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Mémoire et compulsion
Mémoire et compulsion
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Livre électronique687 pages9 heures

Mémoire et compulsion

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À propos de ce livre électronique

Elle se réveille seule et égarée. Son identité appartient au passé, mais son futur s’articule autour d’une idée unique: trouver l’homme qui est son seul souvenir.

Le Marquis Vicael est un homme méfiant, et avec raison: en 2929, à l’aube d’une révolution menée par le peuple, il est un noble de réputation. Lorsqu’une roturière amnésique et dévouée le supplie de l’engager, il n’hésite toutefois guère. La curiosité est une vieille ennemie, et l’étrangère aux cheveux mauves un mystère irrésistible.

«Ton nom sera Djeva. Pour toi, je serai le Marquis.»

Téméraire et passionnée, Djeva devient très vite aussi importante pour Vicael qu’il semble l’être pour elle. Un tel rapprochement serait idéal si elle était satisfaite de sa situation. Mais elle veut se rappeler qui elle est. Et si une Djeva amnésique est dangereuse pour qui se dresse sur son chemin, qu’en est-il d’une femme en pleine possession de ses souvenirs? Celle-ci pourrait changer le monde…

Il faut juste qu’elle se souvienne.
LangueFrançais
Date de sortie3 juin 2019
ISBN9782898033339
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    Aperçu du livre

    Mémoire et compulsion - Rébecca Mathieu

    marque.

    CHAPITRE I

    LE VISAGE

    Les ténèbres approchaient.

    L’être soumis à ces ténèbres se rappela la douleur passée et appréhenda celle à venir. Puis une lueur d’espoir lui apparut : aussi vive soit la douleur, n’aiguisait-elle pas le tranchant d’une détermination encore plus intense ? C’était une arme humaine qui gisait là, sur cette table froide. Tuer était tout ce qu’elle avait voulu et tout ce qu’elle voudrait jamais.

    — Tu luttes pour rien.

    Au regard brûlant qui domina le corps, puis l’esprit, s’ajouta le sourire de la certitude.

    — Bientôt, tu verras… Tout sera tellement plus simple.

    Tuer. Le désir appartenait à l’arme, mais les ténèbres s’insinuaient en elle, altéraient les détails. Fuir était impossible ; obéir, vital.

    Ses souvenirs rougeoyèrent une dernière fois, puis le feu devint cendres.

    • •

    Le froid était sans merci.

    Elle glissa les mains sous ses aisselles et rentra la tête dans les épaules. Le vent la giflait quelle que soit l’orientation de son visage, comme s’il se moquait de sa confusion. Elle serra les dents et contourna un rocher, trébucha à moitié.

    Quelqu’un de moins fort aurait cédé aux éléments, mais pas elle ; l’aurait-elle voulu qu’elle n’aurait pu abandonner si près du but. Alors, elle marchait. Et marchait. Elle persistait en dépit des vertiges et des nausées. Ignorer ses extrémités gelées était devenu presque aussi facile que renoncer au sommeil. Sa seule véritable inquiétude se résumait à un mot : où.

    Où était-elle, et dans quelle direction devait-elle aller ?

    L’horizon était saturé de plaines, et les quelques montagnes égarées au loin ne l’aidaient en rien. Malgré tous ses efforts, son ventre vide la distrayait trop souvent de cet instinct qui la poussait en avant. Elle avait essayé de manger les herbes hautes, mais les mastiquer requérait beaucoup trop d’énergie. De toute façon, il y avait plus important, comme boire.

    Et puis il y avait l’essentiel : trouver…

    Un visage s’imposa à son esprit. Les traits étaient brouillés, comme un portrait plongé dans l’eau, mais il n’y avait pas le moindre doute que c’était celui d’un homme.

    Elle tomba à genoux, se frotta les yeux, serra ces poings qu’elle ne sentait plus. L’urgence se déversa dans ses veines, lui coupant le souffle. Elle manquait de certitudes, mais un besoin plus fort que sa propre survie la fit se relever. Se détournant de la peur et de tout ce que son corps demandait, elle se mit à courir, incertaine de tout sauf d’une chose : elle devait trouver cet homme avant qu’il ne soit trop tard.

    • •

    Les miasmes de chair en décomposition auraient dû la répugner, mais la faim commandait à son corps. Avec un sanglot muet, elle se jeta à genoux et plongea les mains dans la carcasse dédaignée par les charognards. Son estomac protesta. Elle tint bon et mâcha les filaments de viande avariée aussi vite que ses doigts gourds le lui permettaient, s’imaginant un rôti cuit à point. Dès la fin de ce festin, elle pourrait reprendre sa course.

    Lorsqu’elle s’essuya les lèvres du dos de la main, un fluide brunâtre et nauséabond coula le long de ses jointures. Le banquet n’en était plus un, et il était temps de continuer. Elle s’essuya les mains dans l’herbe et se releva en dépit des vertiges.

    Les étoiles étaient encore visibles lorsqu’elle s’écroula au sol et vomit avec violence. Parcourue de frissons, assaillie de visions d’un visage inconnu, elle se recroquevilla sur elle-même, inspirant et expirant par à-coups. Le malaise passerait. Il devait passer.

    Elle s’endormit bercée par le visage flou derrière ses paupières.

    • •

    À son réveil, elle cria. Ou plutôt, elle laissa échapper un râle sourd.

    Surprise, elle porta la main à sa gorge, mais la sévérité de sa condition s’était déjà imposée. Perplexe, elle frôla ses lèvres gercées. Aurait-elle dû pouvoir parler ? Pour tout ce qu’elle en savait, elle était née muette. Elle essaya de se rappeler sa voix, le passage d’un rire ou d’un cri dans sa gorge. Un début de migraine la ramena dans le droit chemin.

    C’était sa voie qui importait, pas sa voix.

    Un point sur sa gauche attira son attention. Elle se releva à toute vitesse et se mit en garde, tous ses muscles tendus dans l’attente d’une attaque.

    Une bête aussi dangereuse que familière la contemplait de l’autre côté d’un ruisseau desséché.

    Un renoir.

    L’animal devait mesurer plus de 1 mètre 50 au garrot, et faire le double de long. De longues oreilles dentelées surmontaient son crâne aplati, et de sa gueule carrée de carnassier émergeaient des crocs effilés, chaque canine de la taille d’un doigt. Son pelage noir et fourni en faisait le prédateur nocturne par excellence, et aussi une ombre à craindre pendant le jour : les renoirs étaient non seulement réputés pour leur intelligence et leur ruse, mais aussi pour leur odorat extrêmement développé, qui leur permettait de débusquer leurs proies à plusieurs kilomètres de distance.

    Sans baisser sa garde, elle s’avança lentement vers le renoir. Elle ne devait pas le menacer, car alors il attaquerait, mais elle devait l’intimider avec respect.

    Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas de lui, elle redressa les épaules et vrilla ses yeux dans les pupilles rougeâtres de la bête. Puis elle attendit. Une roche roula sous une patte griffue lorsque le renoir combla l’espace entre eux. L’impression de familiarité grandit, dissipant le froid.

    Sans avertissement, le renoir gronda et fit volte-face d’un bond puissant. Elle le regarda s’éloigner, le cœur battant. Elle n’avait même pas remarqué qu’elle avait levé une main pour le toucher.

    • •

    La cité s’étendait au-devant, immense et assourdissante. De hautes tours surplombaient des rangées de maisons entassées, et des gens s’affairaient partout, courant et criant. Tout était si bruyant et odorant, tout d’un coup.

    Elle enfouit ses orteils meurtris dans la glaise et soupira d’aise. Partout serpentaient des empreintes de pas et de… pneus. Tant de mots nouveaux, qu’elle avait l’impression de réapprendre. Voitures : ainsi appelait-on les véhicules à quatre… roues qui dépassaient les piétons, ces gens qui marchaient. Elles étaient peu nombreuses, ces voitures, mais rapides.

    L’une d’entre elles se dirigeait d’ailleurs droit sur elle.

    Elle abandonna son esprit à son corps et se laissa tomber sur le dos, serrant les bras le long des flancs. Le devant du véhicule, surmonté d’une grille barbelée, lui brûla le front au passage.

    — Arrête-toi, Kjal !

    De chaque côté de son corps figé, les pneus crissèrent.

    — Bon sang, on a pas le temps ! T’as envie de t’expliquer avec le Maître ? Pas moi. Pis de toute façon, des gens crèvent tous les jours dans le coin, tu le sais bien. Le Poris se fait rare.

    — Elle est peut-être blessée !

    — J’y ai même pas touché, et même si c’était le cas, elle va s’en remettre… ou pas.

    — Kjal, tu…

    Le véhicule repartit brutalement, noyant la voix. Elle dut rouler sur le côté pour éviter qu’une paire de roues ne lui écrasent le flanc. Lorsque le ciel se révéla à ses yeux fatigués, elle sauta sur ses pieds et s’écarta du centre de la route. La chance, ou plutôt l’instinct, l’avait bien servie, mais elle devrait se montrer plus prudente à l’avenir ; la vie grouillait ici, et la mort le savait.

    Elle erra un temps à la recherche d’un contexte pour le tableau dans sa tête. Tout l’intéressait, car tout pouvait être important. Alors, elle regardait, étudiait, recoupant des bribes de connaissances.

    À l’exception de quelques édifices délabrés et de tours métalliques d’aspect reluisant, la majorité des bâtiments, s’ils pouvaient être ainsi nommés, ne présentaient qu’un étage. Leurs murs étaient faits d’un matériel noirâtre, granuleux au toucher. Non… Elle renifla la surface pleine d’aspérités. Ces murs n’avaient pas toujours été de cette couleur… Quelque chose de corrosif avait causé cela. C’était le… la…

    Elle haussa les épaules : si c’était important, elle s’en souviendrait.

    Elle emprunta la première ruelle à sa droite. Jonché de détritus, le sol rivalisait d’inégalités avec les toitures, et dans des flaques d’une eau trouble et grisâtre flottaient des cadavres de petits animaux. Des nuées de mouches noires se partageaient ces restes à grand renfort de bourdonnements infernaux. Elle en écrasa une dizaine sur les murs pestilentiels et enfonça la bouillie multicolore dans sa bouche.

    Un délicieux fumet, plutôt singulier dans ce quartier où l’air empestait l’urine et l’acide, lui chatouilla alors les narines. Elle prit appui sur une grande plaque de métal rouillé et soupira. Plus de viande pourrie, décida-t-elle.

    La plaque de métal se déroba sous ses doigts avec un grincement. De l’autre côté, à l’intérieur d’une pièce enténébrée, un homme à la barbe hirsute et au front barré d’une cicatrice grossière la dévisageait d’un air peu avenant.

    — Qu’est-ce tu veux ?

    Elle ouvrit la bouche pour parler, mais ses cordes vocales ne lui offrirent qu’un râle incompréhensible. Ravalant sa frustration, elle tendit les mains en avant, paumes vers le haut. Une demande.

    De méfiant, l’homme devint furieux.

    — Tu crois que t’es la seule à crever de faim ? Par Ashke, dégage avant que je te fasse partir, sale racée !

    Il s’empara d’un bâton qui traînait et fit mine de la frapper. Elle montra les dents et recula.

    — C’est dans des cas de même que le Poison est utile…

    Il cracha par terre, puis remit la plaque de métal en place.

    Elle serra les poings, ignorant la douleur sourde qui pulsait dans ses doigts. Le froid, elle ne pouvait pas le combattre, et la faim, elle ne pouvait pas l’apaiser, du moins pas ici, dans cette ruelle vide et terne où les gens se terraient dans leurs taudis et leur indifférence.

    Elle retrouva une allée plus passante et sourit à la vue d’une activité grouillante. Un marché. De tous côtés, des… commerçants discutaient ferme avec de potentiels acheteurs de derrière leurs étals de fortune. Il y avait de tout, mais rien d’inutile : des outils un peu tordus, des armes usées pour la chasse, des habits recousus et rapiécés en cuir et en lin, et surtout… de la nourriture.

    S’il n’y avait pas moyen d’en obtenir par politesse, il y avait toujours d’autres options.

    La faim au ventre, elle courba la tête et rentra les épaules. Les vendeurs, bien qu’ils paraissent absorbés par leurs transactions, gardaient l’œil ouvert.

    Ses doigts se tendirent sans qu’elle l’ait décidé et se refermèrent sur une cuisse de gibier.

    — Au voleur !

    Autour d’elle, le silence tomba d’un coup. Le marchand qu’elle avait dépouillé porta la main à sa ceinture et dégaina une sorte d’arme, un… fusil. Le canon grossier faisait la taille de son avant-bras.

    — Tu vas me rendre ce que tu m’as pris, sale racée !

    Son tir se perdit dans la foule. Elle prit la fuite dans le désordre qui s’ensuivit, le poing serré sur son butin, n’hésitant pas à accrocher et faire tomber ceux qui se dressaient sur sa route. De nouveaux coups de feu se firent entendre. La panique se répandit dans la foule telle une traînée de poudre. Les acheteurs fuirent le marché, tandis que les commerçants vidaient prestement leurs comptoirs.

    Elle fit une embardée sur la droite, s’accroupit pour se donner un élan et sauta sur un étal. Le marchand de légumes à qui il appartenait recula, apeuré. De sa main qui tenait déjà la cuisse, elle s’empara d’un légume qui traînait encore.

    Merci, souffla-t-elle.

    Et elle plongea dans le rideau noir derrière l’étal.

    Le tissu se déchira de tout son long. De sa main libre, elle en tira une moitié, qu’elle fit tourbillonner dans les airs avant de la laisser flotter. Elle n’avait pas arrêté de courir et osa un coup d’œil par-dessus son épaule : personne. Elle enjamba un muret de terre cuite, sprinta encore sur quelques centaines de mètres, puis s’arrêta dans la pénombre d’une allée, se laissant glisser le long d’un mur. La première bouchée de viande lui fit fermer les paupières de plaisir et oublier toute prudence.

    — Ne bouge plus.

    Deux hommes lui faisaient face. Le plus grand, barbu, se contentait de la regarder les bras croisés. L’autre, une petite chose dodue aux yeux globuleux, l’avait mise en joue. Son arme, plus sophistiquée que celle du marchand, allait de pair avec ses habits : lustrée, noire et de bonne qualité. Une cape flottait sur ses épaules, et il parlait dans un… Elle fourragea dans sa mémoire pour retrouver le terme. Un émetteur ! Ainsi était nommé ce petit appareil de communication logé dans l’oreille.

    — Laisse tomber ça !

    Elle n’en serra que plus fort son butin.

    — Je t’assure que tu ne veux pas que je me serve de ça, racée. Allez, tu ne vas quand même pas mourir de faim ?

    Il rit, méchamment. Elle savait faire la différence.

    — Tout doux, la racée. On n’a pas fini de s’amuser.

    Elle ne s’était même pas aperçue qu’elle s’était levée. Elle envoya le légume volé à la figure du petit homme armé et bondit de côté. Une détonation retentit.

    — Sale racée !

    Elle esquiva également le prochain projectile, qui se ficha dans le mur à sa gauche, puis se remit à courir. Son corps la guidait. Il savait comment réagir face à un renoir. Il se rappelait avoir foulé ces rues de terre, il devait se souvenir de ces maisons, de ces hautes tours… Sinon, comment expliquer qu’elle déchiffre ce labyrinthe de rues tortueuses avec l’art de ses bâtisseurs ? Pas une seule fois elle ne tomba dans un cul-de-sac, pas une seule fois elle ne dut rebrousser chemin dans sa course. Son agilité, sa hardiesse, son sens de l’orientation dans ce quartier dédaléen… Elle devait bien les avoir acquis quelque part.

    Mais peu importait : elle avait enfin trouvé l’homme qui la hantait.

    Du moins, l’endroit où il habitait. La différence entre le quartier de l’aristocratie et celui des roturiers était saisissante. Ici, les maisons étaient construites dans un métal qu’elle savait résistant, et il n’était pas rare que le rez-de-chaussée soit couronné d’au moins un étage, et décoré de… fenêtres par-dessus le marché. Le terrain privé, un concept qui n’existait pas dans la partie défavorisée de la cité, était délimité par une clôture haute de deux mètres, en métal également. Les barreaux étaient électrifiés, comme elle l’apprit en y touchant.

    Elle y toucha encore.

    Elle ignora l’électricité qui lui donnait des spasmes et agrippa la pointe des barreaux. À la seule force de ses poignets, puis de ses mollets, elle se hissa sur la clôture. Elle crut un instant que ses muscles allaient se déchirer, mais elle parvint à retomber de l’autre côté, s’écorchant au passage tout le flanc droit sur les pointes acérées.

    La chute lui coupa le souffle. Les membres encore agités de convulsions, elle céda enfin à l’épuisement.

    • •

    Elle s’éveilla en sursaut. Le tonnerre grondait et quelque chose sifflait. La… pluie ?

    Dans la pénombre du crépuscule, elle rampa jusqu’à la maison et tenta de se fondre dans le mur en parfait état, de se mettre à l’abri de la pluie… du Poison.

    Le Poison ! C’était le Poison qui noircissait les murs de pierre et justifiait l’utilisation du métal. Le Poison, la pluie d’acide qui brûlait toute matière organique, qui blessait, tuait ! Depuis combien de temps gisait-elle ainsi à s’en faire marteler ? Quelques minutes d’exposition pouvaient provoquer des dommages irréversibles.

    Regrettant presque d’être muette et non aveugle, elle se força à constater l’étendue de ses nouvelles blessures.

    Ses vêtements, ou plutôt la tunique courte et légère qu’elle portait depuis son réveil dans les plaines, avaient fondu sur sa peau. Ses jambes, ses bras et son ventre étaient couverts de cloques desquelles suintait un pus noirâtre.

    Elle ne pouvait pas mourir, pas tant qu’elle ne l’aurait pas vu ! Elle se recroquevilla sur elle-même, entourant de ses bras pustuleux ses genoux purulents. Si seulement elle avait eu… reçu…

    « Le Poris se fait rare. »

    Kjal, cet homme qui avait failli l’écraser avec sa voiture, avait mentionné le Poris. Le Poris… Elle se rappela soudain. Poris. Poison. Le Poris procurait l’immunité contre le Poison. C’était l’unique manière de se protéger de cette pluie acide, dont l’origine…

    Ses pensées s’emmêlaient, et la douleur, elle, ne voulait pas se taire. Elle gémit doucement. Le Poison, le Poris… Elle s’était rappelé ces termes, alors elle pouvait sûrement se souvenir du reste. Elle tenta de faire ressurgir des noms, des visages, n’importe quoi qui lui appartienne, mais elle ne réussit qu’à évoquer des connaissances générales, de ridicules lambeaux d’une mémoire trouée.

    L’homme, se souvint-elle brusquement. Où était-il ? Elle tourna la tête, considéra se traîner jusqu’à l’espèce de panneau qui devait être une porte, mais ses forces l’avaient abandonnée. La panique s’empara d’elle. Et s’il n’habitait plus ici ? Et si elle s’était trompée ? Et si…

    Elle fit taire son incertitude. De toute façon, elle ne pouvait aller nulle part, dans son état.

    L’inconscience la ravit une fois encore.

    • •

    — Monsieur le Marquis !

    Rêvait-elle ?

    — Monsieur le Marquis, elle est peut-être dangereuse !

    Un songe des plus étranges… Un Marquis. Ah oui, l’aristocratie. Elle ne se souvenait pas d’avoir rencontré des membres de l’élite, et encore moins un Marquis.

    — Dangereuse ? Dans son état, j’en serais étonné.

    Cette voix.

    Elle remua faiblement. Cette voix froide, impersonnelle et dénuée de toute émotion… Cette voix lui fit l’effet d’une décharge électrique, et elle ouvrit grand les yeux, ignorant la douleur, ignorant le bruit, ignorant tout sauf la tangibilité du visage penché au-dessus du sien.

    — Mais qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

    CHAPITRE II

    LE MARQUIS

    Enfin, elle l’avait trouvé.

    Elle ne ressentit rien en détaillant les cheveux noirs qu’il portait à l’épaule, le visage aux traits durs et les mains aux longs doigts fins. Sa combinaison, uniformément noire et seyante, n’éveilla pas d’écho en elle, pas davantage que l’arme qu’il avait au poing… une arme à plasma, conçue pour annihiler. Le canon, large et massif, se trouvait à quelques centimètres tout au plus de la loque qu’elle était devenue. La menace n’aurait su être plus claire.

    Tout son être se tendit pourtant vers l’homme. Pourquoi ? Tout était flou face au visage devenu clair.

    Elle remua faiblement les doigts.

    — Qui êtes-vous ? répéta le Marquis.

    Devant son silence, le Marquis se tourna vers les deux hommes qui l’accompagnaient. Ceux-ci portaient également une combinaison, rouge au lieu de noir. Une combinaison… qui n’était pas touchée par la pluie… donc imperméable à l’acide. Une protection.

    Le Marquis rengaina son arme.

    — Emmenez-la, mais pas avant d’avoir appris ses intentions.

    Non ! Les choses n’étaient pas censées se dérouler ainsi !

    Et sur quoi au juste se basait-elle pour affirmer cela ? Elle se redressa à moitié, chassant cette considération de second ordre. Elle devait rester ici, avec lui, c’était cela et c’était tout.

    Les hommes de main du Marquis approchaient. L’un avait un fusil à fléchettes, l’autre un… canoniseur, une arme tout en long à projectiles explosifs. À une vingtaine de mètres, un peu en retrait derrière les deux hommes, se trouvait un engin… un vaisseau. Il devait appartenir au Marquis, car ces modèles étaient réservés à l’élite.

    Elle se concentra sur ce terme : vaisseau. Fuselé et aérodynamique, ce genre d’appareil possédait un moteur non pas électrique comme celui des voitures, mais à réaction. Utilisé principalement pour le vol rapide intercités ou interroyaumes…

    Elle chassa ces pensées parasites et porta son attention sur l’homme au canoniseur.

    — Viens là, toi.

    Il se pencha sur elle. Lorsqu’il la souleva, elle voulut hurler, mais ne put produire qu’un râle furieux. Les cloques sur ses bras et son ventre éclatèrent.

    — Par Ashke, c’est dégoûtant !

    Elle n’écoutait pas, ressentait à peine la douleur : le Marquis s’en allait ! Plus la distance entre eux augmentait, plus la panique menaçait de la paralyser. Une sueur froide se fraya un chemin entre ses omoplates brûlées, et sa gorge se bloqua. Non ! On ne devait pas l’éloigner de lui ! De ses poings brûlés par l’acide, elle frappa l’homme au visage, sans plus prêter attention à son comparse en route vers le vaisseau.

    — Sale garce !

    Le Marquis activa la porte coulissante et pénétra dans sa demeure. Le panneau se referma dans son dos…

    Elle mordit dans la chair d’un cou épais.

    — Tu ne paies rien pour attendre, putain de Mithrius !

    Au moment où elle se sentit basculer, déséquilibrée par sa lutte avec l’homme, elle agrippa le canoniseur. Malheureusement, ses mains étaient trop endommagées pour lui être utiles, et elle perdit rapidement prise. Son corps s’affaissa sur le sol. Elle tendit un bras…

    Une botte lui écrasa les doigts, mais cette nouvelle forme de douleur ne suffit pas à la distraire du Marquis. Il allait bientôt être hors de vue. Dans deux secondes, peut-être trois, il serait à jamais hors de portée.

    Elle ne pouvait pas le permettre.

    De sa main libre, elle agrippa l’une des chevilles de l’homme en rouge et réussit à la tirer vers sa poitrine. La prise manquait de force, mais suffit à faire tomber son adversaire. Une botte la heurta au visage, mais un peu plus ou un peu moins de douleur, quelle différence ? Sans prêter attention à sa lèvre éclatée, elle se contorsionna pour échapper à l’homme, gardant la tête baissée autant que possible pour se protéger de la pluie. Se relever. Elle devait se relever.

    — Reste où tu es !

    Elle entendit son adversaire ôter la sécurité du canoniseur et se releva enfin, lançant un pied raidi vers l’arrière. Son talon percuta le poignet de l’homme en rouge. Une balle explosive heurta la clôture. La déflagration les força à reculer tous les deux.

    — Hé !

    L’autre homme sortit en catastrophe du vaisseau, son fusil pointé sur elle. Les fléchettes se fichèrent dans sa chair avant même qu’elle ait pu faire un pas. Un spasme violent la secoua tout entière, lui sciant les jambes et l’entraînant au sol. La porte était juste là, elle en aurait pleuré de rage…

    Dans un dernier sursaut de désespoir, elle réussit à arracher le canoniseur à son propriétaire. Le prochain coup partit tout seul. La balle explosive manqua le deuxième homme de peu et poursuivit sa course plus loin, frappant le métal blindé du vaisseau. L’arrière du véhicule explosa.

    Le Marquis surgit dans son champ de vision.

    — Allez m’éteindre ça, aboya-t-il. Tout de suite !

    Il se tourna ensuite vers elle, le regard enflammé.

    — Je crois que j’ai changé d’avis, se moqua-t-il en tendant une main à l’homme qu’elle avait fait tomber. Allez, debout, fainéant.

    Le ton se fit menaçant.

    — Elle n’aurait pas dû vous causer de problèmes…

    — Monsieur le Marquis…

    — Silence !

    L’homme partit en courant vers le vaisseau. Le Marquis croisa les mains dans son dos et se pencha vers elle. Son visage était si près, si tangible. Elle aurait pu toucher ses longs cheveux noirs si seulement son corps n’avait pas échappé à son contrôle. L’agent actif des fléchettes ne pardonnait pas.

    — Je suis sûr que tu as beaucoup de choses à me dire, étrangère. Peut-être en ce qui concerne les attentats ?

    Elle ne dit rien, mais il ne semblait pas attendre de réponse. Quand elle s’évanouit, ce fut avec son rictus moqueur imprimé sur la rétine.

    • •

    Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’elle avait perdu conscience dans la cour ? Le cœur battant, elle se redressa. Son corps lui obéissait à nouveau, et elle s’étira sans se presser. Ses doigts allaient mieux, même s’ils faisaient peur à voir. Elle remua les pieds, puis les jambes. Cédant à l’audace, elle perça quelques cloques encore intactes sur sa poitrine et essuya le pus noirâtre qui en gicla. Le tissu rêche de ce qui avait jadis été une tunique ne lui couvrait plus qu’un sein, le bas du ventre et les cuisses.

    Sa condition établie, elle s’intéressa à son nouvel environnement. Elle s’ennuierait rapidement ici : des murs froids et métalliques, un espace restreint, aucun meuble et pas davantage de décorations. Le sol où elle avait dormi se décomposait en lattes blanches d’une substance synthétique qu’elle ne reconnut pas. Une seule des nombreuses ampoules au plafond semblait fonctionner. Elle tendit l’oreille, mais les seuls bruits étaient ceux de son propre corps en mouvement.

    Un chuintement discret précéda le glissement d’un panneau dans le mur. Le Marquis parut, une seringue à la main.

    Elle recula d’instinct jusqu’au mur. Le Marquis haussa un sourcil.

    — Étant donné ton état, j’aurais pourtant juré que tu voudrais du Poris. Regarde ton bras gauche.

    L’évidence était là, juste au creux du coude : un minuscule trou, le point d’entrée d’une seringue. Elle se força à se relaxer, puis elle tendit le bras, son visage levé vers la lumière.

    — Voilà qui me plaît davantage…

    Et il lui planta l’aiguille dans le creux du coude sans la moindre douceur. Son absence de réaction lui tira un sourire narquois.

    — Tu crois être une dure, pas vrai ? Ne te fais pas trop d’illusions : tu as encore de la morphine dans le système…

    Il retira rapidement l’aiguille.

    — … et je n’ai pas l’intention de te voir mourir avant d’avoir obtenu satisfaction.

    Il claqua des doigts. Elle dut mettre une main devant ses yeux pour ne pas être éblouie par la lumière qui envahit la pièce. Il lui avait donné du Poris et de la morphine… un antidote et un antidouleur. Elle baissa la main, clignant furieusement des paupières.

    Le Marquis s’était adossé au mur, un genou relevé et un pied à plat contre le mur. Sa combinaison noire avait fait place à une chemise blanche lacée et un pantalon noir ajusté. À sa main droite brillait un poignard.

    — Commençons par le plus important. Que faisais-tu chez moi ?

    Excellente question. Elle se doutait que les suivantes seraient tout aussi judicieuses et les réponses, tout aussi hors de portée. Elle entrouvrit les lèvres pour avouer son ignorance, mais seul un bruit étranglé lui échappa. Son handicap lui était encore sorti de la tête.

    — Je vois.

    Le Marquis fit courir un doigt sur le rebord tranchant de la lame recourbée. C’était vraiment une belle arme.

    — Tu le sais sans doute, mais le Régent tient à ce que les aristocrates sachent se battre.

    Une goutte de sang perla à son doigt. Le Régent ? Oui… Lothar. Lothar était le Régent. Mais son visage n’était pas important, lui.

    — Pourquoi étais-tu chez moi ?

    Elle haussa les épaules.

    — Tu crois peut-être que j’hésiterai à m’en servir ?

    Le Marquis s’accroupit en face d’elle et appuya la lame contre son cou. Elle ne bougea pas. Elle ne comptait pas se faire égorger, mais elle n’avait vraiment aucune réponse à lui offrir.

    — Je t’ai vue te battre, siffla le Marquis. Dans l’état où tu étais, tu aurais dû avoir perdu conscience bien avant, mais tu as endommagé mon vaisseau et vaincu mes hommes.

    La rage brillait dans ses yeux. La rage… et autre chose aussi, qu’elle échoua à nommer.

    — Tu es passée par-dessus la clôture électrifiée. Je sais que tu as reçu la décharge, comme je sais que ça ne t’a pas repoussée longtemps. Tu as été exposée au Poison, sans l’immunité optimale conférée par le Poris, et tu t’en es plutôt bien sortie… alors, ne me fais pas croire que tu ne sais pas pourquoi tu es ici, conclut-il d’un ton dur. Fais-tu partie des rebelles qui endommagent les Tours X ?

    Les Tours X ? Les connaissances affluèrent : ces tours qu’elle avait vues plus tôt, d’énormes constructions édifiées en hauteur dont la principale fonction était de séparer le sel et le Poison de l’eau pour la purifier.

    Je sais pas. Je suis amnésique, articula-t-elle aussi clairement que possible.

    — Amnésique et muette. Terriblement pratique.

    Sans prévenir, il lacéra l’air. Une mèche de cheveux mauves tournoya jusqu’au sol. Les siens. Curieuse et choquée de cette curiosité, elle tendit la main pour y toucher, mais le Marquis lui leva le menton d’un geste brusque.

    — Réponds-moi !

    Elle l’aurait fait si elle avait pu.

    — Je te laisse une dernière chance, gronda le Marquis. Pourquoi. Étais. Tu. Ici ?!

    De chacun des mots suintait une rage soigneusement maîtrisée. Seuls ses yeux étaient sans filtre et, en ce moment, ils accomplissaient l’œuvre de son poignard : ils la coupaient, s’enfonçaient dans sa chair en bataillons de misère…

    — Très bien.

    Il posa un genou au sol et, d’un geste lent et fluide, fit courir la pointe du poignard de son épaule droite jusqu’à son coude. L’entaille n’était pas profonde et elle sursauta à peine. Jurant à voix basse, le Marquis se releva d’un bond. De la lame du poignard gouttait le sang de son invitée.

    — Commence à écrire. Utilise ton sang : je suis certain que tu ne manqueras pas d’encre !

    Elle le regarda disparaître, incertaine d’avoir bien compris. Surprise, surtout. Elle s’était attendue à ce qu’il déploie des trésors d’ingéniosité pour lui faire avouer tout ce qu’elle savait, ou plutôt ignorait. Elle avait vu, dans ses yeux, une intelligence mêlée de ruse qui lui avait tiré un frisson d’appréhension.

    La raison initiale qui l’avait poussée dans les griffes du Marquis demeurait obscure, mais son joug restait indéniable. Elle se frotta les yeux. Depuis des jours qu’elle courait, cherchait, souffrait. Aujourd’hui, c’était la première fois qu’elle ne sentait plus l’urgence la bousculer. L’ignorance, elle pouvait l’accepter.

    Elle effleura l’entaille à son bras et commença à écrire.

    • •

    Des heures avaient passé. Des jours, peut-être ? Le soulagement d’alors n’était plus ; tout son corps lui faisait mal. Elle tenta de respirer au lieu de vomir.

    — La morphine ne fait plus effet.

    Elle tourna la tête et ouvrit les paupières. Le Marquis ne la regardait pas ; il lui offrait plutôt son profil, occupé qu’il était à lire le texte au sol. L’incrédulité animait son visage.

    Je sais pas qui je suis, mais je sais que je dois être près de vous. Les Tours X, c’est pas la royauté qui les endommage pour rejeter le blâme sur les roturiers ? Comment mieux restreindre l’accès au Poris et

    Elle avait manqué d’encre. Des informations impersonnelles sur les Tours X, éparses, déconnectées, mais précieuses, avaient continué à lui revenir. C’était avec une farouche détermination qu’elle les avait agencées de son mieux jusqu’à ce qu’une puissante migraine ait raison de sa concentration. Si ces mots ne suffisaient pas à intéresser le Marquis, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire de plus.

    Cet homme, Kjal, avait mentionné la rareté du Poris. Comme elle doutait d’avoir reçu beaucoup d’injections dans sa vie, qu’elle endurait la faim et se débrouillait au corps à corps, elle était forcément une roturière. À ce titre, elle pouvait très bien imaginer d’autres roturiers dans sa situation. Un vœu de rébellion.

    Sauf que le lieu d’entreposage du Poris devait être bien gardé, surtout si la noblesse s’occupait de sa distribution. Les mécontents se seraient alors rabattus sur quelque chose de plus accessible : les Tours X. Celles-ci étaient parfaitement visibles, et les roturiers y travaillaient en plus, si ses souvenirs étaient exacts.

    Puis, elle s’était demandé si les roturiers avaient vraiment les moyens de les endommager. Après tout, l’arme du marchand n’avait certainement pas la puissance de feu d’un canoniseur. Il était possible que certains, en-dehors de la noblesse, possèdent de quoi causer de lourds dégâts, mais ils ne devaient pas surpasser les gardes en nombre, et la ruse avait ses limites. La conclusion logique s’imposait d’elle-même : l’aristocratie, voire la royauté, était responsable.

    Mais à quel dessein ? Elle poussait peut-être son raisonnement trop loin. Il y avait peut-être un réel manque de Poris et d’eau… Et puis non. Elle se rappelait la manière dont les deux aristocrates l’avaient traitée dans le quartier des roturiers, et ce terme dont ils l’avaient affublée.

    « Racée ! »

    — Soit tu es particulièrement stupide, soit le Poison t’a abîmée plus que je le croyais.

    Le Marquis avait terminé de lire. Ce matin-là ou ce soir-là, car elle avait perdu toute notion du temps, il portait une chemise rouge. Sa chevelure noire, quelque peu en désordre, et son port, un rien hiératique, donnaient l’impression qu’il était exaspéré, épuisé, ou encore un mélange des deux.

    — Je devrais te tuer.

    Il aurait aussi bien pu annoncer le temps qu’il faisait dehors. En une série de mouvements si flous qu’elle en resta saisie, il dégaina son poignard et se jeta sur elle.

    Elle ne cilla pas lorsque son dos heurta durement le sol. Elle battit à peine des paupières quand la lame trouva la courbe de sa gorge. Le visage du Marquis, au-dessus d’elle, ne laissait toujours rien paraître de ses intentions.

    Sauf ses yeux, encore : des yeux de prédateur. Son cœur s’affola. Elle ne craignait pas la mort, mais elle ne pouvait pas courber l’échine, pas ici et pas maintenant. Elle calqua sa respiration sur celle du Marquis et attendit.

    Le Marquis attendait, lui aussi.

    — Je devrais te tuer, répéta-t-il en accentuant la pression de son regard en même temps que celle de l’arme. Tu t’es introduite sans permission chez un noble, tu as endommagé un vaisseau et tu me mens sciemment. De tout cela, ce sont les mensonges que je déteste le plus.

    Elle sentait le sang couler dans son cou, mais n’eut aucune réaction.

    Le coin des lèvres du Marquis se retroussa en un drôle de sourire un peu confus.

    — Mais tu me seras plus utile vivante que morte.

    Son visage était redevenu impassible lorsqu’il se releva.

    — Si je devais te croire, tu es amnésique. J’imagine que tu ne te rappelles pas ton nom, alors ce sera Djeva. Pour toi, je serai le Marquis. Et pour moi…

    Il retourna le poignard à sa gaine.

    — Tu seras ma conseillère. Mais attention : j’ai toujours très envie de te tuer, et je le devrais. Alors si tu me trompes…

    Il posa un genou à terre et, sans plus de façon, la piqua. Elle ne l’avait même pas vu sortir la seringue.

    — C’est un mélange de mon cru, morphine et Poris. Bois toute l’eau, ordonna-t-il en lui tendant un verre. Tu auras besoin de tes forces…

    Avant de disparaître derrière le panneau, il se retourna brièvement.

    — … pour être à mon emploi.

    • •

    Une jeune servante du nom d’Alunia vint la chercher quelques minutes après le départ du Marquis.

    Djeva réfléchissait alors au tour inattendu qu’avaient pris les événements. Elle travaillait maintenant pour le maître des lieux et avait un nom. Ce n’était pas le sien, mais elle avait déjà l’impression de récupérer une partie de son identité. Elle était aussi là où elle devait se trouver ; elle le sentait. Elle avait hâte de retrouver les connaissances qu’elle avait perdues, de se familiariser avec les rouages de l’univers. Dans le cadre de son travail, elle serait sûrement exposée à des ouvrages, à des gens, à des instruments et à des choses qui stimuleraient sa mémoire. C’était ainsi que la vue du renoir avait dépoussiéré la section consacrée au prédateur dans son esprit.

    Le Marquis, par contre… Que du vide.

    Alunia lui plut immédiatement. Petite, menue et délicate, les cheveux blonds tressés en une longue natte qui lui arrivait aux hanches, elle portait ce qui devait être la livrée de la maison : une chemise blanche et cintrée à manches courtes et bouffantes ornée de trois boutons noirs à la gorge et une jupe noire qui couvrait ses genoux. Ses yeux verts pétillaient de sympathie.

    — Tu dois être Djeva, dit-elle avec un sourire timide. Moi c’est Alunia, et je suis au service du Marquis.

    Elle glissa la main dans la tignasse sale et emmêlée de Djeva, peignant les mèches mauves avec une évidente fascination. De la boue séchée s’échappa de ses doigts.

    — J’adore tes cheveux, mais c’est vrai que t’es sale. Il fait froid, hein ? Désolée, mais je dois te faire faire le tour d’abord. Après, je t’emmène à la douche, juré.

    Alunia lui fit traverser le rez-de-chaussée, glissant une explication ou une anecdote de temps à autre. La demeure du Marquis abritait opulence et technologie. Au plafond poreux soutenu par de longues barres de métal étaient suspendus d’élégants candélabres, torsades de métal arachnéennes ornées de cristaux et de minuscules lumières qui oscillaient par centaines. Des systèmes électroniques et des appareils mécaniques peuplaient le vide, tandis que des dessins appelés tableaux décoraient les murs tantôt beiges, tantôt rouges. Le plancher était d’une propreté exemplaire.

    Bien entendu, il n’y avait aucune ouverture dans les murs externes, sauf quelques plaques de verre pour laisser filtrer le soleil. Le métal pur, de par son coût exorbitant, était pour ainsi dire l’apanage des nobles. Contraints d’utiliser une pierre dépendant d’un mortier vulnérable au Poison, les roturiers devaient rebâtir leurs maisons régulièrement.

    Lorsque Djeva voulut savoir où Alunia dormait, la servante lui tendit un petit tube noir.

    — C’est un marqueur éphémère, pour écrire dans l’air. Les enfants aiment beaucoup communiquer comme ça dans le dos de leurs parents. Et pour répondre à ta question, je dors dans le quartier des domestiques. C’est de l’autre côté de la cuisine, et c’est totalement inintéressant. On y est coincés comme des suros, mais c’est des suros bien sympathiques. Tu vas bientôt pouvoir en juger par toi-même, puisque c’est là que tu vas dormir. En tout cas, il a rien précisé à ce sujet…

    Le Marquis, bien sûr. Chaque fois qu’Alunia mentionnait le maître des lieux, elle le faisait rapidement et à voix basse, comme s’il risquait de surgir derrière son épaule.

    Elles ne montèrent pas à l’étage. Lorsque Djeva utilisa son nouveau moyen de communication pour en demander la raison, la servante chuchota que c’étaient les quartiers privés du Marquis. La main serrée sur le marqueur éphémère, Djeva regarda les lettres scintillantes de sa question s’effacer progressivement dans l’air.

    — Et voilà !

    Alunia la fit pénétrer dans une grande pièce faiblement éclairée. Les murs gris luisaient d’humidité, et elle dut ralentir le pas pour ne pas glisser sur le sol mouillé. Alunia referma le panneau et indiqua le plafond.

    — Il y a quatre jets. Si on se dépêche, on aura assez d’eau chaude.

    Alunia se dévêtit, bientôt imitée par Djeva.

    — Oh, par Ashke…

    Djeva baissa les yeux.

    Tout son corps était couvert de plaies et d’ecchymoses. Les brûlures, bien que maintenant superficielles, couvraient chaque parcelle de sa peau qui n’avait pas bleui. L’ensemble était visuellement spectaculaire, peut-être, mais peu douloureux grâce à la morphine.

    — Djeva… C’est pas… Est-ce que…

    La servante porta une main à sa bouche, les yeux agrandis d’effroi.

    — … c’est le Marquis qui t’a fait ça ?

    Non. C’est le Poison, écrivit-elle avec le marqueur.

    À voir l’expression alarmée d’Alunia, ces mots ne l’avaient pas rassurée.

    — T’es pas immunisée ?

    Toi si ?

    — Bien sûr ! Tous ceux qui travaillent pour le Marquis le sont, s’ils l’étaient pas avant.

    Je croyais que le Poris était rare ?

    — Non ! Enfin… oui.

    Elle dénatta ses cheveux à petits gestes raides.

    — Dans le quartier des roturiers, des marchands, si tu veux, beaucoup ont pas reçu le Poris. C’est comme ça un peu partout à Moire Treya, et à Kanan Sha, j’imagine.

    Moire Treya… la cité mère de Kanan Sha. La plus grande cité de la province.

    — Je travaille ici depuis longtemps, poursuivit Alunia, alors je me rappelle pas l’époque où je vivais dans les quartiers pauvres. J’étais pas encore immunisée, alors… Comment as-tu survécu aussi longtemps sans avoir de marques ou tomber malade… ah, que je suis bête !

    Les yeux d’Alunia s’arrondirent.

    — Tes cheveux… bien sûr. C’est le signe de ta chance, Djeva. T’es une racée, c’est ça ?

    Contrairement aux nobles qui l’avaient par deux fois appelée ainsi, Alunia utilisait ce mot sans une once de mépris, presque avec révérence.

    Qu’est-ce que ça veut dire ?

    Alors que la vue du renoir avait suffi à évoquer plusieurs souvenirs pertinents, ce mot-ci n’aiguillonna pas du tout sa mémoire, même si elle l’avait entendu plus d’une fois. C’était un peu comme le visage du Marquis, en fait. Pourquoi certains stimuli attiraient-ils les souvenirs comme le sang le renoir alors que d’autres ne déclenchaient aucune réaction ? Ses tempes commencèrent à se comprimer et un curieux détachement l’envahit.

    — Tu sais pas c’est quoi ? Quand on dit racé… Ça dépend, dit Alunia en se frottant le menton. Pour la plupart des gens, un racé, c’est quelqu’un de… différent, de déformé, mais plus résistant au Poison. La Trata a rien à voir là-dedans. Certains racés, par exemple…

    La Trata.

    Ce terme lui remplit la tête de mots et d’images. La Trata : l’injection que tous recevaient à la naissance pour contrer le faible taux d’oxygène de l’atmosphère. Contrairement au Poris, qui était tout de même extrêmement important, la Trata était indispensable à la survie.

    Djeva tenta de remonter le cours des souvenirs affluant, mais le lit de la rivière s’assécha brusquement.

    — … sont aveugles, tu vois, poursuivit Alunia. D’autres racés ont un bras plus court que l’autre. J’ai même vu, une fois, un homme qui avait juste trois orteils. Bref, des mutations. Personnellement, je trouve que d’avoir les cheveux mauves, c’est pas si mal si ça te permet de résister au Poison plus que les autres, de survivre sans Poris pendant très, très longtemps, si la légende est vraie… Tout le monde ou presque méprise les racés, mais moi, je les admire.

    Elle claqua des doigts, les joues un peu rouges. Une multitude de jets d’eau chaude jaillirent à son ordre. Djeva soupira de bonheur et ferma les yeux, laissant la saleté et le sang qui adhéraient à sa peau disparaître dans le drain au sol. Elle se sentait revivre. Alunia lui étendit une pâte verdâtre à l’arôme agréable sur le corps et les cheveux, sans gêne. Pendant que la servante répétait l’opération sur elle-même, Djeva se rinça.

    Après la douche, Alunia voulut lui mettre un onguent sur le corps. Djeva attrapa son poignet d’une main et tendit l’autre. Elle aimait bien la jeune servante, mais elle avait aussi besoin d’espace. Elle couvrit minutieusement chacune de ses blessures, puis enfila la culotte grise et l’uniforme de mise. Les petits souliers noirs à la semelle souple la firent grimacer ; le sol sous ses pieds nus lui manquait déjà. Elle attrapa le marqueur et se lança à la suite d’Alunia.

    — On doit pas le faire attendre, chuchota celle-ci. Il est très occupé.

    T’auras qu’à lui dire que c’est ma faute.

    Alunia regarda les lettres disparaître dans l’air. Son regard troublé se posa sur Djeva.

    — T’as vraiment pas peur de lui, hein ?

    Je devrais ?

    Le Marquis les attendait dans la salle de séjour. Il leur tournait le dos, son pouce gauche glissé à sa ceinture, la main droite à l’oreille.

    — Oui, ce soir. Non, ne t’inquiète pas. Je te rappelle.

    La servante effectua une courbette dès que le Marquis se retourna.

    — La voilà, Monsieur, annonça-t-elle d’une voix légèrement tremblante. Est-ce que tout est à votre convenance ?

    — Vous pouvez disposer, dit-il sans la regarder.

    La jeune servante prit la poudre d’escampette. Djeva remarqua l’air désapprobateur du Marquis. Elle n’eut pas à attendre longtemps pour en connaître la raison.

    — Tu es devant un Marquis. Un noble, articula-t-il avec un soin moqueur. Incline-toi.

    Haussant les épaules, elle se pencha légèrement vers l’avant comme elle avait vu Alunia le faire. Les yeux du Marquis s’étrécirent.

    — Plus bas, gronda-t-il en s’approchant.

    Djeva eut envie de protester, mais elle se contenta de peaufiner sa révérence. Bien qu’elle se trouvât là où elle se devait d’être, auprès de celui qu’elle avait assidûment recherché, tout pouvait basculer en un instant. Provoquer l’homme inutilement n’en valait pas la peine.

    — C’est… mieux.

    Le Marquis désigna un paysage accroché au mur. Une cité de tours blanches et de petits points gris sous un ciel rouge sang.

    — Sais-tu ce que c’est ?

    Djeva fit signe que non.

    — Kanan Sha. Tu te trouves en ce moment même à Moire Treya, la cité mère de Kanan Sha. Je suis l’un des Marquis qui dirigent la province.

    Il se pencha vers elle, si près qu’elle put sentir son parfum d’épices et de terre. Son souffle sur sa joue était brûlant.

    — Si je découvre que tu feins l’amnésie et que tu sais déjà tout cela…

    J’ai aucune raison de vous mentir.

    — Ça, c’est toi qui le dis.

    Il l’entraîna dans le bureau qu’elle avait déjà entrevu lors de la visite d’Alunia. Là, il la fit asseoir en face d’un… écran. Un… clavier intelligent luisait à la hauteur de ses mains. Il lui en expliqua brièvement le fonctionnement, puis appuya sur une touche.

    Une mappemonde se déroula à l’écran. À l’extrême droite, des lignes de texte s’alignèrent.

    — Tu reconnais ça ?

    La Terre.

    — Et le nom des royaumes, des provinces ? Les cités mères ?

    Djeva secoua la tête. Il lui suffirait sans doute de lire un peu pour combler le vide. Le Marquis parut être parvenu à la même conclusion, car il lui annonça qu’il reviendrait dans quelques heures.

    Djeva buvait déjà l’écran des yeux.

    CHAPITRE III

    LE BANQUET

    La Terre. Une planète or et bleue qui comptait un peu moins de 300 millions d’êtres humains. Quatre royaumes la découpaient : Antelika, Oejetos, Alzia et Rafreni.

    Le plus grand de tous, Antelika s’étendait au nord et au sud de l’équateur, à l’ouest d’Oejetos et d’Alzia. Entouré par l’Inunda, le nom donné collectivement aux océans, il se subdivisait en deux provinces ayant frontière commune : Kanan Sha et Estazelia.

    Sa pauvreté était à l’échelle de sa superficie : près de 90 pour cent de ses habitants appartenaient à la classe des roturiers, et la majorité d’entre eux à sa strate inférieure. Kanan Sha était la moins industrialisée des provinces d’Antelika, et Moire Treya, sa cité mère, ne devait sa richesse somme toute relative qu’à ses quelques Tours X, à la popularité de ses vaisseaux et à ses quelques industries spécialisées.

    Située au sud de Kanan Sha, Estazelia était la troisième plus grande province du monde. Les roturiers y habitaient par dizaines de millions et connaissaient des conditions de vie plutôt difficiles. Ils n’en suscitaient pas moins l’envie de leurs analogues des autres provinces, car Estazelia était très riche en Tours X. Ces immenses structures ne faisaient pas que purifier l’eau pour sa redistribution : elles abritaient des serres et les enclos des bêtes destinées à l’abattage.

    Le cœur politique de la planète se trouvait à Izva Dae, une île du royaume d’Oejetos. La royauté y résidait, ainsi que les aristocrates les mieux nantis. Cette province insulaire bénéficiait d’une position stratégique entre Antelika et la partie continentale d’Oejetos, au beau milieu de l’Inunda. Sur ses rives escarpées avaient été bâties de solides murailles de roche hautes d’une vingtaine de mètres pour entourer Rejavin, cité mère d’Oejetos et cité du monde.

    Les autres provinces d’Oejetos, Anglesia et Ruzca, profitaient partiellement de la richesse d’Izva Dae. Par exemple, les nobles d’Anglesia, qui vivaient dans l’ouest du royaume, jouissaient d’une mainmise sur la technologie du transport aérien. À Ruzca, la plus grande province d’entre toutes, sise dans l’est d’Oejetos, c’était plutôt le transport maritime qui intéressait la noblesse, et ainsi la province se distinguait dans la construction de sous-marins.

    Ces informations, Djeva les assimila rapidement. Chaque fois qu’elle voyait le nom d’un royaume ou d’une technologie, le souvenir qui y était associé, si souvenir il y avait, affluait, et des connaissances supplémentaires le replaçaient dans sa mémoire fébrile. Ainsi, la vue du mot « sous-marin » suffit à lui évoquer un véhicule oblong d’une soixantaine de mètres de long pourvu d’ailerons latéraux et propulsé à la fois par des hélices et un moteur hybride.

    Alzia était le royaume le plus peuplé : il regroupait près de la moitié de la population de la Terre. Ses habitants se spécialisaient dans la fabrication de métal, qu’ils exportaient aux autres royaumes pour la construction de bâtisses et d’outils résistants au Poison. Jonvieka, sa seule province, avait également un talent pour la joaillerie, et c’était à Alzia que se créaient les plus beaux bijoux et ornements.

    Rafreni, le quatrième et dernier royaume, était un immense désert situé à l’est d’Antelika et au sud-ouest d’Alzia. Les quelques aristocrates qui y avaient élu domicile vivaient dans un isolement du reste de la noblesse, mêlés qu’ils étaient aux roturiers. Djeva supposa qu’une certaine forme d’égalité des castes devait y exister : dans un tel endroit, c’était s’allier ou mourir.

    L’engouement des nobles de Rafreni pour la vitesse se reflétait dans leurs dizaines d’usines où des roturiers développaient et manufacturaient des véhicules de sol au moteur gigantesque appelés fasters. Les aristocrates organisaient souvent des courses sur les plaines sablonneuses du royaume. Lors de ces événements prisés, ils choisissaient le meilleur pilote parmi leurs servants pour les représenter. Beaucoup mouraient dans d’horribles accidents, mais les habitants de Rafreni n’avaient pas froid aux yeux, car la récompense valait tous les risques : une fortune de celles qui pouvaient nourrir, loger et habiller une famille de cinq pendant toute une génération.

    Djeva appuya sur un bouton et l’écran s’éteignit. Elle avait déjà su tout cela. Elle avait soif d’apprendre, et ce qu’elle avait déjà révisé comblait à peine un premier niveau de curiosité. Déjà, les notions géopolitiques s’enchevêtraient dans sa tête, et elle échafaudait des hypothèses, parvenait à des conclusions, qu’elle rangeait tranquillement dans un coin de son esprit. Son message ensanglanté résonnait avec plus de force que jamais dans sa tête.

    Les Tours X, c’est pas la royauté qui les endommage pour rejeter le blâme sur les roturiers ? Comment mieux restreindre l’accès au Poris et

    Elle avait risqué gros en accusant l’élite. Et voilà qu’elle était la conseillère d’un homme fier de son sang.

    — Eh bien, eh bien…

    Djeva bondit hors du fauteuil, prête à frapper avant même de se retourner.

    — Tu n’oublies pas quelque chose ? dit le Marquis en croisant les bras.

    Elle relâcha ses muscles tendus et effectua une rapide courbette.

    — Je vois que tu n’as rien perdu de ta vivacité… Alors, que sais-tu de la royauté ?

    Vecena, la future Reine, a 16 ans. Elle sera majeure seulement dans deux ans, alors son oncle Lothar est Régent. Rodrig, père de Vecena et frère de Lothar, est mort dans un accident de sous-marin en 2913, 16 ans plus tôt. Vecena…

    Elle interrompit brièvement ses traits de marqueur éphémère. Le Marquis s’était assis dans un fauteuil flottant et avait placé les mains derrière la tête. Son

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