Là où je vais la nuit: Roman autobiographique
Par Dolorès Maillant
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Dolorès Maillant est une écrivaine belge d’expression française. Après des études au Conservatoire Royal de Bruxelles, en art dramatique et quelques expériences dans le domaine artistique, son parcours éclectique l’a menée au sein d’une revue nationale, d’une télévision belgo-luxembourgeoise, à la direction d’une galerie d’art bruxelloise et la gestion d’écotourisme dans la Caraïbe.
Son premier roman Minou est sorti en 2004 aux éditions le Manuscrit. Elle est aussi l’auteure de Versus et Corps étrangers, parus chez le même éditeur. D’un nouvel élan, elle sort aujourd’hui Là où je vais la nuit aux éditions 5 sens, la tête dans des projets en cours. À suivre…
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Aperçu du livre
Là où je vais la nuit - Dolorès Maillant
Dolores Maillant
Là où je vais la nuit
1.
Je suis bloquée sur ce banc à l’entrée de la gare, face à cet immeuble, à ce porche, où j’attends. Il n’y a rien que je convoite, juste une image qui m’obsède, me retient de l’autre côté du seuil, du hall, des quais, du départ, m’empêche de prendre le train, de poursuivre la route.
La journée avait pourtant débuté comme à l’accoutumée. À l’étage du dessous, le réveil sonne, me dérobe à mes songes, transperce les murs de grésillements stridents pendant de longues minutes, à n’en plus finir, me plonge dans une sempiternelle exaspération. Je soupire, gémis, les poings serrés, me calfeutre les tympans sous l’oreiller, jusqu’à ce qu’il cesse, brusquement. Des pas lourds se meuvent de la chambre à la salle de bains. Il est bientôt l’heure. Le glas de la promiscuité me décrispe. Le vieux plancher me sépare de mon hôte, Sébastien, qui m’héberge gracieusement depuis que j’ai déserté le nid. Je peux le deviner nu sous la douche, se nouer un essuie sur les hanches, traverser le salon, humer l’odeur du café au milieu des vrombissements de la machine, se miner au ton funeste de la FM vomissant à pleins décibels son lot de désarroi quotidien, engloutir quelques mets en tintant la vaisselle, pressé par le défilement effréné des aiguilles, s’apprêter dans le dressing et puis basta… La porte se claque. Je bénis ce claquement, cet instant libérateur, où l’un part et l’autre reste… L’autre, mon trublion qui divague enfin dans cette minuscule chambre de bonne, se réapproprie les lieux. Je l’observe et souris en phantasmant sur un truc idiot.
– Une banane.
Mes premières vocalises se révèlent aussi chantantes que gourmandes. Quand on n’a rien, tout semble appétissant. Je m’étire, la bouche en cul-de-poule, me délectant à l’idée d’un déjeuner copieux, bien que le placard n’accueille que la poussière. L’esprit se nourrit sans peine.
– Tu n’as pas faim ?
Il ne répond pas, il boude… Mon trublion, ma petite voix intérieure, mon ombre, mon dévoué compagnon, mon guide, cette chose qui jamais ne craint mon courroux, conteste mes pensées, mes actes et me maintient la tête hors de l’eau pour mieux contempler les astres… Ce conjoint éternel, le plus censé de nous, habituellement loquace, aujourd’hui se morfond à l’extrémité de la pièce. Je hausse les épaules et je m’en veux. Je m’en veux de ne pas être à la hauteur, de cette précarité dans laquelle je nous ai vautrés et du désœuvrement où je me complais, alors qu’il me pousse constamment à rebondir… Je n’en ai pas la force. Cette vie me harasse. Je me lève, saisis les Krisprolls, me sers un bol d’eau et… la ferme. De nature bavarde, me taire est une torture, mais je ne sais plus quoi dire. Je fais du bruit en mangeant, le plus de bruit possible, mastique la gueule ouverte en respirant profondément, pour exister, qu’il m’entende, me regarde… Il s’en fout. Je pourrais m’étouffer, il s’en fout, il ne remuerait pas un cil, il fixe le crépi, m’évite. Il doit se convaincre qu’ailleurs, n’importe où, loin de cette paroi, de ma carcasse, une échappée le réanimerait. Son mutisme m’empale. Putain, qu’il me le dise, me le crie, qu’on échange… Qu’on soliloque. Je n’ai personne d’autre à qui parler. Je n’ai personne d’autre tout court.
– Hep…
Une simple onomatopée, soufflée du bout des lèvres, pour attirer son attention, en vain. J’aimerais tant ouïr ses chuchotements, qu’il me revienne, prenne possession de mon corps, comme s’il était sien, y règne, m’impose son diktat, m’asservisse, m’abuse et m’use à souhait. Lui, connait le chemin, il sait. Pour le sentir en moi, qu’il y subsiste, je suis disposée à le suivre, à subir tous les sévices, à plier ma dignité en quatre et l’enfouir au fin fond de la poche arrière de mon jeans. Dois-je lui supplier de m’emmener ? Je n’y arriverai pas seule. Cet aveu me consterne…
– J’ai besoin de toi.
Il laisse planer le silence et daigne enfin me rétorquer :
– On bouge.
Deux mots, sur une note monocorde, et j’ai bougé. Il m’en faut peu. Les longs discours endorment plus qu’ils ne bousculent. J’ai enfilé un pantalon, une paire de baskets, un sweat, penché la tête en avant et frictionné mon interminable et hirsute crinière, me suis brossé les dents à toute vitesse, le strict minimum parce qu’il descendait déjà les escaliers, et je ne voulais surtout pas le perdre. Je l’ai rattrapé en bas, de justesse devant la boîte aux lettres… Il aurait pu m’attendre.
Une succession d’incidents plus tard, je suis là sur ce banc, à la gare, en solo, privée de lui, amputée, à me tâter. Cloîtrée au-dehors, j’ai repris jouissance de mes hémisphères, de ce tendre caillou et me fourvoie dans les méandres de mes élucubrations, guettant la pulsion qui me propulserait sur le cuir moelleux d’un wagon, m’emporterait au gré du rail… Tandis que le doute s’accroche à ce qu’il peut, une image, une image charnelle, me boulonnant à l’assise, paralysée. À l’instar de mon état, le temps s’écoule, sous le calme, la cohue des trains vides puis bondés. Bondés d’âmes vides, de smartphones sur pattes, de pleureuses, de révoltées sous 4G, incapables d’éprouver la moindre émotion hors écran. Paumée, dans l’indifférence la plus totale, je demeure prostrée, aspirée par l’abîme. Le monde crève à vos pieds et vous lui marchez dessus, sans même le discerner… Vous me piétinez, sans même me toucher. Je n’ai pas le cœur à rugir, mais je vous emmerde. Je vous emmerde