Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Putain ordinaire
Putain ordinaire
Putain ordinaire
Livre électronique447 pages9 heures

Putain ordinaire

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les gens me disent que je devrais m'estimer chanceux. « T'es beau, Marc », disent-ils, « beau, riche, jeune et intelligent. » Mais bon, quand ils en ont le temps et l'occasion, les gens vont toujours sortir des inanités, je pense.

Est-ce que je suis beau ? Honnêtement, je ne sais pas, mais il semble que oui ; assez beau, en tout cas, pour que je puisse vivre confortablement de mon physique. Je ne suis pas riche, ceci dit, mais les hommes et les femmes qui paient pour avoit ma compagnie me balancent assez de miettes de leur richesse. Je suis encore assez jeune aussi, mais depuis quand est-ce que la jeunesse est considérée un exploit personnel ? Enfin, je ne suis pas sûr de mon intelligence. Je ne suis même pas sûr qu'être intelligent serait une chance.

De toute façon, je ne peux pas me plaindre, ma vie n'est pas désagréable. Je m'ennuie un peu, je suis un peu mélancolique, mon humeur souvent aussi noire que les vêtements que je porte tout le temps.

Et maintenant, mon père est mort. Ça ne devrait rien signifier pour moi – pendant des années, nous avons essayé d'avoir le moins de contact ou de relations entre nous. Mais tout d'un coup, tout s'écroule, et ma vie se transforme en un désordre malsain…

LangueFrançais
Date de sortie13 août 2021
ISBN9781005551186
Putain ordinaire
Auteur

Dieter Moitzi

Born in the early 70s, I grew up in a little village in Austria. At the age of 18, I moved to Vienna to get my master's degree in Political Sciences, French, and Spanish. Today, I'm living in Paris, France, with my boyfriend and work as a graphic designer. In my spare time, I write, read, cook fancy recipes, take photos, and as often as I can, I travel (Italy, Portugal, Morocco, Egypt, the UK, and many more places). My literary tastes are eclectic, ranging from fantasy, murder mysteries, and gay romances to dystopian novels, but I won't say no to poetry or a history book either. I'm more a hoodie/jeans/sneakers kind of guy than a suit-and-tie chap. So far, I've published two short-story collections, four poetry collections, and four novels (to find out more, please check out my author website). My first murder mystery novel "The Stuffed Coffin" has been released on January 6, 2019, and is available in English, German and French. It has won the French Gay Crime Fiction Award 2019 (Prix du roman policier / Prix du roman gay 2019). You can also find me on Rainbow Book Reviews, where I write book reviews under the pseudonym of ParisDude. Last but not least, together with my boyfriend I run the website Livres Gay (in French), where we review and discuss gay novels.

En savoir plus sur Dieter Moitzi

Auteurs associés

Lié à Putain ordinaire

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Putain ordinaire

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Putain ordinaire - Dieter Moitzi

    Putain

    Ordinaire

    Dieter Moitzi

    « Putain ordinaire »

    Dieter Moitzi

    Couverture & mise en page Dieter Moitzi

    © Dieter Moitzi 2020

    Photos : © Adobe Stock

    Independently published

    Si vous souhaitez contacter l’auteur, envoyez un mail à

    dietermoitzi@gmail.com

    © Tous droits réservés Dieter Moitzi 2020

    Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, entreprises, lieux, événements et incidents sont soit le produit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés de manière fictive. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, ou avec des événements réels est purement fortuite.

    Aucune partie de ce livre ne peut être utilisée ou reproduite, de quelque manière que ce soit, sans l’autorisation écrite de l’auteur. Cependant, de brèves citations peuvent être reproduites dans le cadre d’articles de presse ou de blogs.

    À Mama et Papa

    qui m’ont montré comment aimer

    "Everything as cold as life

    Can no one save you?

    Everything as cold as silence

    And you never say a word"

    Cold, The Cure

    "It’s nothing as it seems… the little that he needs… it’s home

    The little that he sees… is nothing. He concedes… it’s home…"

    Nothing As It Seems, Pearl Jam

    my shoes worn out

    from dancing from traipsing

    from running up hills

    I sit on benches now and sofas

    my favourite pastime

    in this winter cave:

    to hum a childhood lullaby

    grey with meaning

    and listen to the sound of water

    dripping slowly from the timeless ceiling

    everything is rust

    and mold and memories

    the torch flickers time and again

    hours go limp and

    clocks tick backwards

    silhouettes and shades waft over

    soaked walls

    drawing brave new worlds

    I know the tide is rising…

    and still, what can I do

    what do I want to do?

    this is it:

    sit and watch and listen

    and nod at chimera

    with contentment

    shades drifting, poème non publié, Dieter Moitzi

    mes chaussures usées

    à force de danser de se traîner

    de monter les collines en courant

    désormais je reste assis sur ces bancs ces canapés

    mon passe-temps préféré

    dans cette grotte d’hiver :

    fredonner une berceuse d’enfance

    grise de sens

    et écouter le bruit de l’eau

    qui dégouline lentement du plafond intemporel

    tout est rouille

    et moisissures et souvenirs

    la torche scintille encore et encore

    les heures deviennent molles et

    les horloges tournent à l’envers

    des silhouettes et des spectres flottent vers moi

    les murs détrempés

    dessinent de nouveaux mondes courageux

    je sais que la marée monte ...

    et encore que puis-je faire

    que veux-je faire ?

    ça, peut-être :

    rester assis et regarder et écouter

    et hocher la tête aux chimères

    et être content

    shades drifting, poème non publié, Dieter Moitzi

    Première partie |

    Funérailles ordinaires

    —107—

    Il est juste ce type. La soixantaine, en train de devenir chauve, petit et élancé ; certains diraient même décharné. Sa peau blanche a une texture de parchemin. Lèvres minces, traits fins, attitude blasée. Ses yeux sont… attendez une seconde… gris ? Oui, gris, je pense, de la même couleur que l’acier, et son regard est froid mais pas trop. Il n’est pas un homme d’extrêmes ; un type quelconque, en fait, qui ressemble à un comptable ou un avocat de province.

    Quelqu’un qui m’intéresse peu et dont je me soucie peu, aussi ; plus souvent présent dans les médias que dans mes pensées.

    Et pourtant, par un de ces caprices étranges et sournois que le destin semble aimer, ce type est mon père.

    Ou plutôt, ce type était mon père. Car il est mort.

    —106—

    C’est ma sœur aînée qui m’en informe. Il est neuf heures et demie du soir. Assis sur mon canapé blanc, je suis en train de feuilleter un magazine de mode, mon regard aussi vide que celui sur les visages des mannequins qui prennent des poses sur les pages devant moi. Un léger ennui s’infiltre par les fenêtres entrouvertes, glisse sur les murs, suinte de chaque meuble, scintille sur les surfaces de verre ou de métal, formant un espace-temps immobile, invisible, indolent qui m’entoure comme un halo.

    J’ai allumé la télévision, mais baissé le son à un murmure. Les bruits sourds d’un jeu télévisé se mélangent au bourdonnement persistant de la circulation en bas. De temps en temps, je lève les yeux du magazine pour regarder le présentateur lancer des sourires blancs, sourires qui semblent aussi authentiques qu’un sac à main acheté à un vendeur de rue en Italie. Je ne suis pas vraiment l’émission ; c’est juste un moyen de noyer le silence mortel de mon appartement. Mes autres choix auraient été d’écouter l’indicible tristesse d’une symphonie de Mahler ou de supporter les cris silencieux de mes murs immaculés.

    C’est là que le téléphone sonne.

    Je décroche et reconnais la voix de Raphaëlle, ma sœur aînée. Elle a l’air essoufflée, mais à part ça, elle est égale à elle-même. Son vocabulaire reste précis, ses inflexions lasses et froides suggérant que nous ne sommes pas sur terre pour nous amuser mais pour d’autres raisons, dont aucune très agréable. C’est tout elle, ça : imperturbable, intouchée, hivernale. Imaginez un automate sans émotion. Je parle d’émotions soi-disant positives, bien sûr. Elle sait être sèche et autoritaire. Elle sait comment piquer une crise de colère si besoin est.

    « Salut Marc. C’est Raphaëlle », dit-elle. Puis, sans traîner, elle m’annonce la nouvelle. Elle est chez notre mère, car le vieux est mort.

    « Ah bon ? Quand ? Et comment ? » je demande.

    « Laisse-moi réfléchir… Il y a deux jours. Ou trois ? Je ne sais pas. Tu veux que je demande à Mère ?

    — Non, pas la peine. Je suis simplement surpris qu’ils n’en aient pas encore parlé au JT. Où est-elle maintenant ? Mère, je veux dire.

    — Dans la cuisine. Elle a dit qu’elle avait un petit creux.

    — Elle est en train d’ouvrir une autre bouteille, tu veux dire. J’aurais dû m’en douter. Bien essayé, n’empêche… »

    Je m’arrête, le cerveau vide pendant une seconde. Qu’est-ce que je dois dire maintenant ? Suis-je censé présenter mes condoléances à Raphaëlle ? Est-ce que ce serait une suite appropriée ?

    Je ne veux pas me tromper, alors je demande : « Dois-je venir ? Je suppose qu’il y aura des funérailles, non ?

    — Bien sûr. » Ma sœur fait un bruit étrange, quelque chose entre un rire sec et un reniflement. « Mais on ne dit pas funérailles ; on préfère appeler ça des obsèques, mon cher frère. J’ai même amené mes perles pour l’occasion. Il faut être glamour, tu sais. Mais tu n’as pas l’air chaud pour te joindre à nous.

    — Tu plaisantes, j’espère ? Être filmé pendant les – obsèques, c’est ça ? – de Père, eh bien, rien ne pourrait m’enchanter davantage. »

    Ma sœur soupire. « Marc, épargne-moi tes sarcasmes, d’accord ? Les obsèques ont lieu après-demain. Il va sans dire que tu devrais y assister. Mais si tu préfères rester chez toi, pas de problème. Fais ce que tu veux. T’es libre, après tout. » Sa voix reste monotone.

    « D’accord. Je vais regarder les horaires des trains », je réponds. « Et je te rappelle demain. Ça te va ?

    — Parfait. »

    Je remarque à quel point sa voix est étrange, rauque, pas loin de craquer. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » je demande, incrédule. « Ne me dis pas que t’as pleuré !

    — Ne sois pas ridicule ! C’est juste que… il fait un froid de canard dans cette maison. Je suppose que j’ai attrapé un rhume. C’est tout.

    —105—

    Quelle coïncidence. Pas plus tard que ce matin, j’ai jeté une carte postale que mon père et ma mère m’avaient envoyée il y a environ un mois. Normalement, je ne les garde pas, mais j’ai plutôt aimé celle-ci, une vieille photo en noir et blanc montrant les rives de la Nive, avec trois péniches ancrées devant un long hangar vieillot. Au premier plan se dressaient un mur avec des vases en pierre baroques et des châtaigniers à feuilles épaisses. On pouvait deviner un paysage vallonné dans la brume lointaine. L’accent était mis sur la rivière sombre et inquiétante, cependant, et sur deux garçons qui se tenaient debout, côte à côte, sur un quai pavé près de l’eau, leurs visages deux taches blanches. Ils regardaient le fleuve couler, gardant une distance prudente entre eux. Ils semblaient être ensemble mais restaient distincts, séparés, chacun perdu dans son propre univers.

    Le symbole photographique de mon père et de ma mère. C’est ainsi que je pense toujours à eux les rares fois où je pense à eux. Mon père. Ma mère. Je n’ai jamais pu les voir comme une unité ; ils n’ont jamais formé ce noyau singulier que l’on exprime avec le mot « parents ».

    Tout bien considéré, c’était juste une carte postale ordinaire. Quelque chose me plaisait cependant. Sinon, je ne l’aurais pas mise sur ma bibliothèque.

    Avant de la jeter à la poubelle, j’ai relu le message au dos. Il disait : Bayonne est très beau. La météo est bonne. Nous allons bien. Salutations.

    Les messages de Père et Mère étaient toujours les mêmes, mot pour mot. Partout où ils allaient, les endroits étaient magnifiques. Un soleil éclatant brillait sur tous leurs voyages. Ils allaient toujours bien. Et ils envoyaient toujours leurs salutations. Leurs cartes étaient comme des rituels ; en les lisant, j’avais l’impression de regarder une reine et un roi passer dans leur calèche et saluer leurs sujets, un geste royal aléatoire que l’on pouvait facilement confondre avec un geste personnel.

    Bien sûr, c’était ma mère qui écrivait les cartes avec son écriture régulière et impersonnelle. Elle signait les cartes « Ta mère », ce qui me paraissait toujours étrange. À chaque fois, j’aurais parié qu’elle oublie et signe plutôt par son nom de scène.

    Mes sœurs ont dû recevoir les mêmes cartes postales, identiques quant à la photo du recto et identiques quant aux messages au verso. Ma mère n’improvise pas. Mon père non plus.

    Lui aussi signait toujours les cartes. C’était un homme qui connaissait ses devoirs. Il prenait les cartes que ma mère avait préparées (je l’imaginais toujours pousser un soupir désabusé en les tirant vers lui) et les signait, une par une, avec le même intérêt, le même enthousiasme et le même dévouement qu’un postier anonyme appliquerait ensuite lors de leur traitement.

    Un des rares liens entre mon père et moi était donc ça : sa signature sur des cartes postales impersonnelles. Même l’écriture de ma mère, même leurs deux signatures n’arrivaient pas à effacer l’impersonnalité des cartes.

    « Père », il marquait toujours.

    Rien d’autre. Juste « Père ».

    Ce qui résume notre lien père-fils. Un « Père » griffonné à la hâte sur une carte postale.

    Maintenant il est mort. Ce qui ne change rien entre nous.

    —104—

    Je suis assis dans le train. La gare de l’Est s’éloigne pendant que je regarde par la fenêtre. Des rayons de soleil, inattendus en ce début de printemps, inondent le paysage urbain, et réussissent en quelque sorte à souligner l’aspect miteux et morne des bâtiments qui s’élèvent des deux côtés des voies. Tout est sale et gris ; illuminé par le soleil, mais sale et gris.

    Je suis seul dans mon compartiment. La ville de province vers laquelle je me dirige n’attire pas beaucoup de touristes. Pas étonnant : à part une vieille église, un pavillon Renaissance et une immense centrale nucléaire, elle n’offre aucune attraction touristique qui vaille la peine que l’on se déplace. Je n’ai jamais compris pourquoi mon père a décidé de s’enterrer dans ce trou endormi. Même son ancienne circonscription se trouve plusieurs kilomètres plus loin. Pourquoi ma mère l’a suivi reste une énigme encore plus grande.

    Je regarde les anciens Moulins de Pantin, la Musique sur l’eau résonne dans mes écouteurs. J’aurais pu choisir la Musique pour les funérailles de la reine Marie de Purcell ou le Requiem de Mozart. Mais la majesté et la frivolité enjouée de cette pièce de Haendel semblaient beaucoup plus appropriées. Je sais que Père n’était pas George Ier ; je n’ai pas non plus embarqué sur une péniche royale pour une excursion sur la Tamise en direction de Chelsea, et l’occasion est plutôt glauque. Mais je n’ai pas envie de jouer au fils inconsolable. Demain, je vais devoir suffisamment étaler mes sentiments les plus insincères, donc je ne pense pas avoir besoin d’en rajouter, aujourd’hui. Au moins, j’honore mon père en lui dédiant un peu de solennité baroque. C’est mieux que rien.

    Avec un soupir, je déplie Le Monde. L’annonce de la mort de Père s’avère plutôt courte, nichée dans la partie inférieure de la première page. « En savoir plus – page 8 ».

    Le journal consacre une demi-page à l’actualité. C’est maigre pour quelqu’un qui a occupé tant de postes prestigieux. Plus que suffisant pour le personnage en question, à mes yeux. Mais bon. « Jean-Marc Forgeron meurt à soixante-huit ans », dit le titre.

    Oh. Soixante-huit ans. Je ne savais pas qu’il était aussi vieux ! Enfin, j’aurais dû le savoir, je pense.

    J’ai continué à lire. « Âgé de soixante-huit ans, l’ancien député et secrétaire d’État au Commerce extérieur Jean-Marc Forgeron est décédé d’une crise cardiaque mardi dernier, à Nogent-sur-Seine. Dès l’annonce de sa mort, les drapeaux ont été mis en berne dans son ancienne circonscription. Le Président de la République, actuellement en déplacement en Moldavie, a présenté ses condoléances à la famille. Le porte-parole du Parti socialiste a regretté dans une déclaration que ‘la nation perd un grand homme d’État. Bien qu’à la retraite, il a toujours commenté l’actualité politique avec beaucoup de perspicacité.’ »

    Qui rédige ces nécrologies ? Ils n’y vont pas du dos de la cuillère, c’est sûr.

    L’article retrace également le parcours de mon père : ses années de fac, son engagement politique, ses divers services à la nation. On parle de la carrière de ma mère, de sa rencontre avec mon père, de leur mariage. Raphaëlle est mentionnée, puis Angélique, et enfin moi : « Le fils de Forgeron, actuellement consultant en tourisme dans la capitale ».

    Consultant en tourisme ? Malgré moi, je ricane. C’est Raphaëlle qui a dû fournir cette info.

    Le reste est du bla-bla. Les poids lourds du parti expriment leur chagrin, les opposants politiques de Père pleurent les mêmes larmes de crocodile. Tout le monde regrette avec une émotion feinte « la disparition d’un politicien loyal et travailleur qui a consacré toute son énergie et son intelligence au plus grand bien de ce pays », comme le dit un ministre.

    Pathétique ! J’ai acheté Le Figaro et Libération aussi, au cas où. Mais finalement, je ne les ouvre pas. Mes nerfs ne sont pas assez forts pour supporter plus de foutaises de ce genre.

    Je me rends compte que je vais devoir me parer d’une mine affligée. Je soupire. Comme si la situation n’était pas assez désagréable. Il vaudrait mieux que je prépare un visage adéquat devant un miroir, alors.

    —103—

    Angélique vient me chercher à la gare. Elle est venue seule, et je n’en suis pas mécontent. Pendant tout le voyage, je me suis demandé si Mère oserait se pointer. J’ai parié qu’elle ne le ferait pas.

    Bingo.

    J’ai parié, cependant, que Raphaëlle serait là, à la place d’Angélique.

    C’est un pari que j’ai perdu.

    Ma petite sœur tire une gueule d’enterrement quand je descends du train. Ses vêtements noirs font briller son visage blanc et hagard sous sa crinière blonde et sauvage. Ses yeux sont rougis. Elle essaie de sourire mais n’y parvient qu’à moitié. En conséquence, sa bouche se tord comme si elle mâchait un bout de citron.

    Nous nous fixons un instant du regard, reconnaissant tacitement que le premier pas est toujours le plus difficile à faire. Je veux dire quelque chose de réconfortant, mais mon esprit reste vide. Étrange que je sois si bon en langues et parfois si mauvais avec les mots.

    Finalement, je décide de prendre les choses à la légère.

    « Où est notre star ? Où est-ce que tu la caches ? » je demande en regardant à gauche et à droite.

    « Mère est, tu sais ? Fatiguée ? Elle se repose ? » répond ma sœur, son faible sourire citronné s’éteint. Avec son visage renfrogné, elle ressemble beaucoup à Raphaëlle tout d’un coup. C’est presque effrayant si l’on considère à quel point elles sont différentes.

    Au temps pour moi. J’ai oublié qu’elle était la seule à ressentir un lien avec Mère. C’est pourquoi elle estime qu’il est de son devoir de défendre et de protéger cette femme. Au fait, le sens du devoir est très fort dans ma famille. Ils sont tous très désireux de faire leur devoir, même Mère, malgré ses efforts pour paraître rebelle, fantaisiste, haute en couleurs. Je suis le mouton noir, à cet égard comme à bien d’autres.

    Ma sœur continue à m’examiner, des larmes luisant dans ses yeux bleu pâle. Puis, elle s’éclaircit la voix, ce qui signale « Ne va pas plus loin ! ».

    Cela ne m’arrête pas. « Mère se repose ? Bien essayé ! Ça doit être ta façon de me dire qu’elle est pétée. Ça ne fait rien. Je m’en fiche. » J’ouvre les bras et fais un pas en avant, effaçant la distance qui nous sépare et semble si infranchissable. « Viens ici et fais-moi un câlin ! »

    Elle le fait, à contrecœur au début, mais elle se rend finalement. Elle murmure d’une voix tremblante : « C’est agréable ? Contente de te voir ? »

    Comme d’habitude, elle termine ses phrases par des points d’interrogation, comme si elle voulait s’excuser d’avoir parlé ou demander son assentiment à son interlocuteur ou qu’elle ne savait pas quoi dire. Peut-être que c’est les trois à la fois. Au fil des ans, je me suis habitué à ce tic. Elle veut juste faire bien, veut plaire. La faute en incombe à ses gènes – à Père, en d’autres termes.

    Elle renifle contre mon épaule.

    « Tu ne vas pas te mettre à pleurer, Angie ! » dis-je.

    Elle s’écarte en s’essuyant les yeux. « Je ne suis pas comme toi ? On n’a pas tous, tu sais, un cœur aussi froid et aussi dur que toi ?

    — Eh bien, je suis le fils de Cruella et de Lord Voldemort. Laisse-moi me montrer digne de cet héritage, tu veux bien ? »

    —102—

    Le hall d’entrée est vide. Je pose mon sac de voyage et jette un coup d’œil dans la première pièce à gauche ; Mère l’appelle le « Salon Bleu ». Il est principalement blanc, mais contient de nombreuses babioles bleues de designer. Je découvre Raphaëlle sur le canapé en cuir blanc, feuilletant un magazine de déco, un verre à moitié vide sur la table basse devant elle.

    Quand je me retourne, je constate qu’Angélique est partie à l’étage comme un fantôme sans saluer notre sœur.

    Bien, bien, bien.

    Je m’approche de Raphaëlle pour l’embrasser sur la joue. « Salut. »

    Sans lever les yeux, elle dit d’une voix monocorde : « Salut, Marc. T’as pu te libérer, alors. Même si tu ne m’as pas appelé, comme promis.

    — J’ai appelé Angie. Elle ne te l’a pas dit ?

    — Non. Elle m’a à peine parlé depuis son arrivée. Tant mieux pour toi si elle te parle. » Raphaëlle fait semblant d’étudier un article sur les rideaux en chintz. D’accord, elle est remontée.

    « Allez, va », dis-je. « Tu vas m’ignorer jusqu’à ce que je reparte ? Écoute, je suis désolé. Je sais que j’aurais dû t’appeler. Mais les choses se sont un peu précipitées, tu sais.

    — M-hm.

    — Ça va ?

    — Eh bien », elle soupire et me regarde enfin, « oui, ça va. Merci d’avoir posé la question. Va te servir un verre, tu veux bien ? Je déteste être la seule à boire de l’alcool à cette heure de la journée. Je me sens comme une alcoolo.

    — T’es sûre que t’es la fille de notre mère ? » Je me dirige vers le bar.

    « Laisse-la tranquille », répond Raphaëlle comme un robot. « Elle traverse une mauvaise passe, en ce moment. » Elle ne croit pas un traître mot de ce qu’elle vient de dire, c’est clair.

    Je me prépare un gin tonic bien dosé avant de m’asseoir sur une chaise Louis XV. « Ah bon ? » je fais. « Pauvre femme. Au moins, elle sera à nouveau sous les projecteurs. Après toutes ces années… »

    Raphaëlle sourit. « Tu ne changeras jamais », déclare-t-elle d’un ton presque approbateur, presque tendre. « Et t’es tout beau, en noir. Le noir t’allait toujours bien.

    — Merci. C’est pourquoi je ne porte jamais rien d’autre. » Je hausse les épaules.

    Il y a un moment de silence.

    « À ta santé ! » Ma sœur pointe son verre vers moi. « Contente de te voir.

    — Moi aussi. À la famille », je réponds.

    Nous nous regardons pendant une seconde. Puis, sans le vouloir, nous gloussons nerveusement tous les deux.

    —101—

    Dans l’après-midi, Angélique nous rejoint dans le « Salon Bleu ». Les filles font un effort, et notre conversation se déroule à un niveau superficiel, atrocement poli. Mais certaines choses mi-désagréables sont quand même dites et tombent comme des gouttes de poison dans les verres à vin d’un banquet chez les Borgia.

    En apparence, cependant, nous semblons bien nous entendre, ne bavardant que de petits riens tandis qu’une musique baroque inoffensive babille et nous fait glisser vers le dîner.

    À sept heures et demie, nous nous dirigeons vers la salle à manger, et nous nous installons dans son ambiance guindée : boiseries foncées sur les parties basses des murs, toile de Jouy sur les moitiés supérieures, moulures et décor doré, bougeoirs en cristal, vaisselle en porcelaine de Sèvres. Nous restons seuls ; notre mère ne se joint pas à nous. En fait, je ne l’ai pas vue depuis mon arrivée. Elle est restée dans sa chambre, ignorant notre présence. « Madame se repose », m’a dit le majordome.

    C’est ça, oui. J’ai entendu le rire d’une sitcom de télé quand je suis passé devant sa porte. Et des glaçons ont tinté dans un verre.

    Je ne me plains pas. Elle pourrait vouloir nous jouer la comédie, et je n’ai vraiment pas envie d’assister à l’une de ses scènes mélodramatiques. Je la connais par cœur. La situation actuelle lui donne l’occasion d’occuper à nouveau le devant de la scène. Comme d’habitude, elle en abusera et sera une pure calamité. Nous nous sortons tous mieux sans elle.

    L’entrée est servie dans un silence étouffant : des œufs cocotte Valentine. Une atmosphère polie mais lourde flotte dans l’air.

    J’opte pour un sujet innocent et demande à Angélique : « Comment va notre petite Emma. »

    Sujet mal choisi. Raphaëlle fait une grimace, ce qui pousse Angélique à lui lancer un regard méchant.

    Heureusement, nous avons déjà fini nos œufs et le majordome de Mère entre pour débarrasser la table et servir le canard et les pommes de terre rôties. Cela nous offre un moment de répit. Il remplit nos verres, s’incline avec dignité, et sort de la pièce sur la pointe des pieds.

    Lorsqu’il a fermé la porte, Angélique répond enfin. « Emma va bien, merci. Elle est si mignonne ? Nous lui avons appris, tu sais, le week-end dernier ? Nous lui avons appris à faire des biscuits aux amandes ? » Une fois de plus, à la fin de ses phrases, elle semble se demander si elle nous dit la vérité ou non.

    « Comme c’est mignon, en effet », marmonne Raphaëlle.

    Je lui lance un regard d’avertissement avant de me retourner vers Angélique. « Et Carole ? Elle bosse toujours pour cette boîte pharmaceutique ?

    — Oui, et elle est toujours très occupée ? Je ne la vois presque jamais ? Elle semble être sur la route tout le temps, tu sais, avec tous ses voyages d’affaires ? Cette semaine, par exemple, elle est partie pour Tokyo ? » La profonde inspiration qu’elle prend trahit sa colère. Une seconde plus tard, elle claque : « Tu peux arrêter de tourner les yeux au ciel, Raph ? Tu crois que je ne te vois pas ? Je sais que t’approuves pas ? Mais pour qu’on passe tout simplement un bon repas en famille, pourrais-tu manifester ton dégoût moins ouvertement ?

    — Pardon ? Je n’ai rien dit. » Raphaëlle ne semble pas savoir si elle doit s’arrêter ou continuer. Son caractère prend le dessus. Avec une détermination glaciale, ses mots tels des couteaux aiguisés, elle lâche : « Quoi qu’il en soit, j’ai parfaitement le droit de penser ce que je veux de ma sœur qui vit, et pire, qui élève une petite fille avec cette… gouine.

    — Raph ! S’il te plaît ! » je la supplie. J’ai faim, le repas sent bon, j’aimerais dîner en paix.

    Trop tard. Le canard aura un goût de guerre.

    « Je n’y crois pas ? J’ai une nouvelle pour toi, chère sœur : t’es actuellement en train ? Là, maintenant ? De partager ton dîner avec une autre sale gouine ? » crache Angélique. « T’as un problème avec ça ?

    — Tu connais mes valeurs. Je suis de droite », déclare Raphaëlle. Elle jette ses couverts sur la nappe damassée blanche, où ils laissent une tache de gras. « Tu veux vivre avec ces femmes ? Tu veux gâcher la vie d’une enfant en la faisant grandir dans cet environnement malsain que t’as le toupet d’appeler une famille ? Allez, vas-y ! C’est ton choix, après tout. Mais ne t’attends pas à ce que je trouve ça sensé, ou même bien, que tu te complaises à poursuivre ce mode de vie contre nature ! »

    Et là, c’est bon. Angélique pète un câble. Tout en crachant, elle s’écrie : « Va te faire foutre ! Ce n’est pas toi qui vas me dire ce qui est malsain et ce qui ne l’est pas ? Tu veux que je te rappelle New York ? Hein ? Drogues et avortement ? Et qui, dis-moi, qui a épousé ce bâtard de vicomte que tout le monde déteste secrètement ? »

    Raphaëlle serre sa serviette si fort que les articulations de ses doigts ressortent, blanc éclatant sous la peau bien tendue. « J’ai changé », murmure-t-elle comme si elle voulait s’en persuader elle-même. « J’ai trouvé Dieu. »

    Est-ce que c’est moi, ou est-ce qu’elle a l’air triste ?

    « Bon sang, mais quelle hypocrite ! » crie Angélique. « Ne me dis pas que ton Dieu veut que tu, tu sais, que tu traites ta sœur comme un monstre dégueulasse ! Pourquoi tu me harcèles toujours, moi, de toute façon ? Et Marc ? Ton frère si parfait ? Pourquoi sa façon de vivre te révolte jamais autant, hein ? Tu penses toujours qu’il est un putain de Saint ? Tu crois toujours qu’il est un consultant en tourisme ? T’as vraiment gobé ça ?

    — Angélique ! » je grogne.

    Mais elle ne m’écoute pas. « Notre adorable frère n’est guère mieux qu’une pute ? Pas que ça m’intéresse ? Il a toujours été comme ça ? Et je l’ai toujours aimé, quand même ? Mais arrête de le traiter comme de la porcelaine précieuse, et moi comme une saleté ? Tu m’entends ?

    — Qu’est-ce que tu veux dire par là : guère mieux qu’une pute ? » Raphaëlle demande, sa voix sans timbre.

    « M’enfin ! Réveille-toi ? Tu ne peux pas être aussi naïve que ça ? » Angélique renifle. « Tu crois vraiment que ces gros vieux, ces magnats du pétrole du Moyen-Orient et ces veuves américaines aux cheveux roses paient pour voir la Tour Eiffel ou le Louvre ? Marc vend sa compagnie ? Sa beauté ? Son corps ? Ne me dis pas que t’es surprise ? »

    Raphaëlle se retourne vers moi maintenant, des larmes de colère dans les yeux. « Quand je t’ai posé la question, tu m’as dit que les rumeurs étaient fausses ! » crie-t-elle. « Et je t’ai cru ! Comment oses-tu me mentir ? Comment oses-tu…

    — Putain ! Je ne suis pas venu ici pour me taper cette merde ! » je m’enflamme. Mes deux sœurs semblent prêtes à joindre leurs forces pour me sauter dessus, mais je les arrête, donnant à ma voix un côté tranchant et cynique. « Arrêtez tout de suite ! Regardez-nous. Regardez comment nous nous comportons, comment nous nous traitons ! Vous ne pensez pas que notre père serait si fier de nous voir ainsi, maintenant ? »

    Ça leur ferme définitivement le clapet.

    Le silence qui s’ensuit est presque plus difficile à supporter que la violente dispute que nous venons d’avoir. Parce qu’il a le goût de la défaite.

    —100—

    Trois heures du matin. Je suis couché dans mon lit. Mes sœurs et moi nous sommes réconciliés autour de trois bouteilles de Château Latour plus une bouteille de Dom Pérignon. Par conséquent, je suis pété. Mais le sommeil semble jouer à cache-cache avec moi.

    Soudain, un souvenir me revient. Le jour où Mère est arrivée à Gstaad. Je devais avoir quinze ou seize ans.

    En fait, mon père avait décidé qu’il fallait m’envoyer dans ce pensionnat si chic que c’en était obscène. Un dans une longue série de pensionnats. Évidemment, je m’ennuyais à en pleurer, ne me sentant pas à ma place au milieu de ce luxe, parmi les beaux, les jeunes et les riches, méprisant tous ces héritiers sud-américains, ces princes orientaux, ces garçons à papa bourrés aux as. Et malgré leur beauté indéniable, les montagnes pesaient sur moi, jour après jour, comme des murs de prison.

    À ma grande surprise, j’ai vite découvert que mon mépris, ma distance,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1