Ainsi font, font, font...
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À propos de ce livre électronique
J’ai commencé cette carrière sans savoir qu’elle allait durer longtemps. Disons plutôt que je ne l’ai appréhendée qu’année après année, comme une fourmi tâcheronne.
J’y ai arpenté des couloirs variés, carrelés en noir et blanc ou en vieux lino usé. J’y ai côtoyé des sages et des agités, de délicieux dilettantes, des fainéants revendiqués, des laborieux ou des rapides.
J’ai aimé ce que j’ai fait sans trop savoir ce que j’avais provoqué ou suscité, même si j’ai toujours gardé l’espoir de transmettre ce qui m’animait : le bonheur de lire et d’écrire. Parfois je suis rentrée chez moi, le soir, heureuse d’avoir vécu des moments de grâce que je n’étais en rien sûre d’avoir voulus ou contrôlés.
Et de temps à autre, j’ai craqué parce que j’avais l’impression de n’avoir rien appris ni compris de cet étrange métier de prof.
C’est ce mélange d’impressions variées que j’ai essayé de décrire dans cet ouvrage qui retrace trente-cinq années de doutes, de joies, d’abattement ou d’enthousiasme.
Ainsi font, font, font...
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Aperçu du livre
Ainsi font, font, font... - Marie-Noëlle Garric
Ainsi font, font, font…
Carnets de voyage en pays bonobo
et autres contrées merveilleuses
Marie-Noëlle Garric
Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords
Copyright 2015 Éditions Hélène Jacob
Smashwords Edition, License Notes
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© Éditions Hélène Jacob, 2015. Collection Témoignages. Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-37011-347-4
Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé est loin d’être fortuite ou hasardeuse. Tout ce qui est conté ici est presque aussi véridique qu’authentique.
« La réalité dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, mais non pas de la réalité. »
Mark Twain
Aux Bonobos…
1 – Humidité
Merde… Qu’est-ce qui m’arrive ? Le portable sonne le réveil, je pose un pied à terre et tout tangue. Comme la fois où, après un stage aux Glénans, j’avais à nouveau retrouvé la terre ferme et où le dallage du port s’était mis à onduler sous mes pas. L’oreille interne, m’avait-on dit, s’était habituée à la houle et il lui fallait un temps de réadaptation au plancher des mouettes et des cormorans posés sur la jetée. Mais je n’ai pas passé la nuit sur un vieux gréement. Juste avec un rêve pourri où les élèves quittaient le cours avant l’heure parce qu’ils s’ennuyaient. Sans pathos, sans éclats, comme une évidence. Un simple rapport cause-conséquence.
Et une drôle d’envie de vomir commence à m’envahir. Je suis une esthète en la matière. Pour avoir le mal de mer, je n’ai pas besoin de croisière sur un rafiot, il me suffit de peu de choses : une balancelle dans un jardin, un métro moderne qui glisse sur ses rails, l’arrière d’une voiture… J’ai déjà eu un haut-le-cœur en regardant Thalassa, pour peu que la caméra s’attarde sur un roulis prononcé, et je me rappelle avoir passé la projection de Rosetta des frères Dardenne les yeux fermés, les mains crispées sur les accoudoirs, l’estomac ravagé par les effets de caméra portée. Je suis une spécialiste de la gerbe, du vomi… mais là, je ne comprends pas. On dirait que pour une fois, l’écœurement contamine mes glandes lacrymales. Je pleure, mouche, morve et recommence plusieurs fois ce cycle aussi stérile que ridicule, assise sur mon lit. Puis, lassée par ce débordement d’activité humide, je me lève et, entre deux nausées, appelle un médecin pour qu’il me débarrasse de cet afflux incontrôlé de liquides variés.
« Comment allez-vous ? » me demande-t-il, l’air compatissant devant mes allées et venues aux toilettes et mes hoquets désespérés. Comprenant que je ne peux répondre, il rédige seul son diagnostic et son ordonnance, alors que par un réflexe obsolète d’éducation, je m’excuse de mon peu de collaboration chaque fois que j’émerge momentanément de la cuvette.
Puis j’arrive à balbutier « Je ne me sens pas bien du tout ! », avec une rare pertinence et quelques pleurs en prime. En plus d’un anti-vomitif et d’un antiroulis chimique, il rajoute un dernier anti : un antidépresseur, pensant qu’il n’est pas normal de vomir et pleurer et vice-versa, et que chez les enseignants, il faut être attentif à ce genre de symptômes. Il renonce à m’en demander davantage devant mes épanchements en tout genre et me conseille d’aller voir un psy pour lequel il me griffonne un numéro de téléphone.
Après son départ, je reste avec l’ordonnance et mon interrogation initiale : qu’est-ce qui m’arrive ?
Il a parlé de la fonction enseignante. De l’usure. De la fatigue nerveuse. À moins que ce ne soit moi qui l’aie pensé très fort. J’ai une image devant les yeux : celle de profs épaves de l’Éducation nationale, parqués dans des centres spécialisés, comme des zombies. Mon imagination galope, fouettée par les haut-le-cœur : il y a celui qui pleure à la seule vue d’un cartable, celui qui entre en transe chaque fois qu’il entraperçoit une photo d’écolier, celui qui avale un neuroleptique le dimanche soir en se demandant à quoi vont ressembler sa semaine et son sort. Va-t-il se la jouer sainte Blandine au milieu des lions à Fourvière ? Spartacus crucifié ? Loubard à l’ancienne avec une chaîne de vélo ? Ou désespérée au pistolet comme Isabelle Adjani dans La journée de la jupe ? Cramponnée à mon canapé et à ma cuvette en plastique, je bats la campagne. Mes souvenirs de carrière affluent comme des fourmis attirées par du sucre. Je classe, j’organise, je veux prendre du recul, je ne veux pas être déprimée. Mais c’est aux Bonobos que je pense en premier.
2 – Les mœurs des bonobos
C’est un collège privé au milieu d’un département cévenol. Les bâtiments ne manquent pas d’allure. Ils dominent la ville et sont visibles longtemps avant d’y accéder. De pierres brunes et ocre, ils présentent une symétrie parfaite. Chaque étage est en tout point semblable à l’étage suivant, même plan en T, même dallage noir et blanc. Une atmosphère de vieille institution. La directrice me reçoit, le cheveu en pétard, une jupe droite à l’ourlet décousu. Ses ongles peints en rose écaillé me fascinent, ils sont noirs comme si elle avait effectué de durs travaux de jardinage. Le mélange créé par d’évidents soins de manucure et l’absence de suivi dans la sophistication contribue à me mettre à l’aise. Elle parle de manière originale, avec une sorte de hauteur confuse, mâtinée de balourdises en forme de brèves de comptoir.
— Vous allez avoir des EIP, lâche-t-elle sur un ton confidentiel.
Puis, devant mon air crétin, elle précise :
— Nous avons des classes spécialisées en Élèves Intellectuellement Précoces. Des surdoués, quoi !
Comme mon idiotie semble s’aggraver, elle condescend à plus d’explications. Sa voix graillonne :
— Nous avons décidé de nous occuper de ces enfants que l’institution délaisse trop souvent, à tel point que certains sont en échec scolaire et, d’ailleurs, nous proposons deux types de parcours, l’un en trois ans, l’autre plus classique en quatre ans.
Elle articule avec ostentation, comme on le fait avec les sourds ou les étrangers :
— Et je vais vous confier une classe de troisième…
— Mais, je n’ai aucune expérience, dis-je dans ce qui me semble un bêlement.
— Vous en acquerrez, répond-elle, imparable. Parce qu’avant de commencer, comment voulez-vous en avoir ? C’est en forgeant…
… qu’on devient forgeron… Même le coiffeur du village de ma grand-mère n’aurait pas osé placer cette absurde banderille. Je ricane aussi désespérément qu’intérieurement.
Je me contente de répondre :
— Mais, est-ce qu’il faut une pédagogie particulière ?
— Je préfère vous dire d’y aller à l’instinct… Ils ne sont pas particulièrement travailleurs. Votre rôle sera de les réconcilier avec l’école.
Bon sang, mais c’est bien sûr ! Comment ne l’ai-je pas compris plus tôt ? Mes pensées se cognent fébrilement comme des balles de squash dans un aquarium.
La directrice brait pour ponctuer son discours et me donne rendez-vous pour la prochaine réunion professorale dans quelques jours.
— Ne vous faites pas de souci, vous allez rencontrer des collègues expérimentés, vous n’aurez qu’à leur demander conseil !
Puis elle me tend sa main de jardinier manucuré et, tandis qu’elle rejoint son fauteuil, je me rends compte que non seulement son ourlet est décousu, mais également que sous la fente de sa jupe étroite, sa culotte va bientôt apparaître.
Quelque temps après, je me prépare à rentrer dans la classe de 3e7. Je remplace une collègue partie à la retraite. En somme, c’est rassurant, je n’aurais pas aimé remplacer un dépressif et m’entendre dire, comme il y a très longtemps : « C’est eux ou c’est vous ! Alors, faites-leur comprendre que vous êtes le chef ». À l’époque, l’individu qui m’assénait cela se passait une main fiévreuse sur une calvitie en forme de tonsure ; il avait craqué un matin devant une classe de 6e, ni plus agitée ni moins studieuse qu’une autre. Il avait pris sa chaise perchée sur l’estrade et, en ricanant, il l’avait tournée face au mur, pour ne plus voir les élèves.
Je me dirige vers la 3e7, dans la branche gauche du T, au premier étage. La porte est entrouverte, j’entre. Ils sont vingt-six, vingt-trois garçons et trois filles. On m’expliquera plus tard que les filles précoces s’insèrent plus facilement dans l’enseignement traditionnel. Cinquante-deux yeux aux aguets me fixent. Ce sont des moments importants, où il ne faut pas se louper. Deux forces sont en présence et se demandent comment elles vont cohabiter pendant plusieurs mois. Une masse encore indistincte me fait face. Il y a une tension, une énergie dans l’air. Je commence par me présenter, j’explique le déroulement de l’année, les exigences, les objectifs, de la manière la plus rassurante possible. Je parle, je parle, je gesticule. Puis je m’arrête lorsque j’ai épuisé le carburant prévu. Je les regarde attentivement. Il y a presque le silence. Un grand à lunettes lève le doigt. Je demande :
— T’as une question ?
— Ouais, mais elle n’a pas forcément un