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Si tu t'imagines, fillette...: Roman
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Si tu t'imagines, fillette...: Roman
Livre électronique270 pages4 heures

Si tu t'imagines, fillette...: Roman

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À propos de ce livre électronique

« Mais ce que j’aperçois dans la glace me cloue sur place : une folle échevelée, grimée comme un vieux travesti, me fait face. C’est donc moi, cette échappée d’asile, ce vieux chiffon usé ? Un cri rauque s’échappe de ma gorge, je m’écroule dans le fauteuil, enfouis mon visage entre mes bras et pleure dans le silence de ma chambre sur ma féminité perdue, sur ma beauté à jamais balayée. » La narratrice, Betty.S, peintre autrefois célèbre, confrontée à la jeunesse et la beauté de sa voisine Violette qu’elle épie derrière les lames de ses volets, s’interroge sur la vieillesse et ses renoncements avec une impitoyable justesse d’analyse. Les deux femmes s’affrontent dans une sorte de fascination réciproque sur la toile blanche d’un art retrouvé. Ce roman, aborde avec lucidité et audace un thème sur lequel on préfère d’habitude se taire : la vieillesse et les ravages du temps. L’auteur approfondit ici, grâce à une écriture juste et harmonieuse, une réflexion sur la beauté et la vanité des apparences.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Claudye Sellem, vit dans le Sud de la France où elle enseigne l’Histoire. D’une sensibilité très riche, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’Homme, l’art et la littérature.
LangueFrançais
ÉditeurPLn
Date de sortie1 déc. 2020
ISBN9791096923533
Si tu t'imagines, fillette...: Roman

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    Si tu t'imagines, fillette... - Claudye Sellem

    cover.jpg

    Si tu t’imagines, fillette…

    Claudye Sellem

    I

    Je la regarde par la fenêtre de ma chambre, derrière la latte usée du volet gauche dont je force l’inclinaison avec la pointe d’un tournevis lorsque je me mets à mon poste d’observation. Puis je redresse la planchette de bois vermoulu quand je suis rassasiée de l’épier. J’ai même fait tailler les quelques branches du magnolia qui gênaient mon champ de vision sous prétexte qu’elles s’emmêlaient aux fils téléphoniques fixés sur la façade d’en face. Assise du bout des fesses dans mon fauteuil, je colle les yeux à l’ouverture oblique des persiennes et, derrière mes lunettes, plonge ainsi dans la salle de bain de la maison qui jouxte la mienne. Un petit chemin de terre, un arbre me séparent de ma jeune voisine, dont je partage l’intimité bien plus que l’espèce de grande chose qui lui sert de mari. Bien sûr, au bout d’un moment j’ai mal au cou à force de tendre mon visage vers ce rai de lumière, mais il me permet d’embrasser d’un seul coup d’œil le lavabo et la douche en contrebas, comme si le tout avait été aménagé le long d’un plan bien rectiligne troué d’une ouverture carrée, dans l’exact prolongement de ma fenêtre.

    Depuis que j’ai découvert cet intéressant sas d’intrusion, j’ai adapté mon emploi du temps, par ailleurs fort vide, à cette charmante salle de bain toute en longueur, carrelée de petites fleurs désuètes et encombrée de multiples flacons, tout un arsenal féminin indispensable, semble-t-il, à la survie de la propriétaire des lieux. Pour ne pas perdre une miette de ce qui se passe en face, je me lève très tôt et me couche tard. Je dors très peu, j’ai perdu le sommeil en accumulant les années qui ont fait de moi «la petite vieille d’à côté ». Je suis sûre qu’on m’appelle ainsi dans le quartier.

    Je vis depuis si longtemps dans cet endroit. Il me semble avec les années, avoir toujours vu, à gauche de l’entrée, les arbres du parc qui ont fini par boucher l’horizon sur la mer, à droite, un champ de vignes, quelques serres aux vitres cassées d’où émergent des buissons de pivoines, des merveilles au printemps. Elles ont donné leur nom à la propriété. J’ai consenti à me séparer de la maison du gardien-jardinier, quand celui-ci s’en est allé finir ses jours dans son arrière-pays natal. J’en ai vu défiler de futurs acquéreurs, jamais satisfaits, incapables d’apprécier la beauté du lieu, méfiants à l’idée de traiter avec une vieille dame. J’ai alors confié l’affaire à une agence immobilière et très vite, la maison passa entre les mains de ce jeune couple qui partage désormais mon territoire et ma vie. Mais cela, ils ne le savent pas encore !

    Ils ont cassé, agrandi, repeint avec frénésie, avec joie, avec goût, avec beaucoup de bruit, et, bénis soient-ils! Ils ont réaménagé leur salle de bain et l’ont ouverte à ma vue.

    Pas même de vitres teintées, ni de barreaux disgracieux, ni de rideaux inutiles, juste un carreau transparent de lumière sur leur peau dénudée. Pourquoi se cacher d’une fenêtre close, qu’y aurait-il à craindre d’un volet bancal ? La jeunesse est si impudique ! Savent-ils comme ma vie a changé ? Je passe de l’euphorie au désespoir le plus complet, de l’excitation à l’abattement, de la dépendance à l’indifférence feinte, de la culpabilité à l’absence terrible de scrupule. Quand la honte me ronge, mais vraiment pas longtemps, je me dis que lorsque l’on est vieux, tout est permis.

    N’être plus qu’une vieille voyeuse. Il n’est pas interdit de regarder, de s’intéresser à son voisinage, de mieux connaître le genre humain, de s’étourdir de cette fraîcheur. Aimer « ça, », Souffrir aussi. Cette chair si douce, si tendue, exposée à ma vue. Alors ma main s’égare sur la peau flétrie et flasque qui me recouvre, mes doigts pincent la texture atone de mes avant-bras striés de rides, jouent avec les petits plis dégoûtants où se perdent mes coudes semblables à des quignons de pain rassis. Je ne reconnais plus ce corps où je suis enfermée et mes paupières clignent sur la sécheresse des yeux qui, en vain, tentent d’évacuer les larmes absentes, malgré ces sanglots nichés au fond de ma gorge.

    Dans l’obscurité de ma chambre dont je connais la géographie par cœur, je vais dans le noir pour ne pas éveiller les soupçons. Je m’aide d’une canne, car il ne s’agirait pas de tomber et de me casser le col du fémur ! Le médecin dit que mes os sont très fragiles. Je me sens pourtant encore bien d’aplomb. Mais on ne saurait être trop prudent ! Je prends mon tour de garde et scrute l’éveil ou le coucher de la maison d’à côté, au rythme des allées et venues dans la salle de bain.

    La pièce s’allume, petit sursaut d’excitation dans ma poitrine. La voisine entre, une cigarette aux lèvres. Elle fume beaucoup. Moi, j’ai été obligée de m’arrêter il y a quelques années, je toussais trop. Depuis, j’ai retrouvé une voix de jeune fille, enfin, si l’on peut dire ! Certes, je me suis privée d’un grand plaisir et j’ai toujours envie de recommencer mais je me raisonne, je me fais violence, je me demande bien pourquoi d’ailleurs, pour ce qu’il me reste à vivre !

    Elle se prépare pour la nuit, relève ses cheveux longs et blonds en une queue de cheval, se rapproche du miroir en se penchant sur le lavabo. Elle examine son visage lisse, cherche le défaut susceptible de gâter sa nuit et finit par se sourire à elle-même, satisfaite de son image ce soir. Elle fait tomber les cendres de sa cigarette dans la vasque puis les chasse en ouvrant le robinet. Elle allume la radio et entame un minutieux démaquillage complété de multiples soins. C’est étonnant, toutes ces substances qu’elle se colle sur la figure ! En ce qui me concerne, une bonne savonnette faisait l’affaire, et mon teint, autrefois, n’avait rien à envier au sien. Du satin longtemps sous les doigts, pas une ride, pas un bouton, et puis insidieusement l’affaissement, le relâchement, les plis, la flétrissure, l’horreur devant la glace !

    Si elle savait, cette petite, ce qui attend sa belle image. Un jour elle connaîtra cet affolement, ces battements de cœur face au désastre de son cou fripé, elle tâtera entre ses doigts cette peau immonde de dindon qui ruinera la belle harmonie de son port de tête et aucune chirurgie jamais ne lui redonnera cette fraîcheur qu’elle contemple maintenant dans son miroir. Sait-t-elle qu’il lui faudra éviter toute surface réfléchissante si elle ne veut pas sursauter à chaque fois qu’elle apercevra son reflet ? Je sais de quoi je parle ! Mais aujourd’hui, elle ne se doute pas qu'elle ne sera jamais aussi jolie, épanouie et gracieuse.

    Elle se déshabille, commence à faire couler l’eau dans la douche. Très vite la buée envahit la pièce et l’on n’aperçoit plus qu’une vague silhouette. Il faudrait entrouvrir la fenêtre pour que la vapeur s’échappe afin de retrouver la clarté nécessaire à l’observation. Je dois être un peu télépathe car la fille d’en face obéit à l’injonction. Ses vêtements roulés en boule sur un tabouret, elle est nue, l’eau ruisselle sur sa peau couverte de mousse de savon, elle se frotte avec énergie. Mon dieu, superbes renflements, ses seins tiennent tout seuls ! II ne me reste plus que deux grotesques poches insensibles, vides et laides, pitoyables vestiges aplatis sur mon torse qui ont oublié la douce coque des mains des hommes. Deuil de mon corps, rien qu’une enveloppe désormais, pour mon âme encore vivace. Voilà que toute cette chair épanouie réveille la femme que je fus, c’est pour cela que je recommence à souffrir. Bien sûr, je pourrais ne pas regarder, je pourrais ignorer la présence de cette jeune personne et me contenter de la rencontrer dans le parc quand je vais aérer ma vieillesse sous les chênes. Mais c’est plus fort que moi, il faut que je m’accroche à ma fenêtre pour scruter ce qui se passe si près de ma maison. C’est comme cela désormais que je peux continuer à vivre dans ce présent inutile. J’aiguise mes sens à nouveau, je force ma vue et si je n’entends pas ce qui se dit au-delà de ses murs, si je ne sens pas le parfum dont s’inonde la petite avant d’aller dormir, je peux quand même faire marcher mon imagination et réapprivoiser ma mémoire immédiate défaillante tout en priant pour ne pas devenir aveugle.

    La voisine, toute emperlée de gouttes brillantes, s’enroule dans une grande serviette. Elle se masse, une crème pour les pieds, une autre pour les seins, allez, une troisième pour le reste du corps ! Belles cuisses pleines, étonnante toison dorée et étroite au delta des cuisses, on dirait un petit mohican ! Qu’est-il devenu mon joli mont de Vénus ? Le désert de Gibson, une surface clairsemée de poils blancs, épars et raides, et ces grandes lèvres, ridiculement apparentes, une abomination, une injure au corps féminin! Certaines femmes, paraît-il, se font teindre et friser à cet endroit, en institut ! Etrange ! De toute façon, j’ai oublié mon sexe et ses émois d’autrefois. Il est bien caché sous mes jupes, mort avant moi.

    Mais continuons de la regarder, je ne m’en lasse pas. Elle enfile une chemise de nuit, un petit bout de soie à fines bretelles, que l’homme, là-haut, va se dépêcher de lui enlever, sans réaliser à quel point elle s’est faite belle pour lui. Mais peut-être le sait-il, à moins qu’il ne se soit endormi, fatigué de l’attendre ? Les hommes sombrent toujours si vite dans le sommeil ! Le sommeil des hommes, voilà qui m’a toujours plongée dans une rage folle quand j’étais jeune. Derrière la muraille de leur dos et l’impudeur de leurs ronflements, rejetée, parfaitement éveillée, j’oscillais entre colère et sanglots, présage d’une fin annoncée.

    Ah ! Extinction des feux dans la salle de bain, je reste assise, la rétine encore imprégnée de la lumière d’en face. La petite doit monter le rejoindre. Dieu merci, je n’ai aucune vue sur leur chambre ! Il va toute la froisser, la contorsionner, la faire transpirer, l’épuiser, c’était bien la peine qu’elle se donne tout ce mal !

    Je ne bouge pas, j’attends, patiente, je sais que dans une heure à peu près, la salle de bain sera à nouveau en activité. Ils viendront tous les deux ou l’un après l’autre, se défaire des odeurs de l’amour. Je suis tout à fait au courant de la fréquence de leur vie sexuelle, très régulière il faut bien le dire, environ un soir sur deux, mais il se peut qu’ils s’endorment emmêlés dans leur sueur, et encore, je ne tiens pas compte des siestes coquines ou des « p’tites vites » à la hussarde, comme disait l’un de mes lointains amants québécois.

    Les lampes s’allument, il est là, le grand mâle, échevelé, les épaules larges, tout nostalgique de ce qui vient de lui arriver, debout devant la vasque, il lave son sexe, qu’il a fort beau, s’asperge le visage et retourne dans la tiédeur des draps. Superbe fermeté de ces fesses d’homme ! Il faut avouer, mais très vite, qu’il m’arrive de m’aider de jumelles, celles que j’utilisais au théâtre, quand je sortais jadis, pour saisir avec plus de précision quelques détails anatomiques qui m’auraient échappés à l’œil nu.

    Il ne me reste plus qu’à aller dormir, moi aussi, seule, je ne veux même pas imaginer la vieille de quatre vingt-six ans que je suis devenue, s’adonnant à ces va-et-vient ridicules, mes pauvres cuisses délabrées, vagues de chair flasque, s’agitant sur le dos cassé d’un petit vieux en berne depuis des lustres ! Pourtant, il paraît que dans les maisons de retraite, ce genre d’activités va bon train ! Je frémis à l’idée d’aller dans un de ces établissements, plutôt mourir et pourrir ici jusqu’à ce que l’on me découvre marinant dans le jus de ma décomposition ! J’alimenterai les faits divers… Et mes jeunes voisins, horrifiés, devraient répondre à tout un tas de questions des journalistes. On parlerait du drame de la vieillesse solitaire, du manque de solidarité, de « non-assistance à personne délaissée » On s’indignerait : même «  Betty S », la grande artiste est morte seule et abandonnée ! Mes œuvres oubliées s’afficheront sur les écrans de télévision avec un bel hommage funèbre. Enfin bon, le cirque habituel quoi !

    La perspective de la nuit m’angoisse toujours, les insomnies me torturent. C’est connu que les vieux dorment peu ! C’est vraiment très mal fait, on a alors tout le loisir de se ruiner le moral, de trembler de peur. Et si mes jambes me lâchaient, me clouant dans un fauteuil roulant, et si je devenais grabataire, faisant sous moi? Je m’étouffe rien que d’y penser. Je ne peux plus me projeter dans le futur, le passé devient si flou parfois, et le présent si misérablement vide à égrainer les heures béantes qui me séparent de rien ou du grand tout ! Alors je me regarde le nombril, c’est vrai, je me soucie de ma petite santé comme si c’était celle du pape, et ne vénère rien tant que le médecin et son bloc d’ordonnances. J’écoute la machine se gripper, je traque la moindre douleur, le moindre vertige, je me visualise morte dans mon lit ou gisante désarticulée au pied de mon escalier et je radote toute seule sur mes rhumatismes. Pourtant, je déteste les vieux qui brandissent leur bulletin de santé comme un trophée, connaissent la rubrique nécrologique du jour par cœur, et traînent derrière eux un relent de cimetière, pour se féliciter d’être encore vivants, même délabrés, même séniles, même seuls au monde. Je ne les fréquente pas. J’ai ma dignité, je ne me répands que dans la sécurité d’un cabinet médical ou bien seule, en conseil avec moi-même. Ce n’est pas que j’aie peur de mourir, au contraire, parfois ce serait un réel soulagement, mais surtout, ne pas perdre mon autonomie. Condamnée à être dépendante, un vieux bébé dans un fauteuil roulant, on me donnerait à manger en essuyant ce qui s’échapperait de ma bouche, «  une cuillère pour papa, une pour maman, une pour me faire plaisir », on me langerait, on me laisserait dans un coin, pauvre momie inutile, en croyant me consoler avec quelques phrases bêtifiantes. Humiliation.

    J’ai été jeune, autrefois. Parfois, la femme délicieuse que je fus, réapparaît, je deviens alors une adorable petite vieille, chaleureuse, à l’écoute des autres, pleine d’anecdotes à raconter, charmante, amusante, raffinée, sentant même la poudre de riz. Les vieux sont si comédiens ! Je peux être tout cela, Je m’adapte quand je veux aux situations et j’ai donc décidé d’être la plus exquise des personnes avec mes précieux voisins. Surtout qu’ils ne soupçonnent jamais à quelles activités je m’adonne derrière le secret de mes volets. Je serais trop mortifiée, ils me traiteraient de vieille femme vicieuse et perverse, alors que je veux simplement contempler ce qui m’est ôté. C’est juste pour tromper l’ennui de ces journées interminables, c’est juste pour me souvenir, à travers la petite blonde, de la femme que je fus. C’est juste pour exister un peu, pour recommencer à être vivante, pour donner une justification à ces années qui n’en finissent plus de me clouer dans l’attente de cet instant où je passerai de l’autre côté.

    II

    Je m’appelle Elisabeth, un prénom de reine, de très vieille reine, bien que je ne ressemble pas du tout à celle d’Angleterre ! Elisa, Lison, Lisa, Betty, j’ai eu droit à tous les diminutifs, comme si on était pressé de me nommer, comme si on voulait me débarrasser de la majesté traînante de mon prénom. Mais je suis une reine déchue, sans cour, ni trésor, ni prétendant, ni roi, une souveraine perdue au fond de sa campagne dans un mas dont les murs extérieurs se délabrent et se fissurent autant que son occupante.

    J’habite ici depuis plus d’un demi-siècle et je me souviens de mon arrivée dans cette maison avec une grande précision. C’était juste avant la guerre, la deuxième, bien sûr. Mon mari, alors jeune médecin, venait d’en faire l’acquisition lors d’une liquidation de biens. Je trépignais d’impatience à l’idée de découvrir le lieu dont Louis m’avait parlé en ménageant un certain mystère, et j’étais tombée sous le charme de la propriété. Le silence d’abord m’avait conquise, puis les senteurs des lilas dans les allées, les couleurs ondoyantes des arbres du parc, et derrière l’entrelacs des branches et des troncs, se dessinaient la grande maison et sa petite sœur jumelle. J’étais chez moi, des retrouvailles ! Rien ne m’était inconnu ici, les murs me parlaient, la demeure m’appelait, je la connaissais avant d’y entrer. J’allais d’une pièce à l’autre sans hésitation, je montais le grand escalier de bois dont les craquements m’étaient familiers, je me régalais de la vue à travers les fenêtres. Je ne m’expliquais pas cette reconnaissance mais je savais que c’était ici que je voulais vivre et mourir. « C’est pour toi, m’avait-il dit, tu seras la gardienne des « Pivoines », nous y vivrons toujours, quoi qu’il arrive ! » Mais il est parti avant moi, le traître, il est mort en se rendant à l’hôpital, un bombardement américain dans la ville l’a tout déchiqueté alors que les allemands allaient enfin rentrer chez eux !

    Veuve, après cinq années de mariage, après un feu follet d’amour. J’étais perdue, chaque jour à vivre sans lui relevait de l’exploit, j’avais alors vingt huit ans, l’âge de ma petite voisine. J’ai élevé seule ma fille âgée de deux ans au moment de la catastrophe, tout en continuant mon métier d’infirmière, et Dieu sait qu’on ne chômait pas avec tous ces prisonniers qui rentraient d’Allemagne ! Aucun père ne remplaça « le héros de guerre ». Je restai seule maîtresse des « Pivoines ». J’adore prononcer ce mot « pivoine », c’est rond, joufflu, somptueux, confortable et soyeux. Je fis corps avec mes murs, avec l’espace, avec les arbres, j’aimais cet endroit avec passion, il était la continuité de mon mari, nous y avions vécu des jours heureux, des nuits aussi d’ailleurs ! Aucun des hommes que je connus ensuite ne sut déclencher en moi de tels débordements ni une telle fidélité. Aucun de mes amants ne remplaça jamais le mari absent. Cette demeure m’apaisait, me rassurait et me protégeait. J’ai toujours pensé qu’elle était la cause de ma longévité. Je n’ai jamais craint non plus d’y vivre seule. On jasait dans le coin, une femme sans homme à une époque où les veuves de guerre n’aspiraient qu’à recommencer leur vie, qu’à fonder un foyer et pondre une ribambelle d’enfants pour repeupler la France. Puis il y avait celles, vêtues de noirs, inconsolables, emmurées dans leur chagrin, épuisées par le poids des responsabilités. Moi, j’attisais la curiosité, je les intriguais au volant de ma voiture avec ma fille et mes chiens sur les sièges arrière. On me regardait d’un œil réprobateur quand un compagnon épisodique partageait ma vie. J’étais indépendante, j’étais une femme libre, je portais des robes à fleurs, des jupes serrées, des talons hauts, donc je n’étais pas sérieuse et je gênais. Je me fichais de l’opinion des gens, je ne recherchais aucune considération, les rumeurs sur mon compte ne m’ayant jamais empêchée de dormir.

    Pourtant quand la vieillesse advint avec son cortège d’indifférence, alors, pour la première fois de ma longue vie, j’ai eu mal. Marcher sur le trottoir, respirer, sentir mon cœur battre, je suis vivante, mais peut-être ne le suis-je plus ? Parfois je me demande si je n’ai pas basculé de l’autre côté sans m’en rendre compte ! Les gens passent à travers moi comme à travers ces fantômes dans les films. Pas un regard, ou alors ils font semblant de ne rien voir. Pas un sourire, je n’existe plus. Mais ce qui est pire, ce sont les ricanements des jeunes pour qui « vieux » est devenu une injure, ce sont les moqueries des enfants et l’indifférence des adultes qui se croient immunisés contre le temps. Insoutenable indifférence ! Je pourrais tomber et mourir là sous leurs yeux qu’ils continueraient leur marche anonyme. Alors j’ai cessé de sortir.

    Qui se souvient que j’ai été jeune et ardente?

    Quand je déambule, le cœur serré, à travers les nombreuses pièces de ma maison, je sais ce que les murs me racontent. J’entends les rires, les cavalcades dans les couloirs, les fêtes, les pleurs aussi. Tout est là, si palpables, toutes ces années n’ont rien effacé, elles ravivent encore plus la perte et l’absence. Mon corps a changé, ma vie s’est lentement éteinte sur la petite étincelle chancelante mais obstinée qui me réveille chaque matin avec le poids des ans et me laisse effarée face à ce que je suis devenue. C’est sans doute cela la cruauté et l’absurdité de la vieillesse. Et lorsque je regarde derrière le volet, la petite d’en face, je vois une femme qui me ressemble au-delà des ans, je vois un être tout neuf qui ne sait pas encore combien le temps est pernicieux, combien il ronge, ravine, érode, et vous laisse effaré devant l’étendue des dégâts. Il faut que je l’en avise avant de m’en aller, mais de quoi je me mêle ? Elle m’écouterait polie, gentille en attendant patiemment que la vieille folle cesse de jacasser. Non, pour l’instant, il faut que je continue à l’observer pour mieux la connaître, ensuite, je l’apprivoiserai à petits pas, discrètement, elle ne pourra plus se passer de moi !

    Ils sont arrivés au printemps avec leur camion de déménagement. Violette est venue me trouver sous la tonnelle, son chat dans les bras, pour se présenter et s’excuser des allées et venues susceptibles de me déranger. Elle a serré fermement ma main et j’ai aimé ce contact. Son regard enregistrait l’espace, la lourde porte ancienne sous le fouillis

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