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Une vie sans nom
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Livre électronique123 pages1 heure

Une vie sans nom

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À propos de ce livre électronique

Martyrisée par sa mère et son beau-père, Nicole quitte le domicile familial le jour de sa majorité, un matin d’août 1966. Fragilisée par une enfance dénuée de toute affection, handicapée par une scolarité en pointillé et, surtout, tenue par sa mère dans l’ignorance de sa propre identité, la jeune femme va se heurter violemment au monde qu’elle rêvait de gagner. Comment trouver du travail, un logement ou simplement sa place lorsqu’on est privée de papiers ? Pourquoi sa mère, d’ailleurs, s’obstine-t-elle à lui cacher ses origines ? Ne lui ferait-elle pas payer une faute qu’elle juge inavouable ?... « Une vie sans nom » rapporte l’itinéraire d’une femme qui n’a jamais cessé de se battre pour découvrir qui elle était et mériter sa place parmi les autres. Avec une opiniâtreté qui force le respect, avec une soif de vivre plus forte que le refus de tout amour maternel, Nicole traverse toutes les épreuves pour découvrir ce qui, dès sa naissance, a marqué son destin au fer rouge.
LangueFrançais
Date de sortie20 nov. 2013
ISBN9782312014302
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    Aperçu du livre

    Une vie sans nom - Pierre Sullice

    cover.jpg

    Une vie sans nom

    Pierre Sullice

    Une vie sans nom

    d’après le récit autobiographique

    de Nicole Grondein

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01430-2

    A Nicole, sans qui cette histoire

    ne pourrait être ni crue, ni racontée.

    Je l’avais sauvé de la poubelle. C’est ma Mère qui l’avait jeté. Il était tombé un jour à cause du vent par la fenêtre. Mais elle a toujours prétendu que c’est moi qui l’avais cassé en faisant le ménage. Sur le miroir brisé, mon visage est en morceaux. Pour le voir presqu’en entier, il faut que je me penche sur le côté. Ou alors, je ressemble à une étoile avec le visage dans les rayons : les yeux dispersés, la bouche débitée en éclats et le nez introuvable…

     Cette nuit, à cinq heures du matin précisément, j’ai vingt-et-un ans. Je suis majeure. Je me peigne avant d’égaliser ma mèche. Les ciseaux coupent mal. Ils tordent mes cheveux : je tire dessus pour qu’ils restent le plus droit possible. Mon carré est cranté. Je le rectifie, mèche par mèche. J’ai toujours bien aimé toucher mes cheveux. Mon rêve de jeune fille aurait été de les avoir longs. Sous ma frange, je cache ma cicatrice à l’arcade sourcilière, la préférée de ma Mère, celle qu’elle prend tant de soin à rouvrir. Je la caresse du doigt : quand elle n’est pas tout à fait refermée, ça fait légèrement mal. Je la touche quand même : la douleur m’a toujours donné le sentiment d’exister.

     Après avoir quitté ma chambre, je me tiens un instant immobile devant le tas de chaussures à l’entrée du cagibi. Il y a là quatre paires jetées en vrac et incroyablement souillées, recouvertes d’une boue charbonneuse – sans doute celle qu’on trouve au fond de la cave. Je reconnais les chaussures de Roland et celles de mes sœurs – ma Mère ne me confie jamais les siennes. Ce sont les chaussures que j’ai astiquées à deux reprises dans l’après-midi. Je reste figée. La saleté qu’elles affichent me soulève le cœur et je me fais violence pour ne pas m’agenouiller et les frotter à l’instant à même le sol. Ma révolte me secoue les mains et j’ai beau les nouer sur ma bouche, elles frémissent encore.

    Le doigt fiché dans un chiffon je recueille la cire avant de l’étaler. Je termine avec un vieux pull en laine : ma Mère aime quand ça brille.

    Les chaussures sur les bras, je délaisse le cagibi. Je porte mes pantoufles aux pieds et ma blouse à carreaux passée sur ma combinaison en indémaillable. Mon éternelle tenue depuis que j’habite cette maison. Pour plus de commodité, ma Mère en a prévu deux de chaque. Avant-hier, j’ai reprisé la poche de celle-ci. Le relief des fils fait des bosses minuscules sous mon doigt, traçant un invisible chemin : quand il s’interrompt, je reprends depuis le début pour glisser à nouveau sur le fil ondulé. Je descends l’escalier. Je sais où poser mes pieds pour que les marches ne grincent pas. On dirait une danseuse qui fait ses exercices. Je souris en y pensant. Et si je devenais danseuse ? Après tout, ma nouvelle vie commence demain ! Arrivée sur le palier, je rase le mur, cherchant l’appui des lattes le long de la plinthe : ce sont celles qui couinent le moins. Au sommet de l’escalier d’où on aperçoit le rez-de-chaussée, je dépose les chaussures : une paire à l’angle de chaque marche, en commençant par celle de Roland. Sous la porte des parents, la lumière s’est allumée. Je me fige, la peau glacée. La lumière s’éteint. J’attends cinq bonnes minutes, la respiration suspendue, avant de reprendre mon chemin vers la salle de bain.

    Une boule s’est fichée dans ma gorge. Pourquoi faut-il que je m’inflige toutes ces corvées puisque je pars ? Je secoue la tête. Je n’ai pas appris à réfléchir : quand une pensée est trop ardue ou trop pénible, je la chasse. Je ne sais pas comment font les autres, ceux qui sont vraiment allés à l’école : il doit certainement y avoir une méthode ! Au-dessus du lavabo, je découvre enfin tout mon visage. Je fais couler un filet d’eau pour une toilette sommaire. Ma coupe est trop courte mais j’ai eu raison des crans. Prise d’un vertige, je me retiens au lavabo : non seulement la soirée a été épuisante mais le sommeil m’a fui. Je dormirai plus tard. Je dormirai quand bon me semblera. Bientôt, mon sommeil m’appartiendra ! Pour l’instant, des cernes gonflent ma peau. J’ouvre le petit placard où ma mère range sa poudre de riz. Je m’en applique soigneusement. Un tube de rouge à lèvres retient mon attention. Je tends la main, j’hésite puis je renonce. Je me regarde à nouveau dans la glace : pourquoi faut-il que sois aussi lâche ? Je m’empare du tube. Le biseau vermillon ressemble à une promesse de bonheur : un pur joyau de beauté, absolument lisse et brillant ! J’en caresse mes lèvres en fermant les yeux. C’est la première fois que je me maquille. Cette nuit, je deviens une femme. J’ouvre les yeux pour découvrir ma bouche écarlate : je suis belle ! Je pleure malgré moi en essayant d’épargner la poudre de riz. Je m’en veux d’avoir mal : comment, après tant d’années de maltraitance et d’humiliations, peut-on encore être triste de quitter sa mère ? Pourquoi le chagrin est-il plus fort que moi ? Je sèche mon visage avec rage : je m’en voudrais toujours de l’aimer encore !

     Dans la soirée, j’ai fait la vaisselle avant de la soumettre à l’inspection habituelle. Ensuite, j’ai rangé la cuisine et lavé le sol. Un bref instant, j’ai caressé l’espoir que ma Mère me laisserait regarder la télévision avec les autres. Mais lorsqu’elle s’est installée près de la fenêtre avec son paquetage de tricot, j’ai su que mon espoir était vain. Elle s’est mis en tête de terminer l’assemblage d’une robe pour l’une de mes sœurs : c’est long et, dans ces cas-là, elle refuse que je m’éloigne. Pour justifier ma présence, elle pose son tricot sur sa chaise avant de rejoindre la table de la cuisine. Elle s’empare d’une assiette, la lève vers la lumière, me saisit le doigt et l’applique dessus : « T’appelles ça lavé, toi ? Regarde-moi ce travail, espèce de trouille ! ». Chez les gens du nord, « trouille » c’est particulièrement insultant et dans la bouche de ma Mère, ça claque comme une gifle. »  Et les verres, tu les as regardés, les verres ? Ils sont brouillés par la graisse ! » Je plisse les yeux avec toute la bonne volonté du monde mais je continue à les voir propres ! Elle me fait reprendre la vaisselle. Pour ma peine, je dois également laver celle qui est dans le buffet. Emportée par son élan, elle renverse les tiroirs à même le sol. Le fracas réveille la maison. Roland et l’une de mes sœurs descendent en catastrophe. Furieuse, ma mère les renvoie se coucher.

     Il est rare que je sois prise d’un sentiment de révolte, surtout en présence de ma Mère. Mais l’approche de mon départ doit fausser mes repères. Partie de mes entrailles, une sorte de vague remonte en moi, inonde ma gorge et bouillonne à mes tempes. Certainement la même rage frénétique qu’éprouve le supplicié lorsque, par miracle, il parvient à se retourner contre son tortionnaire. Mais, contrairement à lui, je suis incapable de me retourner contre mon bourreau : rien ne dépasse la maternité en termes de soumission ! J’ai été accouchée par mon propre tortionnaire : même libérée de son ventre, sa chair m’impose un tourment continu. La vague de haine reflue dans mon crâne et m’inflige un haut-le-cœur. Un sillage acide m’empuantit la bouche. Mon désir de meurtre est impuissant : la tuer – ne serait-ce que l’imaginer ! – ce serait m’achever pour de bon et ma vie ne pèse déjà pas bien lourd.

    Mais le temps où ma Mère régnait sur le moindre de mes instants et de mes gestes va bientôt prendre fin. Et si je suis incapable de défier mon bourreau, je vais le fuir. Étrangement, c’est lui-même, d’ailleurs, qui m’indique la sortie. Me voir disparaître lui semble sans doute plus doux que me soumettre. Je secoue la tête pour déloger cette idée, bien trop douloureuse. Je dois absolument réussir mon départ et prouver que je ne suis pas cette bonne à rien, cette attardée mentale dont ma Mère s’ingénie à me faire endosser le rôle. La souffrance m’a menée à un tel état d’épuisement que, paradoxalement, cela me procure une énergie nouvelle : il est temps de renaître !

     Il est plus de deux heures du matin. Je ne sais pas si elle a perçu mon revirement, senti gronder ma révolte et voulu l’endiguer. Toujours est-il qu’elle tente une diversion. »  Où as-tu encore fourré les aiguilles à coudre ? Tu vois bien que j’en ai besoin pour la robe de ta sœur ! » Je reste muette : inutile de répliquer ou de prétendre ne jamais y avoir touché. »  Mais tu perds tout, ma pauvre fille, même ta tête ! Tu jettes tout sans faire attention ! » La suite va de soi, un grand classique du genre, une forme de rituel dans notre duo sadomasochiste. Je déplie un journal au sol et j’y renverse tout le contenu de la poubelle avant de m’atteler, à genoux, à un tri minutieux. L’âme vide, je persiste à chercher une aiguille. »  Dépêche-toi de mettre la main dessus ! Tu vois bien que j’en ai besoin ! T’as vu l’heure ? » Accablée de fatigue, je la supplie de me laisser monter me coucher. En vain.

     Je réplique pourtant en nourrissant ma révolte de sa propre hargne. J’argumente comme je peux : maladroitement, piteusement, impuissante à contrer sa mauvaise foi. Car elle s’en est fait une armure contre le monde et la plus puissante des emprises sur moi. Inutile de chercher à l’apitoyer : mes suppliques passent pour de la provocation, mes plaintes pour la plus infâme des manipulations. Et les mots – ces mots qui deviendront un jour mes plus précieux alliés – ils me manquent, non pas qu’ils se dérobent – pour se dérober, il faut déjà avoir été là – non, ils me font atrocement défaut. Et quand il m’arrive d’en saisir un, il trébuche lamentablement, par manque de rigueur ou de pertinence. En croyant dénoncer, mes mots s’empêtrent et se ridiculisent. Persuadés de monter au créneau, ils battent en retraite, le

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