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Taïpi: Récit des îles Marquises
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Taïpi: Récit des îles Marquises
Livre électronique256 pages3 heures

Taïpi: Récit des îles Marquises

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À propos de ce livre électronique

Herman Melville, du haut de ses vingt-cinq ans, nous raconte la rencontre avec un peuple étonnant du Pacifique

Nuku-Hiva, une île de l'archipel des Marquises, Pacifique. Deux tribus y vivent, l'une douce et pacifique, l'autre cannibale. Après avoir fui le navire baleinier, deux fugitifs sont recueillis par l'une des tribus. Taïpi est la relation d'une aventure qu'a connue Herman Melville avec l'un de ses coéquipiers après une campagne éprouvante de chasse à la baleine. Ils sont très bien accueillis et vivent en harmonie avec leurs hôtes sur cette île paradisiaque.

Un récit documentaire qui nous fait explorer la Polynésie, ses autochtones et sa splendeur d’antan !

EXTRAIT

Six mois en mer ! Oui, six mois sans avoir vu la terre, à courir après la baleine, sous le soleil brûlant de l’Équateur, ballottés par les vagues du Pacifique avec le ciel au-dessus de nos têtes, l’Océan autour de nous et rien d’autre !
Depuis des semaines nos provisions de denrées fraîches sont épuisées, nous n’avons pas un légume ; les beaux régimes de bananes qui décoraient autrefois l’entrepont ont disparu ; disparues aussi les oranges délicieuses qui pendaient à nos vergues ! Il ne nous reste plus que des conserves et des biscuits.
Oh ! revoir un brin d’herbe tendre, humer les senteurs du sol ! N’y a-t-il rien de frais autour de nous, rien de vert sur quoi reposer nos yeux ? Si, l’intérieur des flancs du navire est peint en vert mais d’une couleur si terne qu’elle ne peut évoquer l’idée des feuilles d’arbres ou des prairies ; même l’écorce du bois qui nous sert de combustible a été dévorée par le porc du capitaine…, d’ailleurs, depuis lors, le porc a été mangé.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

On va, d'îles en îles, on tombe amoureux de ces polynésiens, on admire l'eau écarlate, on nage dans ces eaux chaudes, on vit sur ces plages qui n'existent plus et quand la dernière page arrive, c'est le dernier rivage qui s'estompe. On sait qu'on rentre au port, que s'en est fini de l'exil, du périple en mer du sud. On regrette alors que le voyage n'ait pas été plus long... - Tolbiac, Babelio

Finalement, Melville nous en dit bien plus sur l'Occident, et le regard eurocentriste (qui comprend aussi l'Amérique, qu'on se le dise) au XIXe siècle que sur la Polynésie. Un chef-d'oeuvre. - Usurpateur, Babelio

À PROPOS DE L’AUTEUR

Herman Melville, né le 1er août 1819 à Pearl Street, au sud-est de Manhattan (New York), mort le 28 septembre 1891 à New York, est un romancier, essayiste et poète américain. Pratiquement oublié de tous à sa mort, Melville est redécouvert dans les années 1920 à travers son œuvre maîtresse Moby Dick. Il est désormais considéré comme l'une des plus grandes figures de la littérature américaine. 
LangueFrançais
ÉditeurCLAAE
Date de sortie23 févr. 2018
ISBN9782379110207
Taïpi: Récit des îles Marquises

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    Aperçu du livre

    Taïpi - Herman Melville

    : 9782379110207

    Chapitre 1

    Six mois en mer ! Oui, six mois sans avoir vu la terre, à courir après la baleine, sous le soleil brûlant de l’Équateur, ballottés par les vagues du Pacifique avec le ciel au-dessus de nos têtes, l’Océan autour de nous et rien d’autre !

    Depuis des semaines nos provisions de denrées fraîches sont épuisées, nous n’avons pas un légume ; les beaux régimes de bananes qui décoraient autrefois l’entrepont ont disparu ; disparues aussi les oranges délicieuses qui pendaient à nos vergues ! Il ne nous reste plus que des conserves et des biscuits.

    Oh ! revoir un brin d’herbe tendre, humer les senteurs du sol ! N’y a-t-il rien de frais autour de nous, rien de vert sur quoi reposer nos yeux ? Si, l’intérieur des flancs du navire est peint en vert mais d’une couleur si terne qu’elle ne peut évoquer l’idée des feuilles d’arbres ou des prairies ; même l’écorce du bois qui nous sert de combustible a été dévorée par le porc du capitaine…, d’ailleurs, depuis lors, le porc a été mangé.

    Il n’y a plus qu’un seul habitant dans la cage à poules : c’était autrefois un coq jeune et hardi qui exerçait magnifiquement sa toute-puissante royauté.

    Regardez-le maintenant : il reste toute la journée perché sur une de ses pattes et se détourne avec dégoût du grain moisi et de l’eau croupie qui forment sa pitance ; sans doute regrette-t-il ses compagnes qui lui ont été enlevées, une à une ; mais il ne les regrettera plus longtemps car Mungo, notre cuisinier nègre, m’a dit hier que le sort du pauvre Pedro est fixé ; son corps amaigri sera porté dimanche sur la table du capitaine et, bien avant la nuit, aura fait, avec le cérémonieux habituel, les délices de cet estimable officier.

    Qui pourrait se montrer assez cruel pour désirer la mort de l’infortuné Pedro ? Pourtant les matelots ne cessent de la souhaiter car ils prétendent que le capitaine ne dirigera pas le bâtiment vers la terre tant qu’il aura en perspective un repas de chair fraîche. Or, ce malheureux volatile est seul maintenant à pouvoir le lui fournir. Quand il l’aura dévoré, le capitaine reviendra à la raison. Je ne te veux pas de mal, Pedro, mais puisque tu es condamné à subir, tôt ou tard, le sort de toute ta race et, puisque la fin de ton existence doit donner le signal de notre délivrance, je souhaite, moi aussi, qu’on te torde le cou, car j’ai un désir infini de revoir la terre ferme !

    Le vieux bâtiment lui-même aspire à se retrouver sur son ancre et Jack Lewis a répondu tout net, l’autre jour, au capitaine qui critiquait sa man?uvre :

    — Voyez-vous, cap’taine, j’suis aussi bon pilote qu’on les fait, mais personne ne peut plus gouverner not’ vieille barque ; all’ sent la terre proche et n’veut plus s’laisser mener à l’inverse !

    Pauvre bateau ! Il a l’air piteux ! Sa peinture brûlée par le soleil, se gonfle et se fendille ; il traîne du goémon dans son sillage, d’horribles mollusques se sont accrochés à sa poupe et, chaque fois qu’une vague se soulève, on voit sur sa quille des morceaux de cuivre déchiquetés.

    Pauvre bateau ! Tu roules et tu tangues sans répit depuis six mois. Mais prends courage, car j’espère te voir bientôt à l’ancre dans quelque baie aux rivages verdoyants à l’abri des vents mauvais.

    *

    — Hourrah ! les garçons ! Voilà qui est décidé ! La semaine prochaine, nous nous dirigeons vers les îles Marquises ! Les îles Marquises ! Quelles visions ce seul nom n’évoque-t-il pas ! Des houris enivrantes, des banquets de cannibales, des bois de cocotiers, des rochers de corail, des chefs tatoués et des temples de bambou ; puis des vallées riantes, plantées d’arbres à pain, des canots sculptés dansant sur des idoles, des rites païens et des sacrifices humains.

    Telles furent les étranges idées mêlées qui me hantèrent à partir de ce moment car j’éprouvai une irrésistible curiosité à l’égard de ces îles que les anciens voyageurs avaient si magnifiquement décrites.

    Le groupe vers lequel nous naviguions (bien qu’il doive être compris parmi les premières découvertes européennes dans les mers du Sud, puisqu’il fut visité dès l’année 1595) est toujours peuplé d’êtres aussi étranges et aussi sauvages que jamais.

    Les missionnaires, animés de l’esprit divin, se sont rendus sur leurs côtes superbes, mais ils les ont abandonnés à leurs idoles de bois et de pierre. Mais combien intéressantes sont les circonstances dans lesquelles ces îles ont été découvertes !

    Elles avaient surgi devant Mendanna qui croisait devant leurs eaux à la recherche d’une région féconde en or, et, pendant un instant, l’Espagne avait pu croire son rêve réalisé. En l’honneur du marquis de Mendoza, alors vice-roi du Pérou, sous les auspices duquel le marin naviguait, il leur donna un nom qui dénotait quel était le rang de son maître et lorsqu’il rentra chez lui, il fit une description à la fois grandiose et vague de leur beauté. Mais ces îles qui n’avaient pas été troublées depuis des années retombèrent dans leur obscurité et ce n’est que récemment qu’on a appris quelques détails les concernant.

    Peu de renseignements ont été donnés sur cet archipel intéressant si l’on en excepte les quelques allusions qui y ont été faites dans des récits de voyages à travers les mers du Sud. Cook, dans ses nombreuses expéditions autour du monde, a juste effleuré leurs côtes et nous ne les connaissons que par de vagues descriptions.

    Au cours des dernières années, des bâtiments américains et anglais envoyés dans le Pacifique pour y pêcher la baleine ont parfois, lorsqu’ils étaient à court de provisions, jeté l’ancre dans le vaste port qui se trouve dans une des îles ; mais la crainte des indigènes, fondée sur le souvenir du sort affreux que beaucoup de Blancs avaient subi dans ces parages, a empêché les équipages de se mêler suffisamment aux habitants pour apprendre quelles sont leurs m?urs et leurs coutumes. Bref, il n’y a pas dans tout le Pacifique, de groupes d’îles découvertes depuis quelque temps que l’on connaisse aussi mal que les Marquises et il m’est agréable de penser que mon récit contribuera à arracher le voile qui couvre cette belle et romanesque région.

    Chapitre 2

    Je n’oublierai jamais les dix-huit ou vingt jours pendant lesquels les vents équatoriaux nous poussèrent doucement vers les îles. Lorsque nous chassions la baleine nous croisions à quelque vingt degrés à l’ouest de Gallipagas, aussi nous suffit-il, lorsque notre destination fut fixée, de maintenir le bâtiment sous le vent qui fit le reste. Le pilote ne se donnait pas la peine de gouverner ; il s’installait confortablement à son poste où il somnolait. La fidèle Dolly, semblable à l’un de ces êtres, qui agissent au mieux quand ils sont livrés à eux-mêmes, suivait sa route sans se tromper.

    Quelle délicieuse période de langueur nous passâmes ainsi. Il n’y avait rien à faire, ce qui s’accordait au mieux avec notre paresse naturelle. Nous abandonnâmes complètement l’avant du bateau, étendîmes un prélart au-dessus du pont et y passâmes toutes nos journées. Chacun de nous semblait être sous l’influence d’un narcotique. Même les officiers de quart qui auraient dû ne jamais s’asseoir, essayaient en vain de se tenir debout et se voyaient obligés de s’appuyer à la rambarde en regardant la mer. On ne pouvait songer à lire car dès que l’on prenait un volume on s’endormait aussitôt.

    Bien qu’il me fût impossible de me soustraire à la torpeur générale, je parvenais, de temps à autre à secouer celle qui m’envahissait, pour admirer la beauté du paysage. Le ciel offrait une grande étendue d’un bleu pâle, sauf à l’horizon où l’on pouvait apercevoir les légères draperies de nuages dont la forme et les couleurs ne variaient jamais. Les longs flots cadencés du Pacifique déferlaient, surmontés de petites vagues qui étincelaient au soleil. De temps à autre un banc de poissons volants, effrayés par le passage du navire, s’élevait, puis retombait, en cascade d’argent, dans la mer. On voyait alors le superbe albacore aux flancs chatoyants décrire une courbe dans sa chute et disparaître à la surface de la lame qui le recueillait. Au loin se creusait le sillage profond de la baleine et, plus près le requin vorace, ce sinistre rôdeur des eaux, se glissait vers nous et nous contemplait d’un ?il mauvais. Parfois quelque monstre informe mollement bercé par les vagues, s’enfonçait dans l’onde à notre approche et disparaissait à notre vue.

    Mais ce qu’il y avait de plus impressionnant dans tout ce décor, c’était le silence presque ininterrompu qui régnait dans le ciel et sur l’eau ; on n’entendait rien que le bruit de la mer fendue par l’étrave.

    Quand nous approchâmes de la terre, je saluai avec joie l’apparition de nombreux oiseaux qui, criant et tournoyant, accompagnèrent le bâtiment et vinrent parfois se poser sur nos vergues et nos mâts. Le bandit de l’air que l’on nomme à juste titre l’épervier des vaisseaux, avec son bec rouge et son plumage noir, nous survolait en décrivant des cercles de plus en plus rapprochés jusqu’à ce que nous puissions apercevoir les étranges lueurs qui s’allumaient dans ses yeux ; puis, comme satisfait par ce qu’il avait vu, il remontait dans le ciel et se perdait au loin. Bientôt d’autres signes de la proximité d’un rivage, devinrent apparents et nous ne tardâmes pas à entendre l’exclamation joyeuse prononcée de la manière traînante qu’affectionnent les marins : « Te…erre ! »

    Le capitaine bondit sur le pont et réclama à grands cris sa longue-vue ; le second, d’une voix plus stridente encore, appela la vigie pour lui demander le point. Le cuisinier nègre montra sa tête crépue à une écoutille et Boatswain, le chien, se précipita en avant en aboyant furieusement.

    Terre ! Oui, c’était elle : une ligne bleue irrégulière et à peine perceptible délimitait vaguement les hauteurs de Nuku-Hiva… Cette île, bien qu’elle soit généralement considérée comme étant une des Marquises, forme, au dire de certains navigateurs, avec les îles de Rooka et de Ropo, un groupe à part qui a reçu le nom de Washington. Elles sont disposées en triangle et se trouvent à 8° 38’ et 9° 32’ latitude sud, 139° 20’ et 140° 10’ longitude ouest de Greenwich. On se rendra compte immédiatement qu’il est superflu de les considérer comme formant un archipel séparé car elles se trouvent dans le voisinage immédiat des autres, à moins d’un degré nord-ouest de celles-ci ; leurs habitants parlent le dialecte des îles Marquises et leur religion, leurs costumes, sont identiques.

    La seule raison pour laquelle elles ont pu être arbitrairement distinguées peut être attribuée à ce fait étrange que leur existence était inconnue jusqu’en 1791, époque à laquelle elles furent signalées par le capitaine Ingraham de Boston, Massachusetts, près de deux siècles après la découverte des îles voisines par l’agent du vice-roi du Pérou.

    En dépit de cette particularité, je suivrai l’exemple de la plupart des voyageurs et je considérerai ces îles comme faisant partie des Marquises.

    Nuku-Hiva est la plus importante de tout l’archipel car c’est la seule où les habitants ont l’habitude de stopper ; elle est en outre connue comme étant l’endroit où l’audacieux capitaine Porter ravitaillait ses bâtiments pendant la guerre anglo-américaine et d’où il exécutait des sorties contre la grande flottille, armée pour la pêche de la baleine, qui naviguait sous pavillon ennemi dans les mers environnantes.

    Cette île a environ quarante kilomètres de long et presque autant de large. Elle a trois bons ports sur sa côte ; le plus grand et le meilleur, est appelé par les habitants du voisinage Tyohée et a été baptisé : Massachusetts par le capitaine Porter. Parmi les tribus qui résident sur les côtes des autres anses, ainsi que parmi les voyageurs, il est habituellement connu sous le nom donné à l’île elle-même : Nuku-Hiva.

    Les habitants se sont corrompus au contact des Européens ; mais en ce qui concerne leurs coutumes et leur mode d’existence, ils gardent leur caractère primitif et sont demeurés à peu près dans la situation où les premiers hommes blancs les ont trouvés. Les clans hostiles qui résident dans les coins les plus reculés de l’île et qui entretiennent rarement des communications avec les étrangers, n’ont en rien modifié leur état d’autrefois.

    Le point d’atterrissage que nous désirions atteindre se trouvait dans la baie de Nuku-Hiva. Nous avions aperçu le contour des montagnes vers le coucher du soleil, de sorte que, après avoir navigué toute la nuit sous une brise légère, nous nous trouvâmes fort près de l’île le lendemain ; mais comme le port que nous cherchions était sur sa face opposée, nous fûmes obligés de longer le rivage pendant un certain temps, ce qui nous permit d’apercevoir des vallées en fleurs, des gorges profondes, des cascades et des taillis dissimulés, çà et là, par des rochers au-delà desquels, lorsque nous les avions dépassés, apparaissaient de nouveaux et merveilleux décors.

    Ceux qui se rendent pour la première fois dans les mers du Sud sont généralement surpris par l’aspect des îles telles qu’on les voit du large. D’après les descriptions vagues que l’on a faites de leur beauté, beaucoup de personnes sont enclines à se les figurer sous la forme de plaines fertiles, ombragées par des bosquets délicieux, arrosées par des sources jaillissantes et peu élevées au-dessus du niveau de la mer.

    Sa réalité est très différente : on aperçoit des côtes rocheuses, battues par les flots qui se brisent en écumant, contre les hautes falaises, coupées de gorges profondes qui laissent voir des vallées boisées, séparées par des crêtes montagneuses aux pentes herbeuses. Vers midi nous approchâmes de l’entrée du port et nous longeâmes le promontoire qui la coupe pour pénétrer dans la baie de Nuku-Hiva. Aucune description n’est capable d’en révéler la beauté, mais, à ce moment, je ne la voyais pas car je n’avais d’yeux que pour le drapeau tricolore français qui flottait sur six vaisseaux, dont les coques noires et les canons montraient qu’ils appartenaient à la marine de guerre.

    Ils étaient à l’ancre dans ce ravissant petit golfe où leur présence paraissait absolument anormale. Mais nous ne tardâmes pas à apprendre ce qui les y avait amenés. Tout le groupe des îles venait d’être pris par l’amiral Dupetit-Thouars, au nom de l’invincible nation française.

    Ce renseignement nous fut donné par un individu étrange, un véritable vagabond des mers du Sud qui s’approcha de notre navire dans une baleinière dès que nous pénétrâmes dans la baie.

    Quelques personnes bienveillantes qui se trouvaient à la coupée l’aidèrent à monter à bord, car notre visiteur était dans cet état d’ébriété où un homme se montre à la fois cordial et inutile.

    Bien qu’il fût dans l’impossibilité de se tenir droit et de traverser le pont, il offrit ses services au pilote pour nous procurer un bon atterrissage ; mais notre capitaine mit ses talents en doute et refusa de croire à sa science de navigateur.

    Cependant le nouveau venu était décidé à jouer un rôle et, après de nombreux efforts, il réussit à s’introduire dans le canot de sauvetage où il se soutint en s’accrochant à un filin et où il commença à donner des ordres avec une extrême volubilité ponctuée de gestes fort originaux. Bien entendu personne ne lui obéit, mais comme il était impossible de le faire taire, ce bizarre individu, lorsque nous longeâmes les bâtiments de la flotte française, donna une véritable représentation aux officiers de ces navires. Nous apprîmes par la suite qu’il avait été lieutenant dans la marine anglaise, mais qu’il avait déshonoré son uniforme au cours d’une croisière, puis avait déserté et avait passé plusieurs années à errer parmi les îles du Pacifique. S’étant par hasard trouvé à Nuku-Hiva lorsque les Français en avaient pris possession, il avait été nommé pilote par les autorités nouvelles.

    Tandis que nous avancions lentement dans la baie, de nombreux canots sortirent des plages environnantes et nous nous trouvâmes bientôt au milieu d’une véritable flottille de petits bateaux occupés par des indigènes qui cherchaient à monter à notre bord et se bousculaient dans leurs efforts infructueux. De temps en temps les bouts-dehors de leurs légères chaloupes s’emmêlaient et menaçaient de faire culbuter les embarcations, ce qui provoquait une confusion impossible à décrire.

    Je n’avais certainement jamais entendu d’aussi étranges cris, ni vu des gestes aussi désordonnés. On aurait cru que les insulaires allaient se couper la gorge alors qu’ils s’efforçaient simplement de dégager leurs barques.

    Parmi les canots une quantité de noix de coco flottaient en groupes circulaires se soulevant ou s’abaissant au rythme des vagues et insensiblement s’approchaient de notre bâtiment.

    Comme je me penchais avec curiosité par-dessus bord pour essayer de comprendre ce bizarre phénomène, une des masses flottantes qui était très en avant des autres, attira mon attention ; je distinguai en son centre une sorte de sphère brune qui tournait et sautait d’une façon singulière, et je m’aperçus bientôt qu’elle ressemblait étonnamment au crâne d’un sauvage.

    Je vis ensuite deux yeux et je compris que nous avions affaire à un commerçant qui avait trouvé cette méthode peu banale d’apporter ses produits au marché. Il avait attaché toutes les noix les unes aux autres avec des morceaux de leurs fibres partiellement attachées à l’écorce, puis, se mettant au centre de ce collier, il faisait avancer le tout en nageant.

    Je fus quelque peu étonné de constater qu’il n’y avait pas une seule femme parmi les indigènes qui nous entouraient. J’ignorais à cette époque que, en vertu du tabou1, l’usage des canots était absolument interdit au sexe faible sur toutes les parties de l’île. Une femme était punie de mort si elle était vue entrant dans une embarcation même amarrée au rivage ; quand une dame des îles Marquises veut voyager par mer, il faut qu’elle le fasse à la nage.

    Nous étions à un mille et demi environ du fond de la baie quand quelques-uns des insulaires qui étaient parvenus à monter à bord au risque de couler leurs canots, attirèrent notre attention sur un singulier mouvement qui se produisait dans l’eau devant le navire. Tout d’abord je crus qu’il était causé par un banc de poissons qui dansaient à la surface, mais les sauvages nous déclarèrent que c’étaient des Winhenies (jeunes filles), qui venaient nous souhaiter ainsi la bienvenue.

    Tandis qu’elles approchaient et que j’observais leurs mouvements, le geste de leur bras droit qui soulevait au-dessus de l’eau leur ceinture et leurs longues chevelures sombres qui traînaient derrière elles, j’aurais pu croire que c’étaient des sirènes car elles en avaient l’apparence et la grâce.

    Nous étions encore à quelque distance de la côte et nous avancions lentement, nous passâmes au milieu de ces nymphes qui nous entouraient. Beaucoup d’entre elles s’emparèrent des anneaux pour grimper le long des flancs du navire, d’autres, au risque d’être écrasées par lui, se hissèrent à l’aide de filins. Toutes réussirent à atteindre le plat-bord où elles s’accrochèrent ruisselantes d’eau, à demi enveloppées par leurs tresses d’un noir de jais ; elles étaient pleines de gaieté, s’interpellaient les unes les autres et riaient. Elles ne demeurèrent d’ailleurs pas inactives et s’entr’aidèrent pour faire leur toilette.

    Leurs luxuriantes chevelures furent roulées serrées aussi étroitement que possible et débarrassées de l’écume marine ; leurs corps furent soigneusement séchés puis enduits d’une huile odorante contenue dans une petite coquille ronde qui passait de main en main. Leur parure fut complétée par quelques plis d’étoffe blanche dont elles entourèrent leur taille. Une fois prêtes, elles n’hésitèrent plus et ne tardèrent pas à gambader sur le pont, plusieurs se penchèrent sur les rambardes ou sur le beaupré, tandis que d’autres s’allongeaient dans les chaloupes.

    Leur aspect me stupéfiait ; leur extrême

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