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Dans les ventres d'acier
Dans les ventres d'acier
Dans les ventres d'acier
Livre électronique486 pages7 heures

Dans les ventres d'acier

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À propos de ce livre électronique

Juin 1941. Vétéran médaillé, Ernst Scheller est sergent et chef de panzer lorsque la campagne de Russie le jette, vivant, dans l’incendie d’une guerre nouvelle, totale et idéologique. Esprit de devoir, camaraderie, nationalisme et fidélité au Führer Hitler l’animent d’une conviction trempée dans l’acier. Cette certitude aveugle n’exclut toutefois ni la peur, ni l’omniprésence de la Grande Faucheuse.

Au bout de quelques mois de campagne, une blessure presque mortelle le plonge dans de profondes affres physiques et morales. Même sévèrement traumatisé, il réintègre le front, cette fois dans une nouvelle unité expérimentale de panzers lourds: les tigres. Après une phase pénible de rodage, l’unité remporte bientôt victoire sur victoire, malgré la pression suffocante des Soviétiques, dont les ressources matérielles et humaines semblent inépuisables.

Peu à peu, ses convictions s’effritent, le doute s’installe, lorsque les évènements l’amènent à faire une prise de conscience douloureuse: la cause qu’il sert n’est peut-être pas aussi noble qu’elle prétend l’être. Comment sacrifier sa vie au nom de l’horreur?

A-t-on seulement le droit de douter lorsque l’Histoire exige de défendre le foyer et les camarades? Douter, alors qu’en face, l’Ennemi s’adonne aux pires infamies?
LangueFrançais
Date de sortie20 juil. 2018
ISBN9782897864439
Dans les ventres d'acier
Auteur

Gabriel Thériault

Détenteur d’une maîtrise en histoire, Gabriel Thériault est l’auteur d’une saga féodale saluée par la critique : Bourse pour la relève du CALQ 2009, Prix de la Relève professionnelle artistique du GALART, nomination au Prix Nouvelles Voix littéraires du SLTR 2012… C’est suite à deux années de recherche et de dur labeur que Thériault revient sur la scène littéraire avec Dans les ventres d’acier, un roman plongé dans l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale.

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    Aperçu du livre

    Dans les ventres d'acier - Gabriel Thériault

    CORRESPONDANCE I

    5 août 1941

    Cher père,

    Chère mère,

    Revenons un peu en arrière. Tambours battants, premières notes de Liszt, puis vos cœurs n’ont fait qu’un tour. Triomphalement, la radio vous annonçait l’attaque contre l’URSS, probablement l’évènement du siècle. C’était le 22 juin au matin. Quelques heures plus tôt, vous dormiez profondément. Pourtant, là-bas au loin, la nation en armes guettait, massée aux frontières de la civilisation. Anxieusement, nous attendions l’heure de vérité. La guerre n’est-elle pas l’épreuve suprême pour l’individu ? Le sommet de l’expérience humaine et de l’existence ? Cet ailleurs où seules triomphent les volontés les plus fortes ?

    Regards attachés à nos montres, nous fixions devant nous. Lentement, les secondes s’égrenaient. Une à une. Trois heures trente : des nuées vrombissantes hurlaient au-dessus de nos têtes. C’étaient nos premiers avions qui déchiraient le ciel, noir comme un drap de mort. Quatre heures quinze : le feu des canons hurlait et s’abattait en face de nous. Ses flammes allumèrent une première aube. L’infanterie bondit hors de ses positions, dans l’aurore et ses brumes livides. Elle rompit et nous ouvrit la voie. À nous ensuite d’avancer, messieurs de la nouvelle chevalerie. À bord de nos panzers, nous nous élançâmes, magnifiques et terribles, droit sur les flammes, droit sur l’horizon, là où ciel et terre se confondent dans l’immensité sans fin de la Russie. Rien ne résista au passage de notre division, plus légère et plus rapide que Niké¹. Partout derrière nous, et aux bords des routes, nous laissions un sillage de destruction. Épaves de chars russes tordues et carbonisées. Morts par dizaine, bientôt par centaines, sinon par milliers, broyés sous nos chenilles, fauchés sous nos mitrailleuses comme les blés des plaines…

    N’ayons pas peur des mots. Désormais, notre monde ne sera plus le même. Les jours, puis les semaines ont passé depuis. Tout est allé trop vite. Si vite que je n’ai pas eu le temps de vous écrire. Pardonnez-moi. Ah ce silence ! Quelle source d’angoisse à vous en particulier, très chère mère ! Toujours, vous vous faites du mauvais sang au sujet de vos fils ! Que je suis ingrat ! Mais rappelez-vous bien ceci, même dans vos moments d’angoisse les plus noirs : n’ayez aucune crainte. Trois années de combat en Europe et plus d’un mois en Russie m’ont appris que nous sommes invincibles. Nos divisions blindées constituent une formidable force de rupture. Nous incarnons la terrible puissance de l’Allemagne mécanisée, de l’Allemagne machine broyant la Russie paysanne et arriérée.

    Jusqu’à maintenant, Barbarossa² est un grand triomphe ! Son déroulement sans faille atteste que l’URSS est un colosse malade à l’agonie. Ainsi, la guerre y est rapide et décisive, comme toutes les précédentes campagnes. Avec cette dernière victoire viendra la paix toute proche, tant souhaitée. C’est là une certitude en mon âme et conscience. À preuve, toute l’Europe n’a-t-elle pas ployé ? Cette terrible France n’est-elle pas tombée en six semaines ? Pourtant, n’avait-elle pas résisté pendant quatre ans à vos assauts, mon cher père ? Comment pourrait-il en être autrement de la Russie ? Cette même Russie incapable de vaincre la petite et faible Finlande ? À mes intuitions premières s’ajoutent les promesses du Führer. De son propre aveu, la grande Allemagne est à la veille de la victoire finale. Hitler ne nous a jamais menti. Jamais il n’a déçu les Allemands, encore moins ses soldats. En tant qu’ancien combattant, il connaît nos besoins, surtout nos attentes et nos désirs de paix, les mêmes que partage le peuple à l’arrière.

    Maintenant, quelques lignes pour décrire la Russie. Ah, ce pays d’immensité ! Au fil de notre avancée, nous avons souvent été accueillis comme des libérateurs, avec du pain, du sel et des croix. Avant nous, les communistes avaient tué Dieu, souillé les églises, laissé le pays à l’état de ruine et de sauvagerie. Des huttes pour maisons, des traces boueuses pour routes, et nous voilà 200 ans en arrière ! La Russie reste néanmoins aussi belle qu’une mère. Mieux, elle sera bientôt notre mère. Nos ingénieurs sauront exploiter un tel potentiel à sa juste valeur.

    Beaucoup d’Allemands auront ici leur lopin de terre, dans un nouvel espace vital conquis les armes à la main. À l’Est s’érigera la marche d’un nouvel ordre européen, ayant pour appui et défense des légions de soldats-paysans. Comme historien, j’ai grand bonheur de marcher ainsi dans les traces de nos aïeux, derrière la bannière des chevaliers teutoniques et du très grand empereur Frédéric Barberousse. Ce sentiment compte bien plus à mes yeux que l’attrait de la terre et de la colonisation. Sur une note encore plus personnelle, j’aspire surtout à retourner au confort de la vie civile. Par le jeu des contrastes, la misère du front m’a mieux fait comprendre ce qui me manque, et ce que je tenais pour acquis auparavant. Mon père, je sais que vous avez longtemps désespéré de moi. Je peux néanmoins vous affirmer que je suis désormais fixé dans la vie. Poursuivre mes études, sous vos précieuses lumières, sera désormais mon seul et unique but.

    Quelques lignes également à propos de la guerre nouvelle que nous menons ici. Sans vouloir vous offenser, j’ai quelques réserves à son égard. L’idéologie nazie d’une lutte à mort n’éveille en moi aucune émotion particulière. Force m’est toutefois d’admettre que le Führer a encore vu juste ; il a eu la sagesse d’écraser le bolchevisme mortifère dans son antre. Je n’ai plus aucun doute maintenant. Staline était sur le point d’attaquer. Ainsi, notre invasion était et demeure une frappe préventive, essentiellement défensive. Elle assure la paix en Europe, ainsi que la préservation de notre civilisation chrétienne. De telles considérations politiques restent toutefois dans l’ombre des devoirs qu’il me faut accomplir en tant que soldat.

    Chacun d’entre nous est imprégné du sentiment d’achever ici notre destin national. Tous, nous sommes conscients de nos obligations envers notre race et notre État. Plus fiers et plus forts que jamais, nous sommes gonflés de ce que nous avons réalisé jusqu’à maintenant. Entre toutes valeurs, la fraternité nous lie comme un ciment. Ma personne n’y fait pas exception. Fidèle à mes responsabilités, je m’oblige, au mépris de mes besoins et envies, à épauler mes camarades et à ne jamais les abandonner. Fidèle à mon grade de sergent et à mon poste de chef de char, je m’oblige à être un modèle pour mes hommes. Tout pour entrer dans l’Histoire et emporter la victoire ! Tout pour arracher l’Allemagne éternelle de mes pères à l’humiliation de Versailles, et ainsi la rendre à sa dignité. L’essentiel est que, dans cette marche vers la rédemption nationale, le Führer n’accumule que succès sur succès. Cher père, je comprends désormais mieux votre fidélité première à son endroit. Cet homme est une chance providentielle pour notre patrie. D’ores et déjà, je peux vous annoncer, mieux, vous promettre que vous serez bientôt pleinement vengé. Vous, ainsi que tous vos anciens camarades de front, morts ou mutilés il y a 25 ans.

    J’arrête ici. Notre pause s’achève. Notre lieutenant va sonner le rassemblement d’une minute à l’autre. Alors, nous remonterons à bord de nos chars. Une fois Kiev et l’Ukraine libérées, notre division foncera sur Moscou, le temps de balancer Staline au bout d’une corde. D’ici là, je tâcherai d’être bon sous-off et d’obtenir d’autres médailles. Ne vous inquiétez pas. Vous serez fiers de moi. À Noël, la guerre sera finie. Nous serons tous rentrés, moi et mes frères également. Croix et médailles brilleront sur mon uniforme noir des blindés et feront grand effet sur la famille. Sur vous en particulier, ma chère mère, qui trouvez que le noir me sied si bien !

    Que je suis impatient de vous revoir ! En pensée, je suis déjà bien attablé avec vous pour les festins des Fêtes. Que j’aurai plaisir à vous raconter mes exploits ! Mes paroles sonneront mieux que mes écrits. Surtout que je me réserve quelques surprises !

    Bien chaleureusement,

    Votre fils,

    Votre Ernst éternel

    P.S. Pardonnez d’avance toute trace de graisse ou de poussière sur ce papier. Cette damnée poussière est partout. Elle colle à nous et à notre sueur.

    1. Déesse de la victoire.

    2. Nom de code de l’invasion de la Russie inspiré des croisades de l’empereur Barberousse contre les Slaves païens.

    CHAPITRE I

    6 août 1941, Ukraine

    La Russie s’offrait aux regards. À droite comme devant, elle se déroulait en ruban d’infini, en longues plaines coupées de hautes cimes. Arbres et épis mûrs frissonnaient sous les souffles montant des profondeurs du monde. Ernst, juché à son tourelleau³, s’emplissait du spectacle. Son regard revenait néanmoins toujours sur sa gauche. Sur un bois aux profondeurs belles de mystères et d’ombres. Des arbres, comme autant de candélabres, y soutenaient leurs ramures dorées de crépuscule. Telles des flammes, elles se consumaient dans un incendie de couleurs, parmi les derniers feux du jour mettant ses couronnes de rouge à la tête des pins et des bouleaux. Pareilles observations n’étaient ni contemplatives ni tournées vers la quête du beau. Ernst restait attentif. Trop souvent la beauté était trompée. Trop souvent la nature dissimulait des pièges sous des dehors inoffensifs. L’expérience ne lui avait-elle pas appris la leçon à la dure ?

    Jumelles à la main, corps à demi émergé du ventre chaud du char, Ernst sentait la puissance du moteur monter en lui. Elle vibrait et se communiquait à son corps, de même qu’à l’acier du blindage. Alentour, son peloton attendait, déployé en colonne. Le lieutenant en tête, encodé Lettonie. Lui derrière aux commandes du char 222, codé Estonie. Enfin, trois autres chars défilés⁴ dans les replis du terrain, leur flanc vulnérable appuyé aux bois. À leur bord, ses compagnons restaient suspendus au radio, à l’affût de l’ordre que leur donnerait bientôt le lieutenant, leur supérieur immédiat. Eux tous guettaient un mouvement ou un bruit trahissant une présence ennemie parmi le vide du champ de bataille. Même profondément enfoncés en territoire soviétique, ils restaient confiants et motivés. Fiers d’être de race allemande, avec la victoire et la gloire dans le sang. Fiers d’appartenir à la Wehrmacht. Fiers plus encore de faire partie de la Panzerwaffe, l’orgueil de la Heer, son arme d’élite⁵.

    Environ 25 m devant Ernst et le reste de l’unité, le buste du lieutenant apparaissait, hors du char de tête Lettonie. Vers lui convergeaient toutes les attentions. Officier commandant le peloton, lui aussi épiait le paysage à l’aide de jumelles. Ernst ne voyait de lui que la nuque. Une nuque forte et rasée que serrait le col de l’uniforme noir des blindés et que couronnait une tête coiffée de la casquette. Assez néanmoins pour évoquer un royaume affectif de souvenirs. Cet officier était son nouveau père, l’homme sous la tutelle duquel il avait trouvé un sens à son existence jusque-là dissolue, désormais élevée dans la chaude fraternité du front.

    La fatigue broyait sa conscience. Son unité avait-elle reçu pour ordre une reconnaissance armée ? Ou plutôt avait-elle simplement poussé trop loin au mépris de la moindre liaison ? Tout lui échappait. Depuis bientôt 24 h qu’il n’avait pas dormi. Les choses, comme les souvenirs, étaient confondues en son esprit, fondues dans un même halètement, une même course à la victoire ; chaque pensée montait en lui en vapeurs, entre griserie du triomphe et épuisement. L’effondrement physique le guettait. Au moins, il se souvenait d’une chose : des heures durant, leur unité s’était enfoncée loin, toujours plus loin, au plus profond de la Russie, à s’user le corps, à martyriser les engrenages de leur char, puis de leurs propres organes. Seules les drogues de combat (la Pervitine avalée) le tenaient loin de l’abîme dans lequel il pouvait plonger à tout moment pour ne plus en sortir, comme d’autres avant lui, l’âme mutilée. Épuisé, peut-être bientôt à bout de souffle, Ernst ne disait pas tout à ses parents ; il voulait les rassurer ; son corps et son esprit réclamaient le bon sommeil d’une permission. Il savait qu’elle viendrait bientôt avec la chute de l’URSS.

    Bientôt, il se rappela. Aussitôt, il s’en voulut. Aussi éphémère fût-elle, la rêverie dans laquelle il avait été plongé était impardonnable, surtout à un sergent et à un commandant de char. Son devoir l’obligeait à veiller sur ses hommes. Les faits étaient les suivants : le lieutenant avait commandé au PC⁶, par radio, une reconnaissance aérienne sur leur situation, déjà préétablie grâce au relevé topographique fait à la carte et à boussole. Un souvenir en appelant un autre, le reste de la journée lui revint aussi. Leur unité, lancée en pointe de l’attaque, avait écrasé en rase campagne une vaste unité de blindés légers. Ordre ensuite de traquer et d’en exterminer les débris. Ce combat de poursuite les avait jetés loin en territoire ennemi. À six reprises, Ernst avait fait une trace de craie sur la paroi de la tourelle. Chacune signifiait une victoire, la destruction d’un char ennemi ; une autre médaille serait épinglée sur sa poitrine. Entre ambition et fierté, il se vit remettre la Croix de fer de première classe, en complément de la Croix de fer de deuxième classe qu’il possédait déjà. Mais d’ici là, la nuit risquait de prendre le peloton, égaré dans son manteau et ses épais replis. Aveugle et isolée, leur unité perdrait sa supériorité tactique, cette expérience de l’engagement et de la manœuvre dont disposaient les tankistes allemands sur les Russes. Faire liaison avec la compagnie devenait une urgence de plus en plus brûlante.

    Sa fatigue écrasante l’avait poussé à l’hébétement et aux réflexions stériles. Surtout, elle l’avait arraché à ses responsabilités et au sens des réalités, plus précisément au sens du danger auquel il lui fallait revenir. Jumelles toujours à la main, il regarda la montre à son poignet gauche. Cette montre était un don du paternel, une relique de 1914-1918, un rappel du foyer. Il s’interdit d’y penser. Ne plus s’appesantir sur ses émotions. Rester concentré, tendu. La réalité est là, tout autour. Le danger également.

    La vitre de la montre était salie, presque noire, au point de masquer les savoirs de Chronos. Habitacle du panzer, uniforme, mains, tout était enfariné sous le voile que soulevaient les machines, jetées à pleine vitesse sur les mauvaises routes de terre de Russie. Dans les plaines et les champs traversés en trombe, les blindés éveillaient derrière eux d’immenses nuages, tourbillonnantes colonnes soutenant l’azur. Kilomètre après kilomètre, la poussière avait la légèreté de la farine ; elle s’infiltrait partout ; elle asséchait les gorges ; elle malmenait les mécaniques. Hommes, machines, canons et moteurs toussaient, crachaient, encrassés sous son empire.

    Ernst frotta la montre : 20 h 03. Plus qu’une heure et demie avant la grande noyade, la grande descente au fond des mers d’ombres. C’était bien assez. En France et ailleurs, le lieutenant avait su les extraire de périls pires encore. D’ailleurs, à l’instant même, l’officier abandonnait ses jumelles pour disparaître au ventre du panzer 221, sûrement pour se pencher de nouveau sur une carte. Lui veillait depuis le début. Lui ne s’était pas détourné de ses devoirs. Lui ne s’était pas égaré dans de stériles pensées. Mieux, le lieutenant attendait imperturbablement des nouvelles du PC que son opérateur radio cherchait à contacter inlassablement. Distance, obstacles divers, monts, forêts, bâtiments, perturbations radio, intense trafic sur toutes les fréquences gênaient la liaison. Toujours, Ernst ne voyait que cette nuque forte de guerrier. Pourtant, même l’arrière de cette tête rayonnait le calme et la confiance.

    Tout devient soudainement rouge. Ernst vacille sous le choc. La douleur se répand dans son corps. Ensuite seulement lui parvient le cri de la carabine adroite. Ce cri semble surgir de loin, comme du fond d’un songe. Dans une convulsion douloureuse, Ernst se tourne d’instinct sur sa gauche, vers les bois. De là ne peut que provenir le tir. De là partent les souffles des mitrailleuses, dont les déflagrations allument la forêt et ses ombres. L’instant d’après, les balles pleuvent et s’écrasent férocement sur le tourelleau et autour de lui. Des éclats le piquent au visage. Étincelles, ricochets et balles traçantes se confondent dans une éruption d’étoiles lancée très haut.

    D’instinct encore, Ernst se jette à couvert à l’intérieur du char, si promptement, si énervé de douleur qu’il en oublie l’écoutille du tourelleau grande ouverte. Affalé sur son siège, il gémit, rage et se débat, prisonnier dans l’enroulement des fils, ceux de son laryngophone et de ses écouteurs. Enfin, il jette les jumelles. Porte les doigts à sa blessure. La morsure d’une balle lui perce la poitrine. Peut-être, probablement même, le poumon. Sa vareuse s’empourpre. Elle déborde d’un flot de vie. Celui que le tissu peine à boire même à grands traits. Celui dont ses doigts, poisseux et écarlates, portent la marque. Entre-temps, ses camarades se sont retournés. Leurs regards vont à ce trou et au ruissellement sanglant qui lui inonde le visage et la poitrine. Quelque chose comme la terreur luit au fond de leurs yeux. Lui, le sergent, doit les secouer. Gestes empruntés et beuglements les renvoient à leur poste.

    Au même instant, les écouteurs hurlent aux oreilles d’Ernst. Enfin arrivent les consignes du PC, aussitôt retransmises par le lieutenant.

    — Lettonie à tous, ordre du PC : repli immédiat ! Colonne de T-34 repérée dans le bois. Les Stuka⁷ arrivent en soutien. Repli sur 300 m. Je répète : repli sur 300 m, puis regroupement et redéploiement en coin et engagement ! Puis, repli encore par bond, selon les axes de retraite prévus, jusqu’à la zone de rassemblement. Retraite. Je répète : retraite !

    Ernst doute. A-t-il entendu la voix de son supérieur s’ébrécher, ombrée de peur ? A-t-il bien entendu l’ordre de repli, à peine audible dans les crépitements radio ? Même blessé, il a besoin de voir. De savoir par lui-même. Yeux collés aux épiscopes, il regarde. S’offre à lui un horizon étroit et fermé. Assez large néanmoins pour voir, à sa gauche, une forêt humaine se mêler à la forêt de bouleaux. Des fantassins s’arrachent du sol, là où ils étaient enterrés au fond de leurs trous. Les ombres brunes des uniformes, agitées d’un même mouvement, se mêlent au tronc, aux branches. La forêt gronde. La forêt vit. Elle les attaque. Un immense hourra monte du ventre de la Russie. Par bonds, les uns s’élancent devant les chars. Ceux-là sont bientôt ralentis, puis cloués au sol sous les rafales que hurlent les panzers. Ceux-là ne servent qu’à fixer les attentions. D’autres fantassins progressent, plus à gauche encore, hors d’atteinte et à couvert des bois depuis lesquels ils arrosent les panzers d’une pluie de grenades et de balles. En essaims, des frelons de fer semblent grouiller sur le char, dans un bourdonnement confondu avec le grondement continu des moteurs. Ce crépitement a beau s’attaquer aux nerfs, il reste inoffensif. Par expérience, Ernst sait que la menace n’est pas là. Son attention vole déjà ailleurs. Un bruit sourd, plus long et plus profond, s’élève des tréfonds mêmes des bois. C’est un rugissement de chars en branle, d’acier grinçant et se tordant. Des chenilles mordent la terre. Des chars avancent sur eux.

    À ses écouteurs, Ernst entend des chefs de char perdre leur flegme réglementaire. Des hurlements grondent en flots. Parmi eux perce une voix. Celle du lieutenant, plus clame, plus posée.

    — Lettonie à tous, achtung ! Estonie, Baltique, redéploiement sur flanc gauche. Interceptez la menace. T-34 sur nos arrières. Deux KV-1 dans les bois sur notre flanc. Dix heures. Moins de 100 m !

    T-34 ! KV-1 ! À 100 m ! À leur évocation, la peur dévore Ernst au cœur. Des rumeurs courent sur le front. Des rencontres ont été organisées à leur sujet. Les états-majors ont averti la troupe. Ces bêtes seraient pratiquement invulnérables. Rapidement, il se ressaisit. Ordonner, se maîtriser est la seule façon de se sauver, lui et ses hommes. C’est ainsi que, jouant sur sa poitrine, il règle le laryngophone à destination de son interphone et de son propre équipage auquel il donne ses consignes.

    Les écouteurs lui renvoient d’autres paroles du lieutenant :

    — Lettonie à tous, nouvelles infos du PC. La compagnie arrive en renfort. Soutien imminent de Poing et Pierre. Tenez bon.

    Le désespoir effleure à peine Ernst ; l’aviation et l’artillerie arrivent en appui ; surtout, sa tâche l’absorbe entièrement. Déjà, son panzer s’ébranle vers l’arrière. Déjà, la tourelle pivote à gauche. Lui colle fiévreusement l’œil aux épiscopes. Deux lourds KV-1 s’avancent sur leur flanc. Ces bêtes sont énormes comme des montagnes, terribles comme des hydres antiques. Comme elles, leur gueule darde le feu et promet l’anéantissement. Comme elles, elles méprisent les armes des mortels. Bouleaux ploient et cassent sous leur masse, obus perforants allemands s’éparpillent contre leur cuir. Vains éclats ! Pure perte d’énergie cinétique ! Rien ne leur résiste. Rien ne s’oppose à leur avancée. Tourelles et canons de 76 mm s’alignent maintenant sur le panzer codé Estonie. Sur son char ! Sur Ernst qui souffle et sue tandis que les ouvertures le fixent. Ô terribles yeux noirs de la mort qui le toisent ! Ô gueules qui hurlent !

    Un premier tir manque, l’autre percute la tourelle. Sitôt s’ébranle un monde d’acier et de bruit. Celui dans lequel Ernst se croyait faussement protégé. Fracas, onde de choc, souffle d’explosion, tout l’écrase à son banc. Secoué, étourdi, toussant, crachant, il peine à voir à travers la fumée. Pourtant, devant lui s’étale le corps éclaté du tireur. Son camarade avec lequel il lutte depuis la France. Autant dire que son frère est mort.

    Ernst s’essuie. À son propre sang se mêle celui de son compagnon. Tout un flot horrible dont il est éclaboussé et auquel se mêlent des bouts de chair et d’os. Cette vue sinistre brise le chargeur, troisième homme dans la tourelle. En panique, il se jette sur sa trappe de sortie. S’extirpe à travers l’ouverture. Ne plus réfléchir. Seulement échapper à l’enfer ! Ernst n’a pas le temps ou le réflexe de le retenir. Déjà, le pauvre retombe dans le char, happé par une rafale, la poitrine déchiquetée et percée. De ses lèvres entrouvertes coulent des filets vermeils. Son regard désormais vide de vie s’emplit des ombres de la mort tandis qu’il crispe la main sur la poignée de l’écoutille, refermée trop tardivement.

    Comme souvent, un état de songe suit le choc de la blessure. Le temps semble suspendre son fil. Ainsi, tout se brouille : ses souvenirs de front, ses camarades, les permissions, l’arrière⁸, ses parents, ses études universitaires, des bribes des œuvres lues et admirées. À travers les brumes rouges du sang et de la douleur, il entrevoit, épinglées à son espace, les photos des camarades et de la famille, son père, sa mère, ses deux frères. Puis, son regard revient à la blessure lui ouvrant la poitrine. Sur son uniforme, les médailles semblent luire dans la pénombre. Surtout, elles rougissent sous le flot de sang qu’il perd. Hier encore, elles disaient ses succès en Pologne, aux Pays-Bas, en Belgique, en France. Aujourd’hui, elles disent sa chute. Avec un parfum d’ironie, Ernst se rappelle la lettre écrite la veille à ses parents. Défilent, à ses souvenirs, les victoires et sa risible prétention à l’invulnérabilité.

    Alors, l’obscurité de son angoisse s’épaissit. À torrents, des sueurs froides le trempent. Sa gorge se serre. Puis, une prière. Une pensée pour le Seigneur. À Lui, de l’arracher au désordre où l’avait jeté la guerre industrialisée tuant aveuglément l’un plutôt que l’autre. Passent enfin pareilles considérations d’existence. Ernst les chasse. À la guerre, le temps est du sang. Il lui faut guider, oublier. S’oublier surtout.

    Autour, les autres chars se battent furieusement. Autour, les camarades sont en proie aux pires périls. Tous appellent à l’aide à ses écouteurs. La panique est toutefois passée. Chacun d’eux est résolu à mourir en guerrier, au milieu des ennemis morts. Ernst se hisse jusqu’au tourelleau. Dehors, la canonnade gronde et s’amplifie. Martèlement infernal d’usine qui enterre les moteurs. Terrible combat dont Ernst devine mal l’issue. Tant il est confiné dans son char. Tant ses épiscopes l’enferment sur un horizon étroit. Seulement, il sait deux choses. L’une : la supériorité écrasante du matériel bolchevique. L’autre : la mauvaise position de son unité, enfoncée sur son flanc gauche et sur ses arrières. Par chance, son char semble épargné pour l’instant. Sans doute les Soviets le croient-ils hors de combat. Que faire ? Ordonner l’évacuation ? Sortir et s’exposer aux balles ? Il le faut. Son panzer est hors combat ; il n’a plus aucun potentiel offensif. Soudain, deux nouveaux impacts mordent le blindé. Tout l’habitacle semble craquer. D’innombrables étincelles illuminent l’intérieur. Un nuage veiné de flammes emplit la tourelle. Sa chaude haleine assaille Ernst au visage. Une impression de silence succède au tonnerre. Elle frappe malgré la canonnade qui gronde autour. Après un ultime râle, le moteur vient de s’éteindre, mort de ses blessures. Même la machine est mortelle, à l’égal de ses serviteurs.

    Des profondeurs du char montent les eaux noires du Styx, au milieu desquelles percent les hurlements du pilote et du radio, en train de se noyer, dévorés vifs par les flammes. Dehors, les hourras de l’infanterie se rapprochent. Ernst les entend mieux. Pire, il entrevoit des uniformes brun terre passer au nez du panzer. Pour la première fois, il voit des Russes vivants, animés de la volonté de tuer. De le tuer. Leur visage ombré sous le casque est dur, tendu par l’effort, excité par la bataille et son ivresse. Des rumeurs courant sur leur cruauté, sur les mutilations et tortures dont ils accablent leurs prisonniers. Sa terreur se mue en sursaut guerrier ; sa main empoigne et arme le pistolet-mitrailleur réglementaire. À cause du mouvement, ses blessures s’éveillent. La souffrance se répand, pareille à un venin qui se distille dans son corps, qui lui coule dans le sang. Qu’importe ! Jamais il ne sera fait prisonnier. Jamais il n’acceptera qu’Ivan⁹ pose sur lui sa griffe.

    Dehors, son char est pris d’assaut. Des bottes ferrées sonnent sur le blindage. Ainsi, les Russes cherchent-ils à remonter jusqu’à la tourelle, jusqu’à lui. Ernst entend surtout leur voix gutturale, leur haine, leur peur. Parfois, il capte des mots : « Prisonnier. » « Vivant. » Ernst traduit : « torture », « mort atroce ». Que faire ? Qui défendre ? Lui ? Ou ses compagnons à l’agonie dans les flammes ? Seul l’espace de la tourelle semble épargné par l’incendie. Plus bas dans le compartiment avant, les flammes ragent. Il les choisit, eux, plutôt que lui. En tant que sous-officier, il ne peut laisser ses hommes, mieux ses amis, ainsi mourir ; l’adrénaline l’anime d’un second souffle ; il s’apprête à descendre leur porter secours quand, par l’écoutille ouverte du tourelleau, tombe une grenade. Un peu ahuri, il la prend et la lance. Puis, se relevant, il referme et verrouille sa trappe avant de s’écraser plus bas, à son siège. À l’instant même, un nouvel obus antichar s’abat contre le tourelleau. Exactement là où il aurait dû se tenir. Des éclats de blindage sont projetés et s’enfoncent dans sa chair. Ernst hurle de douleur et de désespoir. L’endroit d’où il voulait et devait sortir est maintenant impraticable, tout tordu et enveloppé de flammes. Ernst remercie néanmoins la Providence. Une seule seconde de plus là-haut eut suffi à le broyer comme un vulgaire insecte. Ne lui restent plus que les trappes d’évacuation latérales. Celle à gauche. Celle à droite.

    Dehors, les Russes reprennent leur assaut. Il lui faut se ressaisir. Il faut choisir et agir. Il se choisit. Ses compagnons sont déjà perdus, morts. En d’autres temps et d’autres lieux, il vomirait de honte. Mais qu’importe ! Continuer la lutte. Ne pas mourir. Pistolet-mitrailleur au poing, il ouvre la trappe droite. Ivan est là ! Tirer ! Tuer pour vivre ! Ses rafales s’abattent à bout portant. Du sang et de la chair giclent jusqu’à lui tandis que l’arme tressaute entre ses mains. Il est promptement repéré. Des Russes accourent. Des balles s’écrasent contre lui, beaucoup trop exposé. Aussitôt, il referme et verrouille l’écoutille.

    Entre-temps, la mort a resserré son étreinte. Les flammes ont remonté jusqu’à lui. Elles l’environnent presque, lèchent son treillis, touchent sa peau. Le tissu imprégné d’essence et d’huile commence à fumer. Si bien que la chaleur devient insupportable. Quelques giclées d’extincteur font reculer la bête et desserrent les mâchoires rougeoyantes qui cherchent à se fermer sur lui et l’entraîner, au ventre du brasier. Pour combien de temps encore ? Il doit sortir. Cette touffeur, la fumée, sa blessure, tout le suffoque. Il hoquette du sang, ses yeux pleurent de la suie. Ne lui reste plus qu’à s’attaquer à la trappe gauche, son dernier espoir. Ou plutôt s’attaquer à ce qu’il en reste. Un des tirs l’a faussée également. Elle refuse de bouger. La terreur de mourir brûlé vif veut le submerger. Ses doigts tremblent. Respirer, se calmer, seulement se calmer, pour mieux arracher les charnières et les tiges, puis envoyer un coup d’épaule contre la trappe, non sans remercier au passage les concepteurs. Des charnières soudées à la coque l’auraient condamné à la mort. Hélas, l’ouverture ainsi créée est encore trop faible pour le laisser passer. La trappe reste coincée. Surtout, sa blessure l’affaiblit. Au moins, Dieu veille sur lui. Les Russes ne semblent pas l’attendre de ce côté. D’autres tirs les ont-ils repoussés ? Peu importe. Il n’est pas encore délivré de ses peines.

    Pieds plaqués sur la trappe, dos appuyé au canon, Ernst pousse encore et encore. Plutôt mourir d’épuisement qu’abdiquer et mourir brûlé. Presque enragé de désespoir, il hurle à s’ouvrir l’âme et la gorge. En spasmes clairs, l’effort chasse le sang de ses poumons. L’adrénaline pallie ses faiblesses ; elle lui permet d’ouvrir plus encore la trappe. Il se rue aussitôt à travers l’espace, hélas encore trop restreint. Seule la tête dépasse. Enfin, un bras se dégage. Mais les épaules restent coincées. Les chairs se froissent, la peau s’écorche. Plus bas, les flammes reviennent à l’assaut ; elles lui mordent à pleine bouche les bottes. Ses pantalons veulent commencer à brûler. Il doit reculer, revenir dans le char, agripper de nouveau l’extincteur dont les giclées dressent, autour de lui, une mince muraille chimique.

    Trop épuisé, trop anéanti, il s’arrête un instant. Ses poumons soufflent. Il tousse à vomir. Toute son âme pleure à grands ruisseaux. Sa haine, sa colère le fuient à grande eau. Son regard s’accroche sur le ciel, sur le morceau d’infini qu’il entrevoit mal, sous la fumée qui l’enserre et l’étouffe. Jamais il n’a autant souhaité quitter la protection de son char pour l’extérieur, pourtant exposé à la mort, aux balles, aux obus. Seulement retrouver l’air libre. S’arracher à l’atmosphère brûlante et confinée du panzer. Ultime effort, ultime cri, tous ses muscles sont sollicités. Enfin, il réussit à s’extirper ! Quasi aveugle et fou de douleur, toussant, crachant le sang, il rampe sur la caisse, hors du char, hors de l’incendie et des fumées l’enveloppant. Puis, il s’écrase au sol et se serre au flanc de l’épave. Tout près, sous l’acier sonnant sous les balles, il entend le dernier de ses compagnons. Son radio mort, seul le pilote hurle encore, captif de son poste devenu magma brûlant. Le pauvre se noie dans une mer d’essence enflammée. Des flammes, comme des lames, lui déchirent et lui trouent la gorge.

    Trop de larmes ont été versées. Rien ne monte désormais plus à ses paupières tandis que, assis au sol, tirant son pistolet de sa poche, il observe d’autres Russes encercler le dernier panzer, l’ultime bête refusant de mourir. Toute leur attention va en direction de l’engin. Des grenades partent de leur poing et éclatent sur la plage arrière, sur le moteur. Ernst n’existe pas encore à leurs yeux. Dents serrées de rage, il lève son arme en leur direction. Aura-t-il le courage de garder la dernière balle pour lui ? Il invoque le Seigneur. Lui demande la force de mourir dignement. Cette prière monte en lui quand un obus perforant, puis deux, percent le panzer, livré à la ruine et aux flammes. Là devant lui, la bête, blessée, saigne son essence, rend son huile dans la boue. Sous l’acier, des hommes meurent lentement, atrocement. Ce sont des camarades. Peut-être ses derniers. Au spectacle sinistre, Ernst hoquette et vomit presque, pour ne pas pleurer.

    À l’instant même, un vacarme inouï inonde le ciel. Alors, un peu d’espoir allume son âme. Il sait ce qui vient. Ce sont les trompettes de Jéricho, les anges de la mort de la sainte Bible. Ceux dont son unité a évoqué le soutien aérien. Les Stuka apportent, sous leurs ailes, le salut attendu. Leurs sirènes déchirent l’air tandis que, poussées par le piqué, leurs lourdes masses s’écroulent vers le sol. Le bruit des bombes emplit l’air. Leur souffle propulse des hommes, ou ce qu’il en reste, très haut, plus haut que les arbres aux branches desquels leurs morceaux s’accrochent en paquets de chairs sanglantes. Depuis leurs ailes crépitent également les mitrailleuses lourdes dont les balles éclatent les troncs, les membres, les têtes. Depuis les corps défoncés jaillissent des organes écharpés, projetés cinq, six mètres plus loin.

    Rapidement, le bombardement bouleverse jusqu’à la réalité physique. Des montagnes de boue bouleversée retombent au sol. Des flammes dansent pareilles à des diables nés des Enfers. Leurs ondulations mortelles et hypnotiques sont comme des cœurs brûlant de puissance. Confus, désorienté, épuisé, Ernst a l’impression que ses sens l’abandonnent un à un, au milieu de l’enfer déchaîné, dans le terreau humain où se mêlent corps et débris rejetés en l’air, rendus à la boue, dispersés en vapeur et poussière. Partout autour de lui, Ivan est frappé d’une même démence. De pauvres âmes, pour échapper aux bombes, mordent et griffent la terre de manière à se fondre à elle. Ainsi comptent-ils se faire oublier du fer mangeant à pleine bouche les hommes, dans de grands éclats de rires et de grands sifflements.

    Le chaos se déchire ; une vision absorbe Ernst. C’est le lieutenant. Sa silhouette est semée à travers l’averse de gravats et de terre projetée, comme la respiration dense des déflagrations. Probablement seul rescapé de l’unité, l’officier titube et tombe plus qu’il court. Avec horreur, Ernst remarque alors que l’avant-bras gauche lui manque, arraché. Tête dénudée, il semble vulnérable, privé de casquette, donc d’autorité, tandis que de sa main valide, il tente de fermer les lèvres de la plaie béante et regarde autour de lui, inquiet, en quête d’un couvert. Ernst a beau le héler, sa voix se perd, noyée dans la symphonie ambiante de la destruction.

    Ne s’offre aux regards d’Ernst qu’un dos solide, une nuque qui dégage une impression de force vers laquelle il s’est toujours tourné dans la tourmente. Comme hypnotisé, Ernst veut le rejoindre. Il se redresse, puis chancelle et s’écroule de nouveau, trop affaibli. Même au sol, il rampe vers lui à la recherche d’un regard, de ses yeux surtout, quand une nouvelle bombe projette son compagnon sous les chenilles d’un T-34, arrivé en trombe. Moteur hurlant et fumant, le blindé ne l’a probablement pas vu alors même que, peinant parmi les cratères et explosions, il rampe vers la forêt, là où il trouvera refuge à l’assaut des Stuka.

    Devant ce spectacle sanglant, Ernst s’effondre, terrassé de désespoir et de souffrance. Il attend la mort. Il compte sur elle. Cette fois, elle ne l’épargnera pas. Le mastodonte vient vers lui. Ses chenilles vont le happer à son tour. Mais la bête aveugle ne le voit pas. Le char passe pourtant si près qu’Ernst pourrait étendre la main et le toucher. Si près qu’il entend distinctement, malgré les déflagrations, le cliquetis des chenilles. Si près qu’il distingue, accrochés aux chaînes, les restes rouges du lieutenant. Si près que son regard touche presque cette armure souillée de boue et de sang, intacte malgré les griffures et les marques. En vain, les obus allemands se sont écrasés sur lui. Puis, plus rien. La bête disparaît derrière la ligne des arbres ployant sous les tonnes de muscle et de métal. Le champ de bataille est désormais vide, hors les épaves fumantes des panzers. Cinq chars allemands dévorés de flammes. Cinq tombeaux contenant le meilleur de sa guerre, ses compagnons d’éternité, morts après avoir été tout de son existence.

    Ses forces l’abandonnent. Ernst est trop blessé. A trop saigné. Quelque chose comme l’ultime instinct de survie l’anime encore néanmoins. Il rampe sur la terre, à travers elle. À l’image des fantassins russes autour, lui aussi cherche à se fondre au sol. Tout ce qu’il respire, voit et entend est dense, rempli et vivant d’acier et de bruit, de poussière, de matière humaine, de fumée, de cordite, de graviers et de shrapnels. Il en suffoque presque, les oreilles en sang, les tympans déchirés. Le sol, sur lequel il se traîne, gémit et tremble, est martelé et trituré sans fin par d’immenses geysers, brusque épanouissement de flammes, fleurs de fer, colonnes de terre s’élevant si haut

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