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Le sang des uniformes: Roman historique
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Livre électronique279 pages4 heures

Le sang des uniformes: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

Entre l'armée allemande et l'armée française, les jeunes Alsaciens doivent choisir...

Ils sont issus d’une même famille originaire d’Alsace que la guerre de 1870 sépare et que celle de 1914 oppose.
Henri, 19 ans, est soldat dans l’infanterie allemande. Comme plusieurs de ses camarades, il est natif d’une vallée des Vosges alsacienne et il sera opposé aux forces anglaises. Charles, qui a passé son enfance dans le Gard, est capitaine dans l’armée française. Chacun d’eux connaîtra la douloureuse expérience des champs de bataille, des aubes de fer, des pluies d’obus, de la fureur des engagements et de la fragilité de la vie.

L’histoire romancée de leur vie, du Tonkin au Nord de la France, avec leurs pensées, leurs désirs blessés de fraternité et de partage avec tous les hommes, librement interprétée sur la base de souvenirs familiaux et d’archives, porte le témoignage d’une tragédie humaine et familiale qui n’est pas moins la conséquence revancharde de la guerre de 1870.

Le récit poignant d'une famille alsacienne déchirée par la guerre.

EXTRAIT

Neuve-Chapelle, 1915

Sous le ciel bas de ce matin glacé de février, deux formes allongées dans le lit marneux de la terre se dissimulaient derrière le parapet de la tranchée ainsi que des statuettes de glaise figées dans la rétine du temps. Elles semblaient tenir le monde au bout de leur fusil. Ne venaient-elles pas de surprendre un mouvement suspect, en face ? Une sensation pénétrante et mortifère de vulnérabilité venait les asservir, les saisissant dans sa gueule, les portant à concentrer toute leur attention sur un pauvre petit bout de terre ravagé, questionnant son relief crevé d’entonnoirs, leur trouble bondissant comme des couteaux dans la poitrine. Ces moments d’extrême tension usaient les hommes, les attachaient à la sécheresse des solitudes que pouvaient abreuver des déluges de fer, les emprisonnant dans leur attente.
Mais tout tardait à venir, rien ne se passait, là, en face, rien ne se décidait, rien ne se redressait pour venir les frapper d’un redoutable coup de faux. Était-ce une feinte ? Alors, lentement, à force de ne rien entendre d’autre de plus ordinaire que le chant continu des tirs qui marchait sur l’horizon, on se mettait à porter devant soi le rêve fou d’espérance que les choses pourraient bien rester ainsi jusqu’à la fin de la guerre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis Leypold est docteur en histoire et responsable scientifique au Musée de minéralogie de l’Université de Strasbourg. Fils et petit-fils de forestier, il se passionne pour la nature, la poésie, la photographie, l’histoire et l’architecture médiévale, ainsi que pour l’écriture à laquelle il a consacré son premier roman Johann de Salm publié en 2013, et un ouvrage d’art Églises - Kirchen, voyage photographique - eine Fotoreise en 2014, puis Le manuscrit de Wittenberg ; L’écuyer noir en 2016 ; Le chant de Livia en 2017 chez Ex Aequo. Né en Alsace en 1953, il vit près de Strasbourg.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie20 févr. 2018
ISBN9782378730314
Le sang des uniformes: Roman historique

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    Aperçu du livre

    Le sang des uniformes - Denis Leypold

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    Table des matières

    Résumé

    1ere PARTIE

    2eme PARTIE

    Épilogue

    Du même auteur

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    Résumé

    Ils sont issus d’une même famille originaire d’Alsace que la guerre de 1870 sépare et que celle de 1914 oppose. Henri, 19 ans, est soldat dans l’infanterie allemande. Comme plusieurs de ses camarades, il est natif d’une vallée des Vosges alsacienne et il sera opposé aux forces anglaises. Charles, qui a passé son enfance dans le Gard, est capitaine dans l’armée française. Chacun d’eux connaîtra la douloureuse expérience des champs de bataille, des aubes de fer, des pluies d’obus, de la fureur des engagements et de la fragilité de la vie.

    L’histoire romancée de leur vie, du Tonkin au Nord de la France, avec leurs pensées, leurs désirs blessés de fraternité et de partage avec tous les hommes, librement interprétée sur la base de souvenirs familiaux et d’archives, porte le témoignage d’une tragédie humaine et familiale qui n’est pas moins la conséquence revancharde de la guerre de 1870.

    Denis Leypold est docteur en histoire et responsable scientifique au Musée de minéralogie de l’Université de Strasbourg. Fils et petit-fils de forestier, il se passionne pour la nature, la poésie, la photographie, l’histoire et l’architecture médiévale, ainsi que pour l’écriture à laquelle il a consacré son premier roman Johann de Salm publié en 2013, et un ouvrage d’art Églises - Kirchen, voyage photographique - eine Fotoreise en 2014, puis « Le manuscrit de Wittenberg » ; « L’écuyer noir » en 2016 ; « Le chant de Livia » en 2017 chez Ex Aequo. Né en Alsace en 1953, il vit près de Strasbourg.

    Denis Leypold

    Le sang des uniformes

    Roman historique

    ISBN : 978-2-37873-031-4

    Collection Hors Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal février 2018

    © couverture Ex Aequo

    © 2017 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

    Éditions Ex Aequo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières les bains

    www.editions-exaequo.fr

    Un an plus tard, c’était au tour d’Émile.

    Cette année d’écart aura séparé les deux frères

    sur l’interminable liste du monument aux morts.

    Jean Rouaud, Les champs d’honneur, 1990.

    1ere PARTIE

    I

    Neuve-Chapelle, 1915

    Sous le ciel bas de ce matin glacé de février, deux formes allongées dans le lit marneux de la terre se dissimulaient derrière le parapet de la tranchée ainsi que des statuettes de glaise figées dans la rétine du temps. Elles semblaient tenir le monde au bout de leur fusil. Ne venaient-elles pas de surprendre un mouvement suspect, en face ? Une sensation pénétrante et mortifère de vulnérabilité venait les asservir, les saisissant dans sa gueule, les portant à concentrer toute leur attention sur un pauvre petit bout de terre ravagé, questionnant son relief crevé d’entonnoirs, leur trouble bondissant comme des couteaux dans la poitrine. Ces moments d’extrême tension usaient les hommes, les attachaient à la sécheresse des solitudes que pouvaient abreuver des déluges de fer, les emprisonnant dans leur attente.

    Mais tout tardait à venir, rien ne se passait, là, en face, rien ne se décidait, rien ne se redressait pour venir les frapper d’un redoutable coup de faux. Était-ce une feinte ? Alors, lentement, à force de ne rien entendre d’autre de plus ordinaire que le chant continu des tirs qui marchait sur l’horizon, on se mettait à porter devant soi le rêve fou d’espérance que les choses pourraient bien rester ainsi jusqu’à la fin de la guerre.

    On avait remarqué que les Anglais tournaient leurs périscopes en direction des ruines du village de Neuve-Chapelle. Sans doute y pèseraient-ils bientôt de toute leur force dans l’intention d’emporter la crête d’Aubert et, dans leur effort de reconquête, de pousser jusqu’à Lille. On s’était presque habitué à cette pensée, on vivait avec elle, tout en espérant que les hostilités préluderaient au pire le plus tard possible, ou jamais.

    La 12e Compagnie du 55e régiment d’infanterie westphalien du comte Bülow von Dennewitz était, tout près de Neuve-Chapelle, en première ligne depuis trois longues semaines sans qu’il n’y eût par bonheur d’affaire sérieuse, comme si le front proche s’était subitement immobilisé dans les gelures de février. Hormis de violents et courts duels d’artillerie, les coups de feu redoutables des tireurs d’élite, les reconnaissances-éclairs au-delà des barbelés, le front restait sans énergie, comme épuisé. Chacun mettait à profit ce surplus d’apaisement pour enterrer ses positions et les rendre plus promptes à la riposte, plus adaptées aux conditions de vie et moins vulnérables à la curiosité des obus qui fouinaient comme des loups pour tuer les hommes dans leur trou. Une existence dans le froid et la pluie presque monotone percée d’un destin qui plantait ses couperets au hasard, dans un talus ou dans une vie.

    Son corps tendu à l’extrême, longuement Henri attendait, redoutant les tireurs embusqués derrière de subtils camouflages à moins de cent mètres dans la zone des tranchées. Devant eux s’allongeaient les reliefs épouvantés d’un vaste verger haché par les averses de fer que barrait une épineuse frondaison de barbelés ; un terrain que les attaques précédentes avaient labouré et crevé en une profusion de plaies boueuses. Quel étrange et inquiétant monde était-ce ! Tout semblait tellement tranquille sous le plafond de nuage au-dessus d’eux qu’ils en venaient à ignorer le commerce habituel des canons qui questionnait plus loin la plaine, tellement habituel qu’il faisait partie du quotidien de ces longues journées.

    À la longue, ils ne perçurent rien qui pût les inquiéter, tout semblait en ordre, tout comme les embrasements de la nuit que l’on voyait parfois bondir avec la rapidité d’une meute de loups affamés.

    — Je commence à avoir froid, à ne pas bouger on aura bientôt des glaçons au bout de notre nez.

    L’homme qui s’était adressé en français à Henri s’était détendu et osa même sourire. Originaire d’un petit village de montagne de Basse-Alsace, Henri n’avait pas encore vingt ans. Son appel sous les drapeaux avait abîmé de chagrin ses parents, creusant leurs soirées d’amères solitudes. Mais la mère et le père s’étaient montrés dignes jusqu’à son départ pour le lieu de rassemblement à Dettweiler. Ils surent longtemps contenir leurs larmes pour ne pas le rendre plus accablé qu’il ne l’était déjà. De taille moyenne, il avait les yeux bleus des hommes de la montagne, les jambes solides et des épaules que son travail à la fonderie avait élargies. Son caractère égal et paisible, son penchant naturel pour la perfection servi par une facilité de contact, le plaisir qu’il en éprouvait avaient grandi en lui et c’est sans doute aussi à cause de cela que quiconque l’approchait ressentait à son endroit un esprit plein de bons sens et de serviabilité.

    — Edmond, tu as bien raison, asseyons-nous et fumons une pipe, aujourd’hui rien de sérieux ne viendra, ni demain d’ailleurs !

    — Je voudrais avoir ta confiance, tu parles déjà comme un vétéran !

    Comme ils glissaient, faussement soulagés, de la paroi de la tranchée étroite où ils s’étaient hissés, un autre homme surgissant d’une démarche vive et oppressée butta presque sur eux. Par ses yeux dilatés, qui illuminaient la visière de son casque à pointe, Henri reconnut immédiatement leur ami.

    — C’est toi, Charles, tu es déjà de retour de Richebourg ? Assieds-toi et raconte-nous.

    — On ne t’attendait pas avant le soir ; ils t’ont chassé ? demanda Edmond avec la douceur habituelle de son ironie. 

    Découvrant ses amis, son visage s’éclaira davantage, accentuant ses pommettes sous la peau livide. Ils prirent place, emmitouflés dans leur manteau sur un marchepied, une longue planche solidement fixée à l’aide de pieux, où s’étaient déjà installés plus loin deux autres hommes de la même compagnie.

    Natifs de cette même vallée d’Alsace où l’on parle français, tous trois s’exprimaient plus ou moins ouvertement dans cette langue, sauf lorsqu’ils se trouvaient en présence d’autres recrues de langue allemande, ne souhaitant pas provoquer leur défiance. Leur intégration dans la compagnie tenait beaucoup au charisme de Henri qui avait su capter la sympathie d’un petit groupe d’hommes originaires de Hanovre. Ces derniers, de les entendre s’exprimer dans une autre langue que la leur, allaient jusqu’à vouloir apprendre un peu de français. Ainsi apprirent-ils quelques mots simples, parfois drôles, et aussi d’autres, douteux, en dialecte vosgien. Si ces moments étaient réguliers, tous se gardaient bien de plaisanter longuement à la légère, chacun ressentant remuer dans la poitrine une lourde pierre à la vue de ce sinistre désert de terre puant la charogne où ils étaient bien obligés de vivre. On savait que pour ces trois hommes natifs d’Alsace la guerre serait doublement éprouvante puisqu’ils devaient lutter contre la France. Mais que savaient-elles au juste, les recrues du nord de l’Allemagne, du destin de l’Alsace et de la Moselle ? Que représentait pour eux la guerre de 1870, celle de leur père ? L’Alsace, leur avait-on appris, était une vieille terre germanique qui avait un temps accueilli les insignes impériaux des empereurs à Haguenau. Comme pour cette guerre du siècle passé où Napoléon III avait abdiqué, on avait décidé pour eux et imposé le devoir dû à l’Empereur Guillaume 1er de Hohenzollern. Des relations amicales et de nombreux moments de partage contribuèrent cependant à mieux se connaître et s’apprécier. On trouvait ainsi curieux que des trois Alsaciens aucun ne parlât le dialecte du Rhin ; ils ignoraient que rien n’était simple pour ce petit bout de territoire d’où ils venaient, un carrefour de peuples, si loin à présent.

    Edmond était un garçon un peu lourd, le visage allongé toujours souriant, paisible et peu volubile, s’exprimant lentement avec ce doux accent modulé si particulier à la région d’où il était natif, mais si différent de l’accent lorrain disgracieux d’autres villages. La ferme paternelle se trouvait à peine à quelques kilomètres du village d’Henri, mais il fallait, pour la rejoindre, traverser le large dos d’un haut massif montagneux tout plein de sonnailles l’été. La ferme paternelle était une longue ruche pleine de monde et de travail ; elle dominait une vaste étable frémissante de vie où se tenaient des bœufs, des vaches, des chevaux et des porcs. Jamais jusque-là il n’avait quitté sa montagne, toujours attaché à la vie quotidienne de la ferme.

    Charles, les yeux brillants comme des billes neuves, le visage rond et les lèvres charnues, était le plus grand des trois. Bavard impénitent, ne tenant jamais en place, le verbe facile, prompt à la colère, mais discipliné, il secondait son père dans la profession de menuisier. L’atelier était situé dans une solide bâtisse au centre d’un gros village de la vallée que séparait une rivière d’une étroite et petite ville, mais plus riche et que dominaient les ruines du château épiscopal. Sa position d’aîné de quatre frères et sœurs le poussait quelquefois par habitude à user d’un peu d’autorité, mais l’incertitude des lendemains le muselait souvent et il sombrait dans une mélancolie muette le laissant abattu. C’était alors que jouait le secours affectif de ses deux compagnons auxquels il témoignait en retour une attitude pleine de modeste reconnaissance, n’étant pas habitué à parler de la profondeur cachée des sentiments. Ce comportement soudait entre eux des liens qui n’auraient probablement pas existé autrement dans la vie civile. Mais là, la fraternité était une nécessité qui dépassait la petitesse des choses de la vie quotidienne. Ils se trouvaient en face de Britanniques envers lesquels ils n’éprouvaient rien d’autre que les sentiments attristés d’une impossible amitié que partageait d’ailleurs l’ensemble des fusiliers de la compagnie. Dans les tranchées les règles de survie l’emportaient sur les notions d’humanité sous peine d’élimination, et cette situation terrible était ressentie au plus profond de chacun comme une invraisemblable malchance. Les trois hommes se consolaient par défaut en constatant qu’ils n’étaient pas opposés à des soldats français, ce qui n’était sans doute pas le cas chez bien d’autres jeunes gens d’Alsace et de Moselle. Comment pouvait-on supporter cette situation ? Devait-on alors ignorer sa vie en baissant son arme pour se laisser magnifiquement fusiller ? Ces questions qui pesaient dans leur cœur n’étaient jamais qu’à peine suggérées et toujours remisées à plus tard sous le couvert du sifflement des obus, une autre réalité obsédante.

    Charles s’allait vers de sourdes inquiétudes, prêtant parfois un regard vigilant vers le ciel, redoutant un shrapnell dont la venue ne se repérait qu’au dernier moment. Il semblait avoir froid, bien qu’en ce mois de février le temps fût moins rude dans la plaine que dans les montagnes des Vosges.

    — Comment était-ce ? demanda enfin Henri.

    — Lamentable, justifia-t-il en haussant nerveusement les épaules. Servir de traducteur dans une situation pareille est à tomber encore plus malade que nous ne le sommes déjà ! Qu’est-ce qu’ils avaient donc besoin de me chercher pour ça ! rageait-il.

    — Raconte, que lui voulait-on à cet Anglais, d’où venait-il ?

    — Mais laisse-moi parler, bonrra ! C’était un major, un gradé originaire d’une région appelée Yorqscher, ou quelque chose comme ça et je m’en fous, qui s’exprimait dans un meilleur français que n’importe lequel d’entre nous.

    — Tu n’exagères pas un peu, non ?

    — Puisque je te le dis ! Comme le lieutenant ne comprenait ni l’anglais ni le français, ce fumier m’a dicté les questions que je transférais en français. Le major m’a répondu qu’il s’était égaré la nuit et qu’à force de ramper et de tourner en rond il était tombé comme un con dans nos tranchées au milieu des hommes du petit Bunkmann. Il a vraiment failli être abattu à bout portant, d’ailleurs, à voir sa gueule, il l’était assurément, tout juste s’il n’avait pas fait dans son froc.

    — Était-il en mission ? Seul ?

    — Ma parole, tu poses les mêmes questions que le lieutenant ! s’exclama-t-il en le regardant avec fixité. Il était apparemment en reconnaissance avec quelques autres soldats, des bleus comme nous, poursuivit-il, desquels il a été séparé par une tempête de marmites et rejeté dans une chaîne de trous, et comme un trou ressemble plus à un autre, il crut après une errance de deux bonnes heures reconnaître les siens, ce couillon ! 

    Edmond qui n’avait encore rien dit, mais écoutait en dodelinant de la tête, murmura lentement comme pour lui-même :

    — Une chance en effet d’être prisonnier, pour lui la guerre sera plus supportable.

    — Supportable ? Qu’en sais-tu ! Enfermé dans un camp loin de ses hommes serait plus supportable ? J’en doute ! reprit Henri.

    Les trois hommes demeurèrent un moment silencieux, leurs pensées s’échappant de leur enfer pour rejoindre leur pays, si beau et si proche de la perfection, car vu d’ici le monde de paix était une terre lointaine où la vie était éclatante de bonheur et de générosité. Et comme pour les tenir éveillés et attentifs à leur propre environnement, le choc brutal tout proche d’un obus leur rappela les mises en garde entendues lors des instructions. Ils quittèrent précipitamment leur place pour un abri profond creusé dans le parapet, poursuivis par d’autres coups et des paquets de terre projetés par les explosions. Leur abri présentait d’abord une courte galerie qui s’enfonçait en chicane vers une salle carrée au plafond renforcé d’un poutrage assez solide pour résister à tous les projectiles excepté les mines. Le soir venait de s’étendre sur le pays et avec lui reprenaient d’un bout à l’autre de l’horizon les envoûtants spectacles des fusées éclairantes et les brûlantes pluies d’acier. Après quelques heures d’un mauvais repos, le chef de section fit irruption au milieu d’eux en leur annonçant qu’ils participeraient dans la nuit à la réparation d’une partie du réseau de barbelés. Cette nouvelle remua en leur poitrine une lourde pierre qui les garda éveillés jusqu’à la nouvelle apparition du chef de section. Pour ces hommes encore peu aguerris, qui n’avaient encore rien vu de ce qui les attendait, cette expérience était encore douce. Lorsque le moment arriva enfin et qu’il retrouva la tranchée, Henri fut accueilli tout d’abord par la faible clarté d’une lune hésitante qu’un voile nuageux semblait vouloir cacher, si bien qu’il fut tout heureux de cette apparition charmante, en même temps qu’il ressentit un pincement au cœur. Mais il découvrit aussi avec étonnement la vive et silencieuse agitation qui entourait les préparatifs de l’expédition. Il en fut effrayé, croyant qu’il devait participer à un coup de main. Mais les fusiliers rencontrés ne faisaient que prendre position, certains plus en avant et d’autres plus en retrait, ces derniers manifestement en couverture. Sans mots dire, huit hommes se regroupèrent autour du chef de section, reçurent les instructions et s’apprêtèrent au signal à s’aventurer dans la zone. La bande de terrain sur laquelle ils allaient devoir ramper était étroite. Ils devaient agir en silence, comme des ombres, bien que tirer sur les câbles de fer barbelé avec des gants épais pour les assembler avec des pinces ne leur fût ni simple ni exempt de bruits. Henri réussit à surmonter sa peur et à s’engager à leur suite. C’était la première fois qu’il quittait la tranchée pour s’approcher des premières lignes anglaises. En plein jour, il eut été impossible de s’en tirer sans être pris pour cible, mais sous le couvert du clair-obscur de la nuit, sous un ciel rouge partiellement nuageux, il se sentit moins vulnérable. Ce sentiment trompeur était partagé par tous les hommes qui bataillèrent, deux par deux, contre la résistance de ces satanés câbles hérissés de pointes. Au fur et à mesure qu’ils progressaient dans leur tâche, Henri s’aperçut de ce fait étrange, de celui qui voulait qu’il ne perçût plus de son anxiété qu’un faible tiraillement comme si le danger s’était imposé en lui comme une normalité, une fonction rendant obsolète l’existence qu’il avait connue jusque-là. Ce premier contact avec le risque le surprit, et il se dit que bientôt il ne pourrait plus éprouver devant la mort les mêmes sentiments mêlés d’horreur et de révolte que par le passé. Était-ce aussi le cas chez ses amis ? À chaque effort, à chacun des bruits métalliques qu’ils provoquaient, tous demeuraient silencieux, attentifs au moindre mouvement qu’ils auraient pu provoquer en face. Cinquante mètres de ce terrain carié et jonché de débris militaires les séparaient à peine. Avec la nuit et sous les éclairages diffus, cette prairie couverte d’odeur de guerre prenait des allures de fin des temps. Plus loin, une fusée monta dans le ciel, amorça une longue courbe avant d’éclater et de brûler en une grande et somptueuse fontaine de feu éclairant le sol comme en plein jour. Aussitôt, chacun baissa la tête, enfonçant son visage dans le sol, ne bougeant plus, humant la terre, pendant que retentissait une série de coups de fusil. Puis tout replongea sournoisement dans un moment surréel de rémission qui dura le temps qu’il fallait pour mener jusqu’au bout ce travail d’ombre. A l’occasion d’une courte pose qui suivait l’attente de la fixation plus loin d’un fil de fer barbelé, Henri avait entendu parler et des déplacements dans la tranchée anglaise. Cela lui sembla à la fois profondément étrange et invraisemblable ; ainsi donc, des hommes d’un autre pays vivaient là-bas, se cachaient, parlaient entre eux dans une autre langue, et comme eux ils n’attendaient qu’un ordre pour se jeter dans la toile meurtrière. Il n’eut pas le temps d’approfondir cette réflexion qu’une balle comme une guêpe furieuse fouilla devant lui le barbelé, abandonnant au passage de méchantes étincelles, et que claquaient des tirs de représailles. Les hommes de la section se hâtèrent en rampant de regagner la tranchée. La mission était accomplie. Alors que Henri encore tremblant et blanc comme un linge retrouvait ses deux compères et les autres hommes de la section, de brefs éclairs lointains illuminèrent les arrières, projetant vers les lignes anglaises des obus de gros calibre. Redoutant une réplique anglaise, les officiers intimèrent aux hommes de regagner leur abri pendant que des guetteurs effarouchés prenaient leur poste pour affronter les longues heures de la nuit. S’étant allongé dans sa cabine de couchage, Henri dormit ce soir-là comme cela ne lui était plus arrivé depuis les deux semaines qu’il était au front.

    II

    La compagnie fut bientôt relevée et envoyée en cantonnement à Marquillies, un village à l’arrière que des bombardements avaient détruit les mois précédents. Logeant dans la cave voûtée spacieuse et confortable d’une grande maison ruinée, ils apprécièrent avec volupté la chaleur d’un poêle sur lequel mijotait chaque soir une soupe de légumes aux lardons, plus épaisse que d’habitude. Jusque-là, l’intendance avait été irréprochable.

    Après une dure journée d’entraînement et comme il allait rejoindre ses camarades dans la cave, les pensées d’Henri lui firent ralentir le pas et il s’arrêta devant la maison silencieuse à demi-effondrée dont la cave dépendait. Il ne pouvait dire pourquoi il se sentait assailli par des sentiments troubles chaque fois qu’il passait devant la bâtisse. Sans doute était-ce parce qu’une maison représentait pour lui quelque chose de sacré et qu’il ne pouvait admettre qu’on pût détruire les fruits des générations qui y avaient établi leur siège de vie. Jusque-là, ni lui ni ses camarades n’avaient été tentés d’explorer la maison en ruine, l’accès à la cave se faisant depuis l’extérieur. Il leva son regard sur la façade et constata combien était laid le crépi qui la couvrait, et combien pauvre était son ornementation. Il hésita encore avant de franchir le seuil. Du vestibule, dont on avait débarrassé partiellement les gravats pour permettre le transport de la grande table de cuisine vers la cave, on voyait en face un escalier et un premier étage dont il ne restait que des solives soutenant le ciel ; la chambre à coucher qui devait s’y trouver avait basculé dans le vide avec tous ses meubles. Il remarqua à droite ce qui devait être la salle à manger, laquelle était la seule pièce encore accessible, quoiqu’ouverte à tous les vents. Dans les décombres de planches enchevêtrées, de plâtre, de vêtements, d’éclats de verre, de vêtements, de vaisselles brisées et de meubles fracassés, s’épuisaient les traces muettes d’une vie ancienne, de projets et de travaux à présent dévastés. Contemplant cet anéantissement, Henri, qui avait en mémoire l’incendie au printemps 1914 de la maison d’un cousin plus jeune, trembla en imaginant qu’un tel et même désastre aurait pu toucher tous les villages de sa région. Poussant du pied un cadre dont la vitre était brisée, il eut la curiosité de le retourner, et ce faisant la surprise de découvrir la photographie d’un couple. L’image était bizarrement presque intacte, à peine altérée par les pluies glacées de l’hiver. Elle représentait deux jeunes mariés, sans doute les propriétaires de la maison que la guerre

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