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Les Orphelins du roi - Intégrale 2
Les Orphelins du roi - Intégrale 2
Les Orphelins du roi - Intégrale 2
Livre électronique576 pages8 heures

Les Orphelins du roi - Intégrale 2

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À propos de ce livre électronique

Ils avaient tous un point en commun. Mais ce n’était pas celui qu’on leur faisait croire.

À travers des labyrinthes souterrains, des forêts inversées et des marécages empoisonnés, Felix et ses amis devront braver tous les dangers pour résoudre une dernière énigme, la plus importante de toutes: l’issue de la guerre destructrice qui débute en dépend.
LangueFrançais
Date de sortie30 sept. 2020
ISBN9782897655211
Les Orphelins du roi - Intégrale 2
Auteur

L.P. Sicard

LOUIS-PIER SICARD est un écrivain québécois né en 1991. Après avoir remporté plusieurs prix littéraires, tels que le concours international de poésie de Paris à deux reprises, L.P. Sicard publie sa première série fantastique en 2016, dont le premier tome se mérite la même année le Grand prix jeunesse des univers parallèles. Outre la parution d’une réécriture de Blanche Neige, en 2017, il publie également la trilogie Malragon, aux éditions ADA.

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    Aperçu du livre

    Les Orphelins du roi - Intégrale 2 - L.P. Sicard

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    I

    UN HOMME À LA MER

    — Et voilà, c’est parti, commenta Nicolas, accoudé contre le bastingage.

    — On dirait bien, renchérit joyeusement Felix, un vent salin lui caressant le visage.

    — En tout cas, on peut dire qu’il fait froid ici. Je vais chercher ma veste.

    Felix profita de cette solitude pour rejoindre Anna, les deux mains posées contre la barre à l’arrière du navire. Derrière eux, sept autres bateaux sillonnaient majestueusement la mer de Wilkin.

    — J’avais une question, capitaine. Combien de temps voguerons-nous avant d’atteindre l’océan des Pirates ?

    Elle resta un moment silencieuse, fixant l’horizon de ses yeux plissés. Coiffée de son suroît usé, elle avait tout l’air d’un marin aguerri.

    — Si je le pouvais, Felix, je voguerais sur cette mer jusqu’à ma mort et je ne rejoindrais jamais plus l’océan des Pirates. Je ne peux regretter d’avoir accepté ce poste, puisque je serais morte de déshonneur bien avant de l’avoir refusé.

    Elle posa les yeux sur lui, un sourire désolé habillant ses lèvres pincées.

    — J’imagine que ça ne répond pas vraiment à ta question, n’est-ce pas ?

    Felix secoua la tête.

    — Tu peux compter environ deux jours et une nuit, si la température se fait clémente, précisa-t-elle en détournant à nouveau la tête vers l’horizon. Si seulement Cyprine avait pu être des nôtres…

    Il s’éloigna et choisit de rejoindre Florence et Niki, qui discutaient à la proue du navire. Il hésita toutefois à s’interposer, craignant d’interrompre ce que Nicolas et lui avaient coutume d’appeler une « discussion de filles ».

    — Felix, viens ! le rassura Niki en l’apercevant. Nous parlions d’un sujet plutôt sérieux et nous nous demandions ce que tu en penses.

    Niki se tourna alors vers Florence, comme pour l’encourager à répéter.

    — En fait, juste avant de partir, ma mère m’a fait part de certaines de ses inquiétudes, et celles-ci n’avaient rien à voir avec ce voyage, dit-elle, un léger tremblement dans la voix. À ce qu’elle m’a dit, le royaume d’Émor aurait été mis au fait de l’assassinat de Godefroy, une fois que ma mère a coupé tous les ponts entre ce royaume et le nôtre. J’ai fait part aux conseillers d’Élador de ce que Vidal nous a dit avant de mourir, que le Conquérant était derrière toutes les disparitions, voire l’assassinat de la famille royale il y a une vingtaine d’années. Et vous savez que Godefroy était le fils du Conquérant…

    Elle fondit alors en larmes et tomba dans les bras de Felix.

    — J’ai peur, larmoya-t-elle en reniflant, j’ai peur qu’une attaque soit lancée contre le royaume durant notre absence. J’ai voulu revenir sur ma décision, ordonner que les navires restent à quai, mais j’ai pensé à nouveau aux disparus, et je ne savais plus quoi faire !

    Felix lui caressa les cheveux en l’enlaçant doucement.

    — Écoute, lui dit-il tout bas en lui caressant la joue, Anna m’a dit que nous n’avons besoin que de deux jours avant d’arriver à destination. Une fois arrivés, nous libérerons tous les esclaves et les emmènerons sur Élador avec nous. Nous n’en ressortirons que plus nombreux pour défendre le royaume si le Conquérant ne peut calmer sa colère. Regarde derrière nous, notre flotte comporte sept navires, nul ne nous arrêtera, et dans moins d’une semaine nous serons de retour.

    Florence renifla bruyamment et se redressa, tentant du mieux qu’elle le pouvait de reprendre sa dignité.

    — Tout va bien, Majesté ? demanda l’un des chevaliers à bord.

    — Oui, oui, ne vous inquiétez pas.

    En observant les alentours, Felix ne vit que la mer se fondre dans la brume. Bien qu’il lui fallait pour le moment le cacher, ce dont lui avait fait part Florence l’inquiétait également. Bien sûr, Durem et quelques chevaliers se trouvaient toujours sur Élador, de même que Brage et de valeureux apprentis, mais que valaient tous ces gens face à une armée entière dirigée par un roi féroce et irascible ?

    La vie sur ce navire n’était pas tout à fait telle que Felix se l’était imaginée. Rapidement, il avait épuisé ses idées pour se désennuyer et le voyage devint monotone, d’autant plus que Niki et Nicolas étaient descendus à leur cabine et que Florence avait été appelée par un chevalier pour faire il ne savait quoi. Après avoir grignoté des biscuits secs et bu un verre d’eau citronnée, soit tout ce qu’il trouva dans le garde-manger, il s’étendit sur un banc du pont, cherchant un sommeil qui ne se décidait pas à venir. Les yeux fermés sous le zénith chatoyant, il se demanda s’il reverrait un jour l’autre côté de l’abysse. Depuis son départ en direction d’Urel, il y avait plus de deux mois, il n’avait jamais regretté d’être monté à bord de l’Abyssal au troisième quai, mais il avait tout de même déjà frôlé la mort de près quelques fois, et le pensionnat, quoiqu’ennuyeux, lui procurait au moins cette quiétude d’esprit, cette sérénité qu’il n’avait pas eues depuis un bon moment.

    Felix finit par trouver le sommeil en plein cœur de ses réflexions. Vixen, qui l’avait aperçu somnoler, vint le couvrir d’une couverture chaude pour contrer les vents frisquets du large. Depuis qu’elle lui avait proposé le nom qu’aurait un jour porté son futur fils, Vixen avait toujours pris Felix sous son aile, plus encore que Vleed et les autres espions, qui formaient désormais sa nouvelle famille.

    On réveilla Felix près de deux heures plus tard en raison du zénith faiblissant et de la pluie qui s’apprêtait à tomber, et on l’invita à rejoindre le carré, cet espace de détente autour duquel étaient rangées les multiples cabines. Encore ensommeillé, Felix fut présenté au chevalier De Rancourt, que Durem avait désigné pour veiller sur la princesse en son absence. Alors qu’un instant plus tard la pluie tombait à l’extérieur et que tout l’équipage se tenait au sec et au chaud dans le carré, De Rancourt étala sur la table ronde une grande carte illustrant Urel en entier, tel que l’avaient représenté les cartographes de l’époque. En l’observant, Felix remarqua de nombreuses inscriptions ajoutées dans la marge. De toute évidence, celle-ci avait été étudiée longuement.

    — Selon la capitaine, le navire se trouverait ici, dit-il en pointant l’endroit du doigt, ce qui signifie que nous arriverions à la Forteresse rouge demain, en fin d’après-midi, si la température demeure clémente.

    — Peut-être, chevalier, mais sommes-nous prêts à atteindre notre destination aussi tôt ? s’interposa Vleed, qui s’y connaissait en missions périlleuses. Ces pirates ne nous laisseront certainement pas utiliser leur quai comme si nous étions des leurs.

    De Rancourt dévisagea un instant son interlocuteur, surpris par cette intervention.

    — Bien évidemment, monsieur, les plans sont tout autres, répondit-il en levant imperceptiblement le menton. Nous ignorons même s’ils disposent effectivement d’un quai.

    Tous écoutaient De Rancourt attentivement, regroupés autour de la carte. Felix remarqua qu’à l’instar de celle qu’avait élaborée Anna, la Forteresse rouge ne s’y trouvait pas.

    — Tous les chevaliers de la guilde ont pu émettre leur conseil lors d’une récente réunion, poursuivit-il en gesticulant. Comme aucun Éladorien n’y a jamais mis les pieds, ou du moins, n’en est jamais revenu…

    Il toussota avec malaise, ayant probablement sous-estimé la sévérité de ses mots.

    — … il est impossible de prédire ce qui nous attendra à cette Forteresse. En revanche, dès que le navire jettera l’ancre à proximité du rivage, nous aurons besoin de l’équipage entier pour descendre les embarcations à l’eau à l’aide des poulies. Des rames y sont déjà, il ne restera alors plus qu’à pagayer jusqu’à l’île. Cette opération se fera la nuit. On a demandé à Anna de garder une certaine distance avec la Forteresse demain. Lorsque le zénith faiblira, nous hisserons à nouveau les voiles afin d’effectuer, peu après, le débarquement.

    — Mais que se passera-t-il si les pirates parviennent à nous intercepter ? s’inquiéta Nicolas.

    — S’ils ont des patrouilleurs en poste durant la nuit ? renchérit Vixen.

    — Nous tenterons de discuter, affirma le chevalier, qui semblait déjà avoir considéré cette hypothèse. Sept navires de guerre et près d’une centaine d’hommes doivent nécessairement inciter à la médiation.

    Felix se demanda alors ce qui se produirait dans l’éventualité où ils se faisaient tous attaquer par surprise, si les craintes de Vixen étaient fondées et que des patrouilleurs faisaient feu sans le moindre avertissement. Ce sauvetage ne deviendrait plus qu’une guerre navale, et les morts seraient assurément plus nombreux que les potentiels rescapés. De Rancourt plia la carte et la rangea sous son bras. Déjà, le cœur de Felix battait avec force à mesure que ses pensées le conduisaient dans une petite barque en pleine nuit, avirons en mains, vers le dangereux repaire des pirates. En repensant au plan initial que Florence, Nicolas, Niki et lui avaient conçu, il se rendit à nouveau compte que sans l’aide des autres, il se serait assurément agi d’une mission suicide.

    — Dans une pareille situation, nous ne pouvons miser que sur la surprise et la discrétion. Tenez-vous-le pour dit : il faudra être absolument silencieux une fois arrivés afin de ne pas éveiller les soupçons. Ceux qui auront rejoint le rivage les premiers attendront le reste du groupe. Nous tenterons de déterminer les étapes suivant le débarquement en fonction de ce qui se trouvera sous nos yeux. Il ne reste plus qu’à espérer que les coordonnées laissées par ce jeune disparu soient exactes. Ce sera tout pour ce soir.

    De Rancourt envoya un bref signe de tête à l’équipage, dont les membres gagnèrent tour à tour leur cabine pour y passer la nuit. Felix, malgré sa récente sieste, consentit à rejoindre la sienne en voyant que nul autre que lui ne semblait reposé et disposé à veiller. Même Nicolas, qui avait passé une partie de l’après-midi confiné à l’intérieur, préférait aller au lit.

    Arrivé dans sa minuscule cabine, Felix referma la porte et contempla la mer à travers le hublot : majestueuse et sombre, celle-ci s’étendait aussi loin que les faibles lanternes sur le pont lui permettaient de voir. D’ailleurs, en voyant ainsi une faible lumière émaner du bateau, il se demanda s’il n’était pas préférable de les éteindre pour ne pas révéler leur position, mais la Forteresse rouge, selon les coordonnées laissées par Jonny, était encore bien loin de leur emplacement actuel. Comme il s’étendait sur le lit, si petit que ses pieds en dépassaient lorsque sa tête touchait le mur, on frappa à l’étroite porte de la cabine.

    — Entrez, dit-il en se redressant sur le matelas.

    Felix haussa les sourcils en remarquant le chevalier De Rancourt se pencher la tête à l’intérieur de la cabine afin d’y entrer.

    — Sa Majesté désire vous rencontrer, lui annonça-t-il en lui indiquant le chemin d’une main. Ses appartements sont tout au bout du corridor.

    Felix, ravi qu’on le demandât et d’enfin pouvoir s’occuper, bondit de son lit et partit dans la direction montrée. À mesure que les portes des cabines défilaient sous ses yeux, il se rendit à nouveau compte du nombre d’Éladoriens qu’il avait entraînés malgré lui dans cette mission et espéra profondément que tout se passât sans encombre. Il aboutit devant une porte nettement différente des autres : celle-ci était faite de bois sculpté, et une serrure dorée surmontait une poignée tout aussi étincelante. Felix y frappa doucement.

    — Salut, Felix, l’accueillit Florence sur un ton étrangement hésitant comme elle lui ouvrait la porte et le laissait entrer.

    Décidément, cette cabine n’avait rien à voir avec la sienne : un grand lit baldaquin habillé de draps de velours rouge, un mobilier luxueux, un plancher tapissé de douces fourrures… tout n’était que faste et abondance. À elle seule, cette pièce devait prendre le tiers du navire.

    — Oui, je sais que ma chambre est bien différente de la vôtre, lança-t-elle en réponse à son ébahissement. Je ne trouve pas que c’est très juste pour le reste de l’équipage…

    Il y avait quelque chose de différent dans sa voix, quelque chose qu’elle devait en ce moment lui cacher, mais en dépit de son apparente détresse, Felix ne put que constater à quel point elle était belle, vêtue de sa tenue de nuit, et ses cheveux dénoués glissant en cascades sur ses épaules. Évidemment, elle ne l’avait pas fait venir pour qu’il l’admirât, mais pour une raison précise et sans doute de grande importance, et il s’inquiéta alors qu’un premier obstacle freinât déjà leur expédition.

    — Qu’est-ce qu’il y a, Florence ? se décida-t-il à demander, après plusieurs secondes de silence.

    Elle se détourna vers la grande fenêtre qui donnait sur la mer, joignant nerveusement ses mains devant elle.

    — Je sais que c’est idiot… Je le sais, mais avec tout ce que nous vivons depuis des semaines, et surtout tout ce que nous nous apprêtons à vivre dans quelques jours, je me rends compte que la vie est plus fragile qu’elle m’a toujours semblé l’être…

    Elle fit volte-face et fixa Felix de ses yeux pétillants.

    — Et je me disais, poursuivit-elle d’une voix embarrassée tout en s’approchant de lui, que si j’avais à mourir demain, la première chose que je regretterais est de ne jamais t’avoir avoué que je t’aime.

    Felix sentit son estomac se nouer. Il se sentait si léger qu’il s’agrippa à la table près de la porte, comme s’il risquait à tout moment de s’envoler et de se frapper la tête au plafond. Tous ses sens étaient en désordre, et il n’entendait, ne parlait et ne voyait plus qu’avec son cœur, qui se débattait comme s’il voulait lui crier sa réponse de ses entrailles. Cet aveu, il l’avait retenu lui-même derrière ses lèvres autant qu’il l’avait attendu de sa part. Depuis le premier sourire qu’elle lui avait adressé, Felix s’était reconnu amoureux, et ce sentiment n’avait que grandi à mesure que les jours avançaient. Comme elle le contemplait tendrement, le visage rougi traversé d’un sourire entier, il se rendit compte qu’il n’avait ni parlé ni bougé depuis déjà de nombreuses secondes.

    — Je… je t’aime aussi, Florence, bredouilla-t-il enfin. Et je ne sais pas ce qui m’a pris de le cacher aussi longtemps.

    Le sourire de Florence s’étira et elle l’étreignit vivement.

    — Je me disais que ça ne se disait pas à une princesse lorsqu’on n’était qu’un apprenti.

    — Que tu sois apprenti, maître, écuyer ou chevalier, je n’en ai cure, tant que tu es et restes celui que tu es en ce jour.

    Elle abandonna son étreinte et recula de quelques pas, une lueur nouvelle habitant ses yeux bleus.

    — Ce soir, je ne serai pas la princesse d’un royaume.

    Elle dénoua une boucle derrière sa nuque et laissa glisser sa tenue le long de son corps, ne la laissant habillée que de ses longs cheveux roux.

    — Non, cette nuit, je veux être ta princesse à toi, Felix, et à toi seul. Et je n’irai peut-être pas courir nue dans les champs aujourd’hui, mais en attendant, je resterai ici, devant toi.

    — C’est la plus belle déclaration d’amour que j’ai entendue de ma vie, souffla Felix, obnubilé, plus figé qu’une statue.

    — C’est toujours plus beau lorsqu’elle nous est adressée…

    Florence, dont les aveux n’enlevaient rien à la gêne, recula lentement jusqu’à son lit, sous les draps duquel elle se glissa.

    — Il n’y a pas de gardes juste de l’autre côté de la porte, n’est-ce pas ? s’inquiéta Felix.

    — Je leur ai dit d’aller surveiller sur le pont.

    — C’est cruel, il pleut à l’extérieur !

    La princesse lui fit alors signe de s’approcher.

    Cette fois, Felix n’hésita pas une seconde avant de bouger.

    Le lendemain, on frappa fortement à la porte de la chambre. Felix, qui s’éveilla en sursaut, jeta un coup d’œil à la princesse ensommeillée et ne se rappela qu’alors qu’il s’était endormi dans son lit.

    — Florence ! Est-ce que je dois me cacher ? s’énerva-t-il après l’avoir réveillée d’un baiser rapide, sentant encore son capiteux parfum l’envelopper.

    En premier lieu, elle ne répondit pas. Puis, se rendant compte à son tour de l’état de la situation, elle s’empressa de lui indiquer la penderie pour qu’il s’y cachât.

    — De Rancourt, est-ce vous ? demanda-t-elle en replaçant nerveusement ses draps et cheveux, comme Felix remuait jupes et chaussures pour se tapir.

    — Majesté, vous savez pertinemment que je ne laisse personne, pas même un chevalier, troubler votre sommeil, répondit une voix féminine que Felix se jura avoir déjà entendue quelque part.

    Oh non… il s’agit de la bonne ! Depuis quand est-elle à bord ?

    Florence tapota une dernière fois le couvre-lit et l’oreiller qu’avait emprunté Felix. Après s’être assurée qu’il était bien caché, elle permit à la bonne d’ouvrir.

    — Ma belle enfant, désirez-vous qu’on vous apporte votre déjeuner au lit, ou vous plairait-il davantage de rejoindre le reste de l’équipage sur le pont ? demanda-t-elle en pénétrant dans l’alcôve.

    Florence la vit alors poser les yeux sur les vêtements qui jonchaient le sol. Ils avaient tous deux oublié de les ranger ! Elle envoya un subtil coup d’œil à Felix, dont on apercevait le visage entre deux robes pendues à des cintres.

    — Depuis quand êtes-vous à bord de ce navire ? s’enquit Florence précipitamment pour détourner son attention.

    — On m’a conduite ici depuis un autre bateau de la flotte. Quelle erreur ! On m’avait indiqué le mauvais navire au port d’Élador.

    Elle se pencha et ramassa le pantalon bleu marine de Felix.

    — Tenez donc ! Avait-on prévu de vous déguiser pour le débarquement à venir ?

    — Euh… oui ! C’est exactement ça ! Je les ai essayés avant de me coucher.

    Elle laissa échapper un rire niais en guise de soulagement.

    — Drôle d’idée ! Laissez-moi remédier à ce désordre, chère.

    Elle saisit le polo et la robe sous son bras et se dirigea vers la penderie. Florence, prise de panique, décida en dernier recours de sauter en bas du lit avec fracas.

    — Aïe !

    La bonne, surprise, laissa tomber tous les vêtements et accourut vers la princesse.

    — Non, n’approchez pas… je suis nue ! s’exclama vivement Florence. Je vais bien, laissez-moi seulement m’habiller. Je… je m’occupe du reste.

    En levant la tête en haut du matelas, elle aperçut la bonne la dévisager un instant d’un air soupçonneux avant de quitter la pièce. Florence rampa jusqu’à sa tenue et s’en vêtit à la hâte.

    — Felix ! murmura-t-elle. Felix, viens t’habiller, et vite !

    Nu comme un ver, Felix sortit piteusement de la penderie en roulant sur le plancher. Légèrement embarrassé, il s’habilla en vitesse à son tour.

    — Puis-je entrer, maintenant ? résonna la voix de la bonne de l’autre côté de la porte.

    — Qu’est-ce que je fais ? chuchota promptement Felix. Elle attend juste de l’autre côté !

    Comme s’il se fut agi d’une évidence, tous deux se tournèrent alors vers le hublot de la chambre.

    — Attends, tu ne penses quand même pas…

    Florence ouvrit la fenêtre à la hâte. L’ouverture était assez grande pour que Felix s’y glissât. En regardant par celle-ci, ils ne virent que l’eau de la mer, plusieurs mètres plus bas.

    — Penses-tu qu’Anna réagit rapidement à une alerte d’homme à la mer ? demanda Felix en déglutissant.

    On entendit alors la porte grincer derrière eux. Sans réfléchir davantage, Felix se jeta par le hublot tête première. Au moment où la bonne entrait dans la chambre, on entendait un splash ! derrière Florence, qui faisait dos à la fenêtre ouverte en affichant un air innocent.

    — Désolée, dit Florence, mais…

    Sans plus d’explications, elle s’élança dans le corridor en bousculant tous ceux se trouvant sur son passage.

    — HOMME À LA MER ! HOMME À LA MER !

    Aux quatre coins du navire, on répéta l’alerte jusqu’à ce qu’Anna ordonnât de choquer les voiles et d’abaisser un des canots de secours. Florence, rapidement rejointe par Nicolas et Niki, aperçut au loin Felix nager sur place en élançant les bras au-dessus de lui.

    — Qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiéta Nicolas en alignant sa main au-dessus de ses yeux pour se protéger du zénith.

    — Une blague qui a mal tourné, je présume, expliqua Florence, mal à l’aise.

    Vixen et Vleed embarquèrent sans la moindre hésitation dans le canot de sauvetage que Volt descendit à l’aide d’une poulie. Nicolas, quant à lui, s’apprêtait à sauter par-dessus la rampe, une bouée autour du cou, jusqu’à ce que Niki le fît redescendre en le tirant vigoureusement par le polo.

    — Reste ici, idiot !

    Au loin, Felix dut résister au froid et à la fatigue durant près d’une demi-heure, son visage disparaissant périodiquement derrière les hautes vagues. C’était une chance qu’il fût bon nageur, car il n’aurait, dans le cas inverse, probablement pas réfléchi davantage avant de se lancer par le hublot.

    Comme on hissait le canot, Felix, trempé de la tête aux pieds et les cheveux mouillés lui tombant sur le visage, accueillit les regards tantôt interrogateurs, tantôt réprobateurs des membres de l’équipage, qui le fixaient depuis le pont, sans parler des autres navires qui avaient aussi été immobilisés.

    — Veux-tu bien m’expliquer ce qui t’est passé par la tête ? le sermonna Anna comme il attrapait la serviette que lui lança Volt. On m’a rapporté que tu te serais lancé par la fenêtre.

    Elle leva les bras de découragement en regardant vers le ciel.

    — Laisse-moi deviner, tu as choisi subitement de changer de carrière pour devenir plongeur ?

    Elle le tira par la manche en remarquant qu’il détournait d’elle ses yeux autant que possible. Felix croisa un instant le regard de Florence, qui avait une main plaquée sur sa bouche avec appréhension. De toute évidence, sa tentative de garder secrète sa présence dans les appartements de la princesse avait lamentablement échoué.

    — Sache que ta bêtise était risquée non seulement pour toi, mais pour tous les autres qui se trouvent autour de toi en ce moment ! le fustigea la capitaine d’une voix empreinte de colère. Nous ne nous trouvons plus dans une formation d’apprentis où il est permis de tirer plaisir de tout et de rien ! Nous sommes en ce moment en plein cœur d’une périlleuse mission vers l’océan des Pirates et il n’est nullement le temps d’agir de la sorte !

    Il n’osa guère répliquer, devant déjà supporter la présence embarrassante de tout l’équipage. Après tout, Anna avait bien raison ; son geste était stupide. Elle l’obligea ensuite à tourner près d’une dizaine de manivelles afin de remettre les voiles en ordre, jusqu’à ce que ses deux bras soient plus ankylosés que jamais. En réponse aux innombrables questions que lui posèrent Nicolas et Niki, il répondit simplement qu’il leur raconterait cette histoire de retour sur Élador. Anna ne le laissa changer ses vêtements ruisselants qu’une fois que le navire eût repris son allure. Cela n’empêcha toutefois pas Felix et Florence, après avoir regagné une cabine et en avoir soigneusement refermé la porte, d’éclater d’un fou rire en repensant à cet instant de panique dans la chambre un peu plus tôt.

    — Je te le jure, elle ne s’est doutée de rien jusqu’au moment où elle t’a aperçu au loin nager, dit Florence en gloussant. Tu as peut-être été couvert de honte là-haut, mais ce n’est pas toi qui auras à tout expliquer à la bonne.

    — Non, ça, je te le laisse !

    Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis le départ des navires. Jusqu’à présent, le temps avait été idéal, et Anna gardait bon cap. Quant à la vigie, elle n’eut rien à signaler d’autre qu’un essaim de poissons volants pour amuser Sa Majesté sur le pont. Le voyage avait si bien commencé (excluant le sauvetage désespérant de Felix) qu’Anna envisageait de rejoindre les coordonnées géographiques ciblées dans moins d’une heure. Même durant la nuit, dans les appartements de Florence, c’était à peine si Felix avait ressenti le roulis, tant la mer était calme, en dépit des vents favorables. Les Tétradors, les cheveux au vent sur le pont, contemplaient l’horizon en savourant leurs derniers moments à bord.

    Felix se rappela alors le plan d’action élaboré par De Rancourt et les autres chevaliers : dans quelques instants sans doute, la flotte allait abaisser les voiles et attendre la nuit afin de franchir discrètement les derniers milles marins. Ce ne serait qu’une fois le zénith couvert qu’ils se rapprocheraient davantage de la Forteresse rouge et s’y rendraient à l’aide des canots.

    — Vortan, où est ton épée ? lui demanda Vleed en le croisant, apparemment inquiet.

    En tâtant vainement ses pantalons, il se rendit compte qu’il l’avait laissée par terre, près de son lit, lorsqu’il avait déposé ses bagages dans sa cabine.

    — Si la capitaine dit vrai, la Forteresse rouge se trouve à moins d’une heure de notre position. Ne sous-estime surtout pas cet endroit ; tous les ouvrages sur le sujet en sont arrivés à la même conclusion : celui-ci est parmi les plus dangereux d’Urel.

    Il tendit à Felix l’épée qu’il lui avait prêtée et qu’il avait dû trouver lui-même dans sa cabine.

    — La prochaine fois, évite de l’oublier sous une pile de vêtements, lui conseilla-t-il avec un clin d’œil.

    À peine quelques minutes plus tard, Felix, qui était descendu dans le carré afin de trouver de quoi se mettre sous la dent, sentit le navire ralentir considérablement. Croyant d’abord que l’ordre de s’immobiliser avait été donné, il se rendit ensuite compte, d’après les pas précipités des membres de l’équipage sur le pont qui en firent craquer distinctement les planches, que quelque chose ne tournait pas rond. Laissant tomber le biscuit sec qu’il avait trouvé dans une armoire, il grimpa quatre à quatre les escaliers étroits et regagna le pont, s’assurant cette fois d’avoir en main son épée. Aussitôt arrivé, il remarqua ce qui avait attiré à ce point l’attention des membres de l’équipage : un brouillard dense avait envahi tous les lieux à la ronde et rendait presque impossible la navigation. Tous les navires de la flotte replièrent les voiles par prévention.

    — Tout ceci est anormal, marmonna Anna en tournant une manivelle. Et le pire, voyez-vous, c’est que je n’en suis nullement surprise.

    — Que se passe-t-il ? s’inquiéta Florence, suivie de près par De Rancourt.

    — Cet océan maudit nous rappelle que nous ne pouvions simplement le franchir sans encombre.

    La brume devint graduellement si opaque que Felix ne parvenait à voir les bateaux qui les suivaient. Pire encore, lorsqu’il se distançait de quelques mètres à peine des membres de l’équipage, les ténèbres grises les engloutissaient complètement. Les Tétradors, parmi les appellations inquiètes de ceux qui se perdaient de vue, se regroupèrent près d’un mât, accompagnés également des espions, qui avaient désormais dégainé leur épée, présageant le pire. L’air était empreint de danger, le vent avait une odeur de mort et Felix, une main posée sur son épée devina que tous, à l’instar de lui-même, avaient cet étrange sentiment que dans quelques instants, quelque chose d’horrible allait se produire. Silencieux, haletants, ils attendirent que la menace latente montrât un premier signe.

    II

    BARBEMOUSSE

    On entendit d’abord un cri puissant et déchirant, le cri de celle qui regarde la mort en face et sent sa dernière heure venue. Le hurlement se répéta maintes fois dans la brume, et aussitôt Felix et les espions se ruèrent dans sa direction, tandis que De Rancourt emmenait au pas de course la princesse dans ses appartements. Comme ils cherchaient de tous côtés la provenance de cet appel à l’aide, ils aperçurent alors la bonne courir à toutes jambes vers eux, le visage livide et les yeux écarquillés trahissant une profonde détresse. Habilement, Vleed lui saisit le poignet et la tira vers lui.

    — Madame ! Madame ! Calmez-vous et dites-nous ce que vous avez vu, lui dit-il d’une voix qu’il aurait souhaitée sereine et posée.

    En guise de réponse, elle se contenta de tourner vivement la tête derrière elle, comme si elle craignait qu’à tout moment l’objet de sa peur la rattrapât.

    — Des hommes… des morts… ils…, bredouilla-t-elle en fondant en larmes. Ils sont venus pour nous tuer !

    — Calmez-vous, madame, personne ne va nous tuer, nous sommes…

    Vleed s’interrompit en voyant une silhouette sombre se dessiner lentement dans le brouillard. L’ombre marchait d’un pas claudiquant et avait le dos courbé affreusement, comme si sa colonne vertébrale avait été durement fracturée. Felix eut le temps d’échanger avec tous ceux qui l’entouraient un regard effrayé, et lorsque la créature émergea des ténèbres grises, il eut un haut-le-cœur en voyant un homme à la peau verte, gluante et recouverte de cloques dégoulinantes. Ses yeux étaient vitreux comme ceux d’un cadavre, sa mâchoire tordue laissait paraître une bouche édentée et sa respiration lente rappelait le râle du mourant. Dans sa main droite, il tenait une ancre rouillée et pointue, qu’il leva alors au-dessus de Vleed, prêt à lui pulvériser le crâne. D’un geste vif, Vleed lui trancha la tête de son épée, faisant gicler un sang verdâtre aux alentours. La créature tomba genoux premiers, puis s’affala de tout son long, l’ancre qu’elle tenait bondissant avec fracas sur le pont.

    — Les Noyés…, murmura Vixen d’une voix absente.

    — Que dis-tu ? s’enquit Vleed avec énergie.

    Vixen se tourna vers lui en secouant la tête avec effroi.

    — Des monstres. Et ils seront nombreux, bien plus nombreux que nous…

    Felix se souvint de cette histoire que la princesse leur avait contée dans le jardin royal. Tout cela était donc vrai ?

    — Eh bien qu’ils viennent ! s’exclama Volt en se frottant les poings. Je les attends !

    — Je sais que tu adores te battre, mais il ne s’agit plus d’un jeu, l’avertit le chef des espions.

    Un coup de canon tonna tout à coup non loin de là, suivi d’un long cri de cor. Durant les formations sur la navigation de guerre qu’avait suivies Felix, Anna leur avait appris que le bruit du cor signifiait le début d’une guerre navale, et donc la présence de navires ennemis.

    — Restez groupés ! ordonna Vleed, comme plusieurs autres coups de canon déchiraient le silence. Formons un cercle restreint afin de nous protéger de tous les côtés !

    Felix se plaça dos au groupe, la main serrée sur la poignée de son épée. À ses côtés, Nicolas et Niki l’imitèrent en dépit de la frayeur visible dans leurs yeux. Tous pouvaient à ce moment sentir d’innombrables chocs depuis la carène du navire, comme si on lui donnait des coups de marteau répétitifs. Puis, se rendant alors compte de l’origine de ces sons, ils virent une dizaine de Noyés franchir le bastingage et rejoindre le pont en s’agrippant à la coque. Ils étaient tous semblables, mais armés d’objets divers, en passant de morceaux de bois affûtés jusqu’aux harpons. Devant Felix, deux Noyés s’approchaient lentement : il n’avait plus le temps d’hésiter, ni celui de fuir. Comme les canons et son cœur battaient avec frénésie, il assena un violent coup d’épée à la tête du premier, et sentit dans tout son bras le crâne se fendre sous l’impact. Niki s’occupa du second Noyé en lui plantant la pointe de son glaive en plein thorax avant de lui faire mordre la poussière d’un brutal coup de bottine dans les côtes pour reprendre possession de son arme enfoncée.

    — Tout le monde va bien ? voulut s’assurer Vixen, protectrice comme à son habitude.

    Mais nul ne répondit à sa question, tous étant profondément absorbés par les affrontements. Poussé par l’adrénaline, Felix croyait entendre en double tous les cris provenant des alentours. Il songea à courir au secours des autres membres de l’équipage, mais dès qu’il pensait la voie enfin libre, des Noyés la bloquaient aussitôt. Derrière lui, il devinait, d’après les bruits de chair tranchée, que les espions n’avaient guère plus le temps de s’attarder à autre chose que leur propre survie. Après avoir coupé une deuxième tête et reçu les éclaboussures sanglantes en plein visage, il vit du coin de l’œil un chevalier encerclé se faire transpercer le dos par un harpon que brandissait un Noyé, puis recevoir le coup sinistre et sonore d’une ancre derrière la tête avant de s’écrouler. Jamais Felix n’avait vécu un tel chaos. Dans sa furie mortelle, il perdit le compte du nombre de Noyés qu’il extermina, et il en allait de même pour Nicolas et Niki, dont l’épée respective était souillée jusqu’à la garde.

    — À L’ABORDAGE ! s’époumona-t-on.

    Soudain, un navire heurta durement la coque du leur, et sous l’impact Felix perdit pied et s’écrasa contre le pont. Son épée toujours en main, il se releva juste à temps pour éviter l’assaut d’un Noyé et lui couper la gorge d’un élan rapide.

    — Eh merde ! s’affola Vixen en regardant le navire avec lequel ils étaient entrés en collision. Il s’agit d’un vaisseau allié !

    En tournant la tête, Felix vit à travers la brume que celui-ci avait déjà commencé à sombrer, sans doute percé par d’innombrables boulets de canon. La proue avait commencé à piquer du nez, entraînant avec elle les dizaines de dépouilles jonchant le pont. On n’y trouvait plus debout que des Noyés et quelques chevaliers cernés agitant vainement leur épée en tous sens en attendant la mort.

    — Attention ! hurla Niki.

    Volam, dont l’attention avait été détournée par le naufrage, ne vit que trop tard un Noyé lui enfoncer en plein ventre l’épée d’un chevalier défunt. Titubant, il parvint à démembrer son exécuteur d’un coup désespéré de glaive, puis tomba sur le dos, un filet de sang s’écoulant sinistrement de sa lèvre inférieure. Comme Vixen hurlait à pleins poumons de détresse en se penchant près de Volam, Vleed et Volt se ruèrent sur le Noyé mutilé avec rage. Après l’avoir plaqué contre le pont, ils lui transpercèrent le corps de si nombreuses fois que Felix se sentit dégoûté à en vomir et détourna les yeux. Vixen tenta de rassurer du mieux qu’elle le pouvait Volam, qui était sur le point de trépasser, puis se releva en larmoyant, sachant qu’un Noyé risquait de la surprendre à tout instant.

    Les détonations des canons cessèrent alors. Felix ignorait si tous les navires de l’escadre d’Élador avaient sombré, à l’exception du leur, la brume rendant les alentours inaccessibles à la vue. De même, mis à part quelques Noyés que Vleed décapita tour à tour, la horde semblait s’être éloignée. Ils attendirent cependant tous en cercle, dos à dos, comme si cette accalmie ne pouvait être de longue durée, haletant, tremblant de tous leurs membres. Une odeur fétide de chair en décomposition entremêlée de poudre à canon envahissait l’air froid du large.

    — Ne bougez pas. Surtout, restez aux aguets, murmura Vleed.

    Comme la brume semblait peu à peu se dissiper dans le silence, Felix ouvrit soudain la bouche de stupéfaction en remarquant un gigantesque navire entièrement peint en noir et dont les mâts de même couleur agitaient victorieusement leurs voiles dans le vent. À la proue de celui-ci, une océanide aux flancs marqués par le fouet avait été enchaînée et muselée. De toute évidence, c’était d’elle qu’émanait tout ce brouillard soudain. Les Tétradors et les espions n’osèrent prononcer le moindre mot tant leur surprise était grande et leur désespoir, à son comble. Leur crainte s’était confirmée : toute la flotte avait sombré et le reste de l’équipage, péri ; ils étaient les prochains sur la liste. Ce vaisseau titanesque devait appartenir à de riches pirates.

    Le bateau pirate abaissa alors une lourde passerelle sur le navire qu’empruntèrent aussitôt une trentaine d’archers, chacun pointant une flèche en direction des survivants.

    — Lâchez vos armes, ordonna l’un d’eux.

    Felix se tourna vers Vleed en quête de secours, mais celui-ci se contenta de baisser la tête et de laisser tomber l’épée sanguinolente qu’il avait entre les mains. Il n’y avait plus rien d’autre à faire. Une fois que tous les archers, parés à tirer, se furent positionnés sur le pont, on vit un jeune homme descendre nonchalamment la passerelle en ajustant les manches de sa chemise blanche. Il n’avait guère l’air d’avoir plus de 18 ans, d’après ses traits juvéniles et la présence d’une barbe émergente sur ses joues. Sa tête était recouverte d’un bandeau noir et un sourire narquois traversait son visage tandis qu’il fredonnait quelque mélodie avec désinvolture.

    — Eh bien ! Quel hasard de vous rencontrer ici ! s’exclama-t-il avec condescendance. J’espère que mes amis des profondeurs ne vous ont pas causé trop d’ennui…

    Felix serra les dents en le voyant afficher ce sourire méprisant qu’il se plaisait à exagérer.

    — Laissez-moi me présenter. Les gens d’ici me nomment Barbemousse, ou Grand pirate, ce sera comme vous préférez.

    Barbemousse… c’est donc lui !

    Felix n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles : ce redoutable pirate dont leur avait parlé Vidal durant la formation des navigateurs se trouvait bel et bien devant lui. On entendit Vixen et Vleed murmurer quelque chose d’incompréhensible. Tous les espions semblaient décontenancés et agités. Alors que le brouillard avait complètement disparu, Felix remarqua, à l’autre extrémité du pont, Anna et quelques chevaliers, visiblement horrifiés ; au moins, ils n’étaient pas les seuls survivants. Par ailleurs, De Rancourt et Florence devaient toujours être à l’abri dans le carré.

    Curieusement, le chef des pirates ne cessait de dévisager Felix, comme si, pour une raison qu’il ignorait, il le considérait d’emblée comme le meneur de la troupe.

    — Je ferai de vous mes invités d’honneur ! se réjouit le Grand pirate en faisant les cent pas. Je consens même à vous laisser la vie sauve quelque temps, si vous ne faites pas de bêtises.

    Il leva un doigt dans les airs après qu’une pensée précise lui eût effleuré l’esprit.

    — Pendant que j’y pense, Golrash ira fouiller votre navire et me rapportera les poltrons qui ont fui le combat.

    Sans même qu’en donner l’ordre fût nécessaire, un homme, s’il en était un, emprunta alors la lourde passerelle à son tour depuis le bateau pirate. Celui-ci avait une musculature et une taille si grandioses qu’il avait l’air d’un géant. En le voyant du coin de l’œil descendre l’escalier menant au carré, Felix remarqua en tremblant de peur qu’il était horriblement dévisagé par une balafre du front jusqu’au menton. Tous attendirent en silence le retour de Golrash en sachant qu’il retrouverait probablement la princesse et son défenseur. Durant ce temps, Felix ne pouvait détourner ses yeux des innombrables dépouilles gisant sur le pont ni des archers qui n’étaient qu’à un doigt de les abattre. Des hurlements lui indiquèrent peu après qu’on emmenait la princesse de force sur le pont. Felix sentit son cœur se débattre dans sa poitrine. Il songea à lancer un sortilège de destruction en direction des archers, mais le simple fait de lever le bras suffirait sans doute à faire de sa tête une cible de choix. Il aurait tant voulu la protéger du moindre mal, la tenir à l’écart du danger, mais il fallait regarder la réalité en face : un faux mouvement lui coûterait assurément la vie, et la seule chose à faire était d’attendre en priant silencieusement.

    Golrash poussa sèchement Florence sur le pont, qui perdit pied et se heurta aux planches, puis traîna le chevalier De Rancourt, qui semblait évanoui, par un bras comme s’il s’agissait d’une poupée. La cheville de ce dernier était tordue d’une manière atroce. Le demi-géant retourna ensuite parmi les archers sans prononcer un mot.

    — Mais qu’avons-nous là ? Serait-ce la princesse et son chevalier ? ricana Barbemousse.

    Il fit quelques pas vers De Rancourt, qui demeurait étendu au sol, puis lui leva le menton de sa main après s’être accroupi.

    — Un chevalier tel que vous, messire, m’aurait certainement été utile, mais je crains que vous ne soyez blessé à la jambe.

    Il se releva et recula de plusieurs pas.

    — Achevez-le.

    Une flèche fila aussitôt dans sa direction et se planta dans sa tête avec un bruit sec. Florence, recroquevillée auprès de lui, se mit à pleurer doucement. Felix, quant à lui, tremblait de tous ses membres.

    — Maintenant, il me reste à savoir ce que je ferai de chacun d’entre vous, dit-il en se frottant joyeusement les mains. Toi, par exemple !

    Il s’approcha cette fois de Nicolas, dont le teint était livide.

    — Laisse-moi réfléchir… Ah, voilà, j’ai trouvé ! Je ferai de toi mon esclave. Profite bien de ce zénith, car dès demain, tu ne verras plus jamais sa lumière et travailleras dans les mines jusqu’à en crever.

    Son regard se posa ensuite sur Vleed, Vixen et les autres espions.

    — Et je vois que certains d’entre vous ont déjà expérimenté le fer incandescent. J’espère que cela vous a plu, car à nouveau le feu vous marquera en faisant fondre votre peau, mais cette fois de l’emblème des asservis !

    Niki cracha alors en plein visage du Grand pirate.

    — Si tu penses que nous allons travailler pour un monstre comme toi, tu peux aussi bien ordonner à tes marionnettes de nous abattre sur-le-champ, persifla-t-elle avec rage.

    Barbemousse posa doucement un doigt sur sa joue maculée de salive, et un sourire détestable fit tressaillir ses lèvres alors qu’il envoyait celui-ci dans sa bouche pour y goûter.

    — Ta salive a le goût du zénith, s’émerveilla-t-il en tétant son doigt. J’adore les femmes qui ont du cran. Tu iras donc m’attendre dans mes appartements, et ne deviendras nulle autre que… ma partenaire !

    Felix put sentir Nicolas crisper les poings juste à sa gauche. Il ne pouvait imaginer dans quel état son ami pouvait en ce moment se trouver, et moins encore ce qu’il adviendrait de Florence et de lui-même. Le Grand pirate claqua des doigts, et aussitôt on vint menotter tous les survivants et les enchaîner les uns aux autres. Avoir assisté à la manière dont il avait exécuté De Rancourt enleva à Felix toute envie de résister.

    — Vous m’enverrez les autres pourrir également dans les mines, ordonna Barbemousse avec une impressionnante autorité pour un homme de son âge. J’entends que quelques-uns soient aussi conduits à l’arène pour amuser les foules de leur sang. Quant à la princesse, emmenez-la désherber mon jardin avec les autres femmes, son tour viendra après la blonde.

    Il adressa un dernier sourire aux détenus avant de remonter à bord du navire noir.

    — Et tuez-moi tous ceux qui oseront désobéir.

    Tous les survivants furent emmenés dans la cale du bateau pirate. Dans cet endroit, il n’y avait pas la moindre clarté, et on n’entendait que les gémissements apeurés des uns et les pleurs des autres. Tapi dans l’obscurité, les mains douloureusement liées derrière son dos, Felix tenta vainement de libérer ses poings des bracelets de fer durant près d’une demi-heure. Les multiples cliquetis métalliques lui indiquèrent qu’il n’était pas le seul à essayer de s’en dégager.

    — Il n’y a rien à faire, constata tristement Nicolas à sa droite. Aussi bien mourir qu’être esclave de ce pirate dégoûtant.

    — Ressaisis-toi, Nic, dit la voix de Niki. Nous trouverons le moyen de nous sortir d’ici.

    — Je… je ne peux pas l’imaginer te toucher, je ne peux pas…

    Nicolas renifla bruyamment.

    — Je voudrais juste me coller contre toi…

    Dans la cale, tous gardaient un silence respectueux. S’il en avait eu la force, Felix aurait tout fait pour consoler son ami, or lui-même était en proie à un profond désespoir, et l’envie de serrer Florence dans ses bras hantait sans relâche son esprit.

    — Tout est ma faute, commenta Anna. J’aurais dû insister pour que la reine abandonne le projet, j’aurais dû convaincre tout l’équipage de rester à quai… Je savais depuis le début que ceci nous attendait.

    Dans son mutisme, Felix pensait quant à lui être le seul responsable de leur situation. C’était par sa faute que des centaines d’hommes avaient été enrôlés dans ce périple et avaient perdu la vie. En y réfléchissant, rien de tout cela ne serait arrivé s’ils n’avaient pas mis la main sur le paquet de cartes de Jonny, le jour où Vidal s’était enlevé la vie dans le donjon.

    — Cessons de nous apitoyer sur notre sort, intervint Vleed, et réjouissons-nous plutôt d’être encore en

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