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Carajuru: Les enquêtes de Walter Brewski - Tome 2
Carajuru: Les enquêtes de Walter Brewski - Tome 2
Carajuru: Les enquêtes de Walter Brewski - Tome 2
Livre électronique351 pages5 heures

Carajuru: Les enquêtes de Walter Brewski - Tome 2

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À propos de ce livre électronique

Le gendarme Walt Brewski en proie à ses propres démons...

Lors d’une patrouille nocturne, les gendarmes Walt Brewski et David Arpontet découvrent le corps d’un homme, sans vie, une balle en pleine tête. Il s’avère que la victime est un ancien militaire devenu récemment une célébrité en faisant échec d’une manière héroïque à un braquage dans une banque.
Les premières constatations portent à penser qu’il s’agit d’un suicide, mais certains détails sèment le doute. Pour découvrir la vérité, Brewski et son équipe se plongent dans le passé de l’individu. Ils en exhumeront de sales histoires et de pénibles secrets. Alors que de nouveaux personnages troubles apparaissent, les pires tourments de Walt ressurgissent et corrodent son moral.
Quand les âmes damnées s’unissent et que les victimes se révoltent, l’atmosphère devient explosive et… mortelle.

Après la vengeance dans Woorara, Sébastien Vidal s’attaque à la haine, à la honte et à l’imposture, ces sentiments noirs qui tirent l’être humain vers le fond et l’entraînent du côté obscur. Frissons garantis !

EXTRAIT

Elle avait tenté de se débattre, mais il s’accrochait à son cou comme un naufragé à une bouée. Elle n’avait aucune chance. Il avait alors entrevu le pire de son être, parce qu’il avait aimé cet instant, ces secondes où l’adversaire comprend son erreur et pressent la défaite. La défaite, celle qui éteint tout. Il avait savouré intensément ce regard de bête pourchassée, et ce mélange d’amertume et de regrets. Il avait serré de plus en plus au fur et à mesure que s’éteignait cette lueur dans ses yeux de garce, serré pour annihiler une vie comme on souffle une vulgaire bougie. Ça valait le coup. Bien plus puissant et plus efficace qu’un discours. Plus fort que lui envoyer au visage ses quatre vérités. Il resta dans cette position bien après qu’elle eut cessé de gigoter et d’émettre des sons enfouis dans sa gorge, penché sur elle et les doigts raides autour de son cou.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Lecture addictive, passionnante à beaucoup d’égards, que je ne peux que vous encourager à découvrir. - Polarmaniaque

À PROPOS DE L'AUTEUR

S’il n’écrit pas, Sébastien Vidal lit. Il ne peut envisager de passer une seule journée sans l’une ou/et l’autre de ces activités. Fin connaisseur de la littérature américaine, il se délecte aussi avec Claude Michelet et Antoine de Saint-Exupéry.
Il tient un blog littéraire, de très bonne facture, Le Souffle des mots, qui attire un public toujours plus nombreux. Il a signé Woorara, paru en janvier 2017, dans la collection Plumes noires.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie3 nov. 2017
ISBN9782848866505
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    Aperçu du livre

    Carajuru - Sébastien Vidal

    Walt se sentait extrêmement bien. Il était reposé malgré la longue patrouille de la nuit passée. Il éprouvait ce sentiment assez rare de bien-être, cette sensation de flotter dans son corps et de goûter la présence de chacune de ses cellules. La journée s’était parée de beaux attributs. Le soleil veillait sur le monde comme un ami très proche. Il faisait déjà chaud pour la saison et ils avaient ouvert les vitres de leur véhicule. La radio FM passait Everyday now du groupe Texas. La voix si reconnaissable et si sexy de la chanteuse, Sharleen Spiteri, rendait ce moment encore plus beau. Walt conduisait lentement, sur un rythme « patrouille en mode pépère ». Son pote Daniel était assis à côté. Un gars très volubile. Toujours un truc à dire, un avis à donner. Il ne jugeait pas, mais il avait besoin d’exprimer sa façon de voir les choses sur à peu près tout ce qu’il entendait et tout ce qui lui passait sous les yeux. Walt se disait qu’il cachait derrière ces bavardages une peur viscérale de la solitude et du silence. C’était le genre de type à devenir fou sur une île déserte. Le genre à se mettre, au bout de quelques jours, à parler à un ballon de basket, auquel il aurait grossièrement dessiné un visage.

    Comme souvent après une patrouille nocturne, l’équipe reprenait dans l’après-midi, sauf si elle était rentrée tôt le matin. Dans ce cas précis, elle jouissait d’une récupération physiologique de dix heures. Ça, c’était en théorie. Dans les faits, il y avait des entorses au règlement. En tant que militaires, les gendarmes ne sont pas soumis au Code du travail. Ils peuvent être contraints de bosser dix-huit ou vingt heures d’affilée sans que personne y trouve rien à redire, mis à part leur famille. Donc parfois, assez régulièrement, on les rappelle avant ce délai des dix heures. Le plus souvent pour participer à une guerre qui est déjà terminée avant qu’ils aient sauté dans leurs rangers. Mais cette fois-ci personne n’avait rappelé Walt et Daniel. La nuit avait été assez calme. Quelques contrôles d’identité, quelques véhicules arrêtés et eux aussi contrôlés. Seule une échauffourée, opposant trois poivrots trop saouls pour parvenir à se faire mal, les avait un peu distraits. Walt avait les alcoolos en horreur. Ces types qui picolaient pour oublier leur médiocrité le repoussaient comme peu d’autres choses sur terre. Prisonniers de la bouteille, ils étaient condamnés à revivre la même journée toute leur existence, l’haleine un peu plus chargée que la veille et l’horizon un peu plus restreint.

    Walt s’engagea dans la rue Clemenceau. À chaque fois qu’il y passait, il ressentait une pointe d’agacement. Selon lui, un homme de la stature de Georges Clemenceau, véritable sauveur de la patrie lors de la première guerre mondiale, méritait au minimum une avenue ou un boulevard. Il n’avait pas pu s’empêcher de s’indigner une nouvelle fois. Daniel avait souri, mais n’avait pas relevé. Le coude posé sur la portière, tel un touriste, il se laissait distraire par le feuillage opulent des platanes qui bordaient la « rue du Tigre », comme l’appelait Walt. Des nuées de piafs passaient d’un arbre à un autre en faisant un boucan d’enfer. Le printemps donnait toute sa mesure ; on pouvait sentir le gros cœur de la nature battre comme un tambour, avec force et amplitude. À la radio, Texas venait de passer le témoin à Gérald de Palmas qui grattait sur sa guitare les premiers accords de J’en rêve encore. La voiture de service ronronnait ; une brise tiède s’invitait dans l’habitacle et apportait, dans son sillage, des odeurs de lilas et d’herbe coupée. La rue du Tigre débouchait sur un petit carrefour où un feu tricolore régnait en maître.

    — Encore une heure et on se rentre, j’ai envie de profiter de ma soirée. La terrasse, le soleil, une bonne binouze derrière la cravate et les doigts de pied en éventail, lança Daniel en étirant ses bras droit devant lui et en faisant bouger ses doigts comme s’il jouait du piano.

    — Beau programme ! C’est tentant, répondit Walt en adressant un clin d’œil à son pote.

    Il se dit que ça lui ferait aussi du bien de retrouver ses enfants, Loriane et Diego. Leur bagnole arrivait presque au feu qui venait de passer au rouge. Walt décéléra et s’approcha tout doucement, au point mort. Sur sa gauche, un clodo assis sur un muret se cramponnait à son picrate qui macérait dans une bouteille en plastique vert. Une grosse femme trop serrée dans une robe bleue trop voyante passa devant l’homme en lui jetant un regard plein de dégoût et de reproche. Walt pensa instantanément que c’était une mégère. Un pigeon descendit en rase-mottes devant eux alors que la voiture s’immobilisait au feu. C’était une belle journée de printemps. Ça aurait pu être une belle journée de printemps. Sur la droite, le bureau de tabac, dont l’enseigne clignotait, attirait l’attention avec sa devanture en partie recouverte de pubs pour les jeux à gratter. Un homme en jaillit comme un diable d’une boîte. Il portait une vieille veste de surplus militaire avec un écusson américain cousu sur une manche. Walt posa les yeux sur lui. Il fut obnubilé par ce regard injecté de sang ; les deux ouvertures de sa cagoule noire lui conféraient un air étrange. Puis tout se déroula au ralenti. L’homme stoppa d’un coup sur le trottoir, juste devant l’entrée du buraliste. Sidéré de se retrouver nez à nez avec les gendarmes, il ne bougeait plus. Ses yeux, aussi grands que les trous de la cagoule, regardaient partout. Ils suintaient la trouille sale et poisseuse des amateurs chargés à mort. Walt vit ensuite son bras se lever et brandir un flingue. Il ouvrit la bouche pour alerter Daniel qui observait avec un léger sourire le clochard sur son mur, de l’autre côté. Walt voulait crier, mais les sons arrivaient avec une lenteur incroyable… Ils devaient naître dans ses pieds pour mettre autant de temps à parvenir à ses lèvres. Simultanément, son bras droit se dressa pour toucher l’épaule de Daniel qui rêvassait toujours, la tête un peu inclinée, comme quelqu’un qui détaille un tableau accroché à un mur. Et le bras du type qui était presque tendu vers eux, verrouillé, l’arme menaçante. Ses yeux disaient qu’il allait tirer. Il allait tirer parce que la peur l’inondait et que son cerveau était trop cramé pour lui signaler que c’était une grosse connerie. Alors, le bras de Walt changea de direction. L’instinct. Sa bouche, sèche comme le désert, n’avait toujours pas émis de sons. Sa main se posa sur la crosse de son pistolet. Son pouce commença à déverrouiller le loquet de sécurité de l’étui. Un truc clochait. Ça bloquait. Un coup d’œil au taré cagoulé qui les braquait avec son calibre à quatre mètres d’eux. Une vision le traversa : au ralenti, la tête de Daniel qui interroge Walt et ses lèvres qui s’agitent. Walt perçoit des sons informes, comme si son pote parlait doucement et avec des chamallows plein la bouche. Il lui semble qu’il lui dit un truc sur le clodo. Le loquet qui bloque toujours. Walt baisse la tête et comprend. Cette putain de ceinture de sécurité le gêne, elle empêche le mécanisme de s’abaisser à fond. Il va devenir fou. D’un coup, il comprend les claustrophobes. Sa main bouge à peine ; il a l’impression affreuse de se transformer en statue de pierre. Son pouce libère la ceinture et revient sur le bouton-poussoir du holster. Un coup d’œil au barjot en veste de treillis. Il est planté dans le sol et un peu penché vers l’avant. Walt reconnaît la posture et sait que c’est le signe qu’il va tirer. Ce con doit croire qu’ils sont là pour lui alors que c’est le hasard qui les a menés ici. Daniel commence enfin à tourner la tête vers la droite ; dans deux secondes, il va voir le gars, avec sa cagoule qui souligne son regard d’halluciné.

    Ce putain de cran de sécurité obéit enfin ; Walt sent l’arme qui sort péniblement de l’étui. Le siège et l’embout dans lequel s’enclenche la ceinture perturbent son extraction. Ça accroche, ça coince, ça frotte le tissu du siège. Un autre regard furtif sur le mec… Walt voit un éclair, une flamme. Et puis le bruit de la détonation, comme étouffé. Il sent un déplacement d’air près de sa joue et, tout de suite, une chaleur humide sur tout le côté droit de sa figure. La projection d’une matière inconnue, sur son visage, lui a fait cligner des yeux et il a sursauté. Sa main tient enfin son arme libérée, mais bon sang ! Elle monte tellement lentement vers l’agresseur ! Un œil sur Daniel. Il a dû voir le type… Lui aussi doit avoir la main sur son arme… Daniel est avachi. Son corps semble mou, relâché, et il lui manque toute la moitié gauche de la tête… Walt est figé, sidéré. Il ne croit pas ce qu’il voit. Un autre coup de feu, plus fort, le fait sursauter. La vitre arrière de la voiture explose dans son dos ; il a l’impression de voir le monde avec des yeux de chouette. Ses poumons se remplissent et se vident beaucoup trop vite. Une autre détonation. C’est le rétroviseur droit qui éclate dans une gerbe de plastique et de verre. Walt a envie de se planquer sous le volant pour éviter le déluge de feu, il réprime cet instinct. Le toxico panique et tire n’importe comment. Puis les réflexes parlent, ils prennent les commandes. Walt voit l’arme du braqueur trembler et tenter de se stabiliser sur lui. Il n’aura pas une autre chance. Il aligne le guidon de son pistolet sur ses deux yeux ouverts. Une belle ligne droite imaginaire et trois points posés sur elle : ses yeux, le guidon de son arme, le thorax du type. Malgré l’adrénaline, il bloque sa respiration et appuie sur la queue de détente avec sa dernière phalange. Un geste presque léger, dénué de toute crispation. La balle part dans un barouf surprenant. Walt distingue très nettement l’étui qui s’éjecte du côté droit de son arme et qui tourne sur lui-même. L’homme à la veste kaki bascule en arrière, comme frappé par un coup de pied gigantesque, et s’étale de tout son long. Son arme s’échappe de sa main et va glisser au pied d’un platane.

    Walt pose les yeux sur Daniel. Sa tête est comme un immeuble éventré sur un champ de bataille : des os explosés, des cheveux mêlés à des trucs rouges qu’il sait être de la matière cérébrale broyée. Il distingue une partie de cerveau, grosse comme un pamplemousse, réduite en bouillie. Et puis il remarque ce qu’il n’oubliera jamais : dans ce magma sanguinolent, à peu près là où aurait dû se trouver son oreille gauche, gît l’étui de la cartouche qu’il vient de tirer sur le braqueur. Accroché aux chairs éclatées, comme posé sur une fenêtre donnant sur l’enfer. Entre eux, le plafond de la voiture est crépi de petits fragments de crâne et de cervelle pulvérisée. Walt sent alors cette chose gluante sur son visage et porte ses yeux sur le rétroviseur intérieur. Son cœur bat trop fort ; ses palpitations sont assourdissantes. Dans le reflet de ce petit miroir criblé de sang, il ne peut pas retenir un cri d’horreur. Toute la partie droite de sa tête est rouge. Il sait d’où provient la matière organique qui la boursoufle, mais il refuse de laisser cette pensée pénétrer en lui. C’est comme si on lui avait jeté un bol de sang frais mélangé avec des bouts… Mon Dieu ! Des bouts de Daniel ! Puis arrive l’odeur. Ce remugle terreux, mêlé à des parfums de fer et à quelque chose d’indéfinissable. L’odeur du sang. Du sang partout, qui gicle de la tête inerte de Daniel, qui dégouline dans son cou et imprègne sa combinaison. Des éclaboussures tapissent la tenue d’intervention de Walt, surtout du côté droit. Il réprime une féroce envie de passer sa main dessus, comme pour enlever une poussière.

    Ses sens recouvrèrent leur acuité et le monde se stabilisa. Walt vit les gens affolés courir ; il entendit les voix trop fortes, les pleurs. Et dans les enceintes ces paroles de de Palmas, qu’il n’oublierait jamais, gravées dans l’équilibre du temps et sur la surface de sa mémoire à vif, ces mots qui parlent de supprimer les traces, le plus petit morceau de candeur, de supprimer la moindre trace pour ne laisser qu’un morceau de glace à la place du cœur.

    Oui, c’était ça. À cet instant affreux de son existence, il avait le cerveau en fusion et un morceau de glace à la place du cœur. Il monta, vers son visage ensanglanté, une main qui tremblait sous l’effet de l’adrénaline ; son doigt toucha une boule informe, à la consistance caoutchouteuse, collée à sa joue. Il appuya un peu dessus et le chuintement qui s’en échappa manqua de le rendre fou.

    * * *

    Walt s’éveilla en sursaut. Il s’était redressé et se tenait droit dans le lit. Il respirait fort ; son estomac se contracta quand il repensa à cette vision émétique. Ce cauchemar récurrent égrisait son moral avec une efficacité redoutable. Il ressentait la curieuse impression que son cerveau était étançonné pour laisser surgir ce rêve venu du passé. Cet événement qu’il appelait de manière intime « la chose de mai 2005 ». Il attendit un peu et, quand le malaise se dissipa, il se leva, chancelant. Dans la salle de bains, il se passa plusieurs fois de l’eau froide sur le visage. Il laissa couler le robinet, il avait besoin d’un bruit dans cet appartement : tout sauf le silence. La lumière froide de l’ampoule, qui descendait sur lui, l’affligea. Il s’essuya la figure et prit appui sur la faïence froide du lavabo. Il savait que le miroir lui renverrait un reflet sans pitié, alors il évita d’y poser les yeux. Il ferma le robinet et tourna les talons. De retour dans l’obscurité de la chambre, il avisa le radio-réveil : trois heures dix. Il savait très bien qu’il ne se rendormirait pas tout de suite. Trop de violence résiduelle dans les turbulences de son cauchemar. Ça faisait dix ans que tout cela était arrivé ; pourquoi ça revenait le hanter maintenant ? Il s’en voulut de se poser la question alors qu’il possédait la réponse. Pourquoi ? Parce que depuis il y avait eu l’affaire des trois frères serbes, il y avait eu ce tueur non identifié sur lequel il avait tiré une nuit, la première fois qu’il utilisait son arme depuis Daniel… Et puis il y avait eu Charline. Il se dit que les traumatismes étaient des rochers sous l’eau de la rivière : quand le niveau baissait, ils réapparaissaient. Et puis il y avait le facteur amour-propre. Pour un militaire, accepter de subir un traumatisme était en soi traumatisant. Walt se découvrait plus fragile qu’il ne le croyait. Il s’allongea dans le noir et enchaîna des séries de respirations, genre de yoga à sa sauce. Au bout de cinq minutes de vide, il commença à se sentir mieux. Il pensa à une magnifique phrase de l’écrivain Dan O’Brien, qui figurait dans Rites d’automne : « Nous resterons à jamais blottis entre le vert et le brun de la terre, et le bleu infini d’un ciel de prairie. » Cette pensée l’apaisa et il put même se représenter le tableau. Il alluma sa lampe de chevet et attrapa ce roman qu’il avait entamé. Un bijou qu’il avait dégoté pour cinquante centimes dans un salon annuel qui se tenait en novembre à Ussel et où l’on vendait des livres au kilo. Au début, il avait été choqué qu’on puisse vendre des livres comme de vulgaires patates, puis il avait changé son fusil d’épaule en se rendant compte que celui qui savait fouiner pouvait réaliser de belles affaires. Et les gendarmes s’y entendaient pour ce qui était de savoir fouiner. D’une manière curieuse, il ne lisait presque pas de polars. Il les trouvait, pour la plupart, peu crédibles et engagés dans une surenchère sanguinolente absurde. Il se cala contre son oreiller et ouvrit le poche aux coins rabotés. Au bout de trente pages, il avait oublié son rêve horrible. Ce n’était d’ailleurs pas un rêve ou un cauchemar, c’était une scène affreuse vécue qui revenait, comme les marées, engloutir son sommeil de sable. Il sentit ses paupières peser plus lourd et s’aperçut qu’il relisait le même passage pour la troisième fois et qu’il ne parvenait toujours pas à le comprendre. Il marqua la page et déposa le roman sur sa table de chevet. Il éteignit la lampe et sombra presque aussitôt.

    Fin mai 2015

    Seul dans la pièce, le visage juste éclairé par la lumière de l’écran de l’ordinateur face auquel il se tenait, l’homme se demandait s’il avait bien fait. La vidéo démarra pour la énième fois. Elle datait du mois précédent. L’image tremblait, saturée de pixels grossiers. Le son était terrible, avec cet écho typique des pièces vides, dénué de tout maquillage, froid et réel, affreux. D’abord les insultes, la morgue caractéristique qui dégueulait des voix assurées par le sentiment d’appartenir au groupe des vainqueurs. Ces relents de moquerie, de condescendance et de sexisme. Que les mâles se sentent forts quand ils chassent en meute ! Ils demeurent si misérables quand ils sont seuls. Et puis la voix de la fille, qui jaillit ; un coup d’épée qui crève l’atmosphère ; un éclair aigu qui fendille les certitudes. Au début, ils n’avaient pas prévu de la violer. Ils voulaient juste lui faire un peu peur, lui mettre la pression, s’amuser avec elle comme un chat avec une souris qu’il a capturée et pas encore tuée. Il fallait la remettre à sa place, elle, la minette au milieu des mecs, des vrais. Sa présence était une provocation ; elle devait être punie. Elle qui rivalisait avec eux, qui osait se mesurer à eux, qui leur tenait tête, elle devait recevoir une leçon. La main qui tient le téléphone tremble et descend un peu. L’angle est mauvais, l’approche incertaine. Il subsiste un halo maigre. Impossible de dire s’il fait nuit ou si c’est un lieu interdit à la lumière ; néanmoins, on voit plutôt bien, car l’appareil est un téléphone haut de gamme. On voit très bien que celui qui filme le fait en douce, il ne veut pas qu’on le repère. Il est là, mais se fait oublier. Il avait pensé que c’était une mauvaise idée et maintenant il en était sûr. Une prémonition. Les chacals aveuglés par les geysers d’hormones ne veulent pas se l’avouer, mais ils ont changé leur plan, comme par télépathie, tous ensemble et en même temps. Lui, il filme et il a peur. Il regrette d’être là. Ils ne lui ont pas trop laissé le choix. « Viens avec nous et ferme ta gueule ; on va bien se marrer », qu’ils avaient dit avant de lui balancer un violent coup au foie. Comme pour le mouiller avec eux, lier leurs destins dans le mal. On dirait une petite meute de loups, des loups pathétiques, avec de petits crocs qui n’ont jamais déchiré aucune chair, des griffes ridicules qui n’ont jamais rien égratigné d’autre que des fantasmes. Ils se donnent du courage, les trois loups, mais chacun attend que l’autre se lance pour le suivre en hurlant. La proie les a tenus à distance un moment, quand les conventions sociales étaient encore debout. Maintenant, c’est autre chose, le stade au-dessus. Un cap décisif est franchi. Elle avait aboyé, menacé, gesticulé. Au début, les petits loups s’étaient effrayés. Ils avaient tourné autour, décrivant un cercle qui se resserrait peu à peu. Elle savait que sur le plan physique la bataille était perdue. À un contre un, elle avait sa chance, une bonne chance : elle était musclée et maîtrisait les techniques de base. Mais contre trois adversaires, surtout avec le balèze juste là, il n’y avait pas de suspense. Puis il survient un changement subtil, une modification de la structure de l’air. C’est palpable, tous le perçoivent. À cet instant, elle peut sentir tous ses poils, un par un, qui se dressent dans son dos, vague sous l’épiderme qui soulève la prairie de sa pilosité jusqu’à sa nuque raide et douloureuse. Le plus trapu et petit s’approche et d’un mouvement vif lui saisit un poignet. C’est là que tout bascule, le langage secret des corps, un genre de télépathie, le signal. Les deux autres se jettent sur elle, la bloquent, l’immobilisent. Ils s’organisent et la prennent chacun à leur tour dans une litanie de râles gras et gutturaux. La scène est interminable ; la grande pièce renvoie les échos terribles des bruits organiques qui sont plus insupportables que la vision du viol lui-même. Ce corps maintenu qui lutte en vain ; cette position de force des trois autres qui œuvrent avec méthode et qui en rajoutent, comme pour faire durer le supplice encore et encore. La fille geint, se débat, puis s’éteint comme un feu trop vite ravivé, en manque de combustible. Combien de plombs ont fondu pour entraîner ainsi la chute des inhibitions et faire surgir cette brutalité haineuse des entrailles du mal ?

    L’homme stoppa la vidéo. Il n’en pouvait plus. Ses poumons tournaient à plein régime. Il se passa les mains sur le visage. Il regrettait de ne pas être intervenu. Mais les autres l’auraient défoncé. Il savait de quoi ils étaient capables. Déjà, après le viol, ils lui étaient tombés dessus et lui avaient mis trois tonnes de pression. Il était complice, il devait la fermer, ce serait leur secret. Ils étaient inséparables, trois malfaisants qui complotaient sans cesse. Eux trop forts et puissants, lui trop faible. Maintenant qu’il était hors de portée, il pouvait agir. Cela changerait-il les choses ? Que ferait l’autre, celui sur qui il comptait ? Peut-être qu’il n’en avait rien à foutre. Si c’était le cas, qu’allait-il faire, lui ? Il ne pouvait plus s’arranger avec sa conscience qui suintait comme une sale blessure infectée.

    Juin 2015. Commissariat de Brive-la-Gaillarde. Dix-sept heures douze.

    L’inspecteur gigotait sur son siège, il donnait l’impression de ne pas parvenir à trouver sa place. Il pianota avec virtuosité sur le clavier de son ordinateur et manipula sa souris. Thomas Osveta avait toujours aimé les petits bruits que produisaient les touches de clavier et les souris, ces cliquetis légers qui possédaient un pouvoir rassurant et un peu soporifique, comme la pluie sur un toit de tôles dans un vieil atelier abandonné et silencieux. Le flic se racla la gorge.

    — Comment ont-ils fait pour pénétrer dans la banque ?

    — Ils devaient savoir que c’était la guichetière qui ouvrait le sas, ils ont juste attendu que je rentre pour entrer avec moi. J’ignore où ils se cachaient, je ne les ai pas entendus arriver, j’ai juste senti qu’on me poussait très fort dans le dos. Je me suis retrouvé étalé par terre dans l’agence.

    — OK. Que se passe-t-il ensuite ?

    — Le plus massif a tout de suite crié de mettre les mains apparentes, de ne plus bouger. Les deux brandissaient leurs armes dans tous les sens. Après, le costaud, qui semblait être le chef, est allé chercher le responsable dans son bureau.

    — Donc, je reprends. Nous en sommes au moment où le plus costaud des deux va chercher le chef d’agence de la banque. Qu’est-ce que vous avez vu exactement ?

    Thomas plisse les yeux pour mieux se concentrer. Seulement deux heures que tout cela s’est passé et il peine à mettre ses idées en ordre. Il est sur le fil du rasoir, il ne doit pas se tromper.

    — À ce moment-là, je me suis relevé doucement, par réflexe. L’autre gars ne nous a pas encore fait mettre au sol. Le plus balèze, très énervé, a contourné le guichet et a filé directement vers le directeur qui se trouvait dans son bureau. On voyait tout grâce à la grande vitre qui sépare les guichets des bureaux.

    — Et ensuite ?

    — Ensuite, le directeur était au téléphone. Il l’a frappé au visage avec le plat de son pistolet et a raccroché le combiné. Il a tiré le pauvre gars vers nous ; il le cramponnait par le col de sa chemise, car il tenait à peine debout. C’est là que l’autre a fait sortir la guichetière et nous a ordonné de nous mettre au sol, elle, moi et l’autre client.

    — Donc, à ce moment précis, vous êtes six personnes dans la banque : le directeur, la guichetière, un client, vous et les deux braqueurs.

    — C’est ça.

    — Il est quelle heure à cet instant ?

    — Onze heures trente-cinq. Je m’en souviens, car j’ai regardé l’horloge située derrière l’employée quand je me suis relevé.

    — Après, que se passe-t-il ?

    — Le plus balèze, celui qui a cogné le directeur, n’arrêtait pas de crier « le coffre, le coffre ». Ah oui ! Juste avant, l’autre type a désactivé les portes coulissantes de l’entrée.

    — Continuez.

    Le policier tapa avec frénésie sur la même touche, comme s’il effaçait un long mot dans son document.

    — Ils nous ont pris, l’autre client et moi, et nous ont emmenés avec eux et le directeur vers la salle du coffre. En fait, nous avons juste emprunté un couloir de quelques mètres qui débouchait sur une petite pièce. Le coffre se trouvait là, contre le mur du fond. Pas plus gros qu’une machine à laver. De la pièce, on avait une vue en enfilade sur le guichet et sur l’employée qu’ils avaient laissée là-bas.

    Le flic tiqua sur l’expression « en enfilade ».

    — Ah oui ! J’oubliais ! Vous êtes un ancien militaire. À votre avis, pourquoi n’ont-ils pas pris aussi la jeune femme ?

    — Je ne sais pas. Elle était terrorisée. Ils ont dû se dire qu’elle ne représentait aucun danger ; et puis, de là où ils étaient, ils pouvaient la surveiller.

    Thomas répondait aux questions au son de la musique des touches du clavier, qui ne s’arrêtait pas.

    — Et après ?

    — Celui qui avait l’air d’être le chef a encore frappé le directeur. Ce dernier avait du mal à ouvrir le coffre ; il était paniqué et plus très sûr de la combinaison.

    — Comment étiez-vous disposés dans la pièce ?

    Thomas réfléchit un instant, puis se lança en faisant des gestes pour appuyer ses explications.

    — Le coffre était contre le mur du fond, le directeur se tenait accroupi devant et les deux braqueurs se trouvaient de chaque côté. Le balèze à gauche et l’autre à droite. L’autre client était placé à environ un mètre du malfrat qui se trouvait à droite du directeur, et moi j’étais derrière le client.

    — Donc, si je comprends bien, les deux truands tournaient le dos au couloir et au guichet ?

    — Oui, mais le chef jetait des coups d’œil très souvent. Et puis le directeur a ouvert le coffre. La porte a pivoté vers la droite et ça a obligé le braqueur qui était de ce côté à se décaler un peu. Le rustaud, lui, regardait déjà dans le coffre. C’est là que j’ai senti que l’autre client allait déconner…

    Décembre 2015

    Quand Thomas Osveta s’extirpa de son sommeil en hurlant à pleins poumons, il se retrouva avec tous les muscles de son corps durs comme du bois. À bout de souffle, gluant de transpiration, il était en proie à une nausée visqueuse comme une marée noire. Ce cauchemar était insupportable. Il le hantait depuis plusieurs mois déjà. Cet homme s’avançait vers lui, couvert de sang, mais le pire était ses yeux. Fixes, pénétrants, des yeux de reproche, des yeux où il finissait par être englouti dans un abîme obscur et froid. Un endroit dans lequel il effectuait un saut sans fin. La torture de la chute éternelle. Il jeta un œil à son réveille-matin. De toute façon, il était presque l’heure. Il ouvrit la fenêtre de l’hôtel dans lequel il descendait toujours. La tonitruance de Paris le saisit. Cette ville se révélait très bruyante, pleine de pollution sonore. Lui, le rural, éprouvait les pires difficultés à s’accoutumer à la capitale. Curieusement, les moteurs rageurs et les klaxons dissipèrent son vilain rêve. Il fallait se préparer ; dans deux heures, il devait être dans les studios de RFL. Si un jour on lui avait dit qu’il animerait une émission hebdomadaire sur une radio nationale, il aurait quand même bien rigolé. Lui l’orphelin, élevé par de braves gens, qui n’étaient plus de ce monde, qui avaient peut-être été les seuls à lui témoigner de l’amour. Lui qui était n’importe qui, un anonyme, était devenu quelqu’un par la grâce

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