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Louis et les esprits de Banie: Roman historique
Louis et les esprits de Banie: Roman historique
Louis et les esprits de Banie: Roman historique
Livre électronique364 pages4 heures

Louis et les esprits de Banie: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

Embarquer à la conquête du Pacifique

En son temps inconnu et désormais dans l’oubli, comme des milliers d’autres bougres, assoiffé de curiosités et de découvertes, un homme tenta, un peu malgré lui, l’aventure qu’offraient tous ces mondes, qui, aux yeux de la vieille Europe, paraissaient bien nouveaux. Il s’embarqua un jour sur un navire qui promettait les merveilles de l’Orient, les perles du Pacifique et l’Eldorado. Le temps d’une épopée, il se tint dans l’ombre de son capitaine, qui se fit seul une place dans l’histoire. Comme ces illustres hommes, il ne voulait point conquérir. Il espérait mettre l’Homme en contact avec l’Homme. Il voulait rencontrer ses congénères, il voulait comprendre les autres, il désirait savoir. Aujourd’hui comme hier, on se souvient des massacres perpétrés par les Européens au nom de la foi et de l’or. Puisse demain, se souvenir aussi de ces hommes des premiers contacts, car eux n’avaient qu’une seule ambition : la connaissance.

Un roman historique et exotique hors du commun

EXTRAIT

(Bateau…)
Lorsqu’il vit au loin la silhouette de l’imposant navire, il referma les yeux et l’ignora. Il crut à un autre de ses fantasmes.
— (Bateau.)
Il rouvrit un œil face au soleil aveuglant. Sa joue se décolla de la peau de son avant-bras dans un bruit de déchirure, il releva la tête et posa un coude sur le sable.
— (Bateau !)
— Bateau ?
Il se pétrit le visage et plaça sa main sur son front en guise de visière. Il fronça les sourcils, se frotta les yeux. Il se toucha ; se pinça, comme pour s’assurer que ce n’était point un mirage, et se leva. Le simple spectacle d’un navire qui passait lui paraissait parfaitement irrationnel. Il lui fallait réfléchir.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Thierry Tanakas est né en 1975 à Marseille où il vit. Louis et les esprits de Banie est son premier roman, il a été écrit et développé dans les îles Salomon et en Indonésie.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie8 janv. 2016
ISBN9791023600711
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    Louis et les esprits de Banie - Jean-Thierry Tanakas

    Jean-Thierry Tanakas

    Louis et les esprits de Banie

    À l’Ours

    Premier mouvement – La liberté vient en errant

    Bateau

    Lorsqu’il vit au loin la silhouette de l’imposant navire, il referma les yeux et l’ignora. Il crut à un autre de ses fantasmes.

    Bateau.

    Il rouvrit un œil face au soleil aveuglant. Sa joue se décolla de la peau de son avant-bras dans un bruit de déchirure, il releva la tête et posa un coude sur le sable.

    Bateau !

    –Bateau ?

    Il se pétrit le visage et plaça sa main sur son front en guise de visière. Il fronça les sourcils, se frotta les yeux. Il se toucha ; se pinça, comme pour s’assurer que ce n’était point un mirage, et se leva. Le simple spectacle d’un navire qui passait lui paraissait parfaitement irrationnel. Il lui fallait réfléchir.

    Un navire, que diable ! Un navire !

    Il sourit.

    Les mains posées sur les hanches, il commença à avancer sur la plage d’un pas lent et fébrile, il mit un pied dans l’eau, il rit. Un bourdonnement de bonheur envahit soudain son corps décharné. Les frissons, les tremblements, les spasmes, les grelottements, la chair de poule, le poil hérissé, les gouttes de sueur. Tout ce que pouvait produire son corps pour manifester l’ensemble des émotions qui le traversaient fut mis à contribution. Émerveillé, il reprit son souffle. Il ne pouvait y croire, un navire enfin, cet inespéré navire que lui et ses compagnons avaient tant attendu. S’ils savaient, eux qui désormais reposent sur les hauts de cette île funeste.

    –Comment s’appelle cet endroit qui a servi de cimetière ?

    Piano ? Parno ?

    Il n’arrivait pas à s’en souvenir, son esprit divaguait depuis déjà trop longtemps et sa mémoire était farceuse. Il leva les bras. Il commença à appeler, doucement, il se tut. Il rappela. Se tut à nouveau. Puis il cria, hurla, sauta. Il gesticulait tant qu’il pouvait. Il se mit à courir sur la plage en faisant de grands gestes, du bruit, du bruit, il fallait faire du bruit, il fallait qu’il soit vu, on devait le voir, on devait le croire, on devait venir. Le navire s’approcha. C’était un gros galion espagnol d’au moins mille tonneaux.

    –Au moins !

    Puissant et massif, il portait sur sa poupe l’inscription de son nom en lettres d’or : Esperanza.

    Esperanza !

    –Esperanza…

    Il le trouva très beau. Il n’avait pas vu de tel gréement depuis bien longtemps. Sa grand-voile repliée, le fier galion semblait examiner les alentours. Les géographes du bord devaient tracer leurs cartes. Les artistes devaient être à pied d’œuvre pour décrire, de tout leur talent, ces îles perdues. Les officiers étudiaient la position ; le commandant retranscrivait le tout sur son carnet de bord.

    Dans ces moments, il le savait, on s’équipait de sa meilleure longue-vue, on scrutait l’horizon, on voyait tout. Et forcément, on allait le voir, lui, seul être vivant à des lieues à la ronde, on allait le voir. On allait envoyer un canot vers lui et le sortir d’ici.

    Forcément.

    Le son rauque du soulagement qui sortit de ses tripes provoqua un rire incontrôlable et les larmes lui montèrent aux yeux. L’excitation prit le dessus. Déjà, il trépignait d’impatience à l’idée d’être à bord, de conter son histoire, de manger, de se laver, de boire, de parler.

    –Enfin sauvé !

    Il riait et dansait.

    –Sauvé ! Sauvé !

    Sur de grands sauts de joie, il clamait désormais son bonheur d’avoir été retrouvé. Il exécutait des cabrioles et des acrobaties absurdes, il se jeta par terre dans un grand soupir d’allégresse. Son corps se décontracta entièrement, sa poitrine émit un tremblement d’émotion, il s’étira et les bras croisés derrière la tête, il partit en rêvasserie.

    –Tous ces mois de misère et d’attente n’auront pas été vains ! Sauvé ! Je suis sauvé !

    Il allait prendre le chemin de l’Europe, ce ne serait qu’un simple voyage de quelques mois…

    –Qu’est-ce qu’un mois ?

    Devant lui, se dressait déjà le tableau bucolique de son retour héroïque. Il arriverait en France et la première chose qu’il ferait, ce serait se procurer un bon gueuleton.

    –Un vrai ! Avec des fromages frais, du pain croustillant, des viandes plus rouges que le sang, et le meilleur vin !

    Il se toucha le ventre et éructa. Une fois repu, il prendrait la direction de Paris dans une confortable voiture, paré de bons vêtements, qu’il aurait pris soin de faire confectionner par le meilleur tailleur de la ville. Un collant de soie dans les tons de beige, une chemise blanche de belle facture, un gilet de même couleur ou peut-être jaune – soyons fantaisistes ! – le tout surmonté d’un très beau pourpoint foncé – mais pas trop – et un couvre-chef digne de ce nom.

    À Paris, son bon oncle Urbain lui offrirait l’hospitalité.

    –Ce bon oncle, quelle joie de le revoir !

    Dans les salons cossus de la capitale, il raconterait son aventure, son épopée.

    –Que dis-je ! Mon odyssée ! Ah ! Comme beau est le monde et bien faite est la nature !

    Il fantasma longtemps, sa tête tournait à la vue de ces songes délicieux. Il soupira de satisfaction. Le sourire béat et les yeux mis clos, son esprit commença à couler dans les profondeurs de ses illusions. Il ressentait un bien-être jusque-là jamais atteint. Son esprit et son corps sombrèrent dans les transes vertueuses de la félicité. Tel un roi vaillant saluant son peuple au retour d’une bataille hardiment gagnée, il savourait sa victoire homérique sur les éléments, les maladies, les corruptions humaines et le destin en général. Il régnait en maître sur la fatalité dans son habit de soie, dans les salons cossus… Les mains dans le sable… La tête sous un cocotier… Habillé de guenilles puantes… Et l’épée affutée de son ennemi ressuscité lui transperça le corps d’une douleur tranchante, qui mit un terme violent à ses chimères. Il se réveilla brusquement, les larmes aux yeux, terrorisé par sa propre bêtise. Sot qu’il était, il n’avait pas assez crié. Il réalisa hébété, tel un pauvre bougre sur son îlot sablonneux, que les marins du navire n’avaient montré aucun signe qu’il fût vu, et pour faits et actes, ils ne le virent pas. Il regarda autour de lui et l’épouvantable réalité éclata. Le navire avait disparu. Pris de panique, il courut sur la plage pour le rattraper, il courut en criant, en hurlant, mais rien n’y fit, il ne le voyait plus ; ils ne le verraient plus et il n’avait aucun moyen de le faire revenir. Alors, il se jeta à l’eau et il nagea tant qu’il put, mais à bout de souffle, il s’arrêta. Il insulta le navire, ses marins, les îles, les cocotiers, l’eau, le sable et la vie. Les vagues mouvements de brasse, qui lui maintenaient la tête hors de l’eau, devenaient de plus en plus difficiles ; résigné, il fit demi-tour et retourna au rivage. Il sortit en titubant et tomba à genoux. Les idées fusaient dans sa tête. De tous ses sens réunis, l’information atteignit son cerveau. Ses pauvres méninges analysèrent la situation : bateau parti, bateau plus là. – Pauvre idiot ! – Fin de l’analyse.

    Ses yeux s’inondèrent de larmes. Vide de force, il s’écroula sur le sable brûlant. Son visage offert au puissant soleil, sa balafre se mit vite à rougir et le brûla. Le bateau était parti. Sans lui. Il pleurait. Il poussa un hurlement de douleur, tapa de ses poings contre le sable, tapa de sa tête. Il vomit. Il se releva, courut vers un maudit cocotier et le frappa hargneusement à mains nues. Son visage s’était avachi sous l’effet de la haine. Il était rouge, difforme, hoquetant, les poings et le front en sang. Il s’écroula à terre, épuisé de rage. Ses pensées divaguèrent. Il ne se souvenait même plus depuis combien de temps il était là. Là ou ailleurs, il allait d’îlot en îlot depuis des semaines, des mois peut-être, qui sait. Il essayait de se souvenir de son âge, il lui semblait savoir quelque chose de son nom. Cela devait être « Antoine », à moins que ce ne soit « Ambroise », ou bien « Anselme », en tout cas, ça commençait par un A, enfin par une voyelle.

    –Quelle voyelle déjà ? Une consonne peut-être ?

    C’était sans importance, cela faisait longtemps que son nom n’avait plus d’utilité. Il était seul, seul au milieu du Pacifique. Ils avaient tous disparu. Il y avait ceux qui étaient morts dans le naufrage, puis ceux qui étaient morts de maladie, ceux massacrés par les indigènes et ceux qui s’étaient entretués. Il y avait eu les noyés, les empoisonnés, les assassinés. Trois étaient tombés dans une crevasse, deux avaient été écrasés par un arbre, un s’était pendu par étourderie et l’on ne comptait plus les disparitions inexpliquées. Ils avaient, lui et Brétel, creusé de leurs mains les tombes du capitaine et de Bérenger.

    –Brétel ! Ce scélérat ! Ce vaurien ! N’est-ce pas de sa faute que tout cela ? Les poules, la rixe, les indigènes ennemis ! Que le diable t’emporte Brétel ! Ou mieux encore, que le diable te laisse, comme moi, pourrir sur une de ces îles !

    Il ne restait plus que lui… Que lui… Et les autres. Les autres, là, dans sa tête. Ces voix qui jamais ne se taisaient. Ces ordres et ces contrordres, et ces cris, qui sans cesse résonnaient. Il prit son crâne entre ses mains et s’arracha les quelques misérables cheveux sales qui pendaient encore à son crâne crouteux. Les autres le fatiguaient. Les autres ne l’aidaient pas. Des boulets qu’il traînait d’île en île, de pirogue en pirogue… Mais les autres étaient sa seule compagnie, eux au moins ne l’abandonnaient pas, voilà bien là, quelle était leur unique qualité. Alors il les tolérait, il leur parlait. Depuis longtemps, il avait abandonné l’idée de s’opposer à eux, les combats étaient vains. Il écoutait, sans se plaindre, le flot constant de leurs humeurs haineuses et débridées. Il les laissait le mener doucement à la folie de l’homme seul. Quand enfin les autres consentaient à se taire, alors il se sentait solitaire et laissé pour compte. Il coulait.

    Après que son corps eut évacué la haine par les cris et le désespoir par les larmes, il s’endormit, vidé de toute énergie. Il se réveilla, amnésique, à la tombée du jour. Il reprit son activité habituelle, il tourna en rond. Il attrapa un crabe et en fit son déjeuner, comme d’habitude. Il s’attela à se construire un nouveau rafiot avec lequel il prendrait la mer et arriverait sur une autre de ces îles maudites, comme d’habitude.

    –Ô universelle routine ! Partages-tu donc le quotidien de l’humanité tout entière ? Que je fusse travailleur aux champs, bonne de curé, notaire ou naufragé pacifique dans les îles lointaines de l’océan, tu es là, sans merci et sans répit !

    Le bateau ressurgit en sa mémoire.

    –Un bateau ? Quel bateau ? Qui me parle de bateau ?

    Pris d’un doute affreux, il scruta l’horizon.

    Un bateau ?

    –Mais enfin, se disait-il, s’il y en a eu un, il y en aura d’autres ! Certes, c’était le seul bateau à être passé en… En combien de temps déjà ? Peu importe, nous dirons que s’il y en a eu un, il y en aura d’autres. Nous dirons aussi qu’on est tout près d’une terre habitée, mais qu’on ne le sait pas encore. Également, nous dirons que le crabe est notre plat préféré, que l’on serait beaucoup mieux avec encore plus de crabes ! Et nous en domestiquerons un pour faire de la compagnie ! On le prénommera Henri… C’est ça, Henri, Henri… 

    Henri.

    Il se mit à danser frénétiquement en riant. Son visage, jadis joufflu, n’était plus qu’un peu de cuir de mauvaise qualité collé sur un squelette poreux. Des cernes mauves, des yeux verts sur fond rouge, des dents jaunâtres, des cheveux gris, une barbe noire, hirsute et sale. Quel vilain arc-en-ciel ! « Prendre des couleurs », lui disait souvent sa mère ! Voilà qui est fait. Les parties les plus intimes de sa personne étaient recouvertes de haillons, qu’il avait récupérés sur les corps de ses camarades. Il portait le pantalon d’un officier et la chemise d’un pauvre drille qui était tombé d’un arbre. Voilà à quoi il ressemblait, il ne le savait pas, car il n’avait pas de miroir, sans doute était-ce mieux ainsi.

    Il lui restait un espoir, un maigre espoir. Il avait la conviction, bien fragile, que certains de ses compagnons avaient réussi à construire l’embarcation de secours, la fameuse embarcation de secours dont on avait tant parlé.

    –Cette satanée embarcation de secours ! Quelqu’un aura bien réussi à la construire cette embarcation de secours ! À l’évidence ! En voilà une bonne raison d’espérer !

    Ses compagnons lanceraient une expédition à sa recherche.

    –C’est sûr ! C’est sûr, vous dis-je ! Ils ont atteint un port important, ils ont raconté leur aventure aux autorités et celles-ci s’en sont émues. Ils ont remué ciel et terre pour lancer les recherches, ils sont si inquiets ! Après ce que nous avons vécu, m’abandonneraient-ils ? Ah ! chers compagnons ! Les secours arrivent. Les secours arrivent ! Les secours arrivent ! Hosanna ! Enfin, peut-être…

    Sa respiration se coupa et il fut pris d’une bouffée d’angoisse. Il fondit en larmes.

    –Comme ils sont loin maintenant ces compagnons d’infortune. Ils ont sûrement réussi à retourner en France. À l’heure qu’il est, ils sont au chaud dans leurs doux foyers, ils festoient, ils ripaillent, ils enlacent leurs épouses et embrassent leurs enfants et toi tu es là, misérable.

    Ils l’avaient oublié. D’ailleurs comment le retrouverait-on ? Il avait migré d’île en île tant de fois, mais avait-il eu le choix, après tout ce qui s’était passé ? Après toutes ces guerres, toutes ces tueries… Il resta accroupi longtemps, les yeux dans le vague et le cœur lourd.

    Quand l’averse fut passée, il fit le tour des plantes grasses, pour y débusquer quelques gastéropodes téméraires, qui se seraient aventurés hors de leurs trous mouillés.

    –C’est bien les gastéropodes, ça nourrit !

    Après son festin gluant, il se remit au travail. Tressage de corde, découpe de branches, lissage, ramassage, ramonage. Il ne se décourageait pas, il était très déprimé. Il fallait au moins ramer sur l’île suivante, il arriverait bien quelque part, inévitablement. Dans ses rêves les plus fous, il pagayait quittant un nouvel îlot haï et au détour d’un coup de rame s’offrait à lui le faste d’un port de commerce grouillant de vies et de navires. Il sautait de joie, il en pleurait, enfin ! Puis non. Il se réveillait. Il ouvrait les yeux sur le même ciel, la même plante, le même arbre. Il poussa un gros soupir, il s’allongea, et ses émotions se calmèrent. Il commençait à s’assoupir, quand ses yeux se rouvrirent subitement. Son cerveau était vide. Sa tête tournait. Il prit une ample respiration et les globes exorbités, il se releva, d’un coup. Il s’était brusquement animé de la sensation confuse que le navire était toujours dans les parages. Il se mit à courir sans but. Il prit par la plage, il enjamba les troncs d’arbres morts, il sauta par-dessus les pierres, il poussa sa course jusqu’à l’endroit qu’il appelait « l’autre côté ». Il passa l’embouchure du petit ruisseau et continua à courir.

    Sur sa gauche, à travers les feuillages, il vit le bateau.

    Le bateau, le bateau…

    Il s’immobilisa.

    –Le bateau !

    Il se remit à courir, son cœur battait fort. À bout de souffle, il coupa à travers les fourrées et s’enfonça dans le bois, ne perdant pas le navire des yeux. Il ne voyait plus que lui. Son champ de vision était trouble et flou, au milieu, brillait le navire.

    Le bateau !

    Il pleurait. Dans sa course effrénée, il se prit les pieds dans quelques lianes, tomba, se releva, reprit sa respiration. La tête en avant, il se remit à courir de plus belle, il poussait à grand mouvement de bras tout ce qui se trouvait sur son passage. Il arriva en vue d’une autre plage, les jambes en sang.

    –Le bateau ! !

    Dans le panorama de sa folie était au loin le bateau. Sur l’horizon bleu, la plage, l’orée du bois, des arbres, ce gros arbre, cette branche, cette grosse branche… 

    Le bateau…

    Elle fonça sur lui.

    Non…

    Il n’eut le temps que de fermer les yeux, et son front rencontra le bois. Sous le choc, sa respiration se coupa. Il fut propulsé en arrière et s’écrasa par terre. Dans son crâne retentit le son rauque du glas.

    Perdu au fin fond du monde, au pied d’un arbre épais, Antoine ne continuait à exister que dans son inconscient. Cette île déserte donnait refuge à son corps fatigué, son pauvre corps étalé au milieu du sable et des feuilles. Cette partie de l’océan, que l’on dit pacifique, au sud du monde était saturée d’autres îles identiques ; d’autres îles où il n’y avait personne. Personne pour le voir et lui tendre la main secourable. Personne pour le relever, le rassurer, l’embrasser. Personne pour se souvenir de lui. Face contre terre, il ne se releva pas.

    Le nom de cet obscur matelot, qui git sous l’atmosphère brûlante de cette île lointaine, est Antoine. En son temps inconnu et désormais dans l’oubli, comme des milliers d’autres bougres, assoiffé de curiosités et de découvertes, il tenta, un peu malgré lui, l’aventure qu’offraient tous ces mondes, qui, aux yeux de la vieille Europe, paraissaient bien nouveaux. Il s’embarqua un jour sur un navire qui promettait les merveilles de l’Orient, les perles du Pacifique et l’Eldorado. Le temps d’une épopée, il se tint dans l’ombre de son capitaine, qui se fit seul une place dans l’histoire. Comme ces illustres Hommes, il ne voulait point conquérir. Il espérait mettre l’homme en contact avec l’Homme. Il voulait rencontrer ses congénères, il voulait comprendre les autres, il désirait savoir. Aujourd’hui comme hier, on se souvient des massacres perpétrés par les Européens au nom de la foi et de l’or. Puisse demain, se souvenir aussi de ces hommes des premiers contacts, car eux n’avaient qu’une seule ambition : la connaissance.

    Antoine sentait bien en lui cette envie d’apprendre et de côtoyer l’autre. Bien sûr, on lui apprit à se méfier et à avoir peur de ce qui est rare et nouveau, mais l’expérience et la sagesse lui apprirent à faire la part des choses. Jean, son père, lui enseigna que ce qui n’est pas commun n’est pas forcément l’œuvre du diable. Lui disant, il lui fit promettre de ne pas répéter cela, surtout en présence d’un religieux trop curieux et de noir vêtu. Jean aussi avait eu la soif de connaissance et d’aventure, mais par amour, il y renonça sans regret. Jean de Clairet épousa la belle Hortense Paniaud en 1761. Elle était roturière, il était de petite noblesse, de celles que l’on dit « dormantes ». La famille de Clairet descendait en ligne directe de quelques intrépides guerriers françoys, qui servirent vaillamment sous le règne de Philippe le Bel. Ils avaient été vassaux de comtes et de ducs successifs qui guerroyaient, qui se mariaient entre eux, et qui avaient oublié au fil des siècles, dans la multitude de leurs fiefs, la belle et sereine seigneurie de Clairet. Les Clairet avaient depuis longtemps dérogé aux règles d’or de la noblesse. Ils exerçaient les basses œuvres des métiers du commerce et de l’agriculture, car ils étaient sans le sou. Ils n’avaient jamais eu droit aux honneurs de la cour, ils ne s’étaient alliés avec aucune puissante famille, ils n’avaient plus donné de preux chevaliers au royaume depuis bien longtemps. Il n’y avait parmi eux ni militaires prestigieux, ni prêtres de haut rang, ni diplomates adroits, ni courtisans en vogue. D’ailleurs, ils n’étaient jamais allés à Versailles et n’étaient les titulaires d’aucune charge royale. Sur leurs armoiries usées par le temps, on ne distinguait plus aucune couleur qui ne valait la peine d’être décrite. La famille avait pour devise ancestrale « Autant que faire se peut », et en ces temps de disette, ils faisaient comme ils pouvaient. Ces gens, de modeste noblesse campagnarde, rêvaient de redorer le blason familial. Ils vivaient dans le vieux manoir dans lequel des générations entières de Clairet étaient nées, avaient vécu et avaient trépassé. La résidence patriarcale se trouvait sur les bords de la Creuse, dans un joli domaine frais et annuellement printanier, entouré d’arbres fruitiers et de champs de blé, près du bourg d’Argenton, dans la verte et authentique province du Berry.

    Jean et Hortense n’eurent qu’un seul enfant. Ce fut donc à cet enfant que revint l’honneur de redorer. Ils l’appelèrent Antoine, simplement parce que ce prénom leur plaisait. Malgré le manque de moyens, il fut éduqué avec soin. On lui choisit les meilleurs précepteurs que l’on fit venir de loin. Il apprit le latin et le grec avec un professeur italien, les mathématiques et l’astronomie avec un vieux fou et les choses de la vie avec la jolie Sidonie. Garçon joyeux, joueur et rêveur, il se montra doué pour les langues. C’est donc naturellement, et non sans quelques sacrifices, que lorsqu’il atteint l’âge de 15 ans, Antoine fut envoyé à Paris pour étudier les sciences, dans un collège dirigé par de savants religieux. Il n’eut le droit d’y entrer que grâce à une vague relation de son oncle paternel, qui était devenu négociant en vin dans le centre de la turbulente capitale. Il avait donc des amis dans tous les milieux, car comme il disait avec verve : « Rien n’est vain, tout est vin. » Avant que son fils ne quittât son village natal, Jean de Clairet lui prodigua les derniers conseils qu’un père donne à son garçon, lorsqu’il sent que celui-ci s’en va devenir un homme. Les femmes, l’argent, les amis, les beuveries, la satisfaction et la honte. Mais la prime recommandation fut de ne pas oublier d’écrire à sa mère.

    Jean se trouva dubitatif face à l’air un peu benêt de son adolescent de fils. Il lui rappela donc que la vie est faite de réussites, mais aussi d’échecs. Dans ce dernier cas, qu’il se souvienne bien que de toute façon, on a toujours l’air ridicule un jour ou l’autre, c’est comme ça, on est tous passé par là.

    –Ne t’inquiète pas, lui dit-il, c’est juste un mauvais moment.

    Mme de Clairet versa sa larme. Elle plaça dans la besace de son petit, un bout de son gâteau aux fraises favori et un bouquet de lavande pour mettre dans son armoire. Antoine fut mis dans l’attelage pour Paris et s’en fut en homme, en direction de la capitale.

    Le choc fut grand de découvrir que la ville puait la pisse. À sa sortie de la voiture, il faillit bien vomir. À son oncle Urbain venu l’accueillir, il demanda quelle était cette odeur nauséabonde.

    –Mon neveu, dit l’oncle, au bon pays du Berry, on urine sur les arbres ou dans les buissons. Ceux-ci absorbent nos liquides, dont ils s’abreuvent et se nourrissent. À Paris, tout n’est que pierre et les gens sont sans terre. A-t-on déjà vu un minéral se nourrir ? La réponse est non. Donc, méfiez-vous ; la cité de

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