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Chicago
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Livre électronique972 pages15 heures

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À propos de ce livre électronique

Dans un Chicago livré à la violence, à la corruption et aux émeutes raciales, un héritier vit une descente aux enfers. Pris pour cible dans une chasse à l’homme, il est abattu au cours d’une fusillade. Qui est ce tueur à gages qui le poursuit ? Pourquoi le groupe qu’il a dirigé l’a-t-il dénoncé aux autorités ? Voici sonnée l’heure de l’embrasement. Une jeune journaliste, aidée de son ancien mentor de la police de Chicago, mène l’enquête.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Ivan de Villers est spécialiste du storytelling. Dans ce thriller psychologique, le temps et le lieu ont un rôle majeur pour lui. Le temps qui, par sa dimension destructrice, assombrit le récit quand le passé se révèle et la ville de Chicago qui continue à corrompre les âmes.
LangueFrançais
Date de sortie7 juil. 2023
ISBN9791037791450
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    Aperçu du livre

    Chicago - Ivan de Villers

    Chaos

    Le dépouillement

    Le ciel s’était chargé de nuages au violet menaçant qu’un artiste indélicat avait brossé avec rage. Dans cette immensité laiteuse où la neige formait une surface irrégulière, un œil aiguisé de chasseur aurait discerné une mince tige noire aux contours flous. Au loin, les quelques structures au toit éventré qui subsistaient à l’ouest et au nord du lac étaient de vieilles cabanes effondrées. De ce côté du lac blanc, le trait avait grossi et avait pris l’apparence d’une silhouette bombée. Égaré au milieu de la banquise, l’animal au poil roux était à découvert. Lourdaud, comme empesé par sa fourrure, il n’avait pas la grâce d’un ours aux muscles rebondissants. Il se releva pesamment et, à ses gestes saccadés, à l’effort sur lui-même qu’il accomplissait, à la souffrance qu’on lisait sur son visage émacié, on devinait une forme humaine. Entièrement recouvert de peaux de bête, on aurait dit un trappeur de l’ancien temps. La toque velue, l’ample manteau qui descendait jusqu’aux pieds et dont le bord frottait la couverture enneigée du sol et les bottines indiennes provenaient de la même fourrure. Il s’ébroua comme un chien et regarda avec stupeur le monde de désolation qui l’entourait. Au crissement de son pied sur la glace, il sembla prendre conscience avec effroi de là où il se trouvait. Il mesura son effort et accomplit un tour sur lui-même. Tremblant de tout son corps, il cherchait une échappatoire, une issue. Sinistre espoir. D’avance, il se doutait qu’il ne trouverait rien d’autre qu’un désert de glace au froid mortel. Un nuage s’effaça dans le ciel qui se vida instantanément de ses couleurs. Les traits révulsés, le trappeur grimaça.

    Roy reconnut ce rictus de douleur. Il avait déjà vu ce visage, ces yeux égarés lui étaient familiers. L’homme lui ressemblait comme un reflet, le reflet d’un miroir piqué de taches brunes au tain fissuré. Soudain, il se trouva projeté dans le corps de l’homme à la fourrure. Un corps exténué, défaillant, dont les jambes n’obéissaient plus. Il préféra ne pas regarder : sous ses pieds, la glace cédait. Partout, les rainures bleutées tendaient à se rejoindre. La glace se disloqua, l’eau s’infiltrait à l’arrière de ses mocassins. S’il ne suivait le fil qui le conduisait à la rive, s’il faisait un faux mouvement, il était fichu, emporté par l’abîme. Il tendit les bras comme s’il tenait un balancier. Du pied droit, il tâta le terrain, le corps bien droit. Il se décida à faire un pas, au risque de tomber. Chacun de ses mouvements lui demandait un effort considérable. Il ne pouvait s’arrêter maintenant. Continuer le plus délicatement possible, ne pas s’interrompre. Il ne lui fallait penser à rien, juste à la terre ferme, quand il atteindrait finalement la plage de galets. Il aurait donné un empire pour sentir à nouveau l’humus des feuilles, la dureté d’un sentier rocailleux. Il n’avait pas peur, il n’avait pas le vertige, il ne lui arriverait rien s’il ne faisait pas de gestes saccadés. Il refusa le doute, l’hésitation, la panique. Le froid qui pénétrait chacune des couches de ses vêtements ne l’engourdissait pas. Il ne prêta pas attention à la ronde de corbeaux déployés en boucle à l’infini au-dessus de sa tête qui guettaient sa chute. Bravement, en équilibriste, il continua à avancer sur un fil imaginaire. Que lui importait le baudrier, le parachute ou le harnais ! Il n’avait que faire de ces ustensiles, il n’avait confiance qu’en son pas sûr et solide sur ce câble tendu à l’extrême. Il ressentit l’adrénaline monter à lui, dans un état de conscience maximale. Il était à la moitié du lac, il allait réussir. Les sens aiguisés, il se sentait en harmonie avec son corps, concentré, léger comme l’air malgré sa toque de trappeur, l’ample manteau qui descendait jusqu’à ses pieds dont le bord frottait le fil tendu.

    Avait-il un temps perdu sa concentration ? Avait-il accéléré son allure à la vue des premières cabanes sur le bord du lac ? Au cri d’oiseau strident qui accueillait avec férocité la nuit, il tressaillit. Son pied gauche crissa sur la corde enneigée, hésita et accrocha un nœud. Il eut peur et sans savoir pourquoi éprouva le besoin irrépressible de regarder derrière lui. Il savait que c’était une erreur punie de mort, qu’il risquait de se transformer en statue de sel, qu’un léger mouvement de côté entraînerait un déséquilibre fatal. Il perdit pied. Ses bras s’agitèrent en cercles, en vain. Il tombait. Comme à chacun de ses rêves, il se vit tomber avec une lenteur exaspérante, il n’arrêtait pas de tomber. Le tapis de glace s’ouvrit sous ses pieds sans un fracas, sans un son. L’eau noire l’accueillit et l’engloutit. Il sombra dans le liquide glacé. La glace s’était reformée à la surface et l’emprisonnait. Alors, le cœur battant, il sentit plutôt qu’il ne vit qu’il n’était pas seul. Contre sa peau, dans une promiscuité insupportable, un autre corps flottait sous la banquise, les bras en croix. Surpris par son intrusion, des yeux inflexibles le fixaient. Pris de panique, il lui fallait remonter à la surface. Roy se précipita, manqua d’air, chercha une trouée entre ces blocs de glace. Il n’y avait pas de doute possible. C’était bien lui, le visage intact, non boursouflé : penché vers lui, son père noyé le regardait avec indifférence.

    Les hallucinations avaient repris. Toujours plus précises, toujours plus réalistes. Roy ouvrit les yeux pour effacer l’image de son père qui subsistait dans une bulle de pensée. Avait-il laissé un message avant d’être emporté par les flots ? Que signifiait ce regard dédaigneux ? Il ne le saurait jamais. La tête tournait, il ne se sentait pas bien. Des brûlures d’estomac le firent se redresser. Une odeur âcre le submergea et le fit hoqueter. Combien de temps avait-il dormi, se demanda-t-il ? Il bougea le bas du corps et sentit une hideuse humidité se coller à ses vêtements. Ses draps étaient trempés, il les repoussa en bloc. Il se leva brusquement et fut pris de vertiges. En pleine confusion, il manqua de tomber sur une bouteille au bord du lit dont il ne reconnut pas la provenance. Il tremblait plus que d’habitude. Le bras appuyé sur la table de chevet, il attendit que les tremblements qui gagnaient tout le corps s’atténuassent. Il n’allait pas bien, cela empirait. On eût dit qu’on lui appuyait sur les tempes, que sa tête, prise dans un étau, allait jaillir de sa coque. Il s’en voulait terriblement. La veille, rien ne s’était passé comme prévu. Il avait préparé son dîner avec un plat qu’il aimait mais il n’avait pu finir la moitié de l’assiette. Ni la télévision ni le jazz n’avait pu le guérir de son anxiété. La nuit était vite tombée sur Chicago comme un mur impénétrable. En face des panneaux livides de son appartement, ses craintes le reprenaient. Épuisé, il avait tout mis en place pour se coucher tôt. Seule une bonne nuit de sommeil pouvait le remettre d’aplomb. Une à une, il s’était mis à effectuer les tâches ménagères avec soin, à fermer la poubelle, à mettre la machine à laver, à passer l’éponge sur la table, à nettoyer le poêle sans le rayer, à s’assurer par trois fois qu’il n’avait rien laisser allumé dans la cuisine, à presser la poignée de la porte d’entrée fermée à chef, à éteindre les lumières. Le moindre oubli, et il aurait tout à recommencer. Ruminés chaque soir, ces rituels n’arrivaient pas à le calmer. Au contraire. Plus il s’approchait de l’issue, ce moment où il pouvait s’engouffrer dans ses draps, où il pouvait étendre le bras, où il pouvait se servir de sa main tremblante, plus il s’énervait. Il se lava les dents mais recommença car il avait bâclé le travail. Dans son esprit, il n’y avait aucun doute : il ne serait récompensé qu’à partir du moment où il aurait accompli avec sérieux et diligence ce qui l’assommait. Pas avant. Qu’avait-il oublié ? La pénombre avait gagné l’appartement, seule sa chambre restait allumée. Vite, vite, vite. La bouteille attendait dans son coffret noir qu’on veuille bien s’occuper d’elle. Il s’était attaché à bien réaliser ce qu’il avait à faire, à ne pas transformer son appartement en un dépotoir immonde où les assiettes s’entassent pêle-mêle dans l’évier, où les taches de gras luisent et collent sur la table, où la poubelle éventrée déborde par terre. Il s’était dit qu’il n’avait pas démérité, qu’il y avait droit : une dose quotidienne d’une demi-bouteille de whisky le dédommagerait de ses efforts. Attention, il devait respecter son contrat : la moitié, pas une goutte de plus. Le devoir d’abord, la gratification viendrait ensuite. Il enfila ses affaires du soir avec précipitation. Il avait le temps, tout le temps de savourer. Ah oui ! avant de pénétrer dans sa chambre, il vérifia une troisième fois si la porte d’entrée était fermée à double tour, si les lampes du salon étaient éteintes, s’il avait fermé le gaz.

    Il s’allongea enfin sur le lit et ouvrit la bouteille de whisky qu’il venait d’acheter. Un whisky sombre, aux noires senteurs fumées d’une tourbe écossaise. Il n’avait pas de verre. Quel idiot ! Accomplir le mouvement inverse, revenir à la cuisine, se pencher pour saisir un verre lui parut insurmontable. Il réfléchit et se décida : il but au goulot. Le liquide rebondissait, glissait en lui. Il s’interrompit brusquement, riant sous cape, comme un enfant pris en faute. Il avait oublié de marquer d’un trait de craie la moitié de la contenance de la bouteille. Une paix avide l’envahit et il reprit alors, avec quiétude et voracité. Mais des pensées sombres étaient venues s’interposer. Il pensa à la journée écoulée, à sa première leçon de tennis qu’il avait débutée avec vingt minutes de retard. Il s’était excusé platement mais la vieille mère Hughes n’avait pas apprécié. Par la suite, il s’était emporté contre l’enfant d’une cliente qui jouait au lieu de ramasser les balles. Sa colère injustifiée avait porté et les joueurs sur les autres terrains de tennis s’étaient arrêtés. Il en oublia le trait sur la bouteille et la limite imposée. Aux trois quarts de la bouteille, il se dit qu’il était un hypocrite, un faux jeton et qu’au point où il en était, il valait mieux qu’il aille jusqu’au bout. Il souleva la bouteille vide, la soupesa. Il ne comprit pas. Même en se penchant, en tentant d’aspirer avec la langue au travers du goulet, rien ne tombait. Hébété, il la regarda un temps. Elle était devenue une coquille vide, quelqu’un qui ne tient pas ses promesses. Un leurre, une mascarade. Il en voulait à la bouteille qu’il jeta avec dédain et qui roula le long du lit. Il s’en voulait aussi. Qu’il se sentait faible et lâche !

    Ce matin, il le payait. Ses aigreurs avaient atteint un nouveau pic. Pris de nausées, il se précipita vers la salle de bain. Le miroir s’ingénia à rendre une image qui le mortifia. La barbe de trois jours, les yeux larmoyants, le teint brouillé, les cheveux plaqués en avant, le front luisant et enfiévré, il faisait peine à voir. Roy se sentit souffrant et accablé. Il eut envie de briser ce reflet idiot qui se moquait de lui. Il prit un tube de dentifrice et dessina sur la surface polie du miroir des yeux, une bouche hilare et des narines épaisses. Ce faisant, il donna vie au masque hideux qui le singeait et imita les traits de son visage d’une manière grotesque. Un malaise incontrôlable le pénétra et les tremblements reprirent. Il était possédé. La puissance obscure qui se jouait de lui, qui dirigeait son corps et qui gouvernait ses gestes l’avait transformé en pantin. La figure enveloppée de cheveux qui reposait sur une épaule bondit d’un coup et joua la surprise. Un frisson parcourut le corps souple, désarticulé et se figea dans une expression d’effroi. Dans une gesticulation outrée, l’autre exprima la colère. N’était-il pas risible, se demanda-t-il ? Ne méritait-il pas cette pantomime qui stigmatisait ses défauts ? D’un mouvement de poignet, Roy emporta de l’étagère d’angle ce qui y reposait : le porte-savon, le gobelet, la brosse à cheveux. Le tout atterrit avec fracas sur le carrelage. Était-ce lui qui agissait ainsi ? L’esprit parasite qui s’était logé dans son cerveau l’avait réduit à l’impuissance. Les mains en triangle au-dessus de la tête, Roy pressa sur les tempes mais il n’y avait rien à faire. Esclave, il ne pouvait plus être délivré de cette dépendance. Chaque tentative de rébellion se soldait par un échec, un retour à la case départ ou à un état encore plus végétatif. Les cures de désintoxication l’avaient conduit au bord de la folie et à des rechutes inévitables. L’antidote était le fléau qui l’empoisonnait. Le manque générait de nouvelles angoisses et le faisait boire à nouveau. Cette puissance maléfique l’enferrait dans un filet qui se tendait et l’enfermait davantage chaque fois qu’il se débattait.

    La seule vision précise qu’il conservait de son cauchemar était celle du visage de son père, les arêtes de son nez, les orbites béantes, le menton trop étroit. Lui qui ne croyait en rien, ni aux homélies des hommes en noir, ni aux clabaudages des vieilles femmes, y voyait le présage funeste que ce mal qui couvait dans sa chair n’avait d’autre fin que sa perte et qui s’accélérait. Parfois, des sursauts de vitalité l’aidaient à duper le Ciel ! L’inquiétude s’évanouissait un instant, il se promenait alors dans la rue, chantait un air à la mode, rencontrait une inconnue dans un bar ; il était jeune, il pouvait plaire encore ! Au coudoiement de la foule qui circulait dans tous les sens à Chicago, il n’éprouvait plus de solitude. Il riait au rire de ces trois jeunes femmes qui passaient sous ses yeux et pouffaient en baissant la tête. Il vivait ! Il avait encore des instincts, des désirs, des pulsions qui échappaient à la force invisible qui l’avait asservi. Au tennis, il se déplaçait presque avec la même souplesse qu’avant, ses muscles répondaient avec la même tension. Mais le répit était de courte durée, il ne pouvait plus longtemps se mentir à lui-même. Son teint avait perdu de sa fraîcheur, ses paupières alourdies marquaient son âge, flétrissaient la peau par de fines ridules d’un fruit trop mûr. Extérieur au monde, à ses anciens amis qui le fuyaient, il n’avait goût à rien. L’odeur de la nourriture lui donnait des nausées. La cuisson, le graillon, les pommes de terre qui grésillaient le mettaient au supplice. À mesure que la nuit gagnait, le Marchand de Sable laissait tomber au-dessus de sa tête des bribes de pensées qui, oisives, s’emboîtaient, s’enchâssaient jusqu’à former une traînée d’alarmes qui le tourmentaient et s’infiltraient dans son sang corrompu. Il n’osait lever les yeux vers la poignée de sa chambre, il avait peur de son lit, il avait peur du sommeil, de perdre le contrôle, de devenir fou. Il se couchait en tremblant, son cœur battait trop fort pour qu’il ne trouvât le sommeil. Inexorablement, il tombait dans l’eau glacée et se réveillait dans l’épouvante.

    Sous l’oppression d’une crainte irrépressible, il mettait la lumière de la pièce et attendait que les battements du cœur s’atténuassent. Là, il commettait le geste. Que pouvait-il faire d’autre ? Y avait-il d’autres issues ? Dans sa tête malade, il n’en discernait pas. Alors il prenait un verre. Un verre exquis dont les parois offraient l’hospitalité au liquide cuivré et à ses remous argentés. Oasis salvatrice dans cette nuit suffocante, il en appréciait la fraîcheur, la force au fond du gosier, les vapeurs d’alcool qui brûlaient le palais, les notes de malt, d’épices qui le réchauffaient. Cette sensation de bien-être n’avait qu’un temps. Il connaissait par cœur la suite des évènements. Il repensait aux phrases stupides prononcées la veille, celles qui avaient blessé. À cet héritage humain et financier que son père lui avait légué et qu’il avait gaspillé. À ces mensonges dont il s’était fait un bouclier, qui avaient façonné un masque, un autre lui-même et qu’un beau jour sa femme avait rejeté comme une pâle copie de l’homme qu’elle avait aimé. Dans des crises d’angoisse qu’il n’arrivait pas à calmer, plus il perdait ce qui le rattachait à la vie, ses amis, ses biens matériels, son emploi, ces oripeaux d’une existence qui avait encore un semblant de lustre, plus ses peurs se réalisaient immanquablement. La spirale n’avait pas de fin. Les dernières années de leur mariage, il avait été hanté par l’idée que Mary le quittât. Il ne supportait pas la voir sortir avec ses amis du théâtre après la première et revenir avec cet air mystérieux d’une femme qui a plu. Sa jalousie devint une obsession et il s’était rendu suffisamment odieux à ses yeux pour qu’elle demandât le divorce. Il en était de même avec les professions qu’il avait occupées après sa chute. Grâce à Kenneth et sa belle-mère Susan qui avait œuvré en sous-main, il avait pu trouver un métier convenable, loin des projecteurs. Mais il était tétanisé par l’échec, la peur de décevoir son employeur. À chaque fois qu’il craignait de mal faire, il tombait à côté, incapable de prendre une décision, de trouver le ton juste, de prendre les conseils de ses chefs. Si son vieil ami Thomas n’était pas intervenu, que serait-il devenu ? Il préférait ne pas le savoir. Le tennis était son domaine, il ne décevrait pas, se dit-il pour se rassurer.

    L’eau de la douche coulait sur sa peau mais il n’y trouva pas de réconfort. Dès qu’il s’éloignait du filet d’eau, il tremblait de froid. S’il bougeait, s’il tentait le moindre geste pour agripper le shampooing, il se retrouvait nu, exposé, pitoyable. Seule l’eau constituait un refuge face au mal qu’on lui faisait, à la bête immonde qui rôdait. L’eau originelle. L’eau amniotique qui le protégeait de ce sentiment d’abandon qui pressait son cœur. Sous l’eau brûlante, sous les vapeurs blanchâtres qui le rendaient invisible à son ennemi et maître, il affichait quelque contenance.

    Depuis combien s’était-il caché dans la salle de bain ? Roy se précipita à l’extérieur de la douche. Un frisson glacé le traversa. Il serra les poings, jurant qu’on ne le reprendrait plus. Décidément, le démon suceur de sang qui s’était emparé de lui s’amusait à ruiner ses bonnes résolutions. Ne pouvait-il pas partir à l’heure, pour une fois ? Il avait beau prévoir, traverser chaque pièce les yeux collés à sa montre, à la pendule du salon, à l’heure affichée sur le four, il n’arrivait pas à s’y tenir. Toujours, un prétexte subtil l’écartait de son dessein premier, un verre à ranger, une facture à payer, le pli d’un recommandé à ouvrir. L’heure dite dépassée, Roy prenait tous les risques pour rattraper son retard, dévalait les escaliers au risque de se rompre les os, cherchait ses clés de voiture désespérément dans la poche de son imperméable avant de revenir les chercher dans l’appartement, quittait sa place de parking extérieure sans avoir eu le temps de dégivrer le pare-brise et conduisait à l’aveuglette. « Pourvu qu’il n’arrive pas en retard cette fois », se dit-il. Le premier cours débutait à dix heures. Si une cliente se plaignait, Thomas viendrait à son secours et le couvrirait.

    *

    Longeant Hamilton Avenue au sud de la ville, les courts de tennis s’étendaient derrière les fenêtres du directeur du club. Chaque fois qu’il pénétrait dans le bureau privé de son ami, Roy sentait cette odeur de bois ciré, de cuir qui lui rappelait son enfance quand son père le forçait à suivre les cours des meilleurs professeurs de tennis du moment. Il aimait entendre la sonorité des balles de tennis qui se répondaient, la porte aux allures médiévales qu’on ne refermait pas, le fauteuil à oreillettes en cuir rouge disposé devant le secrétaire en loupe d’orme à quatre tiroirs, les quelques livres de Walter Scott et de Rudyard Kipling serrés les uns contre les autres dans une bibliothèque George III aux vitraux d’église. Ici, dans cette même pièce, il se sentait chez lui.

    Même au plus fort de l’été, Thomas ne se départait pas de son costume sombre et de sa cravate à pois qui n’arrivait pas à le vieillir. Le garçon nerveux, frêle, sensible à l’excès que Roy avait connu jadis à l’université était devenu un notable au visage poupon, à la chevelure frisée déjà ternie. D’un geste de la main amical, il invita Roy à s’asseoir sur un fauteuil club au cuir basané. Ses longs doigts pâles et nerveux tapotaient sur un cahier d’où des notes griffonnées à la hâte s’échappaient. Il posa ses coudes sur les bras de son fauteuil comme quelqu’un s’apprêtant à entamer une conversation qui l’embarrassait.

    Roy préféra prendre les devants :

    — Oui, je suis désolé pour ce matin. La voiture ne démarrait pas et je suis arrivé tard à vélo.

    Le sourire d’amitié profonde avec lequel Thomas avait accueilli Roy ne quitta pas ses lèvres fines mais une ombre passa et voila le regard de son ami qui osa lui demander :

    — Roy, combien de fois es-tu arrivé en retard dans le mois ? Les clients paient à l’heure, tu sais.

    — Je ne sais pas. Si tu m’en parles, je suppose que j’ai manqué de ponctualité.

    — Cela t’est arrivé sept fois au cours de ce mois. Tu veux qu’on en parle ?

    — Tom, tu peux me faire confiance, cela ne se reproduira plus.

    Thomas Ratcliffe se leva, visiblement gêné. Il tourna le dos à Roy, prit un verre puis le redéposa. Le silence s’installa entre les deux hommes. Roy balaya du regard la pièce encombrée de tableaux de joueurs et de trophées. Il fit mine de sourire, caressa sa barbe claire fébrilement :

    — Je te demande pardon, j’ai déconné.

    S’adossant confortablement dans son fauteuil, Tom tira discrètement sur le pli de son pantalon :

    — Ce n’est pas moi, Roy. Ce sont les clients qui se plaignent.

    Roy bondit :

    — Ah ! je sais, il s’agit de Shirley Sauder. Cette vieille pie n’a pas aimé que je reprenne son fils qui jetait sa raquette par terre. Un insupportable petit babouin trop gâté.

    — Roy, tu l’as bousculé, tu l’as houspillé, devant les autres membres du club. Cela ne se fait pas Roy, du moins, pas ici.

    — Au temps pour moi, tu as raison, j’ai dépassé les bornes, je me suis énervé.

    Tom prit un feuillet de pages et les parcourut du regard :

    — Il n’y a pas que le petit Sauder, tu sais. J’ai reçu des lettres…

    — De qui ? Tu peux me dire de qui il s’agit ?

    Thomas lui montra, en parlant, une feuille froissée d’aspect étrange et ajouta :

    — Elles ne sont pas signées.

    — Qu’est-ce qu’elles racontent ?

    — Que tu manques de concentration. Que tu ne finis pas tes phrases. Que tu t’énerves pour un rien. Je dois admettre qu’elles ont un fond de vérité.

    Thomas n’osa pas lever les yeux et affronter le regard de son ami. Il reprit :

    — Tu comprends, c’est très ennuyeux pour l’image du club, ce genre de propos. On est dans un petit monde, un monde très fermé.

    Roy baissa la tête :

    — Je comprends.

    — Tu n’es pas toi-même. Tu n’es plus le champion que j’ai connu, celui qui soulevait les foules, dont toutes les lycéennes réclamaient des autographes.

    — J’ai vieilli.

    — Tu sais très bien de quoi je parle.

    — Oui, répondit Roy d’une voix étouffée.

    — Je croyais que tu étais allé voir un centre.

    — J’en sors !

    — Tu dois être aidé. Je m’inquiète pour toi.

    Tom fit pivoter son fauteuil et désigna le bar derrière lui :

    — Je les garde pour les clients. Je n’y touche plus. On ne sait jamais où est la limite à ne pas dépasser avec ces… bouteilles. Un verre, puis un deuxième, puis on n’arrête plus. Je vois qu’on se comprend, Roy.

    Comme s’il trouvait cette épreuve bien pénible, Tom passa la main sur son front. Chaque expression de son visage dénotait l’homme réservé, qui détestait les conflits et les éclats de voix. Puis enfin, avec un geste volontaire de son poing fermé comme pour mettre toute réserve de côté, il osa lever les yeux et prit un ton de voix plus solennel :

    — Je te donne un congé temporaire, le temps que tu te remettes sur pied… avec une balle bien sûr !

    Roy fit semblant de sourire mais le mouvement des lèvres se figea. Quelque chose d’important venait de poindre dans son existence et il n’en réalisa pas immédiatement la portée. Il eut l’impression que la pièce lambrissée devenait trop étroite pour contenir sa surprise, sa désillusion et sa fureur. Il promena son regard vers le bureau de son ami et le trouva chargé d’un sens qu’il n’avait jamais saisi auparavant. Le tapis imposant, les trophées lustrés, les portraits bondissants des joueurs de tennis habillés de blanc, le ridicule des meubles anglais, de la bibliothèque ventrue, Roy vit dans tout cela les attributs d’une caste, d’une oligarchie, dont il ne faisait plus partie, qui le rejetait.

    Il se vit assis dans le grand salon de Barrington Hills devant une table d’écolier, comme un îlot perdu dans un océan dangereux, le dos affaissé, le poids du monde sur ses épaules, incapable de comprendre le théorème proposé par le répétiteur de mathématiques. Susan, sa belle-mère, s’était assise auprès de lui et lui avait pris la main gauche pour le réconforter. Après avoir passé sa journée à arpenter les boutiques de luxe, son sac à main en crocodile sous le bras, – il s’agissait d’organiser une vente de charité pour les femmes de militaires en mission, militaires ayant travaillé dans la société McAllister – après une journée d’autant plus harassante que la bonne société de Chicago tirait un trait l’air dégoûté sur ces années de guerre et ces images d’anciens combattants au regard haineux, elle se précipitait dans sa résidence au nord de la ville, oubliait les rebuffades de ces anciennes amies qui répétaient les propos de leur mari sur « la détente » et écoutait avec une attention anxieuse le petit garçon à la mine revêche, lequel, assailli du sentiment de ne pas être à la hauteur, de déchoir de la longue lignée des McAllister, négociants, entrepreneurs, armuriers, de la décevoir, imaginait sans trop y croire, alors qu’il lui prenait l’envie de pleurer et de se jeter dans ses bras pour se cacher du monde, une carrière de pianiste ou de sportif, les deux seuls domaines où il ne se jugeait pas ridicule. Susan qui croyait en lui, qui vantait ses progrès, même minimes, rêvait à cette époque que les professeurs narquois, son frère méprisant, tous les sceptiques se confondraient en excuses devant les exploits de Roy devenu grand. Mais on ne pouvait forcer le destin et les miracles ne se produisaient pas. Immanquablement, Roy butait sur un problème d’algèbre, sur la dernière haie, manquait la balle et observait ses échecs avec une pénible consternation, incapable de lever les yeux sur celle qu’il n’en finissait pas de décevoir. Alors que le professeur de mathématiques affichait une exaspération croissante et que ses piètres balbutiements ne le convainquaient pas davantage, à n’en pas douter Roy sut, à douze ans, qu’il ne servait à rien de donner le change, de se donner des airs, que l’obstacle proposé était insurmontable, que le succès était hors de portée, qu’il n’y arriverait pas, qu’il se déroberait au moment fatidique où on comptait le plus sur lui. On pourrait saluer ses demi-exploits, célébrer ses demi-victoires, encenser ses progrès, il avait acquis à cet âge la certitude qu’on n’attendait trop de lui. Un épais silence meubla l’immense salon aux proportions inquiétantes, le maître racla sa gorge d’un air dégoûté et Susan retira sa main.

    Même Tom, son vieux copain Tom, le dernier de la liste. Celui qui lui portait ses raquettes, qui l’accompagnait partout, son fan-club. Tom qui ne l’avait pas jugé, Tom qui l’avait soutenu, Tom qui lui avait offert une place dans son club, Tom qui ne l’avait pas abandonné. Même lui. Il lui fallait encaisser et aller de l’avant, comme toujours. Mais pourquoi, pour qui ? se demanda-t-il. Il n’avait plus personne à qui se confier, plus cette douceur féminine dans laquelle il se plongeait quand les cheveux de Susan se répandaient sur son visage humide. Il ressentit à nouveau cette amertume d’enfant dans la bouche qui se demandait douloureusement s’il n’arriverait jamais à donner satisfaction. Roy se redressa et dit en serrant les dents :

    — Je te remercie, vieux. Tu peux compter sur moi. Dès que je serai guéri, je veux dire définitivement guéri, je recommence les leçons.

    Tom se leva et ils se serrèrent la main chaleureusement :

    — Bien, alors c’est entendu. Tu nous reviens au top de ta forme et on te retrouvera une place dans le club.

    — Entendu ! Merci, Tom.

    — Tu me tiens au courant ?

    — Je ne te lâcherai pas !

    La lourde porte se referma avec le grincement sec d’une crypte funéraire.

    *

    Le propriétaire du Smart avait sacrifié ses économies pour donner au bar l’apparente respectabilité d’un club anglais. Sans fenêtres, les panneaux étaient réservés aux rayons de livres poussiéreux, entassés dans des bibliothèques. Une série innombrable de cadres aux motifs champêtres habillaient une tenture sombre. Après le rideau rouge qu’on franchissait sous le regard aiguisé des hommes de la sécurité, du comptoir en bois tout en longueur d’où émergeaient posées en rang serré sur des étagères en métal de somptueuses bouteilles ambrées, l’on passait dans des petits salons peuplés de canapés en cuir, de fauteuils confortables, de guéridons propres à accueillir les verres et les alcools en tous genres. Venus pour danser, les yeux écarquillés, les groupes de jeunes gens qui affluaient en nombre du rideau rouge regardaient surpris leur portable pour voir s’ils ne s’étaient pas trompé d’adresse. Aucune indication ne mentionnait que le Smart était aussi un bar et qu’il communiquait par son sous-sol vers une des boîtes de nuit les plus en vue de Chicago. Après un temps d’adaptation, ils se dirigeaient vers l’escalier qui conduisait à un caveau aux mille lampions de lumière. De là, ils revivaient un rêve d’adolescent quand, invité par un ami étrange et oisif dans une grande maison d’où les parents avaient déguerpis, celui-ci leur faisait visiter la cave familiale qu’il avait transformée en salle de jeux : des lumières de Noël scintillantes en arc de cercle, une platine vinyle en forme de valise dernier cri, des haut-parleurs rétro, des illustrations de graffitis représentant Che Guevara et l’Inspecteur Harry, un réfrigérateur des années 1950, des canapés et un Pac-Man pour deux personnes.

    Contrairement à la discothèque, à l’étage la musique des années quatre-vingt n’empêchait pas de converser. Roy aimait se réfugier dans l’une des encoignures de l’habitation, entouré d’amis qui partageaient avec lui les mêmes passions et les mêmes vices. Jerry, Vanessa et Joe, ses amis. Il avait été immédiatement adopté et ils lui avaient fait connaître les meilleures tables. Avec eux, pas de faux-semblant, de fausse pudeur, d’hypocrisie, de conventions sociales qui nuisaient à l’authenticité des paroles échangées. Le vin, le cognac, la vodka emportaient la timidité et le mensonge dans un même mouvement qui révélait les sentiments dans leur nudité la plus crue. Des flacons de différentes formes et de différentes couleurs s’accumulaient sur la table basse. Alors qu’il entamait son cinquième verre de Vodka-Red Bull, Jerry se leva avec difficulté, mit du temps pour trouver un équilibre entre ses deux jambes et prit la parole :

    — Les amis, j’ai une nouvelle à vous annoncer. D’abord un truc important que je voulais vous dire : je vous aime, autant que vous êtes ! Vous êtes mes amis, je veux dire : vous êtes mes véritables amis. Il n’y a que vous qui me compreniez.

    Vanessa réagit :

    — Faites-le taire, il est complètement saoul ! Jerry chéri, si tu m’aimes, pour l’amour du ciel : tais-toi !

    Jerry se plia en deux et se pencha vers les genoux de Vanessa. Il mima la dévotion et lui susurra :

    — Mais bien sûr que je t’aime ! Tu le sais que je t’aime : tu es ma douce folie !

    — Il dit n’importe quoi !

    Joe intervint, rageur :

    — Les voilà qui recommencent !

    Vanessa tint à préciser :

    — J’ai accepté de rentrer dans votre club de mâles à la condition de ne jamais coucher avec l’un d’entre vous. Mais je ne peux vous refuser de m’aimer de manière platonique.

    Vanessa leva son verre et les autres l’imitèrent, criant : « À Vanessa, notre égérie, notre Muse ! »

    Jerry, le regard pensif, se mit à bredouiller :

    — Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! Je renonce à la médecine, définitivement ! Hippocrate peut aller se faire voir !

    — Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

    Jerry Levin essaya de réfléchir. Les cheveux en écaille, la moustache, le bouc et les yeux noirs de soufre, il avait l’allure d’un démon. Les yeux hagards, il dodelina de la tête au rythme de la musique puis poursuivit sa réflexion :

    — Je ne peux pas vous le dire. J’ai un secret. Chut !

    Il mit un doigt devant sa bouche et demanda aux autres de s’approcher comme si leur conversation pouvait être interceptée :

    — J’ai fait des économies. J’ai investi dans des entreprises high-tech et cela a très bien marché. Je veux dire : je me suis fait un paquet de pognon. Je peux arrêter la chirurgie et préparer mes valises.

    Roy, intrigué lui demanda :

    — Tu vas faire le tour du monde ?

    Jerry le couvrit du regard comme s’il venait de lâcher une ineptie :

    — Je pars sur la Lune !

    Les autres s’esclaffèrent. Roy connaissait Jerry Levin depuis peu. Il s’en méfiait mais il se doutait que derrière les élucubrations du clown se cachait un homme terrorisé par la peur de perdre le contrôle. Avant de disparaître à jamais, son père lui avait fait découvrir l’alcool à l’âge de huit ans en vue de faire de lui un homme. Brillant, volontaire, d’une assurance à toute épreuve, Jerry ne cessait de tester les limites. Plusieurs fois condamné pour ivresse au volant, il proclamait avoir essayé toutes les drogues sans jamais qu’aucune ne dévoilât un sens à son existence. Il affirmait vivre de ses rêves, aller jusqu’au bout sans penser aux conséquences et il devait plusieurs fois frôler la mort. Longtemps, son métier l’avait maintenu à flot. Son art, prétendait-il, l’avait empêché de sombrer tout à fait. Jerry aimait se vanter qu’il tenait entre ses doigts de virtuose la vie ou la mort de ses patients, qu’il détenait le pouvoir d’un dieu. Mais il avait confié un soir à Roy que la tension extrême de certaines de ses interventions, les plus périlleuses, le conduisait au bord de la folie.

    — Un artiste milliardaire s’est désisté. Il a eu la trouille, oui ! J’ai pris sa place. Au bord du prochain lanceur privé qui se dirigera vers la Lune. On va faire le tour de la sphère céleste et en un rien de temps on rentre sur la Terre ou plutôt on amerrit en plein Océan Pacifique. Une petite balade, quoi !

    Roy se prit au jeu :

    — Tu commences quand l’entraînement ?

    — Il y a un entraînement ? Aïe ! Je n’y avais pas pensé.

    Joe se renversa de sa chaise et s’écria : « Je vais le tuer, ce mec ! »

    Vanessa enchaîna de sa voix éraillée :

    — Ça sera merveilleux ! Tu exploseras en plein ciel. Je pourrais dire à toutes mes amies qu’une nouvelle étoile est née et qu’elle ne pense qu’à moi ! Ah, c’est vrai, je n’ai plus d’amies.

    Entrecoupés de cocktails commandés et bus à plus amples rasades, les rires fusèrent de toutes parts.

    Joe se redressa sur son fauteuil et déclara :

    — Comme on est dans le registre des bonnes nouvelles, Jerry ne jouant plus avec son bistouri (rires), je vais vous poser une question d’ordre théorique.

    Il regarda son auditoire avec satisfaction, sûr d’avoir capté leur attention, avant de continuer :

    — Admettons que votre femme vous quitte mais qu’elle ne vous le fasse pas signifier par des mots ou par une lettre d’avocat, quel objet emploierait-elle ?

    — Des clés ?

    — Ta valise ?

    — Tes affaires jetées à tout va au coin de la rue ?

    — Pas mal. Elle me l’a déjà fait. Non, plus subtil.

    — Son alliance ?

    — Tes capotes ? (Rires)

    — Vous êtes cons. Non, j’ai bien peur que vous ne trouviez jamais. Regardez ce que j’ai ramassé sur le palier de ma maison hier soir, maison évidemment fermée avec un nouveau jeu de serrures.

    Joe sortit de son sac à dos un objet métallique et le posa sur la table basse.

    — Qu’est-ce que c’est ?

    — Un rétroviseur ! Plus exactement le rétroviseur droit de la voiture familiale dont ma chère et tendre épouse ne se sert pas, me faisant signifier par-là, la garce, que je ne suis plus autorisé à pénétrer dans la demeure familiale ni dans le garage, que je n’ai plus accès à la voiture et que je peux aller me faire voir ailleurs !

    Après quelques secondes d’hésitation où les regards s’échangèrent pour guetter les réactions des uns et des autres, on entendit dans un même mouvement des « Vivats ! » et des « Félicitations ! » Encore sous l’emprise de la colère que l’on devinait à la crispation de sa mâchoire, Joe ne comprit pas les compliments de ses amis.

    Jerry lui tapa sur l’épaule et commença :

    — Tu es libre mon vieux !

    Vanessa enchaîna :

    — C’est pour ton bien. Vous ne pouviez continuer ainsi, à vous détruire.

    — Elle a dit qu’elle voulait que je meure, que j’étais violent, irresponsable et je lui ai dit des horreurs.

    Roy réagit :

    — Elle ne le pensait pas…

    — Oh que si, elle le pensait. Je suis certain qu’elle a quelqu’un.

    — Arrête, tu te fais du mal.

    Le doigt levé comme un moraliste qui assène ses années d’expérience de vie, Jerry continua avec douceur :

    — Crois-moi, Joe, quand c’est fini, c’est fini. Tu n’y peux rien, c’est comme cela. L’amour agit comme une illusion. Une fois que le voile est levé, il ne reste que la rancœur. Toi, tu l’aimes. Elle, elle ne t’aime plus. Oublie la femme que tu as aimée, elle n’existe plus. Elle a oublié tous les bons moments que vous avez vécus ensemble. De toi, elle n’a en tête que le mec qui vit avec elle, qui ronfle, qui prend une trop grande place dans le lit, qui ne l’écoute pas, qui pense qu’elle est heureuse alors qu’elle ne l’est pas, qui ne devine pas ses aspirations profondes, qui laisse traîner ses chaussettes et qui dit du mal de sa mère.

    Joe dressa son verre et le vida solennellement. « Étrange bonhomme », se dit Roy. Le regard pénétrant et fixe, un grand front impétueux, la mâchoire volontaire qui soulignait une longue bouche sensuelle, Joe Wright avait le physique et l’amertume d’un Indien qui n’avait pas abandonné ses droits sur les terres de ses ancêtres. Farouche, buté, il avait l’art de susciter des embûches autour de lui et d’aller tête baissée à leur rencontre. Roy avait entendu dire qu’il avait été élevé dans une famille rigoriste de Virginie où il n’avait jamais su trouver sa place. Il manqua d’incendier la crèche de son quartier, puis devint « Marines » par goût de l’action et pour éviter les suites judiciaires des nombreux délits qu’il avait commis dans sa ville natale. Sous l’emprise de l’alcool, il s’était bagarré avec un officier qui avait pris son siège dans un bar bondé. Revenu à la vie civile, il avait créé un club de combat dans un hangar où les hommes exclusivement se battaient à mains nues pour « exister ». Le club fut dissous lorsqu’un des pugilistes devint aveugle et porta plainte. Joe s’en sortit par miracle et se maria dans la foulée. Dès les premières semaines, le mariage se révéla être un désastre. Joe avait pris l’habitude d’appeler Roy en pleine nuit alors qu’il le connaissait à peine, lui confiant ses crises d’angoisse, ses tremblements, ses trous de mémoire, son sentiment d’être prisonnier, que sa femme « qui ne le comprenait pas » surveillait chacun de ses gestes.

    Au soulagement exprimé par Vanessa et Jerry, Roy comprit qu’il n’avait pas été le seul à supporter les confidences intimes et les jérémiades de son ami et se sentit piqué au vif.

    Joe caressa sa moustache après avoir fini son verre de whisky. Il poursuivit :

    — À vous, je peux le dire : ma femme est une sainte. Elle en a bavé avec moi.

    Les rires s’éteignirent, remplacés par un silence religieux.

    — Je lui en ai fait subir et à chaque fois, elle a passé l’éponge. Je lui tire mon chapeau (il souleva son verre et le reposa avec violence sur la table). Elle savait qu’elle s’était mariée à un drôle de loustic et qu’il m’arrivait de partir en vrille certains soirs. Mais à la naissance du petit, elle est devenue une mégère. Elle agissait comme si elle devait protéger sa progéniture et que j’étais devenu un étranger. Je vous jure, je suis une ombre chez moi, l’homme invisible ! Je parle, elle ne m’écoute pas, obnubilée qu’elle est par le petit. Et il va bien, mon Kevin, pas besoin de le couver ainsi !

    — Pauvre vieux !

    — Classique ! Tu lui as donné ce qu’elle attendait de toi, ta semence. Elle n’a plus besoin de toi maintenant.

    Vanessa se mit à développer :

    — Vous les hommes aujourd’hui, vous n’avez plus de valeur ajoutée. On peut faire sans vous et à tous niveaux. Alors, pourquoi s’embarrasser d’un mec égoïste ou odieux ? Elles l’ont bien compris. Et leur petit combat féministe de tous les jours n’est pas fini, les amis, je vous préviens. Elles vous auront jusqu’à la moelle.

    — Et toi ma belle ? demanda Jerry, la voix pâteuse comme s’il venait de se réveiller, les yeux collés sur l’échancrure de sa robe.

    — Moi, je suis comme vous. Je suis passée de l’autre côté. Je suis une affranchie. Plus rien ne me retient ! Je n’ai plus qu’une seule règle de vie : rire au moins une fois par jour !

    Roy pensa que cette femme aux cheveux éteints, aux cavités creuses qui faisaient ressortir de grands yeux inquiets quand elle buvait, au teint flétri par ses habitudes nocturnes, aux plis amers à la commissure des lèvres, aux gestes nerveux, qui vivait la gravité ou l’hilarité avec la même intensité, cette femme qui passait d’une cigarette à l’autre au travers de ses longs doigts trop maigres, avait dû être belle. Ils s’étaient rencontrés dans un hôtel aux portes de l’aéroport de Chicago, dans un bar vide à une heure du matin et elle lui avait raconté sa vie de sa belle voix froissée. Roy ne se rappelait plus vraiment ce qu’elle lui avait dit, sinon qu’elle était issue d’une famille riche de l’Est qui la méprisait, qui l’avait effacée de tous les arbres généalogiques. Malgré les psychanalyses répétées, les admonestations morales et les chantages affectifs, elle avait brisé les codes de la bonne société bostonienne. Elle avait multiplié les fugues, les faux ou vrais suicides, les dégradations commises en état d’ébriété qui obligeaient sa famille excédée à intervenir et à la récupérer au commissariat. Après des années d’errance, elle s’était ressaisie : à trente ans, elle avait connu l’amour fou, idéal, avec un type parfait et compréhensif. Avec lui, elle s’était lancée à corps perdu dans sa nouvelle vie à Chicago. Ses fautes avaient été pardonnées. Amnistiée, réhabilitée, elle avait bénéficié d’une deuxième chance. Elle connaissait enfin le bonheur et la rédemption. Mais dans ce mélange d’apitoiement envers elle-même, ce goût du risque et de la provocation qui la caractérisaient, dans ce mal-être qui rendait l’équilibre et l’harmonie impossibles, sa période de tempérance n’avait pas fait long feu. Attirée par l’incongru, l’outrance, le sordide, elle avait replongé dans le caniveau. Avec méthode, une régularité exemplaire dans la perversion, elle s’était ingéniée à décevoir ceux qui avaient placé sa confiance en elle, à rater ce qu’elle réussissait et à trahir son chéri.

    Vanessa remarqua le temps que Roy passait à la dévisager :

    — Pourquoi me regardes-tu ainsi, beau gosse ? Si j’avais dix ans de moins, tu sais… Tu es bien silencieux ce soir.

    Jerry réussit à marmonner :

    — Roy, je te veux dans ma chevauchée spatiale…

    Roy n’arriva pas à compter le nombre de verres sur la table transparente. Combien en avait-il bu ? Peu importe. L’ivresse bienfaitrice, celle qui apaise, qui réconforte, le gagna. Ce qu’il venait de voir persistait dans sa mémoire immédiate comme un tableau impressionniste. Sa poitrine savourait un bien-être agréable et le prédisposait à un état généreux. Il se sentit tout d’un coup éveillé, enjoué, euphorique. Une vigueur juvénile remplaça le sentiment de vide qui ne l’avait pas quitté de la matinée. Il eut soudain envie de rire, d’embrasser ses amis. Il ressentit la plénitude de l’existence, une sensation qui dépassait l’instant présent, une joie durable, infinie. Il n’eut pas vraiment le sentiment d’être ivre mais déjà son champ de vision s’était réduit. Les murs s’étaient rapprochés et il percevait les visages penchés vers lui avec une netteté extraordinaire. Il avait perdu une parcelle de son esprit critique et une part de sa sensibilité : il se jugeait plus grand, plus beau, plus séduisant que d’habitude. Il avoua en riant :

    — Je crois que j’ai trop bu, les gars.

    — C’est mal !

    — Tu seras puni !

    — Ah oui, j’ai oublié de vous dire : j’ai été viré ! Pour la troisième ou quatrième fois, je ne sais plus.

    — Tu ne joueras plus à la baballe ?

    Ils furent interrompus par un groupe de jeunes femmes qui pénétrèrent brusquement dans la pièce. Leurs rires enjoués et tonitruants augmentèrent fortement l’exposition sonore. Projetée en avant vers leur table pour demander un fauteuil, la future mariée était vêtue de rouge tandis que ses demoiselles d’honneur portaient des robes de cocktail noires. Au soin apporté à leurs cheveux, du blond bouclé aux effets de lumière au luisant d’un brun laqué, on aurait pu imaginer qu’elles émergeaient d’une publicité pour shampooing. Par son teint naturel, sa chevelure châtain abondante, ni trop frisée, ni trop lisse, qui encadrait sa figure d’un ovale angélique, qui soulignait avec grâce et pétillance la forme en amande de ses yeux verts, l’élue de la soirée ressortait du lot. Fasciné par la vision de ces jeunes femmes aux jupes courtes, Jerry se leva, aidé par les autres pour qu’il ne s’effondre pas :

    — Mesdames, mon cœur est à vous ! À vous toutes ! Je lève mon verre à la jeunesse et à la beauté !

    Effectivement, il leva un verre de cocktail de couleur bleue et provoqua un émoi auprès de ses voisins en en reversant la moitié.

    Aussitôt que son discours impromptu s’acheva, on ouvrit les rangs et certaines jeunes femmes vinrent embrasser Jerry qu’elles trouvèrent « si mignon ! » Dans l’hilarité générale, les rires furent à leur comble quand la future mariée vint l’embrasser sur la joue. Alors Jerry émit un pas de danse et la robe rouge s’engouffra dans ses bras dans un mouvement de valse peu orthodoxe. Les bouteilles de champagne arrivèrent sur les deux tablées, suscitant de nouvelles embrassades et des caresses de toutes parts.

    Aux éclats de rire suscités, aux poses suggestives auxquelles certaines se livraient par jeu, Roy comprit que l’enterrement de vie de jeune fille était déjà bien entamé. Il les voyait descendre les flûtes de champagne à une vitesse affolante. Des bouteilles de vodka et de cognac traînaient sur les tables. La future épouse s’appelait Nathalie. Elle riait avec modestie et grâce, mettait la main près de sa bouche. Roy n’était pas le seul à l’observer. Une de ses amies à la beauté scandinave, aux cheveux courts, raides, coupés droit sur le front comme un jeune officier imbu de ses galons, à l’éclat de porcelaine prêt à se briser, aux lèvres frémissantes, regardait la jeune femme avec une vive et douloureuse tension. Elle scrutait chacun de ses gestes, anticipait ses désirs, lui rapprochait une chaise pour s’asseoir, lui apportait une coupe de champagne. Elle lui alluma une cigarette, lui susurra quelques mots à l’oreille et fut récompensée par un sourire complice de Nathalie.

    Roy réalisa que ses amis avaient depuis longtemps brisé la glace avec les nouvelles venues et qu’il se retrouvait seul avec un verre vide à la main. Il passa de la surprise à la gêne, puis à l’ennui et enfin à un sentiment d’abandon qu’il connaissait bien. Il n’avait pas soif, se moquait de savoir ce qu’il allait boire. L’alcool était pour lui ce « pop » du bouchon de champagne qui saute, annonciateur de festivités, cette coupure excitante et qu’on pouvait reproduire toute la nuit, qui vous faisait oublier presque instantanément le dérisoire, une sorte de catharsis qui vous purgeait des désagréments et vous rendait plus avenant. Cette libération n’agissait que de manière éphémère et avait un prix qu’il devait payer le lendemain par des maux de tête et des pertes de mémoire répétées mais il se disait qu’elle valait la peine d’être vécue, qu’un jour il devrait cesser sans doute, quand il serait laid et vieux, devenu incapable de prendre le plaisir là où il se trouvait. Il se dirigea vers le barman et commanda un cocktail. Celui-ci finissait de remplir des rasades marbrées de couleurs arc-en-ciel pour la jeune femme à la peau diaphane et aux cheveux presque blancs qui attendait, dos au comptoir et qui regardait son amie avec férocité. Roy se retourna vers la table où était assise Nathalie, une jambe posée sur celle de Jerry :

    — Elle est très belle.

    — Elle est étincelante.

    — Quand est-ce que le mariage aura lieu ?

    — Le dix-huit juillet.

    — Quelle tonalité sombre : on dirait que vous parlez de funérailles !

    — Un peu l’idée. Avec ce type…

    Elle se rapprocha du bar, prit le verre à la couleur de café crème et le finit d’un trait.

    Roy la regarda, les yeux interrogateurs. La jeune femme s’expliqua :

    — Il s’appelle Daniel. Il est Danois. Ou Suédois, je ne sais plus. Un sale con d’arriviste.

    — Qu’est-ce qu’il fait ?

    — Consultant, dans un cabinet. Il débute.

    — Et elle ?

    Sa voix se fit plus vibrante :

    — Nathalie ? Nathalie est styliste. Elle a un incroyable talent. Je travaille avec elle.

    — Vous l’aimez ?

    — Ce porc ?

    — Non, je parlais d’elle.

    Elle baissa les yeux. Il devina une profonde tristesse en elle. Elle se contenta de murmurer :

    — Vous en avez des questions. Cela ne vous regarde pas.

    Le regard sombre, elle but un autre verre. Sans agrément, sans plaisir. Elle fit tourner entre ses doigts un troisième gobelet, plein d’un liquide à la teinte cerise. D’une voix enrouée, elle lui confia dans un demi-sourire diabolique :

    — Lui, je l’ai baisé, un soir, pour voir. Il me raccompagnait chez moi, dans mon loft. Pendant qu’elle l’attendait, ce salaud, dans leur bel appartement, décoré de blanc. Pendant qu’elle se languissait de lui, il était en train de me sauter. Maintenant chaque fois que je croise le regard de cet enfoiré, il me sourit comme si j’étais sa possession. Je sens la pression de ses mains poilues sur ma peau et je me dégoûte.

    — Alors, pourquoi l’avoir fait ?

    Elle ne répondit pas et plissa les lèvres avec amertume. Il reprit :

    — Vous en avez parlé à Nathalie ?

    — Vous rigolez ? Cela la tuerait ! Je n’aurais jamais dû… je vous interdis d’en parler à quiconque ! Elle n’est au courant de rien.

    Elle vida un autre verre et dit dans la foulée, l’ironie se mêlant à l’emphase :

    — Elle nage dans le bonheur.

    Elle engouffra un cinquième verre à la note mentholée. Elle grimaça puis regarda le verre sans émettre de commentaire. Il la regarda avec compassion : comme il la comprenait ! Il lui demanda :

    — Et vous ?

    — Moi ?

    Elle se tourna vers lui, les yeux injectés de haine et de mépris pour elle-même :

    — Moi ? J’ai une forme olympienne. Ma meilleure amie se marie dans une semaine à Toronto avec un enfoiré de première.

    Elle contempla Nathalie qui se déhanchait lascivement sur la table sur une musique douce, encerclée par les autres demoiselles d’honneur qui l’acclamaient. Elle se parla à elle-même :

    — Lève les yeux, ma belle. Regarde ce que tu as autour de toi. Oublie ce qu’on t’a dit du Prince Charmant, il n’existe que dans les contes. Oublie tes rêves de protection, de sécurité, ces projets de vie qui font penser à un prêt immobilier, à une maison qu’on construirait pierre par pierre. Vis ta vie, ma belle, elle est si courte. Suis ta nature, libère-toi de tes préjugés. Dans peu de temps, tu seras vieille, enlaidie par les tâches ménagères, abandonnée par ton mec qui en aura choisi une plus jeune que toi.

    — J’applaudis à cette représentation si optimiste du foyer conjugal ! Ah, je vous ai fait sourire ! Vous vous appelez ?

    — Patricia. Vous vous intéressez à elle ?

    — Pas spécialement. Mais je suis d’accord avec vous : elle est étincelante.

    Elle le regarda bizarrement, comme on ausculte un animal qu’on est en voie d’acheter :

    — Vous n’êtes pas mal, avec ce petit côté sale gosse qui peut lui plaire.

    Patricia se retourna pour laisser passer deux adolescentes qui chuchotaient derrière Roy. La plus ronde des deux lui lança sans sourciller :

    — Soir’ Roy ! Vous vous souvenez de moi ? Le Lawn ?

    — Ah oui… Dana ?

    Dana hocha la tête, heureuse que Roy l’ait reconnue. Elle parla d’une voix très forte :

    — J’ai parlé de vous à une amie. Elle veut vous connaître.

    Patricia tendit la main pour saisir le dernier cocktail qui restait sur le comptoir et salua Roy en agitant les doigts :

    — Je vous laisse en maternelle !

    L’amie de Dana fit un pas en avant, sa longue chevelure rousse tombait en cascade sur le côté. Elle haussa le menton et Roy découvrit un sourire malicieux et gourmand, des yeux qui le fixaient effrontément sur une peau claire, parsemée de grains de beauté :

    — C’est vous le joueur de tennis ?

    — J’étais !

    Elle le jaugea du regard, les mains sur les hanches, puis se présenta :

    — Heather.

    — Roy.

    Elle laissa le silence s’installer entre eux. Elle agita la tête sur les côtés et finit par dire :

    — J’ai envie de danser.

    Telle une liane qui s’enroule autour de la chair, elle prit sensuellement la main de Roy et le tira vers elle. Sur un ton plein d’autorité, elle susurra, les yeux rieurs :

    — Venez !

    En un clin d’œil, Roy atterrit au sous-sol. Une lumière bleutée et vaporeuse enveloppait le caveau d’une teinte lactée. Roy aperçut des corps entremêlés qui suivaient le même rythme, des bras en l’air qui s’agitaient, des couples qui s’embrassaient avec fougue comme s’il ne leur restait que quelques instants à vivre. Le visage anguleux d’Heather s’offrait à lui par intermittence. Il ne la voyait jamais en entier, la lumière stroboscopique la faisait apparaître par saccades, dévoilant une main derrière ses cheveux, un collier autour de son cou, des épaules nues.

    Roy se sentait lourd, ridicule, il n’arrivait pas à trouver le rythme. Il prit en haine tous ces danseurs déchaînés qui l’entouraient. Heather s’arrêta de danser et se pencha vers lui :

    — J’ai ce qu’il vous faut.

    Ils traversèrent la piste main dans la main sans que Roy puisse se dégager. Il sourit d’un air entendu comme s’il se prêtait à un jeu et n’y apportait pas d’importance. Dans la réalité, la musique, trop forte, cognait contre ses tempes. Elle se retourna et il n’entendit pas ce qu’elle disait. Elle commanda un verre de Martini et l’emmena dans un coin de la discothèque. Peu à peu, cependant, il fut obligé de prendre conscience de ce qu’elle faisait. Elle se mit dos au mur puis lui présenta le verre qu’il regarda avec suspicion. Elle voulut l’encourager :

    — Vous avez besoin d’un remontant. Pour tenir jusqu’au bout de la nuit.

    Il pensa : « Au point où j’en suis ! » et avala le liquide. La fraîcheur du Mojito glissa dans ses veines. Ils retournèrent danser mais presque instantanément il fut pris de vertige. Il eut le sentiment que sa personne tout entière était engourdie par le mouvement heurté des danseurs. Il crut que la musique avait accéléré, son cœur se mit à palpiter plus vite. Il se tâta la poitrine, se demanda fiévreusement quelle mixture elle lui avait fait boire. Il s’en voulut terriblement, une plainte sourdait entre ses dents. Il entendit un cri intérieur qui l’exhortait à s’enfuir, à vomir le breuvage vénéneux qu’il venait d’ingurgiter. N’avait-il rien appris de ses mésaventures ? Il chercha désespérément autour de lui une bouée de sauvetage, un fragment de lui-même qui n’avait pas été corrompu par sa faiblesse, son intoxication, qui, dans cette poursuite intérieure d’une vie d’une autre nature, sans vanité, sans excès, le réconcilierait avec sa propre substance. Heather devina son émoi, s’empara de ses mains et les posa autour de sa taille. Immédiatement, il sentit la chaleur de son corps irradier à travers ses vêtements. La musique techno résonnait avec violence contre la tête enfiévrée de Roy. Les jets des machines fumigènes qui envahirent soudainement la salle le firent suffoquer. Les yeux écarquillés, il ressentait chaque émotion avec une douloureuse intensité. À sa gauche, il crut discerner un rire de femme qui se moquait de lui. Il promena son regard vers la piste mais ne put apercevoir que des yeux avides, comme sortis de leur orbite. Dans son dos, il reçut un coup de coude et se retourna vivement, s’arrêtant de gesticuler comme un pantin désarticulé. Confus, les bras ballants, il chercha à reprendre sa respiration. Enfin, il se révolta. Il pencha la tête vers le cou d’ivoire d’Heather pour lui signifier qu’il devait retourner voir ses amis. Elle interpréta différemment son geste et tendit le cou pour recevoir un baiser. Il s’arrêta net comme si elle l’avait piqué et quitta précipitamment la piste de danse. Il manqua de tomber. Il ne pouvait plus réfléchir, sa tête tournait. Des corps s’entremêlaient dans les miroirs obscènes qui décoraient les cloisons. Il parvint enfin à s’extraire de ce jeu de quilles et à atteindre le bar où il commanda une vodka. La musique s’était fort heureusement éloignée, il en profita pour souffler. Peu à peu, il reprit conscience. Il tomba nez à nez avec Patricia qui le salua d’un verre et s’amusa à le provoquer :

    — Vous en avez fini avec les gamines ?

    Il hurla, croyant qu’elle se tenait loin de lui :

    — C’est n’importe quoi !

    Elle se moqua de sa candeur :

    — Comme si vous ne saviez pas ce que vous faisiez.

    Puis elle déclara :

    — J’ai une mission pour vous. Sérieuse. Nous avons voté.

    — Qui, nous ?

    — Les filles. Je crois bien que c’est la première fois que nous arrivons à l’unanimité. D’habitude, elles s’entre-déchirent. Vous devriez être flatté.

    Les tempes en feu, Roy avait du mal à suivre la conversation. Il se contenta d’ajouter de manière mécanique :

    — Je ne suis pas intéressé.

    — Nathalie vous attend. Elle doit accomplir plusieurs gages ce soir, dont celui d’embrasser un garçon pendant plus d’une minute, un inconnu.

    Malgré lui, il fut pris d’un moment de panique :

    — Trouvez qui vous voulez !

    — Je la connais. Je connais ses goûts. Elle a fait semblant de ne pas vous remarquer à son arrivée au club, c’est tout elle.

    — Je vous l’ai dit.

    — Je ne vais pas vous supplier !

    Il regarda Patricia différemment. La gouaille moqueuse avait disparu et faisait place à un visage mélancolique d’une blondeur d’ange. Finalement, il lui demanda :

    — Pourquoi faites-vous cela ?

    Elle sourit amèrement :

    — Je suis prête à tout. Qu’elle passe la nuit avec vous, qu’elle connaisse autre chose, je ne sais plus.

    — Vous avez l’air si triste.

    — Je suis révoltée !

    Tout à coup, Roy sentit une immense fatigue le clouer au sol. Il eut le désir de se confier à cette inconnue, de lui avouer ses tourments. Il sentit que cette femme amoureuse et rejetée ne le jugerait pas sévèrement, qu’elle accueillerait ses remords avec clémence, qu’elle était le secours le plus admirable qu’il pût recevoir. Trop longtemps enfermé en lui-même, prisonnier de ses pensées, il ne put cependant s’y résoudre. Tendrement, il caressa les cheveux presque blancs de la jeune femme qui le regarda avec défi et murmura :

    — Je ne me sens pas bien. Je ne vais pas être à mon avantage.

    Elle haussa les épaules :

    — Elle est dans le même état que vous.

    Elle poursuivit, les yeux étincelants :

    — Une occasion en or, non ?

    Il hocha la tête, encore incertain :

    — Je ne sais pas si c’est une bonne idée.

    — Vous êtes avec quelqu’un ?

    — Non !

    — Vous venez d’embrasser une fillette prépubère !

    Il sourit au fait qu’elle l’ait observé sur la piste de danse.

    — Je ne vous demande qu’une chose.

    — Laquelle ?

    — Ne lui faites pas de mal.

    Il la suivit avec réticence. Ils furent accueillis par des hurlements des demoiselles d’honneur qui faillirent lui faire rebrousser chemin. Patricia lui dit à l’oreille :

    — Ne me décevez pas !

    Battu, il tendit les mains vers Nathalie comme on se livre à un bourreau. Anxieuse, celle-ci croisait les bras et regardait autour d’elle. Elle cherchait visiblement un moyen d’échapper au gage. Jerry apparut comme un diable qui jaillit de sa boîte au milieu du cercle déchaîné des

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