Linguère Sara le voyage d'une vie
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À propos de ce livre électronique
Dans ce voyage d’une vie, on parlera le français, mais aussi le wolof et l’espagnol. On mélangera les cultures, les croyances et les origines. Sara y connaitra l’amour, l’amitié, le respect des différences, mais aussi les douleurs, la séparation et la mort. Mais tout ceci viendra plus tard, pour le moment, elle vient juste de naître. On va lui laisser un peu de temps pour s’acclimater à cette nouvelle vie.
Vous rencontrerez la tribu des Martini. Ils ne sont pas très nombreux, rassurez-vous. Il y aura la fille, le père, la mère, la demi-sœur même père, mais pas même mère, l’amant, le meilleur ami et quelques autres.
Vous y croiserez même des personnages qui ont réussi à traverser la barrière du temps.
Sara devra trouver sa place dans cet Univers.
Pendant le périple, vous tomberez sur des chansons, trébucherez sur des poèmes, contemplerez quelques panneaux de citations. Sara partagera avec vous certaines réflexions, parfois puériles, parfois matures.
Et quand elle aura grandi, elle sera enfin prête pour le Grand Voyage.
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Aperçu du livre
Linguère Sara le voyage d'une vie - Béatrice Bernier-Barbé
Linguère Sara
le voyage d’une vie
Béatrice Bernier-Barbé
Linguère Sara
le voyage d’une vie
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
« Cette œuvre est un ouvrage de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le produit de l’imagination de l’auteur ou utilisés de façon fictive. Toute ressemblance avec des faits réels, des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite ».
Copyright@2019 – Bernier-Barbé Béatrice
Design, dessins et graphismes des couvertures : @MagriDavidGraphisme
Crédit photo Quatrième de couverture : @Grégory Rohard
© Les Éditions du Net, 2019
ISBN : 978-2-312-06527-4
À mon Homme-Étoile.
À ma petite Lumière.
À tous les êtres fabuleux.
1. Naître
« Toute naissance est la renaissance d’un ancêtre. »
Proverbe africain.
Une petite fille à la peau claire vient au monde dans une ville située sur le plus vieux continent, au bord de l’océan Atlantique, une cité bruyante et grouillante, en perpétuelle effervescence. Une ville où il fait bon vivre, loin de la guerre et de l’intolérance, loin de la destruction massive et de la folie des Hommes. Un lieu bercé par une vitalité singulière qui ne laisse aucun de ses visiteurs indifférent : certains l’adorent et le contemplent, d’autres le fuient et préfèrent s’en éloigner. Mais tous s’en souviennent. Peut-être parce que sur la terre d’Afrique règne une énergie bien particulière, qui, portée par les vents, a trouvé le moyen de traverser les siècles, au-delà des nombreuses civilisations qui ont cherché à l’asservir de toutes les manières possibles. Cette ville insoumise ne cèdera jamais.
Pour honorer ses origines familiales méditerranéennes, on décide que la petite fille s’appellera Sara, mais sans le H à la forme d’une échelle. L’entendement veut que tous les prénoms contenant plus de deux syllabes finissent par être raccourcis au quotidien, à l’usage. Autant ne pas y rajouter de fioritures qui ne seront jamais prononcées à voix haute, autant faire court.
Donner un prénom à son enfant, ce n’est pas banal. Certains parents attendront même la naissance du bambin pour vérifier si sa tête colle bien avec celui qu’ils ont choisi pour lui. Comme si un prénom pouvait aller ou pas avec une frimousse, franchement. Mais au-delà de cet entendement qui semble si évident, il y a aussi un processus inconscient qui, au moment où nous décidons du prénom que portera toute sa vie notre enfant, nous dépasse, sans même que nous nous en rendions compte. Nous projetons sur lui ou sur elle, quelque chose : un dessein, une espérance, un aboutissement. Une mission dont nous faisons de lui le garant.
« Lorsque tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens ». Cette simple phrase peut remuer beaucoup de questions en nous. Reste encore à savoir d’où l’on vient. Déjà que l’on ne sait pas où l’on va, à moins d’avoir de super pouvoirs magiques ou une diseuse de bonne aventure à portée de main…
Nous sommes à Dakar, un 7 décembre de l’an de grâce dont la date a été oubliée, dans une clinique qui aujourd’hui n’existe plus, transformée en galerie d’Art six mois à peine après la naissance du bébé.
C’est fou comme certains lieux peuvent évoluer en l’espace de quelques mois, quelques années. Le modernisme a du bon me direz-vous, il faut accepter le changement, rien n’est immuable. L’Univers est en perpétuel mouvement, et nous avec lui, par la même occasion. Mais tout y est-il éternel pour autant ? Certains espaces chargés d’histoires et de mémoires sont tout simplement pulvérisés, réduits à néant par les générations futures. Comme pour permettre aux derniers arrivés d’y faire de la place en réduisant les vestiges du passé à un grand rien. Déraciner les racines, aller chercher la graine enfouie profondément. La remodeler et la replanter ailleurs, à notre image.
Naître n’est pas une mince affaire pour tous les enfants, figurez-vous. Certains font un refus au moment d’arriver, hésitant finalement à se poser sur cette terre, à intégrer leur nouvelle enveloppe charnelle : pas assez, ou trop, au goût de l’âme. Présumons que l’on vous dit : « OK, tu veux sauter ? Pas de souci. Mais tu ne sauras pas à l’avance où tu vas atterrir. Peut-être qu’en bas, ce sera la guerre, peut-être que tout sera en feu. Peut-être même que tu te briseras tous les os à l’atterrissage et que tu devras passer le reste de ton existence dans un corps estropié et mal habile. Tu n’auras ni garantie ni assurance. Pas de remboursement ou SAV ». Nos âmes sont téméraires, incontestablement, pour se lancer à corps perdu dans pareille aventure !
Pour certains, notre scénario de naissance engloberait notre processus d’incarnation et imprimerait dans nos mémoires corporelles et cellulaires des contrats inconscients, mais également nos futurs schémas comportementaux. Nous hériterions de nos ancêtres la mission de mener à bien ce qu’ils n’ont pas eu le courage, le temps ou l’opportunité de réaliser de leur vivant. Imaginez une conversation entre votre arrière-arrière-arrière-grand-père et vous qui se déroulerait ainsi : « Hé petit, je voulais être riche, tu sais. Mais la vie ne m’a pas fait de cadeaux. C’est à toi maintenant de faire de l’argent. Moi, je suis mort, c’est trop tard ! ».
Des biologistes travaillent très sérieusement à l’étude de nos comportements futurs, et ce, avant même notre naissance. Grâce au décodage de notre ADN, ils promettent de pouvoir prédire ce que nous deviendrons à l’âge de vingt, trente ou soixante ans. La partie serait bientôt jouée d’avance. Plus besoin de lancer les dés. On pourra dire à une mère enceinte d’à peine un trimestre : « madame, votre fils ne sera pas assez intelligent pour faire de grandes choses dans sa vie », ou « vous portez dans votre ventre le futur Néron qui sera responsable de la mort de milliers de personnes dans quarante ans ». Vous le garderiez quand même ? Ou encore : « elle souffrira en permanence d’une maladie incurable qui réduira son existence et la vôtre à un enfer quotidien. Votre vie volera en éclat, votre mariage et votre capital santé avec. ». Que choisiriez-vous alors ?
Sara, quant à elle, débarque aussi bleue qu’une schtroumpfette. Là-haut, personne ne lui a expliqué qu’elle n’avait nul besoin de naître avec son cordon ombilical en guise de collier autour du cou. Ce sont dix-sept secondes interminables qui s’écoulent pour ses parents, avant qu’elle se décide finalement à pousser son premier cri et à respirer ce nouvel air terrien. Elle le laisse envahir pleinement ses petits poumons.
La première sensation au monde de Sara sera celle de l’étouffement.
Dans le grand jeu de la Roue de la Vie, dans cette incarnation, il lui faudra lutter pour prouver qu’elle mérite sa place dans ce Nouveau Monde et qu’elle a les armes nécessaires pour y survivre parmi les autres.
« Tu veux jouer, Petite Sara ? Tu es sûre de ta décision ? Aucun retour possible avant la fin du voyage. Tu ne pourras pas descendre en cours de route. Tu as fait ton choix ? Parfait ! Eh bien, ne perdons pas de temps. Montre-nous tout de suite de quoi tu es capable. Tourne ta roue et que la partie commence. »
2. Grandir
« On ne tire pas sur une fleur pour la faire pousser. On l’arrose et on la regarde grandir patiemment. »
Proverbe africain.
L’enfance de Sara s’écoule au gré des voyages et des destinations variées que ses parents choisissent par rapport à leur travail. Eh oui, il faut bien bosser. On ne peut pas vivre que d’amour et d’eau fraîche ici-bas.
Quelques années dans une ville, puis quelques autres ailleurs : l’Afrique principalement, un peu l’Asie et l’Amérique. La famille française joue les Magellan au gré de ses mutations. Sara est heureuse. Cette vie au milieu des malles en bois brut, taguées au feutre noir « MARTINI » en grosses lettres manuscrites pour ne pas les perdre en cours de route (on ne sait jamais) lui donne l’opportunité de découvrir et d’acquérir une connaissance large du monde et de la nature. Dans ces pays, on ne reste pas devant la télé le samedi parce qu’il pleut, et on ne va pas au Mac Do le dimanche pour se réfugier dans un espace abrité de la neige et du vent. Il y fait beau et chaud toute l’année. À la place, on apprivoise un hippopotame (un vrai, pas un truc en plastique rose qui flotte dans une piscine ! Non je n’ai pas dit licorne, mais hippopotame) sur les bords d’un estuaire à la Pointe Denis, au Gabon. On arpente les plages de l’île de Ngor au large du Sénégal, on ramasse des dollars{1} sur la côte d’Assinie-Mafia en Côte d’Ivoire.
Ça y est, je vous vois venir : la mer, le sable fin, les cocotiers et les filaos. Bref, le décor planté d’une existence paradisiaque. Soit, mais pas que. Comme dans chaque destination, il y a du bon et du moins bon. Parfois, la vie y est douce et les paysages idylliques. D’autres fois, elle vous fauche violemment, telle une lame de fond, et vous promet que si vous n’êtes pas assez fort pour vous battre et survivre, elle vous jettera en pâture aux requins !
Vivre loin de sa nation d’origine peut tout à fait être compatible avec le désir de se sentir proche de son pays natal. Sans pour autant renier la première, on peut en adopter une seconde qui devient sa patrie de cœur. On peut créer un pont virtuel, une passerelle invisible entre les deux. Il suffit de voir au-delà des différences, de la couleur de la peau, de l’intonation des accents et des mots. Martin Luther King disait que « ce qui compte, chez un homme, ce n’est pas la couleur de sa peau ou la texture de sa chevelure, mais la texture et la qualité de son âme ».
Sara est une jolie petite fille brune aux grands yeux marron et au tempérament déjà bien assuré. Elle assume ses choix et les défend grâce à une rhétorique bien ficelée qui déroute beaucoup de gens, y compris sa famille. « Sara, je ne peux pas répondre à ton flot de questions. Un pourquoi en attire toujours un autre », lui dit parfois son père, à bout d’arguments et de patience. Vous savez, un enfant éveillé, c’est merveilleux, mais c’est aussi épuisant. Parfois, on rigole bien à la maison. Pas besoin de brancher la télévision pour assister au spectacle en direct. Par contre, vous ne trouverez jamais le bouton off. Et ne comptez pas sur une éventuelle coupure de courant ou un délestage, car le système est autonome. Ses batteries ne se déchargent jamais. Au contraire, elles sont alimentées ad vitam aeternam.
Sara conteste, donne des exemples, compare l’incomparable jusqu’à retourner comme une crêpe son interlocuteur, quels que soient son âge, sa corpulence ou son degré de connaissance. Elle veut apprendre, elle veut comprendre, elle veut savoir. Bien que souvent elle se heurte à des murs sans réponses évidentes. « Pourquoi on meurt ? Qui a créé Dieu ? Pourquoi les hommes détruisent la nature ? Ils sont bêtes ou quoi ? Il faut lui expliquer au Président que c’est mal de faire ça ! La maîtresse s’est trompée et je lui ai dit. Après elle m’a punie. Je ne sais pas pourquoi. J’avais raison, tu sais ! » Vous répondriez quoi à une gamine de dix ans ?
Mais qu’à cela ne tienne, elle continue de chercher à comprendre, même sans réponse. Viendra un moment où elle finira bien par trouver. Curieuse et dynamique – certains parleront même à tort d’hyperactivité – elle explore le monde et ses secrets du haut de ses quelques printemps avec passion et engouement. La vita e bella. Pas de temps à perdre. Sara la croque à pleines dents.
Pourtant, un jour d’automne – bien que dans ce pays les saisons n’existent pas – l’enfance de Sara va radicalement changer et prendre un tout autre tournant. Il s’en passe parfois plus en un jour qu’en une décennie. Mais cela, elle ne s’en rendra compte que des années plus tard.
La maman de Sara, Raphaëlle, se fait braquer. Elle rentre d’une journée de travail bien remplie et vient de garer sa voiture devant la maison familiale. Dans cette ville, leur logement, comme beaucoup d’autres, est gardé non-stop. Nous sommes à Abidjan et les rues ne sont pas toujours très sûres à cette période de l’Histoire ivoirienne. Il est dix-huit heures et la relève de nuit n’a pas encore pris du service. Au moment où elle descend de son véhicule, un homme qu’elle n’a pas entendu arriver, lui pointe un pistolet dans le dos. La tunique de Raphaëlle est légère. Elle sent le canon entre ses deux omoplates, presque contre sa peau. Mais elle ne voit pas son visage. Il lui ordonne de lui donner les clés de la voiture, ce qu’elle s’empresse de faire, sans aucune résistance. « Un objet ne vaut pas la peine de risquer sa vie, quelle que soit sa valeur matérielle », se dit-elle. L’homme sans visage s’empare des clés, attrape la tignasse de Raphaëlle d’une main ferme et projette violemment son visage contre la carrosserie du véhicule. Il monte dans la voiture, démarre en trombes, et disparaît à jamais.
Jules retrouve sa femme étendue et inconsciente, le crâne en sang sur le perron extérieur de leur domicile. La porte d’entrée de la maison est restée ouverte. Sara aussi découvre sa mère, gisant sur le sol en béton. La petite fille est tétanisée par la scène d’une violence inouïe. C’est la première fois qu’elle rencontre le danger par procuration d’aussi près. C’est la première fois qu’elle éprouve la peur de perdre un être cher. C’est la première fois qu’elle voit autant de sang couler.
Raphaëlle passera plusieurs jours à la clinique. Tous les soins physiques nécessaires lui seront dispensés. Rapidement et malgré le climat très humide, elle cicatrisera à l’extérieur. Pour l’intérieur, ce sera une tout autre histoire.
Après l’agression de l’homme sans visage, elle développe une phobie anxiogène et un comportement maniaco-dépressif. Elle ne veut plus conduire et préfère louer les services d’un chauffeur de taxi qu’elle connait, pour l’amener au travail et la raccompagner. Lorsque quelqu’un l’aborde sans qu’elle s’y attende, elle sursaute, prise de panique, et se met à trembler d’effroi. Même son mari doit faire preuve d’une délicatesse extrême lorsqu’il veut l’approcher. Seule Sara semble, par moment, avoir encore un accès autorisé auprès de sa mère. La nuit, elle ne dort plus. Le jour, elle est l’ombre d’elle-même. Mais Raphaëlle continue de travailler pour s’occuper l’esprit et arrêter de repasser en boucle la scène de l’agression dans sa tête.
Nul n’est sans savoir que dans un foyer, la mère reste le pilier de la maison, la base, les fondations. Tant que Maman va bien et donne au change, le bateau est insubmersible. Il peut affronter tous les tumultes de l’Océan. Mais quand Maman part en sucette, c’est sauve-qui-peut ! Peu à peu, l’unité familiale se disloque. Le château de sable s’effondre, emporté par les flots.
Il faut alors qu’une personne soit en mesure de prendre la relève, de tenir le gouvernail et de ramener l’embarcation au port, en pleine tempête. Quelqu’un doit se dévouer, attraper le bâton de relais des mains de celle qui vient de chuter, et finir la course. Dans le cas contraire, l’équipe sera déclarée perdante.
Pourtant, tout le monde n’a pas cette énergie et cette capacité. Certains mènent, d’autres suivent : attaquants, défenseurs, offensives… offensés. Tous les joueurs ne sont pas forcément polyvalents ou taillés pour certains postes. Ainsi va la vie.
La période estivale est de retour. La famille Martini rentre en France entre deux mutations africaines, histoire de changer d’air et de revoir les proches, avant une nouvelle destination. À l’occasion du 15 août, elle organise une fête de retrouvailles dans sa maison de vacances en Corse, non loin d’Ajaccio. Un couple d’amis les rejoint le temps d’un weekend à rallonge. Les Saint Exupéry ont deux enfants : Renan, un bel adolescent de quinze ans qui respire la joie de vivre et la santé. Et Tara, sa sœur de huit ans qui passe ses journées à râler après tout et n’importe quoi : le Soleil qui tape trop fort, la mer qui est trop froide, le plat qui est trop salé. Malgré le peu d’écart d’âge entre les filles, Sara ne se sent pas proche de cette petite fille perpétuellement insatisfaite, chouchoutée en permanence par son père et sa mère qui cèdent à ses moindres caprices. Un jour où ils sont tous à la plage, elle dit à Renan qui s’est un peu éloigné de la tribu :
– Comment tu fais pour la supporter ?
Par un processus qui défie la loi de la relativité, il est en train de faire tenir en équilibre des galets de taille et de formes différentes, les uns sur les autres. Il éclate de rire face à autant de spontanéité de la part de Sara et lui répond après une grande inspiration :
– Tu sais, Sara, la famille et les gens auxquels on tient, c’est ce qu’il y a de plus important dans la vie. C’est vrai que Tara n’est pas toujours facile à vivre, mais c’est ma sœur. Et je l’aime.
Sara devra se contenter de cette réponse. Renan est déjà reparti à son œuvre d’art éphémère.
Raphaëlle ne va pas mieux. La nuit, elle se réveille, sujette à d’effroyables cauchemars. L’homme sans visage est là, encore et toujours, sorti des profondeurs, réapparu comme par désenchantement. Les médecins ne comprennent pas, ne savent pas. Ils parlent de symptômes post-stress, de dépression. Ils pensent que le traumatisme finira bien par passer, qu’il faut du temps.
Sara est encore trop jeune pour comprendre ce vocabulaire scientifique et psychologique. Mais « dépression » est un mot qu’elle a entendu dans l’avion quelques jours auparavant. Il y avait un monsieur assis derrière eux qui discutait avec sa femme et lui expliquait qu’il espérait que durant le vol il n’y ait pas trop de « dépression atmosphérique due aux orages équatoriaux ». Allez comprendre quelque chose à onze ans. En tous les cas, ce que Sara avait retenu c’est qu’il valait mieux l’éviter, atmosphérique ou pas.
Mais sa mère est en pleine dépression et comme dans cette famille on considère que les thérapies sont réservées aux fous, on y va à grands coups de médocs qui se terminent tous en PRAM, en MINE, avec des X, des Y et des Z un peu partout à l’intérieur. Pourquoi parler, extérioriser son émotionnel lorsqu’il suffit d’avaler une ou deux pilules magiques tous les jours pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Après tout, les docteurs ont promis que cela finirait bien par passer, non ? Il faut croire en eux, ils ont fait de longues études. Ils savent tout, ou presque.
Le problème, c’est que Sara a toujours été une petite fille volubile qui aime parler et aller à la rencontre des autres.
Mamie lui disait : – ma chérie, avec toi, c’est cinq sous pour commencer et dix francs pour t’arrêter.
Mais là, avec cette nouvelle donne, elle sent bien qu’il n’y a pas d’espace de dialogue ouvert. Le loft a été transformé en studio. Maman va mal, elle le sait, elle le sent, mais c’est un sujet tabou qu’il faut taire, enterrer, enfermer à triple tour, avant de jeter la clé dans les tréfonds de l’océan. « Reste à ta place d’enfant Sara !, lui dit son père. Ce sont des histoires de grands, tu ne peux pas comprendre. » Non, en effet, elle ne peut pas les comprendre, mais elle les ressent au fond de son petit cœur trop sensible, selon certains.
Peu à peu, Sara change physiquement et moralement. Elle se renferme et arrête de manger, développant une dépendance au « rien ». Ingérer un aliment devient pour elle source de souffrance, une agression de plus de la part du monde extérieur : un univers hostile et froid où les sentiments et leur démonstration n’ont pas leur place. Elle ne pèse pas très lourd à cette époque.
L’été se termine, la rentrée scolaire approche. Il est temps de repartir sous les tropiques, dans le pays natal de Sara, le Sénégal. Elle intègre une nouvelle école qui porte le nom du célèbre Jean Mermoz. « Un aviateur c’est plus cool qu’un général, ou qu’un président », se dit-elle. Ça a un petit côté aventurier qui lui plaît bien. Dans la brochure de l’établissement, elle découvre une citation de Mermoz qui résume la philosophie de l’escadrille : « il faut prendre la vie comme elle vient ». Et si elle vient de travers, on fait quoi ? On la retourne comme une galette bretonne ? On la fout à la porte et on en demande une autre ? « Il était marrant celui-là ! », ne peut s’empêcher de penser Sara. Sa vie a dû être un long fleuve tranquille. Il ne peut en être autrement pour écrire des choses pareilles.
L’école est grande. Elle accueille beaucoup d’élèves, du CP à la terminale. Mais elle est également très vétuste. Les murs recouverts de crépit sont fissurés par endroit, les locaux disposent de très peu d’espaces verts et elle est construite juste à côté du Port Autonome de Dakar, en pleine zone industrielle. Il n’est pas rare qu’en plein cours les enfants respirent soudainement les odeurs de tabac qui se dégagent des cheminées de la fabrique de cigarettes, située