Avec le feu
Par Ligaran et Victor Barrucand
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Aperçu du livre
Avec le feu - Ligaran
Chapitre premier
C’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres.
CHATEAUBRIAND.
Le 5 janvier 1894, les couloirs du Palais étaient mal fréquentés. On y croisait seulement des gardiens à tricorne, philosophes hermétiques, des magistrats boutonnés à la lèvre molle, des avoués à serviettes soufflées de procédures, des agents de police et des gens de loi, des sans-asile, des modistes égarées et quelques rhéteurs suffisants dont les pantalons à la crotte dépassaient la robe cléricale.
Près des bouches de chaleur, des faces louches s’effaçaient. Une tristesse monastique tombait des murailles de pierre blanche, lourdes et froides comme l’idée de justice. À des étages, dans des prétoires peu solennels malgré l’appareil de rigueur, s’étalaient des histoires cocasses et navrantes, des chutes et des récidives. Une humanité de conseils de révision passait sous la toise légale. Dans cette Bourse de la morale la société tenait son livre et chicanait les débiteurs insolvables. L’incohérente exhibition des misères et des vices y alternait avec l’éloquence finaude et bredouillante. Assis à ces comptoirs, des hommes mûrs, chargés de corriger l’espèce, besognaient, grossoyaient, en toute indifférence, professionnellement, somnolaient, béaient, tournaient d’un doigt sec les feuillets des codes, ou, l’œil au cadran, pensaient à des affaires plus sérieuses – les leurs.
Les portes des chapelles correctionnelles battaient fréquemment : on y chuchotait des aveux, on y vociférait des appels à la pitié, on y potinait, on y rabâchait des principes, du droit et de la jurisprudence ; et cela se soldait en fin de compte par de bonnes amendes trébuchantes, des frais bien établis et des pénitences sans repentir. Cette maison sociale donnait l’idée d’un ancien temple où les idoles sont mortes de vieillesse, mais toujours affairé pourtant, avec son peuple bien remuant de desservants, ses rites, ses costumes, ses privilèges, son jargon, ses bancs et son chapitre, son ambitieuse fumée, ses oratoires.
La Justice en petite tenue ne chômait donc pas ce jour-là, bien que ce fût la veille des Rois ; cependant la grande nef des assises restait vacante. La cérémonie annoncée ayant été remise à une autre date, le gros des fidèles s’était dispersé vers d’autres attractions.
Le soir venait, morne et frileux sous ces voûtes d’histoire, tissant son deuil discret de toutes les espérances quotidiennes et des spleens fondus aux brouillards riverains.
Meyrargues, sensible à ces impressions d’année nouvelle, traversa d’assez méchante humeur la galerie de Harlay, descendit l’escalier de la place Dauphine. Un coupé luisant s’avançait au trot bien troussé de son cheval rouan et s’arrêta devant la grille ; une frimousse mousseuse se montra, la vitre baissée. Meyrargues reconnut la petite baronne de Toufou rencontrée la veille à l’exposition de Renoir. Il la salua profondément et goûta l’ingénuité de son sourire myope. Penchée à la portière, elle parlait au gardien de planton et, déçue, hésitait sur la direction à donner à son cocher : le procès Vaillant renvoyé, toute distraction lui semblait fade. Elle mordillait le bout de son gant comme une enfant boudeuse ; non point que le procès de ce vilain homme l’intéressât, mais elle eût voulu voir sa tête pour dire « je l’ai vu ». Élancée à mi-corps hors de la portière, en collet de chinchilla avec un amour de petit chapeau tortillé, violettes et fourrure cendrée, casquant sa blondeur de soie floche, elle jeta un « chez Paquin ! » et le coupé dans une courbe savante tourna vers le Pont-Neuf.
Meyrargues sentit lui aussi que rien ne devait plus l’intéresser ce jour-là. Il s’éloigna, les mains dans ses poches, le collet du pardessus relevé, longea le fossé du palais. Sur le pont Saint-Michel, malgré le froid, il s’accouda au parapet et regarda les grands glaçons neigeux, venus de la Haute-Seine, des calcaires de la Côte-d’Or, des plateaux schisteux des Ardennes, des granits du Morvan, des amas jurassiques de l’Argonne, des craies de la Champagne et des terres grasses de l’Oise, qui s’aggloméraient et se désagrégeaient au cours de l’eau rapide et remuée de tourbillons.
Quelqu’un l’avait suivi qui, lui tapant sur l’épaule, lui dit d’un ton cordial :
– Bonjour, camarade !
– Tiens, mon Robert, je vous croyais à Londres.
– J’en arrive.
– Ce n’est peut-être pas le moment.
– Au contraire.
Et la bouche mince de Robert se pinça.
– Ah, très bien.
– Sait-on pourquoi le procès a été remis ?
– À cause de l’avocat qui n’avait pas eu le temps d’étudier le dossier.
– Une leçon aux magistrats, si j’entends bien ?
– Ils étaient trop pressés.
– Et alors ?
– Ajalbert a refusé de plaider : une façon à lui de défendre son client, en accusant la précipitation politique qu’on veut apporter en cette affaire.
– Pas bête.
– Avez-vous lu son roman En amour ?
– Je n’aime pas les romans
– Excepté Germinal ?
– Oui, Germinal. Souvarine y dit des choses !
– Des citations de Bakounine.
– Zola a l’air de les entendre ; elles sont bien en situation. Et puis le cadre : ce pays minier, ce monde noir, ces brasiers comme des cratères, ces eaux souterraines, ces infiltrations menaçantes, et l’énergie du charbon dans les âmes dormantes ! enfin, dans un décor trafique, le poème de la grève avec sa catastrophe. – Dites donc ! il y a un sale type qui nous observe de l’autre côté du pont, – vous savez ?
– Mon inspecteur, un pauvre bougre, très enrhumé.
– Il ne vous gêne pas ?
– Non. Tenez, nous allons remonter le boulevard ; il tiendra ses distances ; il est stylé. La semaine dernière il s’excusa près de moi de sa surveillance : « On se trompe sur votre compte », m’a-t-il dit.
– Et vous lui avez parlé ?
– Pourquoi pas ? Je lui ai même offert un cigare.
– Vous n’êtes pas dégoûté.
– Mais voyons, Robert, c’est un pauvre homme. Et puis j’ai toujours pensé que la police secrète avait des opinions avancées ; c’est de tradition : voyez Fouché et sa légion ; aujourd’hui encore ils lisent tous l’Intransigeant et les journaux radicaux ; – des « sergots », au contraire, professent au repos des opinions modérées.
– Je ne puis pas comprendre qu’il y ait des êtres assez vils pour faire ce métier-là.
– Enfin il y en a. Celui-ci n’a pas du tout conscience d’être un sale monsieur.
– Il moucharde par devoir ?
– Non, avec innocence. Il a des sentiments honnêtes. Le matin du premier de l’An il m’a demandé la permission de la journée pour faire ses visites et passer la soirée en famille :
« Dites-moi seulement où vous irez déjeuner et à quelle heure vous rentrerez, m’a-t-il dit, afin que je puisse faire mon rapport. » J’ai trouvé cela très amusant. Ce jour-là, c’est moi qui me suis suivi.
Robert affecta de sourire, mais il n’approuvait pas Meyrargues de prendre ces choses-là sur un ton dédaigneux. Il l’estimait pour son scepticisme touchant les dogmes acceptés et les préjugés bourgeois ; il lui savait gré de n’être pas comme ceux de sa caste ; mais il n’arrivait pas à comprendre que la foi nouvelle lui manquât.
Ils remontèrent le boulevard Sébastopol qui s’allumait déjà dans la brume froide. Robert parlait avec animation et se plaisait à constater l’imprudence de la police qui, depuis quelques jours, provoquait les anarchistes par un système de perquisitions et d’arrestations arbitraires. Le matin du 1er janvier, par coquetterie d’étrennes, on avait raflé sept cents révolutionnaires ou suspects, – et cela continuait.
– Vous verrez qu’il leur en cuira. Tant d’ouvriers arrachés à leur travail à la veille du terme, coffrés sans raison et qu’on sera bien obligé de relâcher dans quelque temps, seront-ils moins anarchistes en se retrouvant sur le pavé ?
– Au contraire : ils le deviendront.
– On parle d’un ancien journaliste, aujourd’hui secrétaire général à la police, qui aurait eu l’idée de cette persécution. Il doit cependant savoir que Vaillant était presque inconnu dans les groupes.
– Ainsi, vous non plus, vous ne le connaissiez pas ?
– Nous n’en avions jamais entendu parler.
– Singulière figure que ce Vaillant ! généreux, sanguin, sentimental, le révolutionnaire français… Ne croyez-vous pas que le besoin de faire parler de lui ait contribué à sa détermination ?
– Qu’importe ! Pouvez-vous penser que Vaillant n’est qu’un poseur ?
– Il a du moins une forte vanité d’auteur : il se dénonce. Pourquoi ? Il avait bien des chances de n’être pas découvert.
– Et pourquoi devait-il se cacher ?
– Mais, pour recommencer, par exemple…
Robert goûta cette raison.
– Voyez encore le soin qu’il prend de se faire photographier…
– Comme un fiancé.
– Vous savez qu’il envoya des proses aux journaux et même des vers ?
– Oui, j’ai lu son Rêve étoilé.
– Un titre de valse allemande. Il s’inquiétait des astres, portait haut sa tête, et n’a pas su viser.
– Vous êtes cruel. Ainsi Vaillant, à votre sens, n’aurait agi que par gloriole ?
– Je n’ai pas dit cela : il voulait, je pense, se donner en spectacle à lui-même suivant l’idée qu’il avait conçue du devoir ; il cherchait une occasion d’être et d’étonner.
Le mot blessa Robert qui ne riposta pas.
– Ce que j’en dis n’est pas pour critiquer l’école du scandale. – D’ailleurs je vous accorde que Vaillant est un sincère. Il porte sa croyance comme une torche et veut incendier le monde en manière de persuasion. Par malheur le feu ne prend pas. Nous sourions, – que voulez-vous ? – non tant de l’homme qui s’est trompé, en croyant résoudre la question sociale par la violence, que de la disproportion qui éclate entre ce qu’il a voulu et ce qu’il a fait.
– Votre ironie cache un sens exact, j’en conviens. Mais dans quelles dispositions d’esprit le révolté a-t-il frappé ? Là est la vraie question. Que pensait-il et que dira-t-il, le moment venu ? Une autre scène s’offre à lui ; l’attention publique l’y suivra : maintenant saura-t-il se défendre, saura-t-il donner au débat son ampleur ? Comment se postera-t-il devant la justice des douze contribuables qu’on lui accorde ?
– La question ainsi posée est sans doute fort intéressante. Voilà pourquoi j’étais venu au Palais. Je comptais sur Ajalbert pour me placer. À tout dire, j’ai bien peur que notre homme n’ait pas l’attitude logique d’un Ravachol. À cette heure, il se diminue, si j’en crois l’instruction, en déclarant qu’il ne voulait pas tuer. Jamais on ne le prendra pour un humanitaire.
– Et c’est peut-être le fond de son cœur.
– Allez donc faire entendre cela, mon bon, à des commerçants qui se croient honnêtes et qui ont accepté de juger un crime de lèse-majesté… Il reste une chance à Vaillant de n’être pas ridicule après son coup raté, c’est d’être condamné à mort.
– Impossible.
– Il n’est rien d’impossible à nos excellents jurés triés sur le volet bourgeois. Si votre Vaillant veut les dominer, ils auront vite fait de l’asseoir ; – ces gens-là sont énormes ! Mais s’il obtient ainsi que la lâcheté sociale et la sottise s’affichent avec éclat, cela vaudra mieux, croyez-moi, qu’une cafetière de poudre verte. Vaillant condamné à mort sans avoir tué ni blessé personne – car l’abbé Lemire n’a pas même été touché d’un vrai clou, à peine d’un furoncle – passerait d’emblée au rang de martyr ; et si, poussant trop loin le respect qu’il doit au Parlement, l’Exécutif décidait que cette farce finira en rouge sur la place de la Roquette, j’y verrais volontiers le premier point d’une série historique… Mais les choses n’ont pas celle logique.
En attendant Vaillant n’est pas condamné ; le justicier manqué n’est pas encore une victime ; – heu ! sa position est fausse… Le peuple ne s’intéressera vraiment à lui que du jour où les douze quincailliers du prétoire lui auront fourni une auréole authentique.
– Ils ne seront pas si simples.
– Mon cher, ils sont électeurs français, républicains et peureux : on leur fera croire aisément que Vaillant a touché à la République.
– Et votre ami Lecomte, le député, que pense-t-il de tout cela ? On dit qu’autrefois…
– Lecomte ? il a la frousse !
– Encore aujourd’hui ?
– Je crois bien ! Écoutez donc : quand Lecomte se présenta pour la première fois aux électeurs, Vaillant, bon travailleur et blanquiste, ignorant encore de toute cosmographie, faisait partie de son comité. À celle époque, notre révolutionnaire plaçait des cafés et, au cours de sa tournée, chez les débitants, il patronnait chaudement « ce brave Lecomte, qui saurait défendre l’ouvrier ». La chose était notoire ; on l’ébruite aujourd’hui ; une petite feuille de quartier, où le concurrent blackboulé a des intérêts, réclame la démission de Lecomte ; bref, notre député, qui n’a pas été touché par l’engin de Vaillant pourrait l’être par un choc en retour et craint de sauter au renouvellement de son mandat.
– Très amusant.
Ils étaient à la porte Saint-Denis et stationnaient sur le refuge. Meyrargues héla un fiacre :
– Accompagnez-moi jusqu’à la Madeleine ?
– Impossible. J’ai une commission pour Chatel, un article de Merlino à lui remettre.
– Vous le trouverez au Coq d’Or.
– À bientôt.
– N’oubliez pas le chemin de l’avenue Trudaine ; j’y suis toujours pour vous. Quelques amis viendront ce soir. Serez-vous des nôtres ?
– Je ne vous promets rien.
– Quand vous voudrez.
Ils se séparèrent.
Robert suivit le boulevard en sifflotant un air de gigue entre ses dents. Les évènements le chauffaient d’une fièvre, le pressaient d’un besoin d’agir et de prouver aux fonctionnaires policiers qu’il restait encore des hommes pour riposter à leurs attaques.
Chapitre II
Le bonhomme est plaisant ! Il devait être poète.
CALDERON.
Au Coq d’Or, Chatel venait de sortir. Où le trouver ? rue Gabrielle ou chez Constant ? Il serait peut-être tout simplement chez Meyrargues, dans la soirée. En tout cas Robert était certain de le rencontrer le lendemain avant midi au bureau de La Revue libertaire.
Il s’assit, commanda un bock et respira l’atmosphère de la taverne. C’était un bruit de voix, de dominos, de soucoupes et de trictracs ; des propos confus avec des niaiseries en relief ; des exclamations, des rires déboutonnés ; la fumée des cigarettes et des pipes de six heures mêlée au montant des apéritifs : une âcre grisaille.
Tous ces gens oubliant leurs rides et leurs maîtresses, c’est plutôt triste. – Et le voilà qui mâche amèrement une pensée de Pascal.
Il ouvre la Libre Parole, y lit que les anarchistes sont subventionnés par Rothschild.
Dans son journal, Rochefort accuse la police de soutenir le Ministère en organisant des explosions. La bombe de Vaillant ne serait, suivant cette version, qu’un engin opportuniste.
L’esprit souffle quand il veut, pense Robert. Paul-Louis Courier avait dit plus nouvellement : « Nous aurons prochainement un complot, mais le travail n’est pas tout à fait terminé dans les bureaux. »
Au hasard des gazettes, il constate encore qu’on incrimine les encyclopédistes, Rousseau, la Révolution française, les matérialistes, Renan, les socialistes, les intellectuels, l’instruction laïque et Camille Flammarion.
Les buveurs d’absinthe et d’oubli, assoiffés d’un