Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Rédemptions
Rédemptions
Rédemptions
Livre électronique375 pages6 heures

Rédemptions

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Des meurtres et une tentative de meurtre, commis dans un quartier de Paris proche de la Gare Montparnasse, font se croiser les destins d’un policier, d’un agent immobilier au profil atypique, d’un ancien catcheur, d’une jeune cadre bancaire de tueurs professionnels venus d’Amérique du Sud et d’Europe. Le rappel intempestif du passé surgit alors, avec son cortège de morts brutales. Pourtant, les hasards de la vie, les rencontres inattendues et les besoins de l’enquête, vont conduire les principaux protagonistes et leurs proches à progresser sur un chemin qui ressemble à celui du rachat. Un sentier qui serpenterait dans une forêt où chaque arbre touché en révèlerait un autre.
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2013
ISBN9782312026503
Rédemptions

Auteurs associés

Lié à Rédemptions

Livres électroniques liés

Thriller policier pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Rédemptions

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Rédemptions - P. Guigue-Rodet

    cover.jpg

    Rédemptions

    P. Guigue-Rodet

    Rédemptions

    Policier

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    « C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux. En nous, ou nulle part, sont l’éternité et ses mondes, l’avenir et le passé… »

    Friedrich Von Hardenberg (1772-1801) dit, Novalis

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-02650-3

    Prologue

    Les deux hommes se faisaient face dans le loft spacieux où malgré la hauteur sidérante du plafond, la douceur des marches japonaises permettait d’accéder sans effort à la mezzanine. Une balustrade en acier chrome bordait la plateforme, au-dessus de leurs têtes. Ils étaient assis devant un malt hors d’âge. L’un, à l’allure athlétique, aux cheveux poivre et sel, y avait mis une quantité incroyable de glaçons et son vis-à-vis, plutôt bedonnant, le teint rubicond, le souffle court, avait crié au gaspillage avec un rire forcé.

    Ce dernier faisait figure d’expert en matière de gaspillage car il présidait la Mercator Finance Inc, immatriculée au Panama et domiciliée au Liechtenstein, chez lui. La MFI avait passé une « consultancy agreement » avec un des rabatteurs financiers d’une société, moyennant un pourcentage sur les montants qu’elle ramenait dans ses filets. Sans se préoccuper de la suite des opérations… parfois décevantes pour le possesseur des fonds ! Le président de la MFI avait ironisé, en adressant à son vis-à-vis la boutade éculée, qu’il réservait à chaque entrevue avec une relation nouvelle :

    « Ne vous y trompez pas, malgré une quasi homonymie, la MFI n’est pas le FMI. Elle sait être généreuse sans mettre ses cocontractants à la diète économique. »

    Mais dans la tête massive aux reflets gris-blanc, les yeux levés vers les lambris ne le regardaient pas ; à l’image du verre auquel il n’avait pas touché, le visiteur était resté de glace. Il avait entrouvert une mallette de cuir sombre. Sous la paupière, une seconde, s’était échappé un éclair vite éteint. Décontenancé par ce client taiseux, le Président de la Mercator Finance Inc se servit un second verre qu’il avala d’un trait et ajouta d’une voix conciliante :

    « Vous avez insisté pour que je vous reçoive ici, dans ce loft que j’utilise à des fins particulières… Je crois.

    – En effet. Un ami me l’a recommandé.

    – Il y est donc venu ?

    – C’est possible ; il me l’a conseillé pour les exigences particulières attachées à l’ultime contrat qu’il m’a confié.

    – Vous piquez ma curiosité !

    – Il m’a aussi parlé d’un courrier anonyme que vous auriez reçu et qui selon lui a dû retenir votre intérêt…

    – Je ne vois pas… non, vraiment.

    – Vous y étiez qualifié d’oiseau nuisible et de rat malhonnête…Il y était dit que vous ressembleriez bientôt à un composé des deux, c’est-à-dire, à une chauve-souris ! Savez-vous ce que cela signifie ? »

    La question avait été formulée avec détachement, d’une voix impersonnelle. Le président de la MFI s’était levé, fébrile, muet d’une sourde angoisse.

    « Vous allez mourir comme elles ! Pendu par les pieds, la tête en bas, si vous préférez. M. Manuel Oliveira Cortez a souhaité que cette disposition vous concernant, soit annoncée comme venant de lui. »

    Ensuite, le visiteur avait tiré un filin noir de la mallette et ses yeux avaient quitté la rampe en acier chrome.

    Chapitre I

    Avoir tué quelqu’un, ca lui était égal, finalement… Il y avait longtemps qu’il ne ressentait plus les choses et les courants d’air. Quand un souvenir le tirait vers l’enfance, il charriait des impressions enfouies. Des parfums, des coloris et des sons, des frustrations humiliantes et des souffrances infondées, perçues comme des injustices. Jamais guéries, ni avouées… Curieusement, depuis quelques temps, ces impressions déplaisantes revenaient, surtout le soir quand il cherchait le sommeil sans confiance. La vie d’avant si elle était sonore, s’animait d’entrechocs familiers ou hostiles, sans être bruyante. Pas comme aujourd’hui où le vacarme du dehors était partout avant d’emménager dans sa tête. Il le pressentait, la dépression était là, au bout des illusions. Des années, le fantasme lui avait tenu lieu d’antidote. L’inconnue sans visage du RER ou dans le métro, muait proie ou chasseresse selon les heures. Le regard suivait une hanche, épinglait la cuisse découverte, décryptait le relief d’une vêture discrète. Délibérément longue et ample, elle conjurait la concupiscence dès le matin, d’hommes cravatés de frais, comme lui à l’affut d’images volées ou reçues. Rêvé ou non, le sexe passait comme le reste : les êtres, les saisons, la texture des habits neufs, le goût des gens. Difficile de savoir ce qu’il ressentait après avoir ôté une vie qu’il avait supposé si commune. Il était vide et en panne d’émotion. Avec ce mal être indéfinissable, venu de loin. En réalité, ce geste insensé, le sien, avait été porté par une spontanéité oubliée depuis deux décennies ; vingt ans passés à faire semblant au travail, en famille, en vacances. Avant de quitter la maison, la glace de la salle de bain lui renvoyait l’image d’une étrange neutralité. Un déni d’existence. Demain, se raserait-il en croisant un autre regard ? Celui d’un homme qui avait tué en sachant à peine pourquoi. Etait-il possible de le faire seulement pour se sentir vivre ? Il lui semblait être le même et sa raison s’étonnait de cet état nouveau que rien ne laissait paraitre. Et pourquoi donc, après tout ! Les chasseurs après la battue, se penchaient-ils sur la vie prise aux sangliers sans autre nécessité que le plaisir ? Qui pouvait dire qu’un animal, à la différence d’un homme, pouvait être abattu sans motif. Existait-il de surcroît, une raison de punir à l’identique un individu en lui rendant par exemple, la monnaie de sa pièce ? Il semblait que non, puisque la peine de mort avait été abolie contre celui qui l’avait pratiquée. L’infliger n’était plus un droit mais un interdit. Il était en plein sujet de philo, une matière où il avait été bon : pas plus de cause honnête à sacrifier un marcassin pour le végétarien convaincu qu’à zigouiller un assassin pour l’humaniste disposé à tout pardonner. Sinon, celle du geste naturel.

    C’était ca ! L’authenticité retrouvée. Enfin, la permission d’obéir à la pulsion ! Venue d’on ne sait où, elle dirigeait l’être en le laissant intact, à la surface de lui même. L’influx le traversait et l’animait sans le corrompre. Une sorte de secousse mentale, fugace et irrépressible, vecteur irrationnel de la mort. Pareille à celle, irresponsable, qui perpétuait l’espèce. Autrement dit, pas la peine de creuser le sens ; un tremblement de terre qui enfouissait les maisons et les gens, n’avait pas de signification. Et personne ne s’émouvait du no man’s land philosophique que perpétuait la dévastation d’un tsunami ! La nature aveugle aurait-t-elle des droits sur le genre humain dont l’homme se refuserait à faire usage sur lui-même ? Il trouva l’idée saugrenue. Ne valait-il pas mieux mourir de la main de son semblable que d’une terre se dérobant sous ses pas et que nul ressenti, horreur, vengeance ou joie sadique, n’animait à ce moment là ? Le destin de la victime en était-il plus absurde qu’il faille en châtier l’auteur ? Il ne savait pas depuis quand de telles idées lui trottaient…

    Elles étaient venues avec les souvenirs du pensionnat, trop fréquents, et bien avant de n’avoir pas secouru un innocent. Il avait vu un collègue dérober un portefeuille. Un autre, sans relief, avait été accusé à sa place. Et il n’avait rien dit. Pour voir jusqu’où cela irait. Jusqu’au licenciement ? A l’évidence. Et même au-delà. Le nigaud n’avait pas retrouvé de travail et désespéré, s’était jeté sous son train de banlieue. L’épouse était venue accuser le directeur des ressources humaines. Une femme attrayante, à qui le chagrin faisait oublier, momentanément, qu’elle était belle. S’il avait su, il serait intervenu…Il se serait interrogé sur un couple aussi mal assorti. Aujourd’hui encore, il lui était difficile d’admettre qu’elle ait pu se lier à cet homme ordinaire. Ni grand, ni petit, aux épaules tombantes, un peu vouté, que la quarantaine dotait d’un abdomen précocement flasque. Dans la société, il avait un rôle obscur, de troisième plan. A quoi cela tenait finalement, une vie ! Nul doute que si le hasard avant le vol avait provoqué une rencontre, la curiosité d’en savoir plus, de découvrir une qualité inaperçue l’aurait incité à apporter son témoignage. Peu importait finalement, sauf que le décès de ce mari disparate était son premier meurtre. Et cela, quand bien même le pauvre bougre aurait concouru à sa fin. Mais il avait seul décidé de son sort. Constat cruel, mais en définitive selon l’expression du jour, complètement vrai. Voilà les bases de la plaidoirie qu’aurait construite un avocat, le cas échéant. Il sourit. Il n’y avait pas eu d’avocat. Aux yeux des autres, le disparu avait fait tout le travail. Il aurait pu se défendre, crier vengeance plutôt que d’opter pour une sortie banale, un baisser de rideau comme il y en avait des milliers. Artisan de son anéantissement, il méritait son sort ; voilà où conduisait une tolérance insuffisante à la douleur. Ce n’était qu’une question de seuil ! En ayant ainsi terminé avec une culpabilité plus légère que le souffle d’un enfant sous un ciel d’orage, il s’était demandé ce que cela lui ferait de tuer pour de vrai. Quelqu’un qu’il ne connaitrait pas ou à peine, à l’image de ce collègue insignifiant…

    C’était donc aujourd’hui, lors de ce second lundi d’avril, par un très beau temps, à Paris, qu’il venait d’occire un nabot aux jambes trop courtes pour jouer les vrais hommes ! Il avait eu l’air étonné de mourir sous la main d’un inconnu, les yeux pleins d’une incompréhension où la peur s’était à peine installée, en dépit du temps qu’il avait mis à étouffer…Il était mort sans se défendre, en battant l’air avec ses bras, un long moment, avant de suffoquer… Puis inerte, devenu lourd dans ses mains et lâché, il s’était affaissé par terre et mis en tas, de lui-même, pour continuer à ne pas déranger sans doute.

    Il s’était penché sur le corps sans vie. Par jeu plus que par nécessité, sans réfléchir, il avait retiré d’un portefeuille en lézard des billets de vingt et de cinquante euros. Pas de quoi aller bien loin. Il n’avait jamais fait ça. Le petit homme avait été le premier. Il n’était pas nécessaire d’avoir un mobile, hormis la tentation de supprimer un presque nain bien vêtu, timide et maladroit qui s’était excusé de cogner contre lui au sortir du métro. Mais avait-il eu la sensation d’être bousculé ? Ca avait été un réflexe. Il l’avait suivi, rejoint sous ce pont mal éclairé, lui avait tapé sur l’épaule pour qu’il se retourne et lui avait serré le cou comme à un poulet. Il avait senti le cartilage s’écraser et céder sous ses doigts… Il avait cru que ce serait simple et facile. Pourtant le temps lui avait paru long. Maintenant que c’était fait, il n’en revenait pas d’être passé à l’acte. Une minute déjà ! Qui aurait pu dire que pour se distraire, il irait jusque là. Même pas lui, puisqu’il ne savait pas.

    Il partit très vite. Plongé dans la foule, il se demanda si cela se voyait. Mais non ! On ne le regardait pas autrement que d’habitude. Il sourit. Ne voir personne, ne pas regarder pour ne pas être vu ou alors comme le nez au milieu de la figure. Ne pas se faire remarquer. C’était une curieuse sensation d’effacer quelqu’un comme on écrasait la mouche butinant la vitre ou l’araignée sur le carrelage, coupée net dans sa progression vers un but improbable. Sa victime n’avait pas compris ; idem la mouche, pareil l’araignée ! Lui non plus, d’ailleurs ! C’était ça, le plus drôle ! Si un jour la police l’attrapait et lui posait la question - éventualité si peu réaliste qu’il en souriait- il ne saurait pas expliquer cette envie qui l’avait prise. Il pourrait seulement dire qu’il l’avait choisi à la station Raspail parce qu’avec lui, ça paraissait facile…Une taille d’avorton, une grosse tête au-dessus d’un nœud papillon, une tenue de bon aloi…Un peu désuète. Quelque chose, qui lui rappelait son enfance. Il ne savait quoi. Mais il avait fait renaître au fond de lui, quand il l’avait aperçu, une douleur rentrée, latente et désagréable, une sensation masquée…Ils avaient changé à Montparnasse. La ligne quatre aussi était pur hasard, la treize vers Clichy aurait fait aussi bien l’affaire. La quatre était une ligne fréquentée ; les employés et les cadres du boulevard Brune, de l’avenue du général Leclerc, ceux des tours de bureaux de l’avenue Romain Rolland, tous la prenaient. Des tas de gens comme lui, finalement.

    Quelques rues derrière celle d’Alésia, à proximité du pont un peu glauque de la rue de la Procession, un SDF ou un passant avait du s’apercevoir que le ballot d’habits en bon état n’était pas vide… Des voitures de police mugissantes filaient dans cette direction pour s’y agglutiner ; bien inutilement. Il décida de rentrer chez lui, sans enthousiasme. A la maison, rien ne changeait. Ni les odeurs, ni les couleurs. Les rues autour du pavillon se mouraient de calme. Derrière les jardins, les vies s’abritaient dans l’ouate des quartiers entourés des espaces verts, qui en justifiaient le prix. Les cités proches semblaient lointaines. Ceinturées et invisibles, prises dans la nasse des voies rapides, frontières constituées sous le prétexte de la fluidité automobile. Il ne s’en plaignait pas. La pauvreté, et la laideur qui la suivait pas à pas, dans ce bourbier humain de l’Ile de France, s’infiltraient, s’installant où elles étaient annoncées, sinon attendues. Le métabolisme suractivé de la région, telle la sueur inconvenante ou toxique qu’il fallait planquer, secrétait de la cage-à-poule et du dortoir pour une humanité consignée mais revenue de tout, y compris du désir des espaces boisés environnants.

    Il le savait maintenant. Cela ne lui avait rien fait. Aussi, il ignorait s’il allait recommencer. Il n’était pas certain qu’une sensation aussi pauvre justifie une nouvelle tentative de stimuler en lui une émotion. La sensation pénible qu’il voulait combattre, s’était atténuée. Mais il n’était certain de rien. Il y avait aussi pas mal de risques. Il ne voulait pas finir en prison, à cause de l’odeur… Enfin, d’après ce qui se disait.

    Chapitre 2

    Edouard Paulin avait fait faux bond. Il n’avait pas ouvert sa porte, en dépit du rendez-vous fixé pour ce lundi douze avril à quatorze heures, convenu huit jours plus tôt sur un banc du Parc Montsouris, en face de la Cité Universitaire. Cela n’était pas dans les habitudes du recéleur, homme maigrichon, discret jusqu’à l’effacement, aimant l’exactitude et la rigueur. Un homme d’ordre, l’air d’un type honnête que ce Paulin, un maniaque de la précision. Il ressemblait à un fonctionnaire du recel. Il aurait pu être une référence pour cette profession, si elle s’était dotée d’un Conseil de l’Ordre. Il habitait rue de Vaugirard, la plus longue de Paris, et il adorait les parcs. Il donnait ses rendez-vous au Champs de Mars, au Luxembourg, à Montsouris. Par exception, près de l’Ecole Militaire, à la cantine de l’Unesco où il avait ses entrées en produisant une carte tricolore aussi fausse que ses dents. Mais il n’y avait pas qu’avec les dents -qu’il avait longues- qu’il trompait son monde ; il avait une situation parfaitement honorable, qui répondait à sa vocation de collectionneur et à son goût du classement.

    Roger Vigier choisit d’attendre le temps qu’il faudrait devant un café, puis une assiette anglaise suivie d’un autre café au bistrot situé devant la porte cochère d’Edouard Paulin. Plusieurs heures. Après avoir épuisé une pile de journaux et de revues, Vigier, extraordinairement patient, avait vu débarquer vers dix-huit heures une voiture de police. Il se demanda ce qui avait pu arriver. Il se dit aussi que ce déplacement ne servirait à rien. Ils ne trouveraient pas ici ce qu’ils cherchaient. Paulin avait son atelier ailleurs, en banlieue sud, à Corbeil.

    Le recéleur avait pris possession pendant soixante-douze heures du bijou de la Place Vendôme avant de le restituer. Deux ans auparavant, Vigier l’avait subtilisé avec Carolyn. A la vérité, autant à cause d’elle que grâce à elle…Ils avaient choisi un jour de grand soleil comme aujourd’hui ; sous les lumignons du ciel, les devantures des bijouteries ordinaires qu’ils délaissaient, n’étaient que reflets d’or et d’argent. Pour la circonstance, la jeune femme avait banalisé son visage sous un chapeau à l’extravagance ravageuse, imputable à un grand couturier et qui - il en savait quelque chose - valait une petite fortune. Le chéquier utilisé pour la tortue or et diamants avait été authentique à ses heures. Personne à l’exception de son propriétaire et de sa banque, ne pouvait penser que le compte était clôturé depuis si peu. Les grands joailliers étaient partagés entre l’utilité de procéder à des vérifications et l’évidence de composer avec les irritabilités latentes d’une clientèle hypersensible. Et Carolyn s’était montrée familière sans être proche, d’une tranquille exigence dans cette ambassade du luxe. Dans l’intimité de l’alcôve conçue pour la discrétion, au premier coup d’œil, le courtier affable avait deviné que rien ne se refusait à la femme assise en face de lui… Ces choses-là se subodoraient. Dévoué et attentif, il lui avait présenté des pièces qu’elle avait examinées d’un œil contrit. A peine convaincue, quasiment résignée, elle avait néanmoins arrêté un choix tardif sur une tortue en or.

    Paulin travaillait avec prudence ; il examinait les pièces, jugeait de leur potentiel de transformation, émettait un diagnostic sur la valeur en phase terminale, consultait d’éventuels acheteurs. Quand il avait trouvé preneur et négocié l’accord, il redonnait les bijoux, instaurait un délai de réflexion de huit jours avant la transaction définitive. Les deux parties pouvaient alors résilier sans justification. A titre exceptionnel, en raison de sa confiance en Vigier, la remise définitive de l’objet et le versement des fonds avaient été prévus rue de Vaugirard. Le rendez-vous d’aujourd’hui devait conclure le protocole en cours. En possession de la tortue en or, aux pattes et à la tête en diamants bleus d’Afrique du Sud dont les pieds divinement crochus se refermaient sur une broche, Roger Vigier avait informé Carolyn du lapin posé par le recéleur. Le produit du somptueux larcin en était donc au même stade qu’avant le contact avec Edouard Paulin et Vigier l’ignorait encore, il allait être comme Paulin lui-même, au point mort.

    A l’opposé d’un Edouard Paulin, Roger Vigier affichait le physique et reflétait le mental du quidam qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’étrangler. La tête massive, le menton carré, le nez busqué et le regard inquisiteur à plus d’un mètre quatre vingt-dix du sol, n’étaient pas des armes de dissuasion factices. L’œil difficilement soutenable explorait son vis-à-vis sous des sourcils touffus. La veste de bon faiseur qui dégageait des épaules cintrées et puissantes, s’ouvrait sur un ventre plat dont l’énergie tenait aux séances de musculation. La coupe de cheveux gris élégants et disciplinés confirmait l’impression de maîtrise que dégageait le personnage. On restait saisi par l’éclair de sauvagerie que pouvait prendre le regard à certains moments cruciaux où se jouait son existence ou celle d’un autre. L’impression d’une fenêtre ouverte sur une flamme de haut fourneau que très vite, il refermait. Vigier avait beaucoup assassiné jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, avant de se recycler. A titre officiel, dans l’immobilier et de façon anecdotique, qui signifiait pour lui une circonstance exceptionnelle, dans ce qu’il avait qualifié pour la broche, « le transfert de valeurs ». Depuis sept ans, il ne rendait plus le type de service à la personne qui avait été sa spécialité. Du moins lorsque les circonstances ne l’obligeaient pas à défendre sa vie. Il avait exercé ses talents dans les républiques bananières du continent sud-américain en un temps béni où les laboratoires des polices ne traquaient pas les ADN sur les scènes de crime. Son impunité avait tenu à ce qu’il n’avait pas exposé ses premiers cv à enrichir les fichiers de pays industrialisés. Mais l’informatique s’était répandue à la vitesse de la lumière.

    Avec les avancées technologiques, les recherches médico-légales permettaient à la police de réaliser de satanées prouesses et il ne fallait pas tenter le diable même si Vigier et lui étaient un peu cousins. Il n’avait pas le sens moral attribué au commun des mortels. Sans perversion, ni sadisme, il avait pratiqué la cruauté comme valeur ajoutée. Il avait supprimé de jeunes vies et mis un terme à l’existence d’individus après leur avoir préalablement tranché la main, coupé la langue ou cousu à vif les paupières ou infligé toute autre punition que commandait le contrat. Depuis sept ans, il avait raccroché. Enfin presque. Le passé l’avait récupéré contre son gré, deux mois plus tôt ; il avait achevé sans souffrance après un coup porté à l’os temporal, un Suisse de Genève, né au Venezuela, qu’il avait ensuite incinéré dans sa chaudière. Pourtant à la demande de ce dernier, il avait repris du service et réalisé une dernière opération au Liechtenstein…Revenu se faire payer, Vigier avait discerné que l’homme d’affaires et banquier connu en Amérique du Sud, trahissait sa confiance et projetait son exécution pour une raison aussi incongrue qu’imaginaire : anticiper sur une action que Vigier, dont il avait utilisé les services, était susceptible de décider à son encontre. L’ancien commanditaire avait pris peur à l’idée d’être le seul lien entre l’agent immobilier résidant à Chantilly et le liquidateur professionnel qui, après le Chili et le Mexique, s’était illustré en Argentine et au Venezuela. Vigier s’était assuré avec lui de confortables rémunérations. Par la suite, pendant et après l’Argentine, dés la fin de sa période mexicaine consécutive à une mission en Bolivie, les deux hommes avaient eu une fructueuse collaboration.

    Le lendemain du rendez-vous manqué avec le recéleur, Vigier eut la stupeur de découvrir en troisième page du Parisien, qu’un dénommé Edouard Théagène Paulin, bibliothécaire sans histoire, avait été trouvé mort sous le pont de la rue de la Procession, dans le quinzième. Vraisemblablement par un maraudeur ou un toxicomane pour le voler ! Mais Vigier savait que le journal, sinon la police, pouvait se tromper. Sur le moment, cette nouvelle le laissa désemparé. Il ne connaissait personne susceptible de remplacer le défunt. A son arrivée en Europe, les traces de son ancienne vie effacées, l’ancien tueur ne s’était pas constitué de relations. Ce qui s’expliquait, compte-tenu de son passé. Son père, un architecte Catalan, était mort d’une tumeur au cerveau avant d’asseoir sa réussite financière ; le garçon s’était retrouvé seul avec sa mère Française et prof de danse au style soixante-huitard. Avec ce deuil, celle-ci diminuée devait être emportée par la maladie paralysante qui l’empêcha de travailler. Il avait eu le temps de terminer des études secondaires au Lycée Français de Barcelone. Sans appui, ni argent, il avait renoncé à la course au parchemin pour laquelle la bourgeoisie, à Barcelone, Madrid ou Paris, élevait ses rejetons comme des purs-sangs. Il était parti en Amérique Latine, commençant par le Chili avant le Mexique où il avait été serveur, puis disc-jockey, assurant aussi des extras comme videur dans des boîtes de nuit.

    Un matin aux premières lueurs du jour, l’établissement allait fermer, les derniers « fêtards » partis, il avait été obligé de se colleter avec le deuxième couteau d’un caïd local, qui voulait continuer à boire et refusait de quitter les lieux. Le truand était trop éméché pour avoir le dessus ; Vigier l’avait terrassé, sans mesurer sa force au cours d’une brève lutte dans l’arrière-cour déserte du dancing. Le poivrot, un bras fracturé, étourdi de douleur était resté un moment à terre. Vigier pressé de partir, jugeant l’affaire dite, se détournait pour rentrer chez lui. L’homme tout à son ressentiment sous les élancements douloureux de son bras, se releva à grand peine. Et vociférant, dit qu’il le retrouverait. Réfléchissant aux conséquences de la menace, Vigier se retourna, décidé à en finir, un éclat nouveau, une flamme rouge et sauvage dans le regard :

    « Je pense pas que cela te sera possible… »

    Conscient de son erreur, l’adversaire présomptueux et titubant, avait cherché à fuir. Mais rattrapé, son humérus au-dessus du coude inerte comme du bois mort, il n’avait pu soustraire son autre bras valide à l’effroyable torsion qui lui démit, cette fois-ci volontairement l’épaule, et le jeta une nouvelle fois au sol. Avisant un bassin où croupissait une eau stagnante, Vigier l’avait pris par les pieds et commencé à le tirer sur la terre battue comme un vulgaire sac. Ses deux bras devenus inutiles, l’homme soudain dégrisé, comprit le sort qui lui était réservé. Se débattant en vain, hurlant sa terreur, urinant sur lui quand malgré ses dénégations, il avait été mis debout de force, hoquetant et pleurant, il n’avait pu empêcher son adversaire de le faire basculer. Maintenu fermement par les jambes, le corps du malheureux plongé jusqu’à la taille s’était agité de soubresauts fébriles et impuissants, de moins en moins nerveux vers la fin de l’agonie puis s’était relâché, immobile dans l’eau. Vigier n’avait abandonné le cadavre qu’après avoir constaté son inertie définitive. Le soir même, il vidait sa chambre, enfourchait sa moto, changeait de secteur. Cette expérience lui révéla ses aptitudes d’exécuteur. Il avait éprouvé aucune émotion excessive dans la mise en œuvre de ce qui lui était apparu comme une mesure commandée par sa sécurité. Quitte à être obligé de tuer pour rester en vie, il valait mieux en tirer de l’argent, d’autant que la profession ne connaissait pas de chômage. Il choisit de se mettre à son compte, refusant le salariat ou l’intégration dans les clans mafieux proliférant à l’ombre de régimes chaotiques du continent latino-américain. Exerçant au Chili qu’il dut ensuite fuir après avoir exécuté sur un contrat mirobolant un membre de la junte, il fila au Mexique. Plus tard, en Argentine grâce au bouche à oreille commençant à fonctionner, il monnaya au plus haut ses services puis en Bolivie pour expédier une mission spéciale commencée au Mexique où il était revenu après y avoir fait ses premiers pas. Ce dernier pays devenu incontrôlable et peu sûr, il vécut au Venezuela. Ayant appris à tuer et à survivre, l’aisance venue, il avait gagné en épaisseur. Se souvenant des bonnes manières du Lycée de Barcelone, il se vendit comme consultant. De bon niveau. A l’aise dans tous les milieux, il s’y fondait, prenant les mœurs et le langage des cercles huppés comme des bas-fonds. Les modalités de la prestation ne désignaient quiconque, ni lui, ni les relations d’affaires. Il en était autrement si le rituel exigé avait valeur d’avertissement ou si l’objectif visait à déclencher une guerre de clans. Ses initiatives pouvaient compromettre des stratégies ou des intérêts étrangers au pays… A deux ou trois reprises, les services américains avaient approché, pour le recruter comme correspondant, ce résident Français au profil particulier et aux revenus occultes. Il avait joué les filles de l’air et à chaque fois s’était éloigné des curiosités mal placées, au besoin en changeant de pays. Connu des Services, il devait à ce luxe de précautions une identité vierge de toute scorie judiciaire ; au terme de démarches auprès du Consulat de France, au demeurant informé de son existence, il rentra en Europe, puis en France comme expert immobilier. Retiré à Chantilly, à titre exceptionnel il avait honoré un dernier contrat au Liechtenstein, consenti à l’ancien partenaire généreux mais ingrat… Dualité compatible et trop fréquente chez les spécimens d’humanité anormalement intelligents et complexes. Lors d’un transit rapide par la Suisse pour être rémunéré, il avait compris son erreur. Mû par un réflexe de légitime défense, il avait mis un nouveau et second meurtre à son actif sur le territoire européen. Ce qui après sept années d’interruption professionnelle, constituait un accroc au comportement exemplaire auquel il s’était astreint, en décidant de choisir la France. A la cessation de ses activités en Amérique latine, un long séjour par l’Espagne où il avait songé à s’établir, l’en avait dissuadé. A Barcelone, il n’était plus chez lui et à Madrid, il risquait de croiser d’anciennes « liaisons », la péninsule ibérique préservant des relations privilégiées avec le Mexique, si espagnol dans les mentalités, plus que l’Argentine où persistait l’influence italienne. Finalement, après bien des hésitations, la France, ce n’était pas si mal et la région de Paris, à la périphérie étendue, encore mieux. Ici tout le monde était chez soi ; le francilien s’intéressait peu au voisin du voisin. Les origines, la façon de vivre, les hobbies, cela n’avait pas d’importance. La capitale, à elle seule, drainait le potentiel de curiosité de la région. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, permettant d’organiser sa vie avec une liberté inégalée, sans compter la Normandie si attractive et facile d’accès.

    Le hasard lui avait fait approcher Edouard Paulin au bar du casino de Deauville, lors d’un week-end au ciel un peu mouillé, passé avec Carolyn Siller ; une brune pétillante, au teint mat et aux yeux sombres, « Public Relation » en charge de la communication évènementielle d’une banque, filiale d’un groupe du Golfe Persique. A côté de la table où Carolyn et lui dînaient au restaurant du Casino, un petit homme aux épaules étroites, à la tête volumineuse, aux lunettes lui mangeant le visage, était attablé face à un incroyable colosse. Ce dernier tournait le dos à Vigier et à sa compagne. Les deux hommes parlaient peu. Compte-tenu de sa taille quand il était en position assise, le grand devait dépasser même Vigier ; il affichait une carrure exceptionnelle. De derrière, la tête avait l’air plus réduite que la normale par comparaison avec la largeur des épaules. Bien que dissimulé facilement par son vis-à-vis, l’homme malingre n’avait pas échappé à l’œil de Vigier. Le regard évasif et distrait sous les verres correcteurs d’une forte myopie, avait glissé sur le couple à proximité. Mais Vigier sut qu’il n’en était rien et que leur présence avait été enregistrée, ne serait-ce qu’en raison de la beauté de Carolyn que personne ne pouvait ignorer. L’homme aux grosses montures affichait une mise classique, d’un autre temps que soulignaient un nœud papillon, et un veston à la coupe stricte qu’il devait rarement quitter. On ne l’imaginait pas déjeuner en bras de chemise, au contraire de son compagnon chez qui le costume taillé à ses mensurations relevait de l’habit de travail, qu’il devait avoir hâte de tomber. Vigier ne les aurait pas ensuite abordés et les auraient oubliés si après le dessert, le personnage au physique délicat, quittant la table et suivi du géant, ne s’était arrêté près de Carolyn. Se baissant très vite, il lui avait tendu la serviette de table qui avait glissé à ses pieds. Elle eut à peine le temps de le remercier qu’il avait hoché la tête et poursuivi sa marche. Vigier s’était attaché à examiner son compagnon qui dépassait largement son propre mètre quatre vingt-dix ! Il avait un front limité et des yeux très rapprochés, d’énormes mains qui devaient posséder une force peu commune. Par la suite au cours de la soirée, apercevant le convive fluet au bar, il avait proposé de partager un digestif, avant que Carolyn ne le rejoigne.

    « Pourquoi pas ! Eh bien, je ne prendrais pas un alcool dur mais une Chartreuse avec de la glace pilée.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1