chaque pas.

    — Ventre-saint-gris ! Jonas ! Mais avancez donc !

    La voix peu engageante, déchirant des pleurs d’enfant, venait de l’intérieur de la caisse noire, couverte de boue, fermée comme un coffre, rideaux tirés.

    — Les bêtes sont effrayées… Elles peinent dans les ornières et dans la neige…

    Lui-même – le cocher qu’on avait appelé Jonas – tout dolent, ne parvenait plus à contenir le petit tremblement qui lui courait du menton jusqu’aux mains et dont on n’aurait osé affirmer qu’il venait davantage du froid que de la peur de se perdre. C’est à peine s’il pouvait entrevoir encore, tant la bourrasque devenait dense, la silhouette fantomatique du cavalier… Pire, la piste des ornières, elle aussi s’effaçait, ensevelie dans le linceul de neige, engloutie dans un brouillard blanchâtre et de mouvantes congères.

    Depuis le gué de l’Épine, on n’avait cessé de grimper. À présent, on devinait encore la montée, mais on ne la discernait plus – ce qui usait davantage l’effort de l’attelage – pas plus qu’on ne discernait la déchirure de la vallée, les taillis de chablis, serrés, qui, vers l’arrière, s’alignaient jusqu’à la rivière, et moins encore, pourtant à quelques pas, l’échancrure de la falaise, la longue estafilade de la roche qui s’étirait jusqu’à l’ermitage du bois des « Différends ».

    Dépité, le cavalier dut mettre pied à terre. Il enfila le bras entre les rênes qu’il fit glisser sous l’aisselle, et, plié en deux par le fouet de la bise, le pistolet toujours dans une main, employa l’autre à rabattre le bord de son chapeau de feutre, en visière, devant les yeux. Le cheval s’agitait de plus en plus. Les sursauts d’effroi qui tendaient le bridon déséquilibraient l’homme, lui secouant durement l’épaule. Il se mit à jurer, glissant, trébuchant à son tour, portant chasuble de neige et cierges de glace. Plus la moindre trace, ni ornières ni chemin…

    — Par le diable et saint Macaire, vas-tu suivre, sale rosse !

    Et l’animal dont les crins poisseux collaient à l’encolure cherchait au contraire à se cabrer comme à détaler…

    Jonas, crispé sur sa banquette, grelottait de plus belle. Ajoutée au froid de l’angoisse, l’eau de neige lui nouait les tripes. La fatigue, elle aussi, tombait en lourds flocons sur ses paupières. Ah ! dormir… dormir quelques instants, le temps d’un Pater, d’un Pater ou même d’un Ave. Le col de drap mollissait et la neige en profitait pour se faufiler, se couler puis se fondre dans la nuque, le long de son échine. Sa poigne fatiguée, sur les cuirs, mollissait tout autant. Les chevaux, laissés à bout de bride, sans aucun appui, avec leur frayeur, et leur fatigue aussi, trébuchaient, ne tiraient plus ensemble. Le timon, secoué à hue et à dia par les chaînes des palonniers tantôt trop lâches, tantôt trop dures, leur battait les flancs. Et toujours les pleurs, et surtout les cris, venus de la caisse…

    — Jonas, mais que faites-vous ? Morbleu ! Fouettez ! Avancez donc ! Vous attendez quoi ?

    Alors le cocher, de sursaut en sursaut, s’engourdissant dans le froid, empoignait les rênes lisses et gluantes, tirait à l’aveugle, puis retombait dans son sommeil de transi…

    Il tira tant et si mal que l’attelage, perdant la trace, s’enfonça dans la tourmente, buta sur la roche contre laquelle la roue de droite vint cogner à son tour, ce qui la fit jaillir de la fusée comme un œil hors de son orbite. Toute la caisse glissa en se couchant à demi sur le flanc. Une femme cria. L’enfançon se mit à hurler.

    Ce n’est pas le diable qui se hissa hors de la boîte, mais une espèce de croquemitaine encagoulé de laines et de fourrures.

    — Jonas, je vous étriperai ! Êtes-vous seulement capable de mener un tombereau ? Comment allons-nous sortir d’ici, à cette heure ?

    — Mille pardons, Messire, pleurnicha Jonas, tout à fait réveillé pour le coup.

    — Je vous ai dit de ne plus m’appeler ainsi ! Ventre-saint-gris ! Quand sortirons-nous de cette forêt ? Où est passé Grandjacques ? C’est lui qui connaît la route…

    — Faites excuse, euh !… Citoyen… N’êtes-vous point blessé ? Le sommeil m’a engourdi, et c’est le diable, à coup sûr, qui m’a cloué les paupières… Et l’enfant, n’est-il point blessé lui aussi ? et la dame … Euh ! la citoyenne ?

    — Jonas, à présent il n’y a plus ni Dieu ni diable ! Ni sire ni dame ! Il nous faut être rendus au plus tôt… Si nous n’arrivons avant le jour, nous courrons grand risque d’être surpris, dénoncés, poursuivis et reconduits ! Où est donc Grandjacques ?

    — Je ne sais… Mais il faudrait pouvoir redresser la voiture et replacer la roue…

    — Faites vite et… si je ne puis doubler vos gages… je vous donnerai… mon grand collier de Saint-Michel… Sinon, ventre-saint-gris et foi de moi, je jure que je vous larderai comme une poularde embrochée… avant d’être mort de froid !

    Et l’autre allait, de la portière béante au-dessus du coffre à la roue gisante que la neige recouvrait déjà. Il allait et revenait, ne sachant où mettre la main ni donner de la tête. Les deux bêtes se débattaient, empêtrées dans les palonniers, dans les sangles et les chaînes d’attelage. L’homme d’escorte, lui, avait disparu, happé par la tourmente. Le vent de bise semblait pourtant s’être adouci quelque peu, laissant place à un silence pesant, comme fait de coton ou d’étoupe. Mais la neige tombait toujours, toute droite à présent et à gros flocons.

    Jonas, désespéré, en était au bord des pleurs d’impuissance et de l’épuisement… C’est alors qu’il entendit les hurlements, aussi lointains que le jour, aussi effrayants que la nuit, et, peu après… beaucoup plus proche, un autre cri.

    *

    Dans sa grotte suintante, bien que la neige en eût assourdi l’écho, Anselme, l’ermite, le moine de Rochefort qui avait préféré l’inconfort de la liberté à la règle du couvent, les entendit lui aussi. Alors, il noua sur ses épaules une cape de tiretaine* toute raide de crasse, puis coiffant sa crinière grise, folle et clairsemée, d’un vieux tricorne graisseux, il prit le bâton ferré et s’engagea sur le mauvais sentier de l’ermitage.

    Une trouée de ciel, à peine large comme un mouchoir de donzelle, où s’accrochait une étoile, réveilla le souffle glacial du vent de bise. L’homme remonta la cape contre sa nuque. Neige sur boue, gelée avant trois jours, marmonna-t-il… En quoi il ne se trompait guère car, sur les fins rameaux de bouleau dont on faisait les balais, les derniers cristaux fondants se pétrifiaient déjà en chandelles de morve durcie.

    La sente avait disparu et, avec elle, tous les repères habituels. Hampes d’aconits, épilobes, touffes de folle avoine, genêts, même les noisetiers, tout était gommé, tout s’était avachi sous les congères amoncelées. Il fallait qu’une longue habitude des va-et-vient s’ajoute à la mesure ainsi qu’au nombre des pas pour deviner sans erreur le passage damé à l’aplomb des escarpements, et surtout ne pas quitter le bord de la falaise.

    Du haut de l’ermitage de Saint-Lambert, on découvrait les étroits méandres de la Semoy vers Botassart. Au couchant, c’était la faille de Lorihan, avec de temps à autre la balafre de la piste qui écrasait les buissons, s’accrochait aux talus, dégringolait jusqu’au méchant pont de rondins qui doublait le gué. Puis la faille repartait à l’assaut de l’autre versant de la vallée, en sous-bois jusqu’à l’orée qui s’ouvrait sur le plateau des landes et des essartages de Sensenruth pour s’enfoncer ensuite, comme pour se perdre à jamais dans la noire forêt d’Ardenne.

    Bien plus tôt, entre deux bourrasques, juste avant que la neige ne se mette à tomber pour de bon, Anselme, intrigué, avait aperçu au loin l’attelage avec le cavalier de l’escorte. Lorsqu’ils étaient arrivés à hauteur du gué, le bruit des sabots et des roues bandées d’acier avait résonné dans toute la vallée. Peu après, la tempête s’était réveillée d’un coup. Elle fouettait le paysage, hurlait dans les houppiers des chênes et chassait devant elle de gros flocons blancs sous un ciel très bas aux tons d’ardoise.

    La nuit venue, n’entendant plus rien, il estima que l’attelage devait avoir gravi la colline, atteint la plaine et, probablement… perdu la piste forestière, dans l’obscurité et la neige.

    Alors, ainsi qu’il le faisait chaque fois que des chrétiens en fuite venaient à s’égarer – et ils étaient nombreux depuis trois ans que les hordes de soudards brabançons, autrichiens, français et autres se plaisaient à rançonner, à dévaster –, il décida de se mettre en route sans plus attendre. Il ligota ses braies dans des morceaux de vieille jute. Il serra des lambeaux de pelisse entre les cordons de cuir sous les pieds, comme des houseaux. Après avoir esquissé une génuflexion devant le petit autel où trônait la statuette avec la relique du saint, il tendit la main vers le tricorne, la cape…

    Le hurlement d’un loup arrêta son geste. Il se signa. Il le connaissait bien, mais aussi familier soit-il, chaque fois son poil se dressait aux tempes, et chaque fois, malgré lui, sa main esquissait un signe de croix, conjurant le démon. Puis, peu après, c’en fut un autre, beaucoup plus proche… Alors, vivement, il saisit le fanal et un solide bâton.

    *

    Depuis un bon moment, l’odeur des sueurs moites leur était apportée par le vent. Et aussi l’autre, plus pimentée : celle de la peur. Une sorte de fil ténu, tendu, vibrant, qui agace la truffe, les narines, malignement… Elle fouette la faim. Elle réveille les sens. Elle trouble la sérénité du groupe, irritante. Elle trouble la patience, agaçante. Elle trouble la vision, impérieuse. Mais l’orée du bois est si proche du village… Même sous la neige, l’air est trop chargé de senteurs de braises, de miasmes de fumier, de fientes, de foin moisi, de graillon refroidi, de cent autres relents d’hommes, de mille âcres et puants pissats de chien.

    Aînée, la louve grise que chacun respecte, se méfie. La neige, sous le gel, fige trop les traces. Elle en garde la mémoire. Les effluves, les voix surtout, dans l’air qui cristallise les flocons pour les suspendre en guirlandes festonnées de givre aux aiguilles des pins, en ourlets aux feuilles desséchées des chênes et aux barbes des genêts… les voix surtout remplissent la nuit.

    Et celui-là qui hurle sans cesse… Comme pour défier les fourches, les piques et les mousquets ! Se taira-t-il ?

    Les autres hésitent. Ils ne comprennent pas vraiment pourquoi Aînée qui mène la horde à présent s’est arrêtée à la limite des brûlis. Pourquoi ne les a-t-elle pas emmenés à travers les essartages qui conservent toujours leurs effluves de cendre froide ? Pourquoi choisit-elle en outre de faire demi-tour ? Pourquoi regagne-t-elle le sous-bois d’un air indifférent ?

    Mais, parce qu’elle est Aînée, toute chenue, et qu’elle ne se trompe pas. Même si… même si…

    Même si la neige a chassé les mulots dans leurs galeries, si les lapins sont rentrés frissonner à l’aise dans leurs garennes, si les faisans sont juchés, si les perdreaux sont allés se coucher au pied des meules d’hiver… Même si les biches ont entraîné leurs faons au plus profond des hêtraies, là où les branches sont si basses qu’on ne peut se faufiler qu’en rampant, et qu’aucun assaut n’est possible… Même si les gorets sont serrés l’un contre l’autre en bauge, derrière le terrible rempart des crocs et groins énormes des bêtes rousses… Même… Eh bien ! même s’il n’y a rien à trouver en forêt, la faim d’aujourd’hui est préférable à la traque de l’homme, demain… Le Grand Mâle – si futé pourtant – pris aux mâchoires d’un piège et abattu à la dernière lune montante, en aurait bien su que dire, lui. Et l’oncle, Le Fol, comme son nom l’indique, n’est plus fiable…

    En arrière, seule, traînant en deçà de la lisière, avec ses deux rejetons impatients qui pleurnichent tant la faim leur tenaille le ventre, Mère, l’autre femelle, hésite à son tour. Aînée se trompe peut-être ? Sans doute l’âge lui a-t-il muselé toute audace au point de confondre prudence et sagesse, patience et couardise ? Alors que là-bas, à cinq ou six bonds de distance tout au plus, il y a des bergeries, des clapiers, des poulaillers. Il suffirait…

    La neige, oubliée l’espace d’un instant, s’est remise à tomber à gros flocons, et les chaumières lointaines, avec leurs fumantes cheminées, glissent à nouveau dans le brouillard laiteux. Toute la campagne s’enfouit, se recroqueville dans une pelisse blanche, ne livrant plus du paysage qu’une pelote rebondie, muette, inerte, quasi inodore. L’espoir de la curée s’est englouti avec une grande goulée d’air vif, poivrée de résine, salée d’amertume. Mais la faim, elle, demeure.

    Dure la faim ! Dure la faim, et plus encore pour les jeunes appétits.

    Mère ne s’est pas engagée dans le bois à la suite de la meute. Elle suit la lisière. Elle vient à la crête de la colline. À contre-ciel de neige, les trois ombres glissent comme des fantômes gris portés par la brume farineuse entre des massifs de ronciers blancs et bossus.

    C’est là, comme ils arrivent au détour des chemins taillés dans le schiste, que le fil ténu de l’odeur et de la peur toute moite se renoue, les défie. Le fil ! Le fil les entortille de nouveau, de la truffe aux viscères. Les jeunes, Flambeau, le plus fort avec sa queue touffue, Tache, avec son médaillon noir, se remettent à geindre. Mère sent dans ses entrailles le double nœud de la faim et de l’instinct. Chasseresse, elle l’a suivi, le fil, vers le chemin forestier.

    Dans la forêt, derrière Aînée inquiète, qui ne les voit pas revenir et qui pressent confusément qu’aux affres du jeûne se mêle un poids de drame, le mâle de trois ans se remet à hurler sa faim, auprès de l’autre femelle, à hurler trop haut et trop longuement.

    Ligotés par le fil, attirés, excités par les miasmes de sueur, de moiteur pleine d’angoisse mêlée aux senteurs épicées de cuir mouillé, les autres n’entendent ni les grognements ni les jappements de Mère qui hésite à son tour, flairant aussi des relents d’homme et de poudre. Les jeunes insensés se mettent à courir… se mettent à sauter par-dessus les mottes des sillons retournés, jaillissant, comme si la faim leur accrochait des ailes.

    Jeté entre les deux odeurs de meutes, celle du clan des Fauves dans la forêt proche, et celle de la petite horde affamée dans la plaine là-bas, le cheval se libère, s’arrache de l’homme. Mais il ne sait ni comment ni par où courir sa fuite.

    Soudain, rênes lâchées, sa grande ombre folle, masse échevelée, bondissante, hennissante, se jette en avant, ahan et souffle, ruant des quatre fers… Avalée d’un coup par la double nuit de l’obscurité et du ciel plombé qui s’ajoute à la densité d’un taillis de prunelliers… Puis aussitôt retrouvée quand le bridon, emmêlé, noué dans les branches épineuses, l’entrave, l’immobilise, l’offre au carnage, tel un appât.

    Lorsqu’il se retrouve ainsi, tout à coup impuissant devant les trois chasseurs, il se pétrifie sous leurs regards dorés. C’est une chape d’angoisse qui lui soude les quatre fers au sol. Statue bottée de glace.

    Tout grognant et la bave aux crocs, les jeunes loups resserrent alors leur approche et leur audace. Comme si elle trouvait là l’occasion d’une initiation à la curée, la louve elle-même en oublie toute réserve, excite la faim, et attaque. Pourtant, la monture retenue, même ligotée aux branches, reste une proie dangereuse qu’il faudrait faire basculer. L’encolure haute et forte ne craquera pas, ne cédera pas sous la première morsure… Au contraire, ses forces réveillées, les ruades demeurent fort menaçantes… Alors, tandis que les jeunes continuent leurs rondes hallucinantes, le cou tendu, la nuque renversée, Mère hurle son cri, entre appel et plainte, au reste de la meute.

    Déjà, il s’en est fallu de peu que l’animal, sorti de sa stupeur pour une folie désespérée, n’assomme de ses fers et ne broie l’échine du plus téméraire des louvarts, Flambeau, qu’il envoie, sans trop de mal néanmoins, rouler dans la congère.

    Mère relance encore son appel. Là-bas, au-delà des taillis et de l’orée du bois, ni Aînée ni les autres de la horde ne répondent. L’odeur de l’homme est bien trop proche, trop précise. Mais le mufle rempli de celle du cheval, tout étourdie par les jappements de ses rejetons dont l’un vient encore de rouler sous la ruade, la louve ne s’en rend pas compte.

    Elle ne se rend pas compte non plus que, sous le vent, le cavalier qui a couru sur les traces de sa monture, pestant, jurant, emporté par une colère de dépit qui décuple ses forces, à quelques pas, entre deux buissons, la met en joue, fermement.

    Le fracas de la détonation roule jusqu’à la forêt et jusqu’au chemin neuf. La balle de plomb, infaillible, a déchiré l’appel dans la gorge même. Mère tombe d’un coup, sans autre geste qu’un sursaut et deux hoquets avec le terrible gargouillis du sang qui inonde la déchirure. Les jeunes, sidérés, clopinant, fuient aussitôt, poursuivis par l’écho d’un autre hurlement : le cri de triomphe lancé par l’homme.

    — Crève donc ! Je t’ai eue, diablesse !

    *

    Hurlements, fracas et cri ont rebondi jusqu’à Jonas, penché sur la roue tombée. Au seuil de la panique, il s’est redressé d’un coup… pour se trouver face au spectre immense d’un personnage sorti de l’ombre, à contre-ciel, droit et raide comme la justice. De longs cheveux flottent à la bise sous des cornes menaçantes. Drapé dans une longue cape aussi sombre que la nuit, agitée par la tourmente, il tient, rond à plein poing, un fort bâton non moins inquiétant… et, dans l’autre main, haut levée, une lueur d’enfer qui jette une fantasmagorie immense sur le champ de neige…

    — Ventre-saint-gris, Jonas, que se passe-t-il encore ?

    L’homme a jailli comme son juron, encore une fois, de la caisse à demi renversée, brandissant une vieille épée…

    — Jonas, je vous…

    Mais, à voir l’autre cloué de stupeur, la menace ne franchit pas ses lèvres. Son regard suit celui du cocher, écarquillé, comme figé par une hallucination. Il sursaute à son tour en apercevant la silhouette hiératique de l’ermite.

    — De par le diable ! Je vais…

    — Vous allez… quoi… mon frère ?… questionne une voix grave. Il n’y a point de diablerie céans. Rien qu’un humble serviteur de saint Lambert et du Seigneur Dieu…

    — Euh ! Je… nous avons versé… et perdu notre escorte, balbutie l’autre, quelque peu honteux en découvrant la bonhomie dans le ton et, à la lueur du fanal, le geste ouvert de la main tendue.

    Anselme s’approche. Il regarde la roue démembrée. La fusée de l’essieu gît contre la roche, déclavée, retenue comme par miracle, ce qui a évité à la caisse de se coucher tout à fait, de verser dans le ravin, et à la fusée de se briser.

    Les pleurs de l’enfant semblent s’affaiblir quelque peu. Par la porte béante, ouverte à la bise comme à la neige, une jeune femme, emmitouflée dans un châle, cherche à sortir, maladroite et grelottante, encombrée d’une brassée de langes et de laine d’où fusent encore les quelques pauvres cris.

    Les flocons se remettent à tomber, toujours plus drus. Le fanal jette une lueur blafarde sur la pelote de linges d’où ne sortent bientôt plus que des vagissements plaintifs au milieu de senteurs d’urine et de vomi. Le tricorne se penche, l’homme découvre les petites lèvres toutes bleues comme celles d’une cicatrice dans la pâleur diaphane d’une frimousse gercée, noyée de larmes.

    — Cet enfant est transi, il va mourir ! Vite ! venez avec moi jusqu’à l’ermi…

    Mais un terrible juron sorti de la nuit lui coupe la parole.

    — Par la semence du diable, je l’ai eue cette chienne rousse de Satan ! Je l’ai crevée… Mon biscayen* lui a merveilleusement déchiré la gargamelle… Regardez-moi ça, Jonas ! Regardez-moi ça, Saint-Léger ! La garce voulait se tailler un rôt dans mon roncin ! Ah, ah, ah ! Je l’ai bien crevée…

    Alors, d’un geste aussi rageur que triomphant, le cavalier d’escorte jette contre la berline la dépouille sanguinolente de la louve abattue. Et les flocons fondent en pleurs d’hiver dans les taches de sang chaud qui souillent le poil dru. Puis, soudain, il aperçoit la caisse renversée à la lueur tremblante de la lanterne toute peignée de neige.

    — Tudieu ! Jonas ! Saint-Léger ! Qu’avez-vous fait pour verser de la sorte ? raille-t-il, tout en attachant son cheval aux basses branches d’un charme noueux. Ce n’est pas ainsi ni à cette heure que nous pourrons rejoindre l’armée… Vous dormiez, parbleu ! pendant que les loups me voulaient priver de monture… Tudieu ! Je l’ai bien ajustée et puis crevée, cette fichue chienne du diable ! Apercevant l’ermite… Et qui est-ce celui-là ? Satan chair et os qui me vient réclamer sa charogne ? Ah ! je vais lui couper les cornes…

    Et sortant une dague de dessous sa casaque, il s’avance vers l’ermite qui ne cède pas pour autant.

    — Holà ! Grandjacques ! Soudard vous êtes, soudard vous resterez, dit celui que l’autre avait apostrophé en l’appelant Saint-Léger. Nous avons versé en cognant la roche parce que, tout cavalier d’escorte que vous êtes, vous préférez courre le loup que de nous montrer la voie. Et la seule assistance qui nous vienne est celle de ce dévot que vous prétendez maintenant occire comme un autre loup !

    — Moi, je n’ai rien à craindre de bravaches et de mécréants comme vous, jeta Anselme, sans hausser le ton. Mais, pendant que vous pérorez, une femme qui se languit tremble comme feuille, et un enfançon meurt de froid. Beau Noël que celui qui vient, poussant jusqu’ici des damnés comme vous ! La femme lui montra un visage éploré, avec un regard noyé où se lisaient le désarroi et la peur. Sans dire mot, elle tendit comme une offrande un petit corps de quelques mois, glacé dans ses langes quasi gelés…

    — Ventre-saint-gris ! Grandjacques, et vous Jonas, faites donc quelque chose… Il ne faut pas qu’il passe !

    Jonas reniflait et s’employait tant bien que mal à sortir les deux chevaux de leurs enrênements mêlés. Le cavalier, lui, du bout pointu de sa dague, s’était mis en devoir de dépiauter à grands coups la louve sous les yeux effarés de son cheval qui soufflait en retroussant les naseaux et couchant ses oreilles.

    — Ah ! la belle affaire, la belle idée d’emmener un bâtard et une garce pour courir aux armées, avec un parti de sans-culottes sur les talons !

    — Cela suffit, Grandjacques, vous êtes mal logé pour jaser de la sorte…

    Même les vagissements s’étaient tus. La neige gelait et commençait à craquer sous les pas. Le froid glacial prenait possession de la nuit. On respirait le givre qui se soudait aux branches. L’horizon se redessinait avec des ombres forestières plus noires que charbon, ourlées de blancheurs scintillantes.

    — On ne pourra jamais redresser la caisse sans aide. Il faudra attendre le jour. Venez avec moi, il y a du feu à l’ermitage, prononça frère Anselme, très fermement, en s’adressant à la femme. Si vous ne réchauffez pas bientôt l’enfant, c’est sûr qu’il sera transi avant l’aube…

    Et alors, sans plus attendre, il se remit en route, sur ses propres brisées presque effacées sous la couette blanche. La femme regarda en hésitant, avec un air implorant vers les hommes. Saint-Léger eut un geste du menton, comme pour dire : « Ça va, allez-y… ». Alors, elle s’encourut vivement, glissant, trébuchant, dans de trop fines chaussures habillées de rubans, les bras encombrés du paquet de langes et de laine où mollissait et s’engourdissait la petite vie, pour tenter de rejoindre l’homme au tricorne. Lui, il allait déjà à grandes enjambées vers la baraque de son ermitage.

    *

    Les oreilles encore toutes bourdonnantes de la mortelle déflagration, Flambeau et Tache, les deux louvarts, tremblant, clopinant, queue entre les pattes, se faufilèrent sous des ronciers, oubliant leur faim. Misérablement blottis l’un contre l’autre, entre quelques touffes d’herbe sèche que la neige, retenue par des vestiges de l’été, n’avait pas encore envahies, ils se mirent à geindre doucement, contenant comme ils le pouvaient une plainte que la froidure aurait pu amplifier jusqu’aux hameaux.

    Le froid. C’était une nouvelle et cruelle expérience. Il y avait peu, juste l’espace d’un clair de lune, ils se réfugiaient encore dans la chaleur soyeuse de la fourrure, blottis entre les pattes de Mère. Ils y mesuraient

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