L' OEUF SUR LE PLAT ET AUTRES MERVEILLES
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À propos de ce livre électronique
Jean-Pierre Lemasson
Professeur associé à l’UQAM et fondateur du certificat en gestion et pratiques socio-culturelles de la gastronomie, Jean-Pierre Lemasson s’est spécialisé dans l’histoire de la gastronomie québécoise. Il a, entre autres, publié « le Mystère insondable du pâté chinois » ou encore « l’Odyssée de la tourtière ». Pionnier des patrimoines alimentaires et de la valorisation du terroir, l’auteur affirme que l’on ne mange bien qu’avec l’appétit de l’esprit !
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Aperçu du livre
L' OEUF SUR LE PLAT ET AUTRES MERVEILLES - Jean-Pierre Lemasson
Juste pour dire
Manger est de ces activités innocentes qui se poursuivent hors de la table. Surtout si les aliments reviennent régulièrement aux repas, ils acquièrent une présence qui les éloigne de la banalité pour envahir notre imagination et prendre la place des fidèles compagnons d’une vie. On ne s’étonnera pas qu’insidieusement, ils nous deviennent sacrés et canalisent une affection qui, outre de leur donner une beauté au début insoupçonnée, s’intéresse à leur histoire, à leurs tribulations. En fait, leur statut d’êtres muets se transforme et les voilà qu’ils nous parlent par signes en toute humilité.
Telle est la fascination qui m’a donné envie de faire durer leur présence au-delà de l’éphémère et reconnaître qu’ils se sont transfigurés à mon insu. Je n’ai pas fini de m’extasier. J’ai choisi mes régals dans leur plus pure simplicité, loin de toute cuisine, et dans leur apparent dénuement, j’ai trouvé une poésie dont je ne saurai plus me priver. Peut-être que mes goûts changeant, d’autres tentations viendront défiler dans le panthéon de mes agapes quotidiennes, mais celles dont j’évente les secrets, comme pour moi je l’espère, réenchanteront vos dîners.
S’il vous plait, ne croyez plus aux natures mortes !
Et puis, n’étant pas insensible à l’air du temps, quelques thèmes, défrayant l’actualité ou méritant un autre regard que celui de l’instantané, m’ont interpellé. Le sérieux, sinon la gravité, avec lesquels ils sont souvent traités, m’a désolé et, loin de nous rendre plus légers, ces nourritures dangereusement terrestres devenaient indigestes. Alors, je me suis mis à prendre de la hauteur, au point de m’envoler, et de voir sous mes pieds des mondes dont les configurations nouvelles les rendaient bien plus plaisants à regarder. Souvent, je me suis senti heureusement étranger et ai-je vu des histoires que je ne soupçonnais pas pouvoir montrer les mille et une facettes de nos réalités. Je m’y suis attardé, trouvant qu’un peu de comédie et d’humour…
Qu’il est bon de manger autrement !
Partie 1
S’il vous plait, ne croyez plus
aux natures mortes !
L’œuf sur le plat
Je ne sais jamais si ma fascination de l’œuf sur le plat tient au parfum léger du beurre qui monte de l’assiette ou de la forme du jaune qui est une démonstration quotidienne de la perfection. Il prouve, à lui seul, que l’harmonie peut s’imposer dans les nourritures banales et que la géométrie du monde peut se cacher au cœur même de nos repas. À croire que l’œuf est fait pour témoigner que la beauté crée la faim et annonce des matins qui chantent. Manger un œuf sur le plat, c’est se plier aux lois de la physique et à celles du ravissement.
L’esprit vide du lève-tôt participe sans doute à cette admiration, car à l’heure où blanchit la campagne du poète, le regard matinal, fût-il encore embué de vagues songes, saisit avec plus de sensibilité la matérialité de la beauté. Comment ne pas être étonnés de voir sous nos yeux un soleil miniature, quelques secondes avant l’engloutissement, consentir sans réticence à être contemplé ? On dirait même qu’acceptant par avance son destin, ce jaune intense et clair inspire toujours la sérénité. Avant d’être consommé, l’œuf comble une attente enchantée et toujours étonnée.
L’œuf est la représentation comestible de tous les levers du monde. Il est à l’intimité du foyer ce que le soleil est à la planète. Il inaugure l’axe de la lumière et de la chaleur de la journée. Il met d’emblée de bonne humeur annonçant le rassasiement à peu de frais, le plaisir préliminaire des sens à celui de l’absorber. Car sa vue annonce un optimisme serein. Ce jaune cyclopéen, reposant tout chaud dans l’assiette, simplement sensuel, est une promesse de retour des goûts de l’enfance, tout comme une célébration de l’onctuosité. Rien dans son modeste prix ne laisse supposer que son étalement puisse engendrer tant de réconfort. Ce jaune hypnotique est riche de renaissances muettes.
L’art de préparer et de manger son œuf diffère selon les mangeurs. Pourtant toujours celui qui a l’immense mérite de le faire lui-même, alors qu’il n’a pas encore trempé ses lèvres dans son café ou son thé, connait tout le prix de son prochain bonheur. Certains, riches comme des princes, se font servir à l’hôtel le plus souvent, deux œufs dont la générosité inhabituelle est en soi une fête. Servis, fumant encore de grasses vapeurs, d’odeurs trainantes de bacon et tout ourlés d’un liseré brunâtre, ils provoquent un émoi à peine contenu. Mais quoi qu’on puisse en dire, la jouissance ne sera jamais aussi grande que celle préparée à la maison par le commun des mortels qui lutte encore contre le sommeil.
Comme en amour, les rites de préparation augmentent l’imagination de ce qui va suivre. Tout commence en vérité quand l’œuf est lové dans la paume de son cher prédateur. La coquille fragile exige des gestes délicats et ce n’est qu’avec la précaution due aux choses précieuses que les doigts s’en saisissent.
Ils attendent un moment que la prise de la porcelaine soit bonne et, sans coup férir, la vont fracassant sur les bords de poêle. Crac ! Tout l’art de la blessure est d’avoir la profondeur requise pour que la coquille à moitié fendue s’écarte aisément par la suite entre les pouces et laisse aller, avec paresse, son contenu sans que le jaune se déchire. Sans la maîtrise de sa force, pas d’œuf sur le plat qui soit parfait. Casser un œuf exige une maîtrise égale à celle d’un art martial, sinon tout est gâché !
Le second péril est dans la poêle. Car lorsque la masse gluante touche le fond noir et s’étale avec réticence, ne renonçant que par la force des choses à ne plus protéger le jaune sacré et le laisser faire surface, il faut que le beurre soit déjà fondu ou que l’huile sous la chaleur prépare ses vapeurs. Il serait donc malvenu que le feu soit trop fort, car le blanc à peine formé grillerait trop rapidement sur ses marges et, pire encore, se rétracterait en une substance brune et rigide. Certains anticipent un croustillement sans doute plus goûteux, mais la brutalité d’un tel traitement détruit les flaveurs laiteuses, les subtils parfums des cuissons modérées.
D’autant que le plus grand des plaisirs est de voir, comme un miracle qui s’accomplit, la gélification de la masse vitreuse qui, sous la chaleur, commence à devenir livide, blanche transmutation se répandant dans le fond de la poêle comme le ferait un voile de mariée. Des bords les plus fins de la masse toute encore gluante, le blanc remonte peu à peu vers le centre. Ici ou là surgit une tache d’ivoire qui peu à peu s’élargit comme une presqu’île alors que le même phénomène se répète sur un autre côté du napperon qui se brode ainsi sous nos yeux. Les éclats blanchâtres convergent vers le centre emprisonnant le jaune ardent. Partout la progression du blanc est inexorable. L’œuf, totalement se fige, selon des variations d’encerclement différentes chaque matin. Puis, de plus en plus nettement, le grésillement des graisses s’accélère. Crépitements et salves sonores annoncent l’œuvre du diable et ses décharges en fusion. Des bulles gonflent la surface de la chair en formation et la voilà prise dans des vagues d’effervescence. Parfois, alors que rien ne le laisse deviner, près du centre, une grosse ampoule enfle, s’élargit, s’arrondit et tire à elle ce qui reste de film transparent. Le gonflement hésite entre l’explosion et l’essoufflement, entre la déflagration et l’évanouissement. Surtout ne pas monter le feu, mais au contraire pour que le blanc conserve toute sa souplesse et son élasticité, la poêle doit s’éloigner un instant du foyer trop rouge et notre œuf soulagé retrouve pour un court instant sa placidité.
Si l’on est pressé et que la salière avec habilité jette quelques grains de sel sur la surface lisse que la chaleur vient tout juste de métamorphoser, alors le blanc se couvre d’une surface de minuscules cratères qui, dans les derniers moments, catalyse la fermeté de la masse. Et du poivre noir décorant de mille points le jaune comme autant d’étoiles noires, voilà que l’œuf est enfin prêt pour l’euphorie silencieuse du lève-matin. Glissant de la poêle avec une rapidité et une souplesse de félin, l’œil clair et son blanc lumineux sont enfin dans l’assiette. L’œuf prend sa place au centre, s’installant pleinement. L’admiration secrète est alors à son comble, car même si les contours sont parfois des plus irréguliers, l’œuvre est enfin tout entière exposée
à la convoitise. Son renflement solaire dominant une dernière fois, de toute sa hauteur, son modeste paysage lacté, l’hallali des couverts déjà levés peut commencer.
La tentation est de le faire sien trop rapidement et de le précipiter vers l’estomac impatient, alors qu’il est meilleur en le laissant nonchalamment trainer en bouche. Sa substance hésite entre le solide et le liquide. Il est d’une mollesse ferme, semblable au tissu soyeux qui glisse au fond du gosier et s’en va souplement nourrir l’antre vivant de l’appétit. Mâcher un œuf relève de l’hérésie. Qui le tourne dans sa bouche et prend le temps de sentir à sa surface le relief des grains de sel et la chaleur du poivre, ne peut que s’amuser à le mouvoir lentement aux creux des joues et à varier la pression du palais qui délicatement l’écrase. C’est lui rendre hommage que faire durer un peu plus cette texture veloutée et de s’assurer que l’œuf poursuivra encore en soi son rayonnement solaire. À m’écouter, chaque matin, une douzaine d’œufs connaitrait leur destin !
Le gourmand peut encore prolonger le plaisir et donner à ses sensations plus de complexité. Ce jaune mirifique réveille, donne au pain des saveurs à rester des heures en bouche si des rasades de café ne venaient balayer les traces de gras qui s’étirent sur la langue. Que ce soit sous forme de trempettes comme pour l’œuf à la coque ou plus sommairement par des morceaux de mie arrachés à la baguette, la surface jaune soudain se rompt sous la main et l’éclatant liquide s’écoule lentement vers les horizons blancs qui le cernent. Le pain s’imbibe et, porté à la bouche, se doit d’être parfois lentement mâché ou, mieux encore, sucé. La moindre goutte du précieux liquide est aspirée, englue les papilles et s’y prolonge. La main replonge pour en reprendre et le mouvement de va-et-vient entre l’œuf et la bouche s’accélère. Pour rien au monde, le froid ne doit s’installer, tant que ne reste pas qu’un cratère déserté.
Tout a été dit sur l’œuf et son symbolisme, sur ses propriétés nutritives qui furent, ces dernières années, l’objet de tant de controverses. Tout a été dit sur les mille façons de le cuisiner et son rôle inappréciable dans tant de plats. Toutes les cuisines du monde en connaissent les fantastiques possibilités : du secours de la faim aux plats les plus sophistiqués. Pourtant toutes les sciences et les innombrables travestissements culinaires n’égalent pas le plaisir le plus simple et le plus élémentaire de célébrer la gloire des matins avec un œuf sur le plat simplement préparé. Dans l’éternité de sa forme toujours renouvelée, dans la beauté immuable de ses métamorphoses, dans l’harmonie de ses simples couleurs, dans sa générosité et notre comblement, l’odeur de l’œuf et la vue de sa chair sublimée, nous transportent au-delà de la félicité.
Les petites patates carrées
Les petites patates carrées, dans ma famille, sont une légende. Il suffit que l’un invite l’autre et, instinctivement, il va préparer, sans même y penser, ce modeste plat qui éveille en nous les souvenirs des grandes curées de notre enfance. Déjà très jeune, à l’annonce qu’elles seraient au menu et que la croissance nous donnait des faims grandioses, notre mère, avant de les servir, tenait la meute à distance, car, dès le plat posé sur la table, nous étions prêts à mordre le frère ou la sœur qui aurait tenté d’outrepasser sa part. Notre assiette devenait le centre du monde. Nous oubliions tout, plongés dans la hâte de nous rassasier jusqu’au collet.
Quand je dis patates carrées, entendons-nous. Elles n’ont de carrées que la tentative de leur donner des côtés qui, compte tenu de la forme du tubercule, ne peuvent qu’être des plus irréguliers. Ceux qui cuisinent savent en effet qu’une pomme de terre, bien tenue de la main gauche sur la planche de bois à découper, peut être tranchée selon les trois dimensions fondamentales de l’univers euclidien, pour donner un nombre de petits cubes variable selon l’épaisseur des coupes, la taille de la pomme de terre ou l’épaisseur de la pelure. Les dés obtenus peuvent, au centre, friser la perfection, mais, sur la périphérie l’emporteront les formes imprévisibles. Au mieux, la patate découpée est une sorte cube Rubik raté. Au pire, elle devient un casse-tête 3D.
En fait, pourquoi appeler faussement patates carrées ces formes qui, plutôt que surfaces, sont des volumes ? Pourquoi sciemment persister dans l’erreur alors que n’importe quel géomètre trouverait déplacée, fausse, cette dénomination qui trompe sur la nature de la marchandise et remet constamment en question la trigonométrie enseignée depuis l’Antiquité dans les écoles ? N’étions-nous pas une famille où tout volume finissait toujours… en plat ?
Les livres de cuisine parlent de patates sautées, d’autres de patates rôties et d’autres encore de patates rissolées. Tous se réfèrent au mode de cuisson incontestablement capital. Hélas, aucun traité ne dit mot de la forme dans le goût final. Quelle lacune d’oublier l’importance de la découpe alors que des tranches de patates ou des morceaux plus gros encore n’ont pas la même saveur ? La taille des dés est un des secrets de l’art. Ils ne doivent être ni trop petits pour ne pas griller, ni trop gros pour rôtir de tous côtés. Voilà un cas patent où le vocabulaire culinaire est des plus insuffisants pour décrire ce qu’il prétend offrir.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que notre famille ait créé son propre code et ait retenu ce qui lui semblait le plus pertinent même si on conviendra volontiers que d’y réfléchir un peu plus aurait peut-être permis de trouver une expression plus appropriée. Mais face au déficit terminologique des cuisiniers, toute famille pour un plat ou un autre, surtout si le savoir-faire provient d’une transmission orale plus que de l’imprimé, inventera ses expressions, ses manières de dire qui, et c’est là l’essentiel, seront comprises par tous ceux qui régulièrement célèbrent à la même table.
Seule notre mère, qui savait choisir les bonnes pommes de terre, les rissolait comme nous les aimions. Si un jour, fatiguée par les corvées ménagères, elle demandait à l’un ou à l’autre de la remplacer, le niveau de tension montait immédiatement dans la maison. Nous étions sûrs que les petites patates carrées seraient dévoyées tant par des coupes fantaisistes que par des cuissons où se retrouveraient pêle-mêle des dés aux côtés trop cuits, voire carrément brûlés, et d’autres à la limite de la crudité. Tous pressentaient la catastrophe, maugréaient, disaient un mot de trop qui énervait l’apprenti cuisinier et les invectives fusaient dans un climat d’angoisse. Notre mère s’arrachait les cheveux. À la place de la tranquillité souhaitée, elle se retrouvait à devoir mettre fin aux altercations généralisées.
D’où l’importance de savoir manier la spatule en bois avec dextérité pour que tous les côtés présentent leurs faces également dorées. À vrai dire, ce tour de force ordinaire, que ratent toujours ceux qui suivent aveuglement les recettes, tient au niveau d’huile approprié dans la poêle ou la cocote en fonte. De plus, la chaleur de l’huile est cruciale, cela se voit au coup d’œil qui détecte la rapidité avec laquelle le croustillant se prépare. L’art inégalable de notre mère était dans cette habileté — qu’elle tenait elle-même de ses parents