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Jeunesses
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Livre électronique710 pages10 heures

Jeunesses

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage rassemble les écrits de François Bocquet rédigés de 1977 à 1985 : des contes, un roman, des nouvelles, un journal, un essai littéraire et même une épopée.

L’auteur, qui est né en 1961, découvre l’aventure littéraire en même temps que celle de la vie d’adulte.

Il fait de son mieux pour se projeter dans l’avenir, assumer son présent et solder son passé grâce à l’imaginaire.
LangueFrançais
Date de sortie4 juil. 2023
ISBN9782919527953
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    Aperçu du livre

    Jeunesses - FRANCOIS BOCQUET

    1793

    mars 1977

    Préface de Frédéric Héringuez (*)

    (*) Écrivain (poésies, romans, nouvelles, théâtre)

    (*) Compositeur (Symphonies en projet, opéras)

    Comment parler de François Bocquet après Hugo ? Bocquet appartient à Hugo, il est inclus dans lui, il est son égal, son double, son mythe.

    Bocquet étudie beaucoup, apprend, comprend et réfléchit. 1793 est traduit avec sérieux. L’enjeu était important : prouver sa supériorité, son talent, son génie hugolien et napoléonien.

    Son roman, nous le vivons : nous sommes plusieurs fois guillotiné, blessé... Le coup est rude, violent, plein d’émotion, de charme, de joie : notre cou ne résiste pas, il nous démange.

    Déjà poète, puis romancier, Bocquet mélange deux styles dans 1793, et sur des musicales partitions toute la beauté et la force du roman ressort en sa splendeur la plus pure. Comment oublier les soldats de l’An II dans une France « sanglier », ce bon vieillard d’abbé aux larmes touchantes, le peuple et « Démosthène », la convention « qui fait trembler le monde », le petit chat Grisou et l’enfant, l’église et le coup de candélabre, Philippe face à la mort au cachot, et enfin, la dernière image symbolique, ô combien émouvante !

    Ce roman est un chef-d’œuvre, une cathédrale qu’on élève, une montagne inébranlable, un torrent qui perce les cœurs.

    Le rythme est captivant, effrayant, inoubliable. La mort saccage tout, avale tout, nous la voyons surgir. Je suis mort par Philippe, ressuscité par Delroux et l’enfant.

    Ce roman est un roman !

    Puis, c’est fini, nous pleurons, les larmes s’écrasent sur les pages ensanglantées. D’un 12/8, nous passons au 2/1, d’un piano forte nous passons à un forte piano, de l’Héroïque nous passons à Clair de Lune : le cœur flanche, nous fermons le livre et écoutons Beethoven.

    Au fait, comment sommes-nous entrés dans ce livre, dans ce roman ? Rien ne nous introduit, point de valet, point d’antichambre, point de porte qui s’ouvre : le rouge permanent jusqu'à l’horizon, derrière notre table de travail pour étudier ce roman génial : un « plaisir de lire » en plus ! Merci Bocquet de votre générosité inconsciente. Vive Hugo ! Vive Beethoven ! Vive Bocquet !

    Frédéric Héringuez

    Préface de l’auteur

    1793 Qu’est-ce ?

    1793, c’est l’une des plus grandes des dates de l’histoire universelle, c’est l’année où un peuple, une nation, placés dans une situation catastrophique, assaillis par une coalition européenne, ruinés et déchirés, se relèvent aux yeux du monde et prennent la première place à la surface du globe.

    1793, c’est la preuve de la supériorité incontestable de la liberté sur le despotisme, le témoignage vivant de l’immortalité de sa flamme !!!

    Première partie : l’abîme

    Chapitre premier : les soldats de l’an II

    C’était en 1789 ! Le peuple français était fatigué des rois et voulut la liberté. Pour l’avoir, il fit la révolution et tua son souverain. Les monarques étrangers eurent peur qu’il leur en arrivât autant ; aussi, déclarèrent-ils la guerre à la France.

    Mille sept cent quatre-vingt-treize ! Le point culminant de l’Histoire du Monde !

    La France est cernée, les armées étrangères l’assaillent de partout, comme autant de chiens de chasse. Les Autrichiens, Prussiens et Hollandais lui sautent à la gorge tandis que les Sardes, les Napolitains, et toute l’Italie, et toute l’Allemagne la mordent aux reins et que Portugais et Espagnols lui arrachent les jarrets. Les Anglais, eux, la harcèlent de partout de leurs flèches empoisonnées que ce soit à Dunkerque, en Vendée ou à Toulon. Tel un sanglier agonisant, le pays se débat désespérément, mais les bêtes sauvages ont les crocs solidement implantés dans la chair de leur proie. Le sang de la bête, les hommes, coule abondamment, et, comme un vampire, l’ennemi le suce à Veenroinden et partout.

    Des milliers de plaies s’ouvrent puis s’empoisonnent, l’animal agonise. Mais si encore il ne faisait qu’agoniser ! Tout à coup, l’estomac s’enflamme et saute, le cœur brûle et explose. De partout s’allument des feux : à Bordeaux, à Caen, à Marseille, à Toulon, à Lyon ; les plaies intérieures se multiplient sans cesse et sans restriction ; la situation est désespérée !

    Non, elle ne l’est pas, car le cerveau, l’esprit est resté intact.

    Il entreprend la relève, la défense et la contre-attaque. « La couronne de France est tombée dans la boue » (dira Napoléon) ; le Comité de Salut public agit. Il décrète : « La patrie est en danger », et les volontaires de l’an II affluent de partout, et s’en vont cueillir une gloire immortelle aux branches du destin. Ils sont souvent misérables avec leurs haillons sales, leurs chaussures percées, et leur figure mal rasée, mais ils gardent la tête haute et c’est avec un enthousiasme formidable qu’ils vont se faire tuer au son des chants de la Marseillaise. Il y en a de douze ans, il y en a de soixante, il y a des Parisiens, il y a des Provinciaux, des ouvriers, des paysans ; et ce sont eux, qui, le cœur joyeux et le visage radieux, vont dompter les fauves et sauver la patrie.

    On fond les cloches des églises pour faire des canons, on vend les objets d’art pour subventionner les frais de matériel ; chacun participe à la guerre, le recrutement humain et matériel du pays est total.

    *

    *  *

    Parmi les nombreuses demi-brigades qui combattaient les Autrichiens du côté de Lille, il en était une qui se singularisait en ce que deux de ses officiers étaient d’anciens nobles. A une époque où le moindre « aristocrate » se faisait systématiquement couper le cou, on comprend l’originalité de ce fait ; et pourtant, il en était ainsi...

    Le premier de ces officiers était le propre chef du régiment : c’était le colonel d’Avout, excellent stratège, promis aux plus hautes destinées, qui avait débuté sa carrière en prenant le commandement du bataillon des volontaires de l’Yonne, et qui avait depuis acquis ses galons à force de vaillance et d’ingéniosité.

    Le second n’était que capitaine, mais capitaine à vingt ans, ce qui n’est si mal ! Il se nommait Philippe de Bérancourt et était d’un naturel qui échappait au commun : son goût pour la solitude et son calme qui contrastaient avec la vivacité de son esprit , étonnaient tout le monde. Alors que la plupart des soldats de l’époque (comme aujourd’hui d’ailleurs) étaient tous d’un vocabulaire plus ou moins trivial, alors que rares étaient les nuits où par bandes, ils ne se manifestassent bruyamment, lui, par contre, bien qu’il eût perdu ses anciens privilèges et adopté les principes révolutionnaires, était encore noble d’esprit, et ne daignait jamais s’abaisser à de telles indignités.

    Ces deux soldats étaient braves, intelligents et sincères ; ils pouvaient affirmer, à l’exemple de Mazarin, que bien qu’ils fussent nobles de naissance, ils n’en étaient pas moins révolutionnaires de cœur.

    Néanmoins, pour un mot, un simple mot, leur nom, ils durent quitter leurs fonctions et se retrouvèrent sur le pavé, soumis à la crainte des dénonciations, à la crainte, justifiée, de la mort. Robespierre venait de décider que les emplois militaires seraient interdits aux « vils aristocrates ».

    Chapitre second : bonheur en 1793

    Philippe de Bérancourt était originaire de Lyon. Son père, le comte Charles de Bérancourt était un lecteur passionné de Voltaire et de Rousseau. Combien de fois était-il allé en pèlerinage à Ferney ? Combien de lettres avait-il écrites au Patriarche ou à l’auteur de « La nouvelle Héloïse » ?

    C’était un révolutionnaire né. Élu député de la noblesse aux États Généraux, il se rallia avec le Duc d’Orléans au Tiers pour son doublement. Il mourut le 23 juillet 1789 après avoir vécu la prise de la Bastille.

    Ce fanatique était tellement absorbé par ses passions qu’il avait complètement délaissé son fils. Philippe ne le vit pour ainsi dire jamais. Il était resté seul avec son précepteur, l’Abbé Chalier. Ces deux êtres s’étaient côtoyés pendant plus de douze ans : l’un enseignant, l’autre étudiant. L’Abbé Chalier fit part à son élève de tout son savoir, de toute son expérience des choses, de toutes ses idées, de façon telle qu’il y avait des instants où ces deux esprits n’en faisaient plus qu’un. Le maître adorait l’élève, l’élève idolâtrait le maître.

    Bientôt, Philippe partit pour l’armée. Les adieux furent émouvants. Une correspondance passionnée était entretenue depuis cinq ans.

    Maintenant, le capitaine allait revoir son précepteur. Son cœur battait, et son cheval trottait...

    Il y avait déjà dix jours qu’il s’était mis en route lorsque Philippe entra dans Lyon. Il était sept heures, la ville se réveillait doucement.  Ci et là, quelques boutiques d’où provenait la voix stridente du propriétaire ; près de la porte de la ville, un jeune orateur attirait quelques éléments de public tandis que deux camelots essayaient d’avoir autant de succès.

    La suppression des douanes intérieures, des aides et des octrois permettait au peuple de Lyon d’avoir enfin le pain, la viande et le vin à bon marché. Loin d’en être satisfait, on volait ou provoquait les paysans qui venaient vendre leurs marchandises en ville.

    Un peu plus loin, on pillait les restes d’une demeure qui avait appartenu autrefois aux « vils aristocrates ». Le peuple n’est - hélas ! - qu’un grand enfant qui n’est jamais assez content de ce qu’il a, et qui ne sait que fort rarement ce qu’il veut.

    Revenons à Philippe !

    Il arrive maintenant devant la porte de la maison paternelle. L’abbé Chalier y demeure en tant que gardien de l’habitation. Le capitaine a laissé pousser sa barbe, le reconnaîtra-t ’on ?

    Il frappe. Quelques instants d’attente ! La porte s’ouvre, le précepteur paraît. Ses cheveux ont blanchi, son teint a pâli, le personnage a notablement vieilli. Il le fait entrer, et l’interroge sur les motifs de sa visite ; il n’a pas reconnu son ancien élève...

    Philippe répond qu’il est un camarade du capitaine de Bérancourt, qu’il vient de sa part pour donner de ses nouvelles. Une larme apparaît dans l’œil du vieillard ; sur un ton précipité, il pose des dizaines de questions qui s’entrecoupent les unes les autres ans sans même attendre de réponse !

    « Je n’ai jamais vu Philippe vivre un jour sans parler de vous » dit l’élève « Vous semblez être à ses yeux le symbole du bonheur devant lequel le reste du monde s’éclipse. »

    La larme coula tout à fait sur la joue creuse du vieillard.

    « Pourquoi ne l’ai-je pas vu depuis tant d’années ? » plaça-t-il d’une voix douce mais bien articulée.

    « Il n’était pas autorisé à revenir chez lui et eût encouru la peine de mort s’il avait désobéi. »

    « Il aurait pu néanmoins me laisser entrevoir la possibilité d’un retour. J’aurais bien sacrifié les dernières années de ma misérable vie pour le revoir la fraction d’un instant ! »

    Philippe était à bout de forces, et reprit d’une voix dont il cherchait maintenant inutilement à compresser l’émotion :

    « Peut-être se réserve-t-il le plaisir de vous surprendre, peut-être vous veut-il faire achever dans le bonheur une journée commencée dans l’attente. »

    « Ah ! Il serait impossible que je ne le reconnusse pas. »

    Tout à coup, Chalier devient blême ; il vient d’apercevoir la médaille de Saint Christophe que Philippe porte sur lui.

    Le capitaine a compris ; il se souvient, cette médaille, c’est celle que lui a donnée son précepteur il y a très longtemps, quand il était tout petit. Sans ne pouvoir plus se maîtriser, il se jette en sanglotant dans les bras du bon vieillard, qui regardant tantôt le ciel et tantôt son enfant, ne peut croire à tant de bonheur...

    Durant le restant de la journée, ces deux âmes restèrent ensemble à se raconter leur vie et leurs actes depuis qu’ils ne s’étaient vus. Philippe narra sa vie de garnison, ses prouesses militaires ; Chalier parla de ses passions politiques : comment enthousiasmé par la Révolution, il s’était rendu à Paris en juin 1789, comment il avait participé à la prise de la Bastille, en avait ramené une pierre pour la conserver comme relique, comment enfin, il était mal vu des fédéralistes de la ville, à cause d’une espèce de culte qu’il vouait à Marat.

    Chapitre troisième : le peuple

    Parmi les fédéralistes de Lyon, il en était un qui se distinguait par une volonté de fer et un visage de marbre. Il se nommait Nicolas Delroux. Ce n’était pas exactement un fédéraliste, c’était bien plutôt un ambitieux, un terrible ambitieux, qui ne connaissait pas de borne à son orgueil , et qui avait compris la popularité que l’on pouvait gagner à critiquer les abus révolutionnaires, dans une ville telle que Lyon. Il brillait déjà comme une étoile au milieu des médiocres orateurs de la ville, lorsque soudain, parut Chalier.

    Une vie plongée dans la lecture, ajoutée à la vision permanente d’une nuée féerique où tourbillonnaient Démosthène,  Publicola, César et Agricola, avaient transmis au précepteur de Philippe, l’éloquence de Cicéron, et la force de persuasion de Philopœmen. Chalier avait en peu de temps acquis un prestige immense et éclipsé presque totalement Nicolas Delroux.

    Nul ne sait exactement les souffrances que peut faire éprouver le sentiment de jalousie. Elles sont surhumaines ou plutôt trop humaines. Nicolas Delroux s’était bientôt décidé à agir, à ruiner la réputation de son ennemi.

    Il l’avait d’abord calomnié, puis ménagé, mais rien n’y faisait. Chalier s’en moquait et ne daignait même pas le haïr. Delroux, désespéré, était fou de rage, jusqu’au jour où, un sourire âpre et mauvais se dessina sur sa face : l’idée du meurtre était née !

    C’était le matin, de fort bonne heure. L’atmosphère n’était pas habituelle, la rue était déserte. Tout à coup, avec un grondement de tonnerre, le flux du peuple l’inonda de toute part, et la foule hurlante s’y arrêta. On vit alors un homme exhorter l’affluence qu’il dominait du haut d’un énorme tonneau. Cet homme, c’était Nicolas Delroux. Il brandissait un morceau de papier qui semblait être une lettre ; le mot « trahison » figurait dans ses paroles. Ne pouvant m’en approcher tant il y avait de monde, je m’enquêtai de l’affaire, auprès d’un ami que je reconnus non loin de moi. Il m’apprit que d’après les dires du fédéraliste, le gouvernement eût décidé l’exécution de milliers de « braves Lyonnais », la destruction d’une importante partie de leur ville, et d’autres absurdités du même genre, tout cela dans l’unique intention de « terroriser » la population. Ces choses semblaient inconcevables, tout le monde cependant semblait les croire. Nicolas Delroux insinua ensuite que Chalier fût l’agent du gouvernement révolutionnaire chargé de ces opérations. « La preuve en est là » dit-il en montrant la lettre. Alors, le peuple, ivre de sang, applaudit, et se mit en quête de la victime.

    La foule arrive devant la maison de Philippe. On défonce les portes, on brise les fenêtres, et une véritable marée humaine pénètre dans la demeure. Durant quelques minutes, le tumulte bat son plein. Soudain, on entend un cri de douleur, un cri déchirant ; les grondements s’affaiblissent.

    Alors Chalier paraît, traîné par vingt fédéralistes, escorté par cent enragés. Ses vêtements sont déchirés, son visage ensanglanté.

    La victime est prête, on peut l’immoler.

    L’ivresse du sang revient. Sous un brouhaha formidable de huées et d’injures, sous la fureur d’un peuple que cent hommes sensés ont peine à maîtriser, on conduit le bon vieillard à la mort.

    Philippe était immobile, allongé sur le tapis persan du salon vide et dévasté. Quelque chose de liquide et de chaud s’épanchait de son front. Etait-ce du sang ?

    Et puis, ce fut le soir, la nuit s’apprêtait à envelopper la ville de son grand manteau noir tandis que d’épais nuages gris lui préparaient la tâche.

    Entourée de milliers et de milliers de gens, une charrette avançait. Chalier s’y tenait, il regardait bizarrement le ciel et une espèce de sourire d’extase semblait se lire sur ses traits. On l’injuriait, on lui crachait dessus, on lui lançait des pavés, à lui que l’on vénérait encore la veille. Rien n’y faisait, il demeurait impassible comme le roc qui défie les charges furieuses des océans.

    La foule hurlante avançait avec un grondement de tonnerre. Cette puissance formidable devant laquelle même les plus puissants monarques doivent s’incliner, cette force fantastique que qualifie bien l’expression « Vox populi , vox dei », n’est qu’un corps sans tête. N’importe qui peut lui faire exécuter tous ses désirs si le quidam possède quelques dons d’orateur. Le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 10 août , toutes ces grandes journées révolutionnaires ne sont que des manifestations de « Plèbes » excités par quelque bourgeois éloquent. Ce qui est beau dans la révolution, ce n’est pas la marche démente d’un peuple ivre de sang, c’est la lucidité de quelques-uns au milieu des plus grands périls, c’est le dévouement et l’héroïsme d’autres, en face des plus grands dangers.

    Chalier s’approchait donc vers la guillotine, vers la mort. Le véhicule, enfin s’arrêta. Sous les huées des « patriotes », le vieillard en descendit, monta calmement les marches, plaça sans un trouble, la tête par le trou béant de l’engin. Quelques instants plus tard, cette tête, noble et intelligente, était tombée.

    Durant ce spectacle horrible, Philippe, qui n’était que blessé, et qui avait pu se traîner jusqu’à la place d’exécution, n’avait dit mot. Il avait l’impression de ne pas se rendre compte de ce qui venait d’arriver. Il ne pouvait pas comprendre que le seul bonheur de sa vie pût s’évanouir d’un coup comme cela. Cependant, quelques heures plus tard, alors qu’il faisait nuit et qu’il était seul, Philippe se mit à pleurer : il n’avait plus de raison de vivre. Brusquement, il se mit à rire, d’un rire formidable, et ce rire était ce qu’il y avait de plus déchirant au monde.

    Deuxième partie :

    Philippe de Bérancourt

    Chapitre premier : la convention

    1793 c’est la cime de l’histoire ; la Convention, c’est un défi fait au destin.

    Jamais on n’avait vu un monument aussi grand, aussi majestueux, jamais quelque chose d’aussi haut, d’aussi fort ne s’était présentée aux yeux des hommes.

    La Convention a fait trembler le monde, et le monde, devant elle, s’est éclipsé. En moins d’un an, cet édifice faramineux a relevé un pays de ses cendres et lancé le nouveau phénix à la conquête de l’univers.

    La Convention, c’est un mythe ! Son âme , c’est une poignée de géants.

    Dans la salle du Manège, les titans se succèdent, et font vibrer la salle de leurs voix de ténor.

    Vergniaud, pianissimo, d’un ton léger, annonce ; Brissot, de ses accents fins et perçants dénonce ; Condorcet, de son timbre résonnant sanctionne ; Georges Danton, avec sa voix de stentor, tance ; Marat, comme un serpent monstrueux, perd et ruine ; Robespierre enfin, comme l’ouragan, extermine...

    Voilà le mythe, voilà la Convention !

    On avertit ces géants qu’à Lyon, on a tué lâchement un de leurs fils, qu’on leur veut résister, qu’on s’insurge.

    Logiquement, une guerre civile semble, à ce moment, un suicide pour la jeune république. C’est là, cependant, qu’apparaît, le véritable héroïsme de la Convention. « Poteris mori quam foedari » - Plutôt succomber que trahir, plutôt une guerre de plus venant s’ajouter aux sept autres qu’une preuve de faiblesse. On décide donc de faire tomber Lyon.

    Carnot réunit quelques milliers de volontaires qui partent aussitôt pour la ville rebelle et Lyon est mise en état de siège. Ah ! Mais c’est qu’il ne dura pas longtemps ce siège ! Les fédéralistes avaient trop compté sur les Sardes qui n’arrivèrent pas, et avait trop négligé le ravitaillement. La ville se trouvait donc démunie de vivres et d’armes ; elle ne pouvait bien se défendre dans de telles conditions.

    Ce fut l’un des jours les plus fiers de la Révolution Française quand, à la Convention, le président se leva et annonça la capitulation définitive de Lyon. Aussitôt, avec une explosion de joie, les députés s’élancèrent de leur siège et se jetèrent au cou les uns des autres. Quel magnifique exemple ! Mais était-ce un Danton, un Marat, un Robespierre qui allaient laisser les choses là où elles en étaient ? Certainement pas ! Il fallait infliger à la ville rebelle un châtiment exemplaire qui montrât bien ce qu’il en coûtait de désobéir au gouvernement.

    On rédigea un décret dans lequel il était question de raser la plus grande partie de Lyon et de changer le nom de ce qui en resterait en celui de « ville affranchie ». « Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n’est plus » est-il écrit au bas de la proclamation.

    La loi était votée, il ne restait plus qu’à l’appliquer !

    On chargea Couthon de la mission. Celui-ci se qualifiait lui-même d’« artiste », il reconnut que ce n’était que folie pure que de vouloir détruire l’un des principaux foyers industriels du pays avec toutes ses œuvres d’art. Aussi, après avoir prononcé des discours d’une violence extrême, où il promettait de faire les choses les plus terribles, ne se borna-t-il qu’à faire exécuter une petite trentaine de personnes et à envoyer des enfants donner une dizaine de nonchalants coups de pioche sur trois ou quatre vieilles maisons.

    La Convention ne pouvait admettre cela. Elle rappela Couthon, et le remplaça par Collot d’Herbois, cabotin de bas étage, assisté d’un grand dadais et du futur duc d’Otrante, Joseph Fouché.

    Il serait impardonnable de continuer notre histoire sans consacrer quelques lignes à la personnalité de Fouché.

    Joseph Fouché a peut-être été l’homme le plus sanguinaire de la Révolution, et pourtant, il n’aimait pas le sang ; il était à la fois doux et terrible, fidèle et fourbe.

    Joseph Fouché a vaincu Robespierre et Napoléon sans jamais agir ouvertement.

    Sous un aspect mielleux, il reste dans l’ombre. Son ambition est immense, il jouit parfois d’un pouvoir formidable, on ne le sait pas. Quand il se trouve dans un parti quelconque, il fait ce qu’il veut, mais n’agit pas ouvertement : éminemment doué pour l’intrigue, il pousse celui qui porte le nom de chef en avant et regarde. Parfois, celui-ci tombe dans un précipice. Fouché s’en soucie peu ; lui, il est resté sur le sol ferme. Ce fut ainsi pour Collot d’Herbois, Babeuf et d’autres, des dizaines d’autres.

    Maintenant, Fouché, c’est le plus furieux des Montagnards ; sous l’empire, ce sera le plus habile des ministres, sous la Restauration, le plus dévoué des serviteurs de sa chrétienne majesté. Ainsi, Fouché, c’est l’éternel vainqueur.

    C’est cet homme que l’on envoie à Lyon.

    *

    *  *

    En se promenant à travers les rues de Lyon durant le siège, un étranger non averti aurait pu remarquer la présence insolite d’un individu qui n’avait presque plus rien d’humain.

    Un homme, les habits déchirés, l’œil hagard et le visage affolé, errait comme un chien à travers la ville. Il semblait ne jamais manger, ne jamais boire, ne jamais dormir...

    Le jour, on le voyait parcourir la ville comme un fou, s’effarouchant de tout, ne s’arrêtant à rien, semblant poursuivi par quelque chose d’inexistant.

    La nuit, il semblait ne plus exister ; jamais, on ne l’avait vu après que le soleil se fut couché. Moi, cependant, je le surpris une fois. Il était près de minuit, je rentrai de l’Hôtel de Ville lorsque j’aperçus le sauvage, assis sur le bord du trottoir, la tête entre les mains. De ses lèvres presque closes s’échappait un long gémissement, faible et déchirant. Je m’approchai, le fou me lança un regard terrifié puis s’enfuit à toutes jambes. J’eus le temps de reconnaître la figure blême de Philippe de Bérancourt.

    *

    *  *

    Lyon était vaincue, Lyon devait payer.

    Le sept novembre, Collot d’Herbois arrive à Lyon et Joseph Fouché le dix.

    Collot d’Herbois s’y était autrefois, paraît-il, fait siffler. Aussi, comprend-on les motifs de rancune qu’il avait contre la ville. Quant à Fouché, il tenait bien à sa solide réputation dans un pays où « la Terreur était à l’ordre du jour . »

    La tragédie véritable eut pour prologue une cérémonie à la fois grotesque et ridicule au cours de laquelle on déborda d’athéisme.

    En effet, l’exécution de Chalier fut prétexte à une célébration qui débuta par une espère de danse du scalp au cours de laquelle, les « pauvres sans-culottes » dansaient, habillés de nappes ou de chasubles, et brisaient les vases sacrés et les objets saints.

    Ensuite, on affubla un âne d’une mitre et on attacha un crucifix et une bible à la queue du pauvre grison. Après quoi, les deux premiers proconsuls prononcèrent d’effarants discours : « Oui, Chalier, le sang des aristos te servira d’encens », tandis que le grand dadais se borna à placer un sonore : « A mort, les aristocrates ! »

    Cette cérémonie stupide et infamante ne suffit pas. A un signal donné, la foule se précipita dans les églises pour les piller, pour les brûler.

    Voilà où en était tombé le peuple. Il n’était plus bon qu’à piller ce qu’il avait vénéré pendant quinze siècles. Avec quelque emphase, on lui disait qu’il fallait massacrer ses anciens maîtres, bafouer ses anciennes croyances. Il le faisait sans trop se demander pourquoi ni comment.

    Le peuple hurle, le peuple pille, le peuple tue, rien ne résiste au peuple mais le peuple ne sait pas ce qu’il veut et ne l’a jamais su.

    Chapitre second  : martyr a sept ans

    Le jardin public était presque vide ce jour-là. Seuls quelques passants attardés le traversaient en sa largeur, pour gagner un peu de temps. Il y avait néanmoins un enfant qui jouait joyeusement sur la pelouse avec un chat. L’enfant s’ingéniait à capturer l’animal, et l’animal s’appliquait à échapper à l’enfant. Parfois, le petit atteignait son but et alors une bagarre s’engageait.

    Tout à coup, sortis d’on ne sait où, trois grands diables s’amenèrent en riant des choses les plus futiles. Il aperçurent le marmot, s’approchèrent et commencèrent à se moquer de lui.

    « Viens, Grisou, allons-nous en ! »  dit l’enfant au chat.

    « Pas si vite ! », répliqua l’un des voyous, « Voilà pour toi Grisette ! ».

    Et il lui lança une pierre.

    L’animal effrayé grimpa dans un arbre, et, tandis que les trois vauriens riaient à chaudes larmes de cette stupide plaisanterie, l’enfant tentait désespérément de rattraper son chat qui ne pouvait plus redescendre du haut de l’arbre.

    L’enfant pleurait, l’animal miaulait.

    L’enfant était pauvre et n’avait à lui que le petit chat. Chez les enfants, les bonheurs comme les malheurs sont décuplés. Chez l’enfant pauvre, c’est encore bien pire ! Priver le marmot de son chat, c’était l’acculer au désespoir.

    Il sanglotait sur un banc près de l’arbre...

    Le hasard voulut que Philippe passât ce jour-là à travers le parc, fuyant la foule hurlante qui se manifestait à travers les rues. Il arrivait lentement, la tête basse.

    Tout à coup, il en entend un miaulement. Il lève la vue et aperçoit un petit chat prisonnier dans un arbre. Après quelques instants d’hésitation, il se décide, grimpe dans l’arbre, prend le petit chat sur l’épaule, redescend et le pose par terre.

    Alors, un tout jeune enfant se précipite sur le capitaine, essaie de lui sauter au cou mais il n’y arrive pas ; il est trop petit. Il ne peut que lui entourer la taille mais il  lui dit d’un ton qui reflète un bonheur certain :  « Merci, Oh merci, monsieur ! »

    Une larme roule rapidement sur le visage de Philippe qui, ne pouvant se contenir plus longtemps, prend l’enfant dans ses bras, le serre de toutes ses forces, rie et pleure à la fois.

    Le gamin, à moitié étouffé, a mal et se remet à sangloter. Le capitaine, bien près de l’affolement lui dit alors avec précipitation : « Je t’ai fait mal, pardon, ah ! qu’ai-je fait, pardon». Il semble tellement proche du désespoir avec ses cheveux en broussaille et sa tête de singe, que l’enfant se reprend à rire. Philippe l’imite, et c’est au milieu des larmes , d’hilarité cette fois, que s’achève cette scène.

    « Comment t’appelles-tu, monsieur ? »

    « Jos.. Ah, mais non ! comment est-ce que je m’appelle déjà ? Ah oui, Philippe, Capitaine Philippe de Bérancourt, 3ème Hussards, pour vous servir, mon ami ! »

    « Tiens ! Moi, je m’appelle Sébastien ».

    « Sébastien comment ? »

    « Sébastien comme ça »

    « Mais tu as quand même bien un nom de famille ? »

    « Ben non ! Tonton, y m’a toujours appelé comme ça ! »

    « Comment appelle-t-on ton papa ? »

    « Lé mort ! »

    «  Les messieurs là-bas, y l’ont tué » ajouta Sébastien, la tête basse en désignant un groupe de sans-culottes qui bavardaient à l’entrée du parc.

    Philippe serre les poings et gonfle sa poitrine d’air.

    « Et ta maman ? »

    « Aussi »

    Et Sébastien se remet à pleurer. Philippe emmène alors l’enfant sur le banc, lui serre la tête contre sa poitrine, et passe la main dans ses cheveux dorés. Il ne peut placer que quelques plaintifs « Pauvre petit ! »

    Un peu plus tard, Philippe se mit en quête de reconduire son petit protégé chez « tonton ». L’oncle de Sébastien, curé de l’église Saint-Marc, demeurait à quelques centaines de mètres du jardin public. Le capitaine portait l’enfant dans ses bras.

    On arriva à la porte du presbytère, on frappa, on attendit, mais vainement, rien ne se produisit, l’oncle n’était plus là.

    « A l’église » dit Sébastien

    « A l’église » dit Philippe

    et ils s’en allèrent à l’église.

    La nuit tombait, on entendait au loin les grondements de la foule ; le peuple en colère s’appliquait à son œuvre de destruction.

    On croisa dans l’ombre trois sans-culottes, silencieux, l’air sinistre, des tâches de sang sur la chemise des deux premiers.

    Enfin, on arriva sous le porche, l’obscurité était profonde. Seule, une bougie brillait près du chœur. Sébastien s’y rendit.

    Philippe buta sur une masse inerte et tomba. Il effleura du doigt cet objet, et sentit couler quelque chose de liquide et de chaud. Sébastien amena la bougie ; on reconnut à sa lueur que le liquide était du sang, la masse inerte, le cadavre de l’oncle.

    Les sans-culottes étaient passés, le curé avait vécu !

    L’obscurité était complète, Sébastien avait laissé tomber la bougie sur la dalle. Le pauvre enfant pleurait, poussait des hurlements qui résonnaient sur les murs de l’église.

    Tout à coup on entendit des rires dans la rue, c’était une patrouille. Sébastien se tut.

    Quelques secondes plus tard, il sentit Grisou lui lécher le pied. Il prit la brave bête dans ses bras. Quelques larmes recommencèrent à tomber puis Sébastien se remit à pleurer de plus belle. Philippe s’était retiré dans l’ombre et se taisait.

    Le lendemain matin, Sébastien qui n’avait pas su résister au sommeil, se réveilla. Philippe le regardait. Lui, il n’avait pas su dormir...

    L’enfant se frotta les yeux, se releva et s’assit sur une chaise. Le cadavre n’était plus là. Le capitaine demanda à Sébastien de rester dans l’église. Il lui assura qu’il serait de retour dans peu de temps. L’enfant lui demanda alors avec de grands yeux tristes :

    « Où vas-tu ? »

    « Chercher à manger »

    Philippe longeait le Rhône, il songeait. Sébastien lui avait donné quelque chose d’immense : il lui avait rendu le goût de la vie. Le capitaine était tombé dans le néant, l’enfant avait su l’en tirer. Maintenant, c’était Sébastien qui était seul ; Philippe devait-il l’abandonner ? Ces deux êtres étaient isolés, et en souffraient ; ne devaient-ils pas se côtoyer ?

    Tout à coup, Philippe aperçut des choses étranges. De l’autre côté de la rue, il y avait un énorme monceau de cendres autour duquel on reconnaissait quelques cadavres. L’un deux était celui d’un prêtre.

    Alors, le capitaine se souvint des clameurs qu’il avait entendues durant la nuit : c’étaient les « patriotes » qui brûlaient les églises. En levant la tête, il vit au loin de gigantesques flammes : on brûlait Saint Thomas d’Aquin !

    Pris d’une espèce de délire, Philippe se mit à courir à toutes jambes vers l’église où était resté Sébastien.

    L’enfant, assis sur une chaise, s’amusait à feuilleter un gros missel. Comme il ne comprenait rien aux signes bizarres qui emplissaient l’ouvrage, il posa le livre par terre, et l’abandonna.

    A ce même moment, deux sans-culottes pénétrèrent dans l’église.

    « A mort les aristocrates ! » hurla l’un deux. On aurait pu se demander de quels aristocrates il s’agissait.

    Alors, une énorme marée humaine pénétra dans l’église. Sébastien eut peur, et se blottit derrière l’autel qui était près de lui.

    On assista alors à un spectacle infamant : le peuple en fureur saccageait la maison de Dieu. On brisait les vitres avec des chandeliers, on fracassait les vases sacrés sur le sol. Trois ou quatre sans-culottes renversèrent la statue de Saint Christophe puis l’un d’eux but dans le calice qu’il lança ensuite contre un vitrail tandis qu’un autre jetait les os sacrés aux chiens.

    Pendant ce temps, bien à l’abri de sa cachette, Sébastien s’était tu. Il regardait, il était horrifié. Ses parents lui avaient transmis le respect de l’église, son oncle avait fait de lui un chrétien. Il aimait de tout son cœur le « petit Jésus ».

    Tout à coup, un gamin de son âge eut une idée immonde. Pour se faire remarquer de son père, il se rendit au grand crucifix qui semblait être le gardien du temple, et là, il cracha sur le Christ.

    Alors Sébastien, ne pouvant plus se contenir,  sortit comme une trombe hors de son refuge, et bondit sur le profanateur. Il le griffa, le mordit, lui donna des coups de poing, lui arracha les cheveux, et lui eût probablement crevé les yeux si n’était intervenu à ce moment un gigantesque sans-culotte qui sépara les combattants.

    Sébastien, à moitié assommé, fut projeté violemment sur le sol froid et dur à quelques mètres de là. Quand il fut sorti de son étourdissement, il leva la tête, et vit les faces sinistres d’une cinquantaine de patriotes qui riaient. L’un d’eux le prit au collet, le remit debout d’un geste tandis. Un autre lui présenta un grand crucifix. « Crache ! » lui ordonna un troisième d’une voix rauque.

    Sébastien resta muet mais ne cracha pas.

    « Crache ! » répéta l’homme.

    « Non ! »

    « Crache ! » dirent ensemble dix, vingt sans-culottes.

    « Jamais ! » lança le brave petit.

    Alors il reçut un coup si violent qu’il en demeura tout étourdi.

    « Vas-tu cracher, maintenant, petit aristocrate ! »

    L’enfant pleurait, les sans-culottes riaient.

    « Non ! » reprit-il d’une voix faible mais ferme.

    « Morbleu ! » rugit l’homme. Et il prit un solide bâton qu’il brisa sur le dos de Sébastien.

    L’enfant hurlait.

    « Crache ! »

    L’enfant tremblait .

    « Non ! »

    Alors la brute se rua sur l’enfant, elle allait le tuer. Le sort voulut cependant qu’à la seconde suprême, la bête s’affaissât de toute sa masse. Philippe venait d’arriver et l’avait tuée d’un coup de candélabre.

    Il se serait alors fait massacrer s’il n’y avait eu dans l’église une section complète de soldats lucides qui le protégèrent du peuple.

    Escorté par la foule en délire qui tentait de le lapider, Philippe fut mené à la place forte et jeté sur la dalle d’un cachot sombre et glacial.

    Chapitre troisieme  : revolution et humanite

    Dans sa cellule Philippe était désespéré ; il allait mourir.

    Le capitaine ne craignait pas pour lui-même. La mort, il l’avait affrontée, chaque jour, pendant quatre ans. Il l’avait vue s’emparer de ses camarades. Il la connaissait et ne la considérait que comme un phénomène naturel qui met tout simplement un terme à la vie.

    C’était pour Sébastien que Philippe tremblait. L’enfant ne saurait pas à sept ans subvenir à ses besoins.

    Le soleil se leva et Philippe se réveilla. La porte s’ouvrit et un gardien entra. « Suivez-moi » ordonna-t-il d’une voix sèche. Trois ou quatre sans-culottes emmenèrent le capitaine et la porte se referma.

    Alors, une tête hirsute apparut à la brèche qui faisait office de fenêtre : c’était celle de Nicolas Delroux.

    Le fédéraliste s’était d’abord félicité du tour qu’il avait joué à Chalier. Puis, il assista à son exécution. Quand il le vit passer, les yeux au ciel, plongé dans une sorte d’extase, il ne comprit pas ; quand il vit la tête tomber, il comprit, s’enfuit et pleura. Il avait peur de Dieu.

    Lorsqu’il s’aperçut que la ville était reprise, il devina qu’on allait chercher le coupable et le tuer. Il se cacha dans sa cave : il avait peur des hommes.

    Nicolas Delroux craignait à la fois Dieu et les hommes. Il ne pouvait plus vivre, il ne pouvait pas non plus mourir. Il fallait pourtant choisir. L’ancien fédéraliste pensait se réconcilier avec le ciel en délivrant Philippe.

    « Pst » fit-il - Rien - « Monsieur de Bérancourt » - Toujours rien. Après cinq ou six autres interpellations de ce genre, il lui fallut se résoudre : le prisonnier n’était plus là.

    *

    *  *

    C’était le quatre décembre 1793. Soixante-neuf jeunes gens sont tirés de prison et liés deux par deux. On ne les conduit pas à la guillotine, elle « travaille trop lentement ». On les conduit au-delà du Rhône, dans la plaine des Brotteaux que surplombe la Butte de la Révolution. Deux tranchées parallèles et des canons placés à dix mètres d’eux permettent déjà aux victimes de deviner leur sort.

    L’un des condamnés est pâle, il se mord le poings.

    La clameur devient plus intense, Fouché vient d’arriver.

    Le malheureux a maintenant le visage sanglant, arraché par les ongles.

    Deux cents hommes arment leur fusil, vingt artilleurs tassent la poudre des batteries.

    « Prêts ? » crie un officier.

    Philippe s’est maintenant mis à sangloter ; il lève la tête, lance un dernier coup d’oeil à la vie, aperçoit au loin la Butte de la Révolution...

    « Feu ! » hurle l’officier.

    Philippe chancelle, tombe, il est mort ; il pleure et il sourit.

    Au loin, sur la colline, on aperçoit à travers la fumée encore dense, Nicolas Delroux portant un enfant dans ses bras.

    Le Lac Copaïs

    AVRIL 1978

    « Ainsi le destin frappe à la porte »

    Beethoven

    Première partie

    La lune étincelante mêlait ses rayons pâles à l’essence argentée du grand lac solitaire. C’était la nuit en Grèce, là, dans les temps très anciens, c’était la nuit.

    On eût dit un monde féerique tant tout paraissait calme. Seule et très loin pourtant, on pouvait entendre une plainte, une plainte plus qu’un bruit, mais une plainte si faible... Était-ce Erato qui pleurait sur sa lyre, les exploits glorieux des héros d’autrefois ? Non, c’était le zéphyr, le zéphyr doux et tiède qui gémissait de sanglots imperceptibles.

    Le lac était immense, on devinait au loin des chaînes de montagnes, mais nulle trace humaine ; le seul frémissement de l’onde sur la grève animait le décor.

    Dans l’ombre toutefois était une cabane, une hutte de branchages, un îlot d’humanité au milieu de la nature sauvage. On devinait (plutôt que discernait) un semblant de lueur au travers d’une embrasure ; et, ce seul gage de la vie, aussi moindre qu’il fût, ne pouvait qu’ensorceler, à la manière des sirènes, le plus sage des hommes, le contraindre à libérer son attention du panorama si grandiose de la nature, pour ce témoignage si petit de la civilisation.

    La cabane, à n’en point douter, était celle d’un pêcheur, de celles qui bordent par centaines les rivages du lac. D’un aspect particulièrement grossier, elle offrait cependant un je-ne-sais-quoi d’attirant. De par même son exiguïté et la simplicité grotesque de sa construction, elle forçait, elle obligeait le plus indifférent des voyageurs à s’en approcher, à y pénétrer, sinon par le corps, du moins par l’imagination.

    L’intérieur n’était pas moins rustique : à terre, une paillasse vis à vis d’un lourd morceau de chêne taillé en forme de cylindre. Assis sur ce dernier, un vieillard, visiblement très vieux mais aussi très pauvre : sa tunique, sale et déchirée, relevait d’une misère certaine. Cependant, sous cet aspect, se cachait un océan. Ses yeux, à la fois graves et rieurs, rusés et profonds, emprunts conjointement d’une tristesse indescriptible et d’une douceur indéfinissable révélaient un univers sous la tunique, sous le pêcheur un homme.

    Sur les genoux du vieillard se trouvait assis un petit chien.

    « Gaïgo mon ami, certains diront que l’homme est tout, moi je dis qu’il n’est rien et pourtant, personne n’a tort. L’homme est partie du tout et le tout est partie de l’homme... »

    Et le vieil Artagos, les yeux levés, rêvait, noyé dans une extase sans fin. Son front, parcouru par les rides, tantôt s’obscurcissait et tantôt reflétait un calme serein.

    Soudain se fit entendre un bruit étrange : c’était l’expression de la douleur la plus aiguë, et de la joie la plus intense, c’était le désir incommensurable et le dégoût absolu, c’était la destinée humaine et la fatalité divine réunies en un feu, c’était un curieux mélange de misérable et de merveilleux, de blanc et de noir, de sublime et d’abject, de minuscule et de faramineux, en un mot, c’était la vie.

    Le vieil homme sourit, s’approcha de la paillasse, s’y agenouilla, chuchota avec douceur quelques paroles indistinctes et le bruit cessa.

    Alors, il se passa quelque chose de terrible.

    On entendit au dehors le cliquetis confus de chevaux qui faisaient halte. « C’est là ! » hurla une voix forte. D’un coup violent, la porte s’ouvrit et laissa le passage à quatre ou cinq hommes en armes.

    Un dernier entra, gigantesque plutôt que grand, monstrueux plutôt que laid, la barbe et les cheveux qui couvraient presque entièrement le visage et seuls deux yeux rougeâtres se laissaient entrevoir.

    « Antadrès ! » murmura le vieillard qu’avaient saisi deux des hommes.

    « Eh bien oui, Antadrès ! Antadrès que tu n’attendais plus, Antadrès est revenu et maintenant... »

    Disant ces mots, le géant, fit alors rougir la pointe de son glaive à la torche de l’un des gardes.

    Artagos, qui du reste semblait à peu près insensible à tout ce qui s’offrait à lui, n’ouvrit la bouche que lorsque le fer incandescent se présenta devant ses yeux :

    « Antadrès, Antadrès sois maudit ! Pour le mal que tu as fait et qu’il te reste à faire, toi et ta race serez poursuivis par les foudres du destin jusqu’à la fin des temps. »

    Et avec une constance digne de Lateranus, il endura le supplice.

    Quelques instants plus tard, comme en entendait au loin le galop des chevaux qui s’amenuisait peu à peu, la pièce sembla reprendre son calme ; toutefois, un faible bruit rompait le silence, une légère odeur brisait la sérénité de l’atmosphère ; l’odeur pyreumatique de la chair brûlée et le gémissement plaintif de Gaïgo déchiraient à eux seuls le voile de charme dont la nature avait revêtu la demeure.

    Il se fit alors de la paillasse un cri violent, le même bruit qui s’était fait entendre avant l’arrivée des tueurs, le cri de la vie. Cependant, de la botte de paille émergea cette fois la tête pâle d’un nourrisson de quelques mois ; il avait tout vu...

    Durant cette scène tragique, le lac était demeuré tranquille et ses eaux dormantes semblaient paisibles plus que jamais. Pourtant, après que les cavaliers se furent suffisamment éloignés, au travers du zéphyr qui doucement continuait de répandre ses caresse multiples, se leva une brume légère, une nuée qui quoi qu’insignifiante avait quelque chose de merveilleux et qui semblait parler, ou plutôt chanter, oui chanter, une triste mélodie, mais c’était si lointain :

    Sur les rivages noirs du grand lac Copaïs

    Le roi des Dieux voulut, il y a fort longtemps,

    Que le mal pénétrât parmi l’homme et ses fils

    Et qu’il y demeurât jusqu’à la fin des temps.

    Deuxième partie

    Les rues d’Orchomène étaient traversées par des torrents humains, dont les eaux reflétaient mille et mille couleurs. Savetiers, menuisiers, forgerons, artisans de toutes sortes, pêcheurs, fonctionnaires, gardes du roi : foule innombrable ayant décidé pour un jour d’abandonner ses soucis quotidiens et de libérer ses adorations, ses haines, ses passions, ses soifs d’absolu, ses obligations sociales et ses devoirs moraux comprimés jusque-là. C’était la fête en Grèce en l’an deux mille huit cent soixante et un avant notre ère.

    Non loin du palais, à l’extrémité d’une petite place et assis contre un mur blanchi à la chaux, trois jeunes gens discutaient avec animosité :

    - Mais, ami Semandre, que fais-tu de la vie ? Toujours nous te voyons mélancolique et sombre... lugubre même ; tiens ! pourquoi ne nous accompagnes-tu jamais lorsque le soir nous allons assister aux exercices des cavaliers du roi ?

    - Et pourquoi ne participes-tu jamais aux fêtes qu’il nous arrive d’organiser ?

    - Soelix, tu me parles de la vie, mais de quelle vie parles-tu ? Nous avons deux vies : celle de la réalité, celle du rêve : c’est dans celle-ci que je vis, et j’y vis pleinement, sois en sûr !

    - Cimago ! tu me demandes que ne vais-je aux fêtes que vous donnez ? C’est que j’y souffre ; c’est que je ne puis supporter ces continuelles railleries, ces interminables profanations de ce qu’il y a de plus sacré et de plus beau ; c’est que je hais ceux qui détruisent sottement sans ne savoir que détruire ; et si jamais je n’assiste aux parades militaires, c’est que j’ai perdu l’habitude d’admirer les assassins et que, dégoûté des hommes, je ne trouve le bonheur que dans la solitude.

    Tout en continuant leurs discussions, Semandre, Soelix et Cimago s’étaient levés et engouffrés dans une petite rue qui contournait le palais. Ils aboutirent à une espèce de cirque, particulièrement important, sur les gradins duquel une considérable affluence avait déjà pris place. Ils s’assirent à leur tour et se mirent à attendre.

    Quelques instants plus tard fut introduit dans l’arène une mystérieuse créature. C’était un animal de taille gigantesque et dont l’aspect rappelait un peu celui du chien. Le bout de sa longue queue semblait frôler la terre et une superbe collerette lui entourait le cou. Il semblait terrible, ses grands yeux noirs pétillaient de rage et de fureur. On disait que c’était un présent qu’avait fait le pharaon au roi en l’anniversaire de son couronnement il y a vingt ans. « Lion ! Lion ! » criaient à tue-tête quelques avertis et à la foule bientôt de les imiter. Soudain, une trompette sonna, puis deux, puis vingt, puis cent. Et sous un immense tumulte d’applaudissements et de cris d’allégresse, le roi fit son apparition. En vérité, quoiqu’on discernât bien mal les traits du souverain qui était si loin, si loin... il n’était que Semandre pour demeurer indifférent à tout, plongé qu’il était dans un rêve sans fin.

    Le calme se fit ; un officier de l’entourage royal grimpa sur une espèce de piédestal qui se trouvait à sa portée et lança un appel à la foule.

    Comme la proposition ne semblait guère intéresser quiconque, le roi rompit le silence, se leva, et cria un formidable : « J’irai moi ! » et en un rien de temps, il fut dans l’arène, le glaive au poing.

    Un combat s’engagea ; le lion d’abord fut blessé ; de minces filets vermeils ruisselaient ci et là de ses plaies. Mais comme pour prendre son élan, le souverain dut faire un pas en arrière, il trébucha et, blessé à son tour, s’immobilisa sur le sol.

    Au calme le plus total avait succédé un cri d’effroi, un immense cri d’effroi poussé par trente mille cœurs.

    C’est alors que l’on vit l’imprévu.

    Un jeune homme, totalement dépourvu d’arme, s’était précipité dans l’arène. Avec une vitesse prodigieuse, il courut sus au lion, le détournant ainsi du malheureux qui gisait sur le sol dans la plus totale inertie. Et, chose inconcevable, tandis que le seul battement des cœurs troublait le silence mortel qui régnait, il se saisit du lion et l’égorgea de ses bras seuls.

    Après, tout devint trouble pour Semandre ; il entendit des cris de joie sans nombre, se sentit soulevé et porté en triomphe par la foule en délire, conduit à l’intérieur du palais, et dut vraisemblablement s’endormir peu après.

    Pourquoi avait-il sauvé le roi ? Il ne le savait trop. Il s’était senti comme guidé par une force indéfinissable et irrésistible. Nul doute, on lui avait, durant quelques instants, dérobé le contrôle de lui-même.

    On frappe, on entre : ce sont deux esclaves somptueusement parés qui le prient de les bien vouloir suivre. On l’amène en une grande pièce au chevet du roi. Il semble faible ; un morceau de drap faisant office de pansement lui cache le visage et la nuque ; il peut toutefois parler. Semandre et le roi sont seuls dans la pièce immense où le moindre son donne lieu à un écho ; la voix du souverain, quoique fatiguée, résonne sur les parois.

    - Mon fils ! Je te dois la vie ! Dis-moi quel est ton nom , quel est ton père ? Dis-moi d’où tu viens, qui tu es ?

    - Je n’ai pas de père, je n’ai pas de nom. On a pour habitude de m’appeler Semandre, voilà tout ! Je ne sais qui je suis, je ne sais d’où je viens, je vais de ville en ville, subvenant à mes besoins par de menus services que je rends ci et là.

    - Désormais, c’est moi qui suis ton père et la vie que tu m’as conservée, je te la rends en la vouant à te rendre heureux. Tiens ! Voici mon glaive, celui de mes ancêtres qui dit-on, provient de la forge de Vulcain ; je te le donne comme au plus courageux des guerriers. Le palais, désormais, est ta demeure ; je t’ai fais préparer des appartements et t’y vais faire conduire. Mais auparavant, aide-moi, je te prie, à me défaire de ce maudit chiffon.

    Comme il enlevait le pansement, Semandre se rendit compte d’une chose : il était heureux et même, peut-être pour la première fois de sa vie, joyeux.

    Mais quand il l’eût ôté et qu’il vit le visage, il devint d’un blême indescriptible et trembla de tous ses membres avec une frénésie folle. Alors, en poussant un cri terrible, il plongea sauvagement le glaive dans la poitrine de son bienfaiteur, abandonnant le cadavre d’un homme à l’épaisse barbe grise et aux petits yeux rougeâtres.

    Échevelé, livide, éperdu, Semandre courait en direction du port. Pourquoi un tel acte ? Pourquoi un geste aussi abominable ? Pourquoi même la fuite ? A nouveau il n’était point de réponse.

    Il arriva sur les quais, embarqua dans la première barque qu’il pût trouver et rama, rama de toutes ses forces, sans trop savoir où il allait.

    C’était le soir ; la barque avait atteint le milieu du lac ; tout était silencieux et il commençait à faire sombre. Alors, une brume légère, légère, infiniment légère, s’émana des eaux, petit à petit grandit, et finit par engloutir l’esquif tout entier ; la nuée semblait murmurer au loin quelque chose d’imperceptible :

    Sur les rivages noirs du grand lac Copaïs

    Le roi des Dieux voulut, il y a fort longtemps,

    Que le mal pénétrât parmi l’homme et ses fils

    Et qu’il y demeurât jusqu’à la fin des temps.

    Troisieme partie

    L’ancienne Grèce était l’un des plus beaux pays du monde tant par les merveilles que lui avait prodiguées la nature que par la façon dont l’homme les avait travaillées. Ses paysages multiples et ses innombrables chefs-d’œuvre d’architecture, de sculpture ou de peinture enivraient tour à tour mais continuellement, l’imagination de l’artiste qui la visitait.

    Séparées par d’étroites vallées où de vertes et fraîches prairies alternaient avec des forêts sombres et mystérieuses, se dressaient un peu partout de gigantesques montagnes, majestueuses et fières, qui dominaient la mer de toute leur splendeur. Leurs pentes escarpées étaient d’une couleur rougeâtre interrompue ci et là par quelques rochers gris ; leurs crêtes orangées fendaient le bleu intense des cieux que troublait quelquefois quelque flocon d’écume.

    Et quand, après avoir cheminé durant des heures, un voyageur parvenait au sommet d’une hauteur, et, que, fatigué, il s’arrêtait un instant, alors ses yeux éblouis pouvaient contempler ce panorama splendide auquel s’ajoutait parfois un temple, symbole de l’art au milieu de la nature, emblème de la main de l’homme réunie à la main de Dieu.

    C’est dans un tel cadre que se situe la suite de notre histoire.

    Non loin de la ville d’Onchestos, était un lieu d’où la montagne surplombait à pic les eaux du lac d’une hauteur peu commune. Ce lieu, désigné par les indigènes sous le nom de Xoulandos, était recouvert d’une sorte de tabou qui vouait une malédiction éternelle à quiconque tentait de s’en approcher. On disait qu’il y résidait un monstre buveur de sang appelé Semore, et les vieilles, en filant le soir, racontaient aux jeunes enfants comment jadis, cinq ou six pêcheurs qui y avaient tenté une expédition, n’en étaient jamais revenus.

    Pourtant, si un homme audacieux avait tenté à nouveau l’exploit à l’époque où je parle, voici ce qu’il aurait vu :

    A l’entrée de la grotte, d’une grotte mystérieuse taillée dans le flanc de la montagne noire, un vieillard était assis, les yeux rivés vers le ciel, un vieillard vieux comme il n’est peut-être pas possible de le concevoir, un vieillard qui semblait bon, qui l’était à n’en point douter à la douceur de sa physionomie, un vieillard rêveur, par-dessus tout rêveur. De longs cheveux blancs s’écoulaient en cascade sur ses épaules décharnées ; et parfois, dans le lit de ses rides creuses, une larme coulait de ses yeux qui étaient ceux d’un ange.

    Toujours cependant, il semblait apeuré. Il paraissait hanté par la terreur d’un « quelque chose » mal défini qui le poursuivait à tout moment, où qu’il allât ; et le soir, à l’heure où le soleil se couche, il arrivait qu’il s’avançât au bord du promontoire duquel on surplombe les eaux du lac d’au moins vingt stades, et qu’il y poussât un long gémissement, un cri de désespoir faible mais déchirant.

    Il se nourrissait de figues et des baies sauvages qui abondaient en ces lieux, et se désaltérait à l’eau d’un ruisseau qui passait près de là.

    Le soir du dernier mois, un peu avant le crépuscule, le vieux Semore, à son habitude, rêvait doucement assis sur son roc à l’entrée de la grotte. Soudain, un léger bruit se fait entendre ; il se retourne et voit un stalactite énorme dont de fines gouttelettes chutent sur le sol. D’abord indifférent, il se met à le fixer ; il le fixe, il le fixe d’une manière épouvantable, ses yeux se fondent avec le stalactite ; et au bruit des gouttelettes de

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