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Le vernis orange: Roman
Le vernis orange: Roman
Le vernis orange: Roman
Livre électronique310 pages3 heures

Le vernis orange: Roman

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À propos de ce livre électronique

Quête identitaire et nouveau départ en Italie

Expatriée depuis bientot deux ans dans une région lointaine et retirée du sud de l'Italie, Charlotte de Borin, une jeune Francaise docteur en littérature étrangère, semble embrasser une nouvelle existence dans laquelle elle tente tant bien que mal de tourner le dos à certaines heures d'un passé tourmenté et où le soleil peine à briller.

EXTRAIT

Lorsque les chantonnements rauques et dissonants de Maria se faufilèrent dans le vestibule baigné de soleil, j’étais enfoncée dans une fâcheuse amertume, perceptible à l’éclat tempétueux de mon regard grisé et au silence religieux qui enserrait mon rigoureux désordre intérieur. Incapable pour l’heure de m’arracher à mes passions, je n’avais alors aucunement conscience d’être guettée par la brisure inopinée de l’insoutenable sujétion à laquelle mes dernières années s’étaient arrimées avec une certaine complaisance…
Soudainement flattée par un irrésistible filet d’odeurs mêlées de viande mijotée, de tomates bouillonnantes et d’herbes aromatiques fraîchement coupées, j’abandonnai promptement le confort d’une bergère à gondole vernissée et me hâtai vers le petit salon bleu, où ma belle-mère, accoudée à la fenêtre, était en train de s’émouvoir des pirouettes de Geraldo, un jeune geai apprivoisé.
LangueFrançais
Date de sortie26 juin 2015
ISBN9782918754244
Le vernis orange: Roman

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    Aperçu du livre

    Le vernis orange - Marie-Caroline Pratt

    inconsciente…

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    Lorsque les chantonnements rauques et dissonants de Maria se faufilèrent dans le vestibule baigné de soleil, j’étais enfoncée dans une fâcheuse amertume, perceptible à l’éclat tempétueux de mon regard grisé et au silence religieux qui enserrait mon rigoureux désordre intérieur. Incapable pour l’heure de m’arracher à mes passions, je n’avais alors aucunement conscience d’être guettée par la brisure inopinée de l’insoutenable sujétion à laquelle mes dernières années s’étaient arrimées avec une certaine complaisance…

    Soudainement flattée par un irrésistible filet d’odeurs mêlées de viande mijotée, de tomates bouillonnantes et d’herbes aromatiques fraîchement coupées, j’abandonnai promptement le confort d’une bergère à gondole vernissée et me hâtai vers le petit salon bleu, où ma belle-mère, accoudée à la fenêtre, était en train de s’émouvoir des pirouettes de Geraldo, un jeune geai apprivoisé.

    — Ciao, Carlotta, dit-elle rieuse, alors que l’oiselet se posait adroitement sur sa tête. On ne tardera pas à passer à table. Sais-tu où est Sandro  ?

    — À côté. Il se douche.

    — Ah très bien, fit-elle en mélangeant de la mie de pain à des graines pour oiseaux. Dis, ça ne t’ennuierait pas d’aller éteindre le four ?

    — Non, pas du tout.

    En franchissant le seuil de la spacieuse cuisine, où une pizza sette sfoglie¹ finissait tranquillement de dorer, mes sens aiguisés se portèrent aussitôt sur de fumantes braciole, paupiettes de bœuf à l’italienne.

    Je repensai alors à ces lointains parfums de gaieté qui s’échappaient des appétissantes alouettes sans tête que Jeanne s’empressait de préparer lorsque son frère promettait de nous visiter.

    Bien malheureusement, ces réjouissances étaient désormais corrompues ; elles avaient le goût âcre de la trahison et se frottaient par trop à une ombre virile, dont le sourire, jadis espéré, tentait désormais d’obscurcir la fascinante image d’une nuque gracile et emperlée de boucles duveteuses…

    J’allai tourner le bouton du four.

    À côté de l’évier blond, un torchon de coton épais recouvrait une chaudière en cuivre, dans laquelle reposaient les fameuses orecchiette, ces drôles de pâtes maison en forme de petites oreilles, dont la face externe semblait couverte de crépine.

    Des nombreux préparatifs du déjeuner, il ne paraissait plus rien. Tout ustensile de cuisine et de nettoyage avait retrouvé la place qui lui était strictement attribuée et seuls les mets qui hantaient notre maîtresse de maison depuis bientôt deux jours avaient maintenant le loisir de parader dans cet environnement étincelant de propreté.

    Petits, moyens et grands plats se trouvaient ainsi répartis sur un long comptoir de granit jaune carioca, au bout duquel trônait une cloche en verre dentelé semblant cacher quelque chose.

    Je m’approchai et découvris un petit faisceau de lettres près de dégringoler.

    Mon attention en fut soulevée.

    Étonnamment, je pensai qu’il eût été possible que l’un de ces plis me fût destiné. Je percevais une espèce de palpitement de ce papier que je toisais en vain d’un regard intrigué.

    — Au fait Carlotta, la Citrosodina t’a-t-elle soulagée ? m’interrogea Maria alors que, me rejoignant, elle libérait ses hanches de l’amusant tablier d’arlequin dans lequel elles étaient drapées.

    — Disons que j’ai un peu moins mal au cœur, répondis-je en passant la main sur la broderie anglaise qui habillait le haut de mes bras. Mais je n’ai guère d’appétit.

    — De toute façon tu n’as jamais faim, toi ! lança-t-elle un peu agacée.

    Puis, alors qu’elle s’approchait de moi :

    — Mmm, jolie broche !

    — Oui, très jolie. J’y tiens beaucoup.

    — Il faudrait râper un peu de cacioricotta pour les braciole, dit-elle ensuite en me tendant la râpe à fromage. J’espère bien que cette fois-ci tu me feras l’honneur d’y goûter.

    — N’y comptez pas trop ! fis-je impétueusement.

    Maria haussa les sourcils, puis, dans un silence boudeur, se mit à ôter les films protecteurs qui se trouvaient sur une farandole d’antipasti.

    Déjà, une subjuguante palette de couleurs aux alléchantes modulations se dessinait au cœur de cette superbe journée, qui allait bientôt être le théâtre de l’un des temps les plus vénérés de la semaine, le pranzo domenicale.

    Il faut dire qu’à Crispina, ce déjeuner, bien que souvent orageux, était incroyablement gourmand et distrayant. Il l’était en tout cas pour moi, qui y voyais un précieux moment de redécouverte d’union familiale et un habile moyen de défaire pour quelques heures l’inconfort de certaines notes d’existence…

    Il me faut ici avouer qu’en cette période d’intense vagabondage mental sur les chemins emmêlés du passé, il m’arrivait certes de dénigrer les plaisirs simples d’un présent qui se voulait souvent négateur de l’après, mais je ne les espérais pas moins ardemment.

    Il se trouvait qu’en ce jour, nous célébrions également un anniversaire très attendu et fort respecté, celui d’Alessandro.

    — Que dois-je faire du fromage qui reste ? dis-je à Maria, tout en atteignant volontairement de mon coude maladroit la pile de courrier que je n’avais de cesse de regarder.

    Puis, aussitôt :

    — Oh, je suis vraiment désolée !

    — Ce n’est rien, fit Maria, comme elle emmaillotait la cacioricotta dans un linge fin.

    — Je vais tout ramasser, dis-je alors.

    Et, dans un mouvement d’impatience :

    — Savez-vous si quelqu’un a pensé à moi ?

    Une certaine nervosité accélérait le rythme de mes paroles.

    — Non, répondit Maria. Je n’ai pas encore eu le courage de plonger mon nez dans ce fatras de paperasses. Mais tu peux y jeter un œil si tu veux.

    À ce moment-là elle disparut dans la pièce d’à côté, un balai serpillière à la main.

    Les genoux à terre, le buste incliné vers l’avant, je m’employai sitôt à réunir en un tas d’abord désordonné l’ensemble des enveloppes éparpillées sur les motifs cobalt et paille des carreaux de faïence qui habillaient le sol de cette magnifique cuisine. Après quoi, je démêlai lentement la publicité du courrier personnel.

    Mes doigts semblaient prendre leur temps, freinés par de folles certitudes qui agitaient en cet instant ma poitrine tourmenteuse.

    Lorsqu’enfin une plume sévère s’offrit à moi comme une apparition, une chaleur moite se fixa sur la face interne de mes mains ; elles se faisaient papillonnantes.

    Je ne rêvais pas. Jérôme avait enfin répondu à un appel de détresse, vieux de plus de deux ans. J’en avais le cœur battant et n’osai pour l’instant décacheter les mots que je n’espérais plus.

    Je me relevai avec légèreté et enfouis provisoirement dans la poche de ma jupe d’été des vœux inconsidérés de pacification intime.

    Sans secousse, je passai d’un état d’anxiété à une certaine confiance.

    Maria, revenue, ne tarda pas à le remarquer.

    — On dirait que tu l’as eu ton billet doux, jeta-t-elle avec une curiosité tout juste déguisée.

    Je ne répondis pas.

    Le four entrouvert soufflait une haleine sucrée et caressante.

    — Tes yeux sont parlants, tu sais, ajouta-t-elle.

    Je murmurai un sourire insignifiant.

    — Tu n’as pas un amant, au moins ! poursuivit-elle en plissant les sourcils.

    Je restai là, toute droite, sans bouger, un peu gênée ; amusée, aussi, par cette étrange idée.

    — Bon, assez discuté ! conclut-elle en s’éloignant. Je vais rallier mon époux et ma lignée.

    — Surtout ne vous méprenez pas, m’exclamai-je enfin, alors qu’elle ne pouvait plus m’entendre.


    1. Pâte feuilletée saupoudrée de sucre glace, garnie de chocolat, d’amandes et de pignons.

    2

    L’ambiance éthérée qui régnait dans l’aile droite de la masseria caressait tendrement mon âme suspendue.

    Accompagnée d’une solitude bienfaitrice, j’étais soudain joyeuse et savourais avec une délectation oubliée le privilège qui m’était donné de pénétrer un monde aussi emmuraillé que celui du clan Travolti.

    En dépit de l’accablante chaleur de cette fin de mois de septembre, Maria avait su transformer son exquise salle à manger en une oasis de fraîcheur et de volupté.

    Deux bouquets de fleurs rose-thé jaillissaient d’une nappe couleur de l’albâtre, sur laquelle s’incrustaient des grappes de raisin brodées de fils d’argent.

    Le sol de marbre saumoné, tout juste humidifié, avait des reflets miroitants.

    En ondulant imperceptiblement devant de profondes baies vitrées au gré de la légèreté de l’air qui traversait à pas feutrés ce rez-de-chaussée au raffinement virginal, de fragiles voilages de soie diaphane venaient parfaire une forte odeur d’insouciance.

    Je me sentais bien et animée de sentiments louables.

    — Je n’ai pas trouvé Sandro, tonna brusquement Maria en fendant la pièce de son ardeur protectrice. Il sait pourtant que j’ai horreur de jouer à cache-cache.

    — N’est-il pas au cabanon ? proposai-je timidement.

    — Non, je ne le vois nulle part, protesta Maria.

    — Et les autres, où sont-ils ? demandai-je faiblement.

    — Ils arrivent.

    — Il est forcément dans le coin, enchaînai-je. Tenez, je suis sûre qu’il est dans le jardin en train de téléphoner. Voulez-vous que j’aille vérifier ?

    Les mains de Maria étaient plaquées sur une nuque irritée.

    — C’est inutile. Le voilà ! s’écria-t-elle, comme Alessandro paraissait dans l’embrasure de la porte.

    Nous recouvrîmes ensuite sans tarder la table ovale aux pieds laqués blanc d’une multitude de fromages frais, de gerbes de crudités, de légumes rissolés, de fèves en purée, de rosaces de crustacés, de tranches de charcuterie locale et de petites miches de pain de campagne.

    Déjà, l’ensemble des Travolti se pressait dans la pièce tout imprégnée de quiétude, pour la précipiter dans une ébullition montante et récréative.

    Tandis qu’un gros pavot en métal chromé indiquait une heure trente de l’après-midi, une certaine agitation flottait sur chaque visage qui s’apprêtait à festoyer en l’honneur de la naissance d’Alessandro, acclamée trente-neuf ans plus tôt.

    À mon grand regret, le téléviseur, trop vite sorti des entrailles d’un buffet aux lignes épurées et contemporaines, devait envelopper de ses inlassables slogans publicitaires nos premiers éclats d’humour.

    Alors que les hommes feignaient encore d’ignorer le riche étalage de hors-d’œuvre qui fleurissait leurs yeux alanguis au profit de quelque débat sur la ‘Ndrangheta et les règlements de compte qui ensanglantaient à nouveau le sud du pays, Maria, fredonnante, rajustait tranquillement la robe à pois rouges de sa petite-fille. Elle semblait partager mon désintérêt pour ce discours sans fin.

    Rose, en revanche, l’épouse de Francesco, frère cadet d’Alessandro, prêtait une attention toute particulière à ce qui se disait sur deux immigrés africains, tombés la semaine passée sous les balles de cette mafia calabraise.

    Je fus heureuse et soulagée lorsque Maria, après s’être signée dans le plus grand respect, lança enfin d’un ton impératif :

    — App tít *¹ !

    C’est sous le regard attentif d’une maîtresse de maison dont l’enthousiasme peinait à se dissimuler que chacun des convives se mit alors à piquer dans une belle et fraîche victuaille.

    Dès les premières bouchées, la tranquillité s’imposa et nous plongea dans une immobilité passagère.

    Tout le monde était transporté par la succulence des produits du terroir et seul le bruit des couverts sur la fine porcelaine liserée d’or entrait en compétition avec la litanie de Paolo Di Giannantonio².

    Mais bientôt, quelques flatteuses onomatopées faisant luire l’iris châtaigne de Maria préludèrent à un frissonnement de lèvres qui déjà se muait en un bourdonnement humain de plus en plus marqué.

    Le primitivo di Manduria, excellent vin rouge de la région des Pouilles, commençait à échauffer les esprits, qui se prenaient à voguer sur des pistes plus ou moins aléatoires.

    Ainsi, bien qu’affairée à déguster l’irrésistible cœur crémeux d’une généreuse burrata, je ne pus empêcher Ettore, cet imposant chef de famille au ventre généreux et aux moustaches recourbées, de m’interroger sur le banditisme italien.

    Je tentai alors par quelques jeux de physionomie faciale de le dissuader de me questionner plus avant sur ce sujet assommant auquel je n’entendais rien, puis, décidée à ne pas m’incliner devant un visage grimaçant et la déception qu’il exprimait soudain, je lançai d’un air pinçant :

    — Je me refuse une fois de plus à être le porte-parole de mes compatriotes.

    Ettore, insatisfait de ma mauvaise volonté et ô combien fidèle à son entêtement, poursuivit avec un brin de goguenardise :

    — Allons, Carlotte, tu ne vas quand même pas nier que de l’autre côté des Alpes vous vous esbroufez de tout ce qui se passe chez nous !

    Je n’eus pas le temps de hausser les épaules que Maria s’élançait déjà avec force et autorité :

    — E basta ! Tu ne pourrais pas nous ficher un peu la paix au lieu de nous saouler avec tes histoires de mafiús *.

    — Ça y est, la vieille bondieusarde s’est mise en marche ! jeta-t-il avec l’irrévérence qu’appelait l’insolence de sa femme. Toi, qui nous rebats les oreilles de la Sainte-Trinité et de toutes ces cérémonies grotesques où tu affiches ostensiblement ta soi-disant dévotion, sais-tu au moins que c’est devant des malavitosi³ que tu larmoies chaque Vendredi saint ?

    — Ma sei pazzo ! rugit-elle en laissant échapper de son verre quelques gouttes d’eau qui atteignirent l’avant-bras poilu de son mari.

    — Te doutes-tu simplement que les pèrdun *, tes pénitents porteurs de la Croix, aux talons crevassés et aux orteils sanguinolents, sont majoritairement des escrocs ? renchérit-il tout en se débattant avec une grosse crevette flambée au Martini blanc.

    — Madò’ ! Ma c’ ’st díc ’u crèstián ? (Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il dit celui-là ?) enchaîna-t-elle en réunissant ses paumes outragées dans un mouvement de protestation.

    — Madò’, Madò’, répéta Ettore d’une voix nasillarde, qui se voulait absolument moqueuse. Ce que tu ne veux pas entendre, Maria. Voilà ce que je dis ! Cette nuit-là, l’achat d’une conscience coûte plusieurs milliers d’euros…

    — Arrête, papa ! se risqua alors Francesco, peiné de voir sa mère contrariée. De toute façon qu’est-ce que ça peut bien te faire qu’il s’agisse de crapules ou non ?

    Ettore tut les raisons évidentes de ce faux emportement. Il avala une gorgée de vin, sembla se détendre, puis laissa échapper un dernier soupir de lamentation :

    — AhCarlotte ! Pardonne l’ignorance de cette femme d’âge. Elle est aveuglée par la foi.

    Enfermée dans mon refus d’apporter quelque commentaire à ce jeté de sarcasmes qui mêlait si bien l’italien au dialecte tarentin⁴, j’utilisai à mon tour la télévision à des fins de dérobade. De fait, mes paupières exagérément froncées, prirent un air faussement inspiré.

    C’est alors que le style victorien dans lequel Emma Thompson évoluait grandiosement au côté d’Anthony Hopkins me happa sincèrement, tout en libérant un peu de cette fiévreuse énergie dont j’avais cru un instant m’être débarrassée…

    … Je ne pus longtemps encore rejeter le souvenir de ce jour pluvieux et maussade, où mon oncle Jérôme, plein d’attention et de tendresse à mon égard, m’avait emmenée au cinéma.

    En ces temps d’imperceptible ambiguïté, il paraissait très inquiet pour moi.

    Cela faisait des jours que je ne quittais plus la chambre de Jeanne et rien ne semblait m’intéresser d’avantage que les albums photos qui jonchaient cette alcôve endeuillée.

    Pourtant, un après-midi pareil aux autres, Jérôme était enfin parvenu à me faire sortir de mon refus d’existence.

    Nous étions allés voir Retour à Howards End

    … Il me revint donc tout à coup le grelottement infernal d’une fallacieuse distraction, qui n’avait fait autre qu’éveiller un affreux pressentiment sur l’avenir du Petit Manoir, la propriété de mon enfance.

    Par ricochet, mes pensées se posèrent malgré moi sur Karine, la compagne de Jérôme, qui proférait toujours les mêmes menaces dès que le moindre conflit éclatait entre nous :

    — Je te préviens sale merdeuse, si tu cherches encore à m’éloigner de mon homme, je passe un coup de fil à Jacquot et il te démonte la tête en cinq minutes. Fais gaffe ! C’est un vrai bandit. Pire que Capone. Tu as bien compris ?

    Je décochai subitement ces quelques mots à la face d’un Ettore toujours en alerte :

    — Puisque vous insistez cher monsieur, sachez que cette infantile manie de mettre en avant l’organisation clandestine mafieuse dès que jaillit le besoin de se donner de l’importance me fait doucement sourire. En s’assimilant de façon mensongère à cette force inébranlable, à ce colosse aux pieds « d’acier », à ce géant en armure, on ne parvient malheureusement qu’à surexposer sa profonde impuissance et ses complexes les plus intimes !

    — Eh bien voilà que tu m’affoles, à présent ! rétorqua-t-il, grisé par ce jeu de brocards. Dois-je prendre cette déclaration pour une attaque personnelle ?

    — Il n’y a que vous qui puissiez en juger, lui répondis-je sur le ton de l’effronterie. J’ose en tout cas espérer que vous êtes étranger à la stupidité et à la couardise de certaines âmes hideuses et sordides que je me refuse à nommer.

    — Ah bon ! Et pourquoi ça ? fit alors Francesco, les joues gonflées de saucisse aux herbes.

    — C’est ainsi ! répondis-je avec amertume.

    — Oh, c’est pas juste, enchaîna Rose. On aimerait savoir, nous. Allez, dis-nous tout, supplia-t-elle ensuite d’un ton qui m’insupporta.

    — Te dire quoi ? me révoltai-je sans tarder. Qu’un être immergé dans une consternante flétrissure est parvenu par une nuit de ténèbres à envahir ma vie ? Hein ! C’est ça que tu veux entendre ?

    — Mais non, balbutia-t-elle. C’est juste que je suis étonnée d’apprendre que tu fréquentes des voyous.

    — Tu n’as rien compris ! lançai-je excédée.

    Ma voix se durcissait de manière incontrôlée.

    — Je n’en ai jamais fréquenté, poursuivis-je avec fébrilité. J’ai simplement évoqué une truie assez misérable et crasseuse pour s’inventer une parenté avec quelque caïd marseillais… ce n’est pas la même chose.

    Tandis que je me sentais rougir, de petits tremblements folâtraient en moi.

    — Encore une pauvre refoulée qui fantasme sur Al Pacino ou De Niro ! lança Ettore méprisant.

    À son tour, Maria chercha à connaître l’identité de celle qui se pourléchait peut-être encore aujourd’hui d’avoir gâté plusieurs pages de mon existence. En vain…

    Je me sentais étouffée par une extrême répugnance, une haine incompressible et ravageuse.

    — Et si nous parlions d’autre chose, glissa calmement Alessandro me devinant avec justesse.

    — Il vaudrait mieux, lâchai-je d’une manière sourde et rigide alors que je débarrassais ma serviette des boulettes de pain dispersées un peu partout par la petite Aurora.

    M’aventurer ouvertement sur cette voie vénéneuse avait été une erreur. Je regrettais déjà de m’être emportée.

    Je comprenais que je n’étais que trop mal armée pour affronter en public le son de ma fragilité et ne m’en sentais que davantage déstabilisée. Tandis qu’un sentiment de honte s’emparait de moi, la bonne humeur que j’avais connue une heure auparavant se perdait déjà dans les méandres de mon ressentiment.

    Je repensais à la lettre de Jérôme, dont j’ignorais toujours la teneur, et me sentais oppressée. Je me demandai alors si un adoucissement des cœurs serait suffisant pour sceller un impossible pardon…

    Ne sachant comment endiguer l’importunité de mes pensées, j’approchai brutalement mes lèvres de l’oreille d’Alessandro et le priai d’ôter de ma vue la luxuriance du film de James Ivory, qui agitait en moi autant de colère que d’espoir. Ma pudeur, ne pouvant souffrir davantage l’étalage de ces deux sentiments qui s’entrechoquaient vivement derrière mes tempes déchaînées, s’adoucit enfin devant un reportage sur les ours polaires.

    — Dieu châtie toujours les courtisans du diable ! renchérit Maria.

    — Croyez-vous réellement en la justice de l’au-delà ? lui demandai-je dans un fol espoir.

    — Assurément ! affirma-t-elle sans détour.

    — Un peu de sérieux ! s’interposa froidement Ettore, comme il se tournait vers sa femme. Tu ne vois donc pas que la scélératesse gouverne notre vieille Terre ?

    — Oh toi, tu as toujours raison ! lança Maria avec brutalité.

    — Raison ou pas, tu confonds main de Dieu et conscience. Elle seule a le pouvoir de nous pourfendre !

    À ce moment-là, Maria se leva de table. Elle avait l’air piquée.

    — C’est tout à fait possible, expirai-je le cœur gelé par de bien nombreuses réflexions, mais encore faut-il en posséder une.

    Ettore sourit, laissant apparaître de longues incisives chevauchées.

    Nous restâmes ensuite silencieux jusqu’à ce que nos regards convergents se portent sur un cortège de marmites qui embaumaient déjà nos palais palpitants.


    1. L’astérisque signalera les mots en dialecte tarentin.

    2. Journaliste du TG1 sur la RAI.

    3. Gens du milieu.

    4. Aucun Travolti ne parlait le français, pas même Alessandro.

    3

    Jusqu’à présent Alessandro s’était peu prononcé.

    Il semblait plongé dans une douce béatitude, perceptible à ce léger sourire empreint d’une certaine hautainerie qu’il arborait nonchalamment.

    Ce calme exhibé me déplaisait. Je le percevais comme un désaveu de l’orage qui au petit matin avait assombri un ciel amoureux bien trop pâle ; comme une dénégation d’un

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