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Passager clandestin
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Livre électronique374 pages5 heures

Passager clandestin

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À propos de ce livre électronique

Quel rapport entre le meurtre d'un ami d'enfance de Vick Lempereur, le procès d'un célèbre laboratoire pharmaceutique, et l'association AlimAgrobio ? Vick va devoir mener l'enquête sous couverture dans le milieu de l'agro-industrie. Malheureusement, un inexplicable décès dans le manoir de l'association où il a trouvé refuge menace de tout compromettre.

LangueFrançais
ÉditeurAlan Spade
Date de sortie31 déc. 2017
ISBN9781386274742
Passager clandestin
Auteur

Alan Spade

Alan Spade worked for eight years for the press, reviewing video games. In his youth, he acquainted himself with the classic French authors, while immersing himself in the works of H. P. Lovecraft, Isaac Asimov, J. R. R. Tolkien and Stephen King. That wide range of influences is reflected in his style, simultaneously approachable, visually evocative and imaginative. Alan likes to say that "a good book is like a good old pair of shoes: you feel at ease inside, comfortable." The Breath of Aoles is his third book: previously, he wrote a fantasy novel for two years, between 2001 and 2003, but after submitting it to publishers, he decided the story wasn't good enough. He didn't try to publish it anymore. Then he wrote a Science Fiction short stories collection, and then, for six years, The Breath of Aoles.

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    Aperçu du livre

    Passager clandestin - Alan Spade

    Remerciements

    Mes remerciements spéciaux aux lecteurs qui, par leurs conseils et remarques avisées, m’ont permis de rendre ce roman meilleur :

    Anne-Christine

    Laurent Alexandre

    Stéphane Gueu

    Francis Bodino

    Aurélien Cols

    Je remercie aussi les personnes inscrites dans mon groupe de lecteurs pour leur intérêt et leur précieux soutien !

    *****

    Aux valeureuses associations et à leurs bénévoles,

    qui comblent bien des carences de l’Etat

    A ma femme, Anne-Christine, indéfectible soutien

    1. La prison de Fresnes

    « Ça m’est arrivé souvent... de rêver que tu te retrouves là, tu sais. »

    L’homme de l’autre côté de la vitre avait nettement plus de cheveux gris que dans son souvenir. Son visage hirsute, piqueté de noir et de gris au niveau des joues et du menton, avait ce teint blafard propre aux individus qui ne voient que rarement la lumière du jour. Les tatouages qui devaient recouvrir son corps affleuraient au-delà du col de sa chemise sur sa gorge. Pour un peu, son haleine chargée d’alcool viendrait l’assaillir comme cela avait été si souvent le cas — sauf que l’alcool était interdit ici, bien sûr.

    « Quand tu as fini par t’y retrouver, il était... trop tard. Trop tard, pour elle. »

    Sous les paupières gonflées, les yeux globuleux le fixaient d’un air de reproche — le monde à l’envers. Un rictus déforma ses lèvres. « Je serais censé t’apporter du réconfort, comme un bon fils. C’est ça ? » Il secoua la tête tout en maintenant le combiné du téléphone contre son oreille. « J’ai si longtemps vécu la peur au ventre. Et ensuite ça a été la haine. Là, tu vois, fit-il en plaquant la main gauche contre ses entrailles. Comme un poing refermé dans mon bide. Et ça, le vieux, va donc chercher à t’en débarrasser ! » Il s’absorba un instant dans la contemplation de la table du parloir, striée de rainures, avant de relever les paupières. « Tu te souviens de la fois où t’es revenu du bar tellement bourré que tu marchais en te cognant contre les murs du couloir de l’appart ? » Il marqua une courte pause. « Non, ça te dit rien à c’que j’vois. Faut dire que ça t’est arrivé tellement souvent... J’avais pris l’habitude de me prendre ma raclée en voulant défendre maman, mais cette fois-là, tu m’as loupé avec ta droite. Et j’ai réussi à te faire tomber en te faisant un croche-pied — tu ne tenais plus sur tes guiboles, faut dire. C’est moi qui t’ai roué de coups cette nuit-là. Je t’ai pris à coups de pieds dans la tête, et t’as même pas été capable de te relever. J’avais quoi ? Treize ans ? Le lendemain, ton visage était complètement tuméfié, et après que t’aies dessoûlé, on t’a raconté avec maman qu’on t’avait retrouvé comme ça dans la rue. Que tu t’étais fait passer à tabac par un inconnu. Et devine quoi ? Tu nous as crus. Tu te souvenais de rien. » Il sourit. Une partie de la tension qu’il ressentait s’évacua.

    Pour la première fois, l’expression de son père se modifia. Il retrouva cette crispation sur chaque coin de la bouche, cette mâchoire serrée qui avait été si souvent le prélude a des explosions de colère. Mais cette fois, l’homme en face de lui fit effort pour se maîtriser, effaçant toute trace d’émotion de son visage.

    « Après ça, reprit Vick, j’ai compris qu’il fallait que je me forme aux techniques de combat. Du coup, souvent depuis, mon corps percute plus vite que mon esprit. M’est arrivé de faire des conneries, ouais... » Il eut une esquisse de sourire sans joie. « Tu vois, tu m’as plus défait que tu ne m’as fait. » Il s’éclaircit la gorge. Son père avait décidément le masque livide d’un spectre. De tous les fantômes de son passé, il était celui qui l’avait le plus torturé. « J’ai lu quelques bouquins, là-bas, en Afrique. Ouais, je sais, un truc de tafiole. N’empêche, j’ai appris des tas de choses sur les gens comme toi. Ça m’a aidé à ouvrir les yeux. A me poser les bonnes questions. Comme, par exemple, où s’arrête ta putain de responsabilité et où commence la mienne... rapport à tout ce que j’ai fait. »

    Il soupesa son père du regard. La respiration de celui-ci était rauque dans le combiné. « Pas le genre de trucs qui te soucierait, pas vrai ? La faute, ça a toujours été celle des autres, pas la tienne. Celle de maman. La mienne. J’me goure ? »

    Un silence de plomb tomba, seulement troublé par cette lourde respiration, toujours. Le détenu Bertrand Lempereur gardait la bouche ouverte, mais sa voix était aux abonnés absents. Il y avait dans son regard un air de vague tristesse et de mépris. Vick se prit à se demander pourquoi il faisait la conversation à cet étranger. « Ne me dis pas, reprit-il, les dents serrées, que tu n’as pas eu le temps de te bricoler une conscience, ici. Est-ce que tu regrettes... d’avoir buté maman ? »

    Il eut envie de se maudire. Sa voix s’était brisée sur la dernière question, on aurait dit de nouveau le morveux de tout juste quatorze ans.

    L’homme, en face, avait à peine cillé. Du moins n’était-il pas en train de se foutre de sa gueule. Un roc, un dur à cuire. Les couloirs interminables et glaciaux de cette prison de merde, ses murs trop exigus, la promiscuité, la compagnie de criminels pires encore que lui avaient fini par l’insensibiliser tout à fait. Par tuer ce qui restait de l’être humain. La main de Vick agrippant le combiné tremblait presque.

    Il respira lentement. Lui qui pensait s’être forgé une vraie armure au fil de ses années en tant que mercenaire...

    « Qu’est-ce... qu’est-ce que tu fais de tes journées ? » finit-il par demander.

    Son géniteur le regarda une nouvelle fois, les paupières mi-closes, sans répondre. Si sa haine pour lui avait été plus complète... si l’ivrogne à la main si lourde avait été entièrement dépourvu de qualités, les choses auraient été tellement plus faciles. Sur un signe de tête négatif, le détenu raccrocha pour lui tourner le dos sans autre forme de procès.

    « Emouvantes retrouvailles », marmonna Vick. Il avait le détestable goût de la défaite dans la bouche, qu’il tordit sur un nouveau rictus. Il se leva brusquement.

    Raccompagné par un gardien, Vick Lempereur remonta le déprimant couloir de la prison de Fresnes par lequel il était venu. Pas une bonne idée, de se pointer ici. Si les murs n’étaient pas aussi miteux qu’on pouvait si attendre — ils avaient été repeints récemment, et le bleu ciel alternait avec le beige —, en revanche, le fait que l’on retrouve occasionnellement par-ci par-là l’un des taulards, pendu ou les veines tailladées, n’avait rien d’étonnant. Combien de peines de prison transformées en peine de mort par la simple surpopulation ? Ils vivaient ici comme des rats — et avec pour compagnons de véritables rats, à ce qu’on disait.

    Vick prenait garde à éviter tout contact. Ces murs avaient beau avoir été repeints, ils étaient anciens. De ténébreuses histoires exsudaient en permanence des lieux, le passé pesant sur le présent plus qu’en tout autre endroit qu’il avait visité.

    Quel que fût le salaire des matons de ces oubliettes modernes, ce n’était pas assez. Vick ne se sentit mieux qu’une fois l’enceinte franchie.

    2. Madame Zalandava

    La Mégane bleu ciel l’attendait sagement le long du trottoir. Un chat tigré se faufila sous la voiture puis, le voyant la contourner, décida que la cachette n’était pas si bonne. Il traversa à toutes pattes.

    Avant de s’installer, Vick se débarrassa de son blouson de cuir noir qu’il expédia sur la banquette arrière. Il poussa un soupir en claquant la portière, et se mit à observer d’un œil morne dans le rétro la mèche blanche qui partageait sa chevelure châtain. Ce n’était pourtant pas pour recoller les morceaux qu’il était venu ici, non ? Alors pourquoi cette putain d’impression d’avoir tenté, envers et contre tout, de se raccrocher au passé ? D’avoir voulu chercher des excuses au meurtrier de sa mère ?

    Le visage barbu d’Ahmed lui revint en mémoire, ainsi que sa voix chaude. Plus âgé que lui, le Mauritanien était l’un de ses ex-collègues du djihad, reconverti en membre bénévole de l’Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste, une association de lutte contre l’esclavage. « La haine, mon frère, lui avait-il dit, ne peut plus être une solution pour toi. » Vick l’avait projetée si longtemps autour de lui comme les balles de sa kalach...

    Il tourna la clé et la voiture démarra docilement. Fresnes était une petite ville voisine de sa destination suivante, Antony. Il n’eut pas à suivre bien longtemps les indications de son GPS avant de se garer devant un immeuble rectangulaire dont les balcons étaient surchargés de plantes dans leurs pots rouge brique. A l’image de cet immeuble, le quartier était moins triste que la cité de Clichy où il avait grandi. Pas de graffitis sur les murs — blancs et non gris — de la végétation, des chants d’oiseaux... On était loin du soleil de l’Afrique et de sa désinvolture, mais il ne fallait pas trop en demander non plus. La femme qui vint lui ouvrir la porte de son appartement du quatrième étage avait la peau grasse et ridée, de faux cils, des paupières tartinées de mascara et un nez pointu. Une verrue cerclée de poils gris et durs lui déparait le coin de la bouche. La lueur dans ses yeux noirs pouvait aussi bien s’apparenter à de la curiosité qu’à de l’intérêt purement vénal.

    « Vous venez pour une consultation, fit-elle d’une voix pénétrante.

    – Comme tous vos clients », rétorqua-t-il non sans ironie.

    Elle haussa les sourcils. Un voile vaporeux lui dissimulait les cheveux. Il ne put réprimer un sourire devant sa robe bleue ornée d’idéogrammes et autres motifs ésotériques dorés.

    « Vous devez vous débarrasser de vos préjugés si vous voulez que je puisse répondre à vos questions. Vous allez gaspiller votre argent, si vous n’êtes pas assez réceptif. » Le ton était incisif, la femme avait un accent de l’Est qui lui faisait rouler légèrement les « r ».

    Vick rengaina son sourire et hocha la tête.

    « Entrez, décida-t-elle. Entrez, et amenez avec vous votre bonne volonté. »

    Vick resta de marbre. Les médiums, spiritistes et autres désenvoûteurs qu’il avait consultés ces dernières semaines étaient presque tous des imposteurs.

    L’appartement, recouvert d’une moquette pourpre et bleu marine épaisse, sentait le renfermé sous une faible odeur d’encens. Il faisait grand jour dehors, mais les rideaux étaient tirés, et un unique globe répandait sa lumière tamisée du plafond. D’autres rideaux devant deux ouvertures au fond de la pièce ajoutaient encore à l’atmosphère feutrée, voire oppressante. Quelqu’un semblait d’ailleurs s’agiter là derrière. Comme Vick s’avançait, cependant, le bruit cessa. Seul subsistait le tic-tac d’une antique horloge murale.

    La prétendue spiritiste passa devant lui et alla s’installer de l’autre côté d’une table ronde en bois massif. Le tapis en dessous figurait un pentacle doré. Elle s’assit et fit signe à Vick de l’imiter. La chaise en osier grinça sous son poids, les barreaux du dossier lui rentrèrent dans le dos, le forçant à rectifier sa posture. Des tableaux dans leurs cadres aux moulures couleur bronze — bizarrement, de l’art moderne, autre escroquerie, selon lui — étaient suspendus au mur à sa droite. A peine eut-il posé les yeux sur ces motifs et lavis abscons qu’il s’en désintéressa. La Zalandava avait sorti d’un tiroir de la table une planchette de ouija et un verre. Vick l’arrêta de la main.

    « Je ne suis pas ici pour entrer en contact avec un esprit, expliqua-t-il, faisant se plisser les yeux de la vieille rombière. Ni pour des affaires de cœur ni d’argent. Je suis là pour un entretien entre spécialistes. »

    De nouveau, elle haussa les sourcils — ses talents de devineresse étaient déjà battus en brèche, semblait-il.

    « Voyez-vous, je suis par moments capable de percevoir l’esprit des morts.

    – Vous ? Un médium ? »

    Vick fit la grimace. « Il arrive aussi que ceux-ci me... possèdent. S’emparent de mon corps.

    – Fallait pas vous adresser à moi, dans ce cas, rétorqua-t-elle aigrement, mais à un exorciste.

    – Les démons n’ont rien à voir là-dedans. Ce sont réellement des morts qui me possèdent. Je vous l’accorde, ils sont souvent... » Vick chercha ses mots en fixant l’un des rideaux. Sa peau se mit à le picoter et un malaise s’insinua dans le creux de son estomac... cela ne pouvait pas être, et pourtant... « obsessionnels, intenses... voire un peu zinzins, pour tout dire. »

    Il y eut un silence, auquel mit rapidement fin la Zalandava. « Qu’est-ce que vous regardez ? »

    La présence était là, il ne pouvait pas le nier. En général, il suffisait d’un simple frôlement de la paume de la main d’un objet qu’avait touché le défunt ou même du sol pour ressentir la vibration révélatrice. Cette fois-ci, c’était l’air qu’il sentait frémir autour de lui, et beaucoup plus puissamment que dans la prison. Ça provenait d’un seul esprit, et ça se déplaçait. Il s’étonna de ce que l’autre ne soit pas déjà aux commandes. Si aucun contact direct n’était nécessaire pour percevoir le mort, c’est que celui-ci devait être sacrément costaud. A moins qu’il ne se soit assis sur cette chaise de son vivant...

    « Vous ne sentez rien ? demanda-t-il d’une voix tendue.

    – Ma foi... euh, peut-être bien. »

    Etait-il possible que cette vieille clown peinturlurée soit réellement en communication avec des esprits ? L’autre lui tournait toujours autour.

    « Avez-vous... une protection ? Quelque chose pour les empêcher d’entrer ? »

    Les pupilles de la vieille s’agitèrent latéralement tandis que l’index de sa main droite se rapprochait du verre sur la table. Un battement de paupières plus tard, elle reprenait son sang-froid.

    « Oui, je crois que j’ai ce qu’il vous faut, jeune homme », fit-elle en se rejetant en arrière. Elle se leva pour faire glisser l’un des tiroirs d’une commode luisante de cire adossée au mur du fond. « C’est un confrère qui me l’a donné. Je pensais que je n’aurais jamais à m’en servir. » Lorsqu’elle se baissa pour se saisir de quelque chose, sa jupe se releva légèrement, révélant les veines bleues qui couraient au niveau de l’articulation des genoux.

    L’autre était si proche, à présent, que Vick s’efforça de capter sa pensée, ou à tout le moins ses émotions. Il ne ressentit rien. L’esprit lui était impénétrable, ce qui était sans doute bon signe pour lui. Son intuition lui chuchotait cependant qu’il avait éveillé un intérêt considérable.

    Enfin, la vieille femme se retourna, lui présentant un collier. On aurait dit l’une de ces babioles imitation argent. Trois silhouettes faisant penser à des danseuses étaient fixées entre deux barrettes. « Ce sont les esprits protecteurs de la Terre, de l’Eau et du Vent, révéla-t-elle en lui passant le collier autour du cou. Avec elles, vous ne risquez plus rien. »

    Bien que la présence intangible n’ait pas déserté les lieux, Vick respira légèrement plus à son aise. Le collier agissait-il sans même qu’on ait à l’enfiler ? Cela pouvait expliquer pourquoi l’esprit ne l’avait pas investi dès le début. Chez l’un des rares médiums qui n’avait pas été un charlatan, il avait été contraint de revivre les derniers battements de cœur — sur un rythme si rapide ! — d’un patient auquel l’hôpital avait administré un produit qui n’était pas le bon. Lui qui n’avait déjà pas précisément le monde médical dans ses petits papiers... Le spiritiste ne lui avait malheureusement été d’aucun secours en l’occurrence, il avait fallu attendre que l’intrus se désintéresse de son enveloppe charnelle. Il avait bien cru que son corps ne tiendrait pas le coup.

    « Bien, fit Vick. D’autres conseils ?

    – Rien d’autre pour un cas aussi spécial que le vôtre. Gardez-le sur vous dès que vous vous sentez proche d’un esprit, et vous serez en sécurité. »

    Vick aurait aimé la contredire, mais il fallait bien en convenir, l’autre continuait à tournicoter sans parvenir à ses fins. Il ne pouvait y avoir meilleure preuve de l’efficacité de l’objet.

    « Ça fera combien ? demanda-t-il.

    – Cinquante euros pour la consultation. Et cent cinquante pour le collier. »

    Vick la fixa avant de hocher la tête. Il sortit une liasse de billets de la poche intérieure de son blouson et la lui tendit. Si vraiment cette babiole pouvait le débarrasser de ces fantômes, aussi moche soit-elle, c’était du fric bien dépensé. Il rentra le talisman sous son tee-shirt, au prix de protubérances bizarres sur sa poitrine, avant de prendre congé.

    3. Hold-up

    La ville banlieusarde d’Ivry-sur-Seine baignait dans sa quiétude habituelle. Sa tranquillité et son aspect populaire avaient attiré Vick, de même que le loyer modéré de l’appart qu’il s’était dégotté. Il marchait d’un pas nonchalant dans la rue perpendiculaire à celle de sa piaule, lorsqu’il s’adossa soudain à un muret surmonté d’une grille. Il fouilla ses poches comme à la recherche d’une cigarette tout en penchant la tête de droite, puis de gauche. Ayant vérifié qu’aucune caméra ne se trouvait à proximité, il attendit qu’un passant tourne au coin de la rue, puis d’un même mouvement, se retourna et bondit sur le muret. La grille était piquetée de rouille. D’une secousse, il en testa la résistance. Satisfait, il l’escalada avec souplesse. Moins de cinq secondes plus tard, il sauta de l’autre côté, se réceptionnant comme un chat. De la mauvaise herbe disputait son territoire à des gravats et cailloux sur toute la surface de la courette. Il s’approcha à pas vifs d’un tas de tôles délabrées. Il toucha le revêtement métallique, granuleux, sans que rien ne se produise. Soulagé — le collier semblait bel et bien agir —, il se redressa. Comme il balayait du regard une dernière fois l’amas de métal en lente décomposition, un doute le saisit cependant. Il se baissa et souleva la tôle. Une barre de fer maculée de taches de corrosion — un pied-de-biche — reposait sur le sol. De là, et non de la tôle émanaient les vibrations qui l’avaient attiré ici.

    Il empoigna la barre.

    A court de munitions, je lève le pied-de-biche. Je le lève bien haut et me jette sur le flic qui vient de franchir le seuil de la porte arrière de la maison. Mais celui-ci a perçu mon mouvement du coin de l’œil. Il se recule, et la barre siffle dans le vide. Le flic braque son arme puis... La détonation, je ne l’entends qu’après coup, comme une chose incroyablement lointaine et accessoire, tant le choc, qui me fait reculer de deux pas, puis basculer en arrière, et la douleur, sont intenses. La balle a dû me faire exploser un organe vital. Mon cerveau est saturé de signaux que je n’ai pas le temps d’interpréter, car déjà, je passe de l’autre côté.

    Vick repoussa l’intrus. Ou tenta de le faire, car l’autre était fort. Il était sur son territoire et s’accrochait, l’enculé. Vick lâcha le pied-de-biche et parvint à glisser la main sous son tee-shirt, palpant son collier. Il avait... il avait une tâche...

    … une tâche à accomplir. Une tâche à accomplir, mon cher hôte. Nous avons une tâche à accomplir. Tous les deux.

    Le sol s’éloigna tout à coup. Le corps de Vick s’était relevé, il le voyait bien, mais ne pouvait plus contrôler ses mouvements. Ce n’était pas encore le plus terrifiant. L’autre s’était adressé à lui. Il l’avait appelé « mon cher hôte ». Tous les morts n’avaient pas conscience d’investir son corps dans des cas similaires. Souvent, Vick ne faisait qu’exploiter leur mémoire résiduelle, et ils restaient à l’extérieur. Parfois, une émotion plus forte leur permettait de lui faire accomplir des mouvements involontaires. Il haïssait lorsqu’ils prenaient tout à fait le contrôle, mais il n’avait encore jamais perçu une telle intentionnalité, un tel désir de s’approprier son corps. Son adversaire le combattait méthodiquement, l’empêchant de revenir, le réduisant à sa fonction de spectateur impuissant.

    La main de Vick tourna à plusieurs reprises la poignée de la porte arrière de la maison. L’esprit dut cependant se rendre à l’évidence, la porte était verrouillée. Il ne cessait de répéter « une tâche à accomplir », comme un mantra qui l’aurait protégé du retour de Vick. Ses mouvements étaient empruntés lorsqu’il monta sur le muret, puis se mit en devoir d’escalader la grille. Vick fut étonné de ne ressentir aucune douleur au moment où l’une des pointes de la grille transperça son pantalon, lui écorchant une fesse. L’autre, l’intrus, n’accusa le coup qu’une dizaine de secondes, et se réceptionna maladroitement.

    « Hé ! Ce sont mes fesses et cette grille était rouillée, putain ! » gueula silencieusement Vick.

    L’autre se contenta de lancer ses pieds en avant comme un pantin.

    Il commença à traverser et Vick vit avec effarement du coin de l’œil — il ne pouvait remuer la tête — une voiture se rapprocher. Vite, beaucoup trop vite.

    Crissement de pneus. Klaxon et vociférations. Vick supposa que la bagnole les avait manqués, leur trajectoire étant demeurée inchangée.

    Portière qui s’ouvre. « T’es complètement shooté ! Non, mais faut que tu te fasses soigner ! » D’autres imprécations se perdirent dans la rumeur de la ville.

    La pénombre n’allait pas tarder à s’étendre. Leur démarche, d’abord toute mécanique, gagnait en assurance à mesure qu’ils avançaient. Se fluidifiait. Vick devait trouver un moyen de reprendre le contrôle, et fissa, sous peine de voir son corps réduit en charpie au prochain croisement. Ce n’était pas cette saloperie de collier, de toute évidence, qui allait le tirer d’affaire.

    Les passants, à son approche — à leur approche — s’écartaient d’eux. Il sentait aussi une autre présence, familière, l’environner. Un proche du mort ? Un second revenant ? Il n’aurait su le dire.

    Il eut tout juste le temps de déchiffrer la plaque de la rue Hoche. Où se rendaient-ils donc ?

    Chaque fois qu’il essayait de sortir de son rôle de spectateur, de se réapproprier l’un de ses centres moteurs, une vague le repoussait. Une tâche à accomplir.

    Il lui fallait en savoir plus sur celui qui l’avait envahi. Les souvenirs de l’inconnu étaient le point d’accès le plus évident.

    Depuis le début, je le sens pas, ce casse. Pas seulement parce qu’il va falloir buter le vigile du centre commercial avant de braquer cette boutique, Histoire d’Or. Mon abruti de frère, Maxence, est devenu trop gourmand. Toujours à me chambrer. Toujours à compter le butin qu’il ramène, et à le comparer au mien. Il en faut toujours plus, à faire péter les sacs pour ne pas encourir ses insultes. Et s’il n’y avait que ça... Le projet est foireux, je le sens. Trop de risques. Je la ferme, pourtant. Théo, Basile, et Pedro, les trois autres, auraient tôt fait de prendre le parti de Max. Ce sera mon dernier, celui-ci, le der des der. Promis juré. Je me casserai après le partage, sans préavis. Tant pis pour la « famille ». Si Max me fait une nouvelle fois payer une bouteille de champagne parce qu’il a pillé davantage que moi, ce sera la dernière.

    La conscience de Vick s’extirpa du souvenir. La rue Hoche était longue, mais ils l’avaient déjà traversée en grande partie. Il ne contrôlait plus le temps une fois immergé dans un souvenir. Il ne pouvait dire à combien de reprises l’autre le lui faisait revivre en boucle.

    Des visages, devant lui. Impossible d’appeler à l’aide, de faire signe. Les passants le croisaient avant de s’éloigner, et lui n’avait toujours pas accès aux centres de contrôle. Peut-être avec un nouveau souvenir...

    Ma gorge me brûle. Les sirènes des flics retentissent dans mes oreilles. J’ai dû abandonner l’un des sacs rempli d’or, mais mon frère ne m’en voudra pas le con s’est pris une bastos, je l’ai entraperçu se ramasser. Les autres se sont fait avoir, eux aussi. Mauvais plan. J’aurais dû me fier à mon intuition, à ce nœud dans la gorge ce matin. Elle me brûle à présent sous l’effort. Enfin, j’arrive au niveau de la caisse, ouvre la portière à la volée, jette le sac à l’intérieur et m’engouffre à l’arrière. Pedro n’attend pas même que j’aie refermé pour démarrer. Le mugissement des sirènes s’éloigne enfin. Répit de courte durée, malheureusement — on a les flics au cul. Pedro fait crisser les pneus. On a presque rejoint notre planque quand j’entends un drôle de bruit sourd. La bagnole se met à gîter à l’arrière. Tournoiement. On va partir en tonneau, c’est sûr. Au lieu de ça, une secousse me donne d’un seul coup l’impression qu’on m’arrache le bras accroché à la poignée de la portière. Impact brutal, assourdissant. Quand je rouvre les yeux, la vue trouble, c’est sur le pilier de pierre d’un portail incliné de biais dans l’habitacle, à l’avant côté conducteur, hélas pour Pedro. Sirène hurlante, de nouveau. Y’en a marre. Tant pis pour l’or et la verroterie, je me détourne du sac et dégage mon flingue de son holster. La prison, c’est pour les autres, telle est ma devise. Je sors, redresse ma carcasse, et vise à peine. La bagnole des flics freine en catastrophe. Je continue à tirer. A chaque détonation, faut compenser le recul du Beretta. Le pare-brise, puis l’une des vitres de la 308 à la sirène mugissante s’étoilent. Je crois avoir descendu les flicaillons — ils ne répliquent pas — mais j’ai vidé mon chargeur. Je me mets à courir, et au bout d’environ deux cents mètres, aperçois la porte d’entrée de la planque. Pas de chargeur de rechange à l’intérieur, mais un pied-de-biche dans l’arrière-cour, côté opposé. Qu’ils y viennent. La prison, c’est pour les autres.

    La luminosité avait encore baissé d’un poil. Ils se trouvaient à présent dans un vaste cimetière. Vick n’avait toujours pas découvert la clé, ou du moins la faille qui lui permettrait de se réapproprier son corps. Ils s’avancèrent le long des immenses allées arborées de platanes, érables et ifs. Nombreux étaient les visiteurs se recueillant ou simplement se prélassant en ce mois de mai, la végétation étant abondante et la température clémente.

    Les allées se multipliaient, un vrai labyrinthe. La présence familière accompagnait toujours l’esprit du malfrat qui possédait le corps de Vick, lequel brûlait de se retourner pour vérifier s’ils étaient suivis. L’impossibilité de le faire accroissait d’autant sa frustration. L’autre ne semblait pas s’en apercevoir, obnubilé qu’il était par son objectif.

    Au détour d’une nouvelle haie, le fantôme les guida le long d’une série de tombes surmontées de croix blanches au sein d’une parcelle de forme carrée, de modestes dimensions. Une vieille dame courbée devant les fleurs mauves qu’elle venait de déposer sursauta lorsque Vick l’effleura. Elle se retourna vers eux et fit « Bonjour ! » d’un ton acerbe, grinçant, les poings sur les hanches.

    Vick sentit son regard peser sur eux tandis qu’ils poursuivaient sans un mot. Pas bien loin, d’ailleurs : son corps s’immobilisa devant deux pierres tombales dans l’ombre de cyprès. En périphérie de sa vision, Vick pouvait entrevoir les cheveux blancs, le front ridé de la vieille et ses lunettes à double foyer, mais l’intrus, lui, se concentrait sur les tombes. Il tendit ses mains vers elles comme si elles avaient été deux brasiers où se réchauffer. Puis, fit un pas sur la droite, exactement en face de l’une d’elles.

    Aucun nom dessus. Pas même, contrairement à toutes les autres de la parcelle, de croix blanche — l’anonymat le plus total. C’était aussi le cas de celle sur sa gauche.

    Vick vit ses pognes se porter sur son pantalon. La droite en descendit la braguette d’un coup sec.

    « Hé ! Qu’est-ce que tu fais ! Bordel, la vieille nous regarde ! 

    – Une tâche à accomplir. » La pensée s’accompagnait pour une fois d’un sentiment intense. De la jubilation, à n’en pas douter.

    D’une secousse, l’autre dégagea sa queue, puis se mit à uriner sur la pierre tombale, sans tenir compte des aspersions sur son pantalon et ses godasses.

    « Putain, mec ! Elles sont toutes neuves, merde ! » 

    La vieille, quant à elle, avait blêmi. Vick crut qu’elle allait faire une syncope. Sa bouche s’ouvrit comme pour parler, mais ses lèvres tremblaient et aucun son ne sortait.

    « Bonjour la réputation que t’es en train de me faire, mec. J’habite dans le coin, je te signale ! C’est le pompon ! »

    Si des flics survenaient, ce serait soit la tôle, soit l’asile d’aliénés.

    L’autre était plongé en pleine béatitude, et Vick pressentit que celle-ci n’avait pas grand-chose à voir avec le simple fait de soulager sa vessie.

    Une pensée le traversa. Il croyait savoir à qui appartenait la tombe. « Maxence ? » demanda-t-il. « Ton propre frangin ? »

    Un visage souriant se forma à l’intérieur de son esprit. Mâchoire carrée, gros pif granuleux, et des yeux écartés surmontés de touffes noires en guise de sourcils. L’autre paraissait grimacer lorsqu’il souriait, ce ne devait pas être naturel chez lui. Il inclina la tête en signe d’assentiment.

    « Merci pour le coup de main, fit-il.

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