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Jeunes pousses
Jeunes pousses
Jeunes pousses
Livre électronique524 pages8 heures

Jeunes pousses

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À propos de ce livre électronique

Entre Paris et New York, les épreuves vont modeler et aguerrir un petit groupe de jeunes pousses riches de promesses ou de menaces, autour des deux protagonistes du présent roman.
La rencontre avec Karim, jeune artiste au passé ténébreux qui rêve de devenir un grand peintre, bouleverse la vie d’Alexandre, étudiant brillant et ambitieux mais jeune homme complexé et solitaire, et l’amène à affronter et à vaincre les fantômes de son passé ; plus tard, stagiaire à New York dans une grande banque d’affaires, il fait rudement connaissance avec les revers de la vie. Conséquence inattendue de son malheur, il devient millionnaire et s’initie en vraie grandeur à l’activité de la spéculation financière. Le travail acharné et son entrée dans une originale confrérie consacrée aux arts martiaux le sauvent de la dépression puis lui font redécouvrir le plaisir d’être jeune et apprécié. De retour en France, sa dernière année d’études est marquée par des évènements qui développent en parallèle ses qualités humaines et ses compétences financières, ainsi que certaines libertés par rapport à l’éthique. Son diplôme en poche il retourne à New York, embauché par sa banque. Ses premiers succès professionnels aiguisent son ambition, pendant que ses amis luttent pour empêcher celle-ci d’étouffer le garçon attirant et généreux que Karim avait su déceler en lui.
« La marche des géants » est une version « grand public » de la trilogie « Pygmalions », du même auteur.

LangueFrançais
ÉditeurJosé Hodar
Date de sortie3 mars 2015
ISBN9781370838851
Jeunes pousses

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    Aperçu du livre

    Jeunes pousses - José Hodar

    CHAPITRE I

    Le jeune homme s’arrêta un instant pour reprendre son souffle et réfléchir à la suite. Il pouvait se permettre d'interrompre sa fuite, la rafle ne l’atteindrait plus. Il maudit la malchance. Dire qu’il n’était pas visé par l’opération ! Il n’était dans cette banlieue que de passage. Sans ce chargement il aurait pu se permettre de ne pas bouger le petit doigt, même s’il avait été interpellé rien n’aurait été retenu à son encontre. Mais là…Quatre kilos de cocaïne en petits paquets ficelés sur son torse…Ça n’aurait pas pardonné.

    Il reprit prudemment sa marche au bout d’une demi-heure. Personne nulle part. La capuche de son sweat-shirt lui avait permis de dissimuler ses traits. S’il n’attirait pas l’attention maintenant il livrerait son précieux chargement sans encombre. Il pressa le pas, comme il seyait à quelqu’un que l’orage avait surpris dehors sans parapluie.

    * * * * *

    Karim ouvrit les yeux, jeta un bref coup d’œil au radio-réveil. Bientôt 13 heures. Il alluma la lampe de chevet et se tourna vers le corps endormi de l’autre côté du lit. Son invité de la nuit lui tournait le dos, couché sur le côté, la jambe droite étendue, la gauche repliée et le genou à l’extrême bord du matelas. Dans son sommeil, il avait repoussé le drap. Karim s’approcha pour mieux le regarder. Le jeune homme avait les bras pliés et les mains croisées et fermées l’une sur l’autre sous son menton. Comme s’il étreignait quelque chose, se dit-il. Son regard glissa le long du flanc, suivit le creux de la taille, la légère courbe de la hanche, les cuisses et les jambes ornées d’un fin duvet roux. Une pensée retint le geste qu’il s’apprêtait à faire. Il réactiva quelques instants les caméras qui, à l’insu de son ami, avaient filmé leur folle nuit, puis alla prendre dans son salon-bureau feuilles de papier à dessin et crayons. Dehors, le soleil brillait, faisant resplendir Paris. Il ne restait aucune trace de l’orage providentiel qui, la veille, lui avait amené le jeune Alexandre.

    Il traça rapidement quelques ébauches – magistrales – sur les feuilles. Il prit un plaisir particulier au dessin de la tête et des mains : Alexandre dormait vraiment comme un petit enfant. L’expression presque souriante qu’il arborait dans son sommeil était aussi différente de celles qu’il connaissait que de celles qu’il avait découvertes pendant la nuit. Non, ce garçon n’était ni lointain ni indifférent : il était simplement sur ses gardes en permanence. Qu’avait-il bien pu traverser au cours de sa jeune vie ? C’est curieux, pensa encore Karim, nous nous connaissons depuis quatre mois, nous avons sympathisé immédiatement, et nous n’avons parlé que de sujets qui ne nous concernaient pas de manière intime : surtout art, sciences, littérature, histoire ; jusqu’à hier soir nous ne savions pratiquement rien l’un de l’autre, rien de ce qui est réellement important : nos désirs, nos peurs, notre passé. Si Alexandre n’était pas venu, nous aurions pu nous tourner autour encore longtemps. Et quelqu’un d’autre l’aurait peut-être eu avant moi. Un absurde sentiment de jalousie l’envahit. Quel idiot je fais, se dit-il. J’aurais bien trouvé le courage de le draguer ouvertement. Il chassa ces pensées et revint à ses dessins. Il s’occupait de l’oreille avec délectation lorsqu’un bourdonnement sourd attira son attention. Son portable. Avec un mouvement de contrariété il mit ses affaires de dessin de côté et prit l’appareil, tout en quittant la chambre pour ne pas troubler le sommeil de son compagnon.

    – Salut, c’est Henri. Je ne te dérange pas ?

    – Non, pas du tout, mentit Karim. Que puis-je pour toi ?

    – Est-ce que tu as vu Alexandre ? On était censés courir ensemble hier, mais quand il est arrivé je n’en avais plus très envie et il est parti seul. Et il n’est pas rentré. J’ai essayé de le joindre sur son portable, mais ce petit con l’a oublié ici, avec le reste de ses affaires. J’ai appelé la résidence de l’école hier soir et plusieurs fois ce matin, mais personne ne l’a vu. Puis j’ai pensé qu’il était peut-être passé chez toi.

    – Tu as bien fait d’appeler, il est ici. Il dort encore.

    – A cette heure ?

    – Oui, il est arrivé hier soir, pendant l’orage, et on a discuté longtemps. On s’est endormis de bonne heure, ce matin.

    Il y eut un silence de l’autre côté de la ligne. Puis Henri reprit, la voix grave :

    – Tu te l’es fait ?

    – Oui, dit finalement Karim.

    – Tu l’as filmé ?

    – Oui. Ecoute, Henri…

    – Non, c’est toi qui vas m’écouter, coupa son interlocuteur. (Fâché ? Peiné ? Les deux à la fois probablement). Karim, tu es mon meilleur ami, je pense être le tien, et je t’aime beaucoup. Mais je ne tolérerai pas que tu fasses le moindre mal à ce garçon.

    – Qu’est-ce qui te prend ?

    – Il me prend que je tiens à lui et que je ne veux pas le voir souffrir. Tu vas me promettre de ne pas diffuser ces enregistrements. Mieux, tu vas les effacer. Tu ne dois pas te faire du blé sur son dos.

    – Je n’ai pas à te promettre quoi que ce soit, rétorqua Karim, soudain irrité, mais je vais quand même te dire ce que je vais en faire. Je vais les garder pour moi. C’est mon trésor. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre puisse poser les yeux dessus.

    Nouveau silence. Henri digérait ce qu’il venait d’entendre. Il parla à nouveau, essayant manifestement de garder une voix calme.

    – Tu m’avais dit qu’il te plaisait, mais pas que tu étais accro. Tu le veux vraiment, ou tu avais seulement envie de tirer un coup ?

    – Oui, je le veux vraiment. Je ne vais pas le lâcher. Et pour rien au monde je ne lui ferais le moindre mal.

    – Et lui ?

    – C’est lui qui est venu à moi, hier. Je pense que ce que j’éprouve pour lui est réciproque. Je l’espère.

    – J’ai vraiment été con, dit Henri avec un petit rire triste. J’aurais dû le draguer tout de suite. Ou me jeter sur lui, hier. J’ai failli le faire, mais il m’a filé entre les doigts.

    – Tu es amoureux de lui, toi aussi ? Tu ne m’en as rien dit, toi non plus. Je savais que tu l’aimais bien, mais rien de plus.

    – Oui, mais il ne montrait aucun signe de s’intéresser aux garçons. Ni aux filles. Il était si…détaché des choses terrestres, si évidemment puceau et heureux de l’être…Il n’offrait aucun angle d’attaque. Du coup je ne me suis pas méfié. Tant pis. Si ça ne marche pas avec toi, je tenterai ma chance. Au moins je sais maintenant qu’il est pédé.

    – Je ne veux pas te paraître vaniteux, mais tu n’auras pas la tâche facile. Je ne lui donnerai pas de raisons de me jeter.

    – OK, soupira Henri. Tu peux lui dire que je serai à la maison toute l’après-midi ? Il peut venir récupérer ses affaires. Et, Karim, écoute-moi, évite les tentations. Détruis ces enregistrements. S’il te plaît.

    – Ne t’inquiète pas, personne ne les verra. Je t’en fais le serment.

    – On pourra parler de tout ça ?

    – Quand tu veux. Tu es de loin mon meilleur ami.

    – Toi aussi. A plus.

    – Salut.

    Karim retourna dans la chambre à coucher, pensif. Alexandre dormait toujours et n’avait même pas bougé. Un vrai loir, pensa son amant en le regardant, amusé et attendri. Ainsi, il attirait l’attention plus qu’il ne le pensait. Lui-même n’était pas le seul à fantasmer à son sujet. Combien d’autres ?...Et ce garçon qui ne se rendait compte de rien !...Il semblait si timide. Encore vierge à vingt-et-un ans ! Pourtant, la veille, il avait débarqué chez lui en prétextant qu’il s’était fait surprendre par l’orage ; en réalité, avait-il avoué plus tard, il voulait savoir s’il lui plaisait et l’avait ouvertement provoqué. Et son comportement au cours de la nuit avait été de plus en plus débridé. Comment allait-il évoluer ?

    Il reprit son matériel de dessin et se replongea dans ses ébauches. Les oreilles…les mains…le sourire indéfinissable qui soulevait presque imperceptiblement les coins de sa bouche. Plus beau que celui de la Joconde ! Les cheveux coupés presque au ras du crâne lui donnaient l’air sérieux et assez peu avenant. Rébarbatif même. Comment serait-il avec une coupe plus longue ? S’il combinait des cheveux plus longs, bouclés comme ils paraissaient l’être, et un semblant de favoris sur le visage…ou du moins des pattes un peu longues, pas trop étroites…Ah oui ! Bon sang qu’il était beau ! Comment pouvait-il avoir une telle horreur de lui-même ? Sa beauté était certes peu conventionnelle, mais fabuleuse, avec ses cheveux flamboyants, ses pommettes saillantes, son nez droit mais légèrement aplati en son milieu (une fracture due à un coup, ou à une chute ?), sa bouche plutôt grande, son menton un rien trop fort par rapport au canon classique. Et quand il riait, quel régal ! Ses yeux verts s’illuminaient et les portes du ciel semblaient s’ouvrir ; ses dents, elles, étaient fortes, saines et absolument parfaites ; son haleine était limpide. Quant à son corps…Déjà bien proportionné naturellement, la pratique sportive l’avait modelé et forci : le karaté, qu’Alexandre pratiquait depuis des années, expliquait ses muscles durs et puissants mais peu volumineux, et surtout la souplesse dont il avait fait preuve pendant la nuit. Et cette peau ! Absolument blanche, sans taches de rousseur, si douce ! Alexandre ne devait guère prendre de bains de soleil. Ni courir dehors en petite tenue ! Karim compléta les détails de ses dessins. Il mit un soin particulier à fignoler celui qui représentait Alexandre dormant tel qu’il était en ce moment. Le torse et la tête se perdaient dans un léger brouillard ; les fesses et le début des cuisses, au premier plan, étaient parfaitement détaillés, sans trace de flou. Putain ! Un tel dessin ferait courir les foules. Quelle merveille !

    – Qu’est-ce que tu fais ?

    La voix d’Alexandre le tira de ses pensées. Le jeune homme le regardait, intrigué.

    – Oh, bonjour, mon bébé. Tu as bien dormi ? répondit Karim qui mit de côté ses œuvres.

    – J’ai l’impression d’avoir dormi une éternité. Dis, qu’est-ce que tu fais ?

    Karim prit le temps de l’embrasser légèrement sur les lèvres. Puis il lui montra ses dessins.

    – Je suis réveillé depuis déjà un moment, et je n’ai pu m’empêcher de dessiner le spectacle que tu m’offrais. Très agréable en vérité.

    – Oui, je vois ça, dit Alexandre en lorgnant l’entrejambe de son ami. Fais voir !

    Son sourire s’effaça progressivement à mesure qu’il découvrait les dessins. Certains n’étaient que quelques lignes d’un incroyable réalisme qui délimitaient les contours de son anatomie ; d’autres représentaient des détails de son corps, soigneusement reproduits ; les têtes lui firent écarquiller les yeux de surprise admirative ; enfin, sa respiration s’interrompit lorsqu’il vit le dessin que Karim venait de terminer.

    – Ces dessins sont…fabuleux, inimaginables. Je n’aurais jamais cru que tu avais un pareil coup de crayon.

    – Merci, je suis très flatté. Mais, tu sais, aux Beaux-arts on apprend aussi à dessiner.

    – Non, je ne voulais pas t’offenser mais…les quelques œuvres que tu m’as montrées étaient abstraites, bizarres…Je n’y ai rien compris. L’art contemporain ne m’intéresse pas. Mais ça…Je ne l’aurais pas soupçonné.

    – Les études incluent beaucoup de non-figuratif, je ne pouvais pas faire l’impasse dessus, mais je préfère le figuratif. Je suis peut-être né au mauvais siècle…Toujours est-il que quand je t’ai vu dormir, je n’ai pas su résister à l’envie de te croquer.

    Alexandre examina à nouveau les dessins. Il garda un long silence.

    – C’est comme ça que tu me vois ? demanda-t-il finalement, d’une voix altérée.

    – C’est comme ça que tu es. Tu te plais ? Moi tu me plais jusqu’au délire.

    – Je…je ne sais pas. Je ne me suis jamais vu comme ça. Je te l’ai dit cette nuit, je n’étais pas un bel enfant, et la puberté ne m’a pas arrangé. On aurait dit une espèce d’asperge à tête rouge. Je mettais des vêtements larges, le plus informes possible, pour qu’on ne devine pas mon corps. Le sport, le karaté, c’était pour apprendre à me défendre et pour être moins moche et maigre. Pas pour plaire, je ne pouvais plaire à personne avec la gueule que j’avais. Mais juste pour ne plus être la risée de tous.

    Alexandre s’arrêta un moment de parler. Ses yeux s’étaient soudain remplis de larmes. Il se reprit, soupira sans cesser de regarder les dessins.

    – Alors je suis comme ça. J’ai ce visage et ce corps.

    – Oui, c’est toi. Tu t’es métamorphosé sans t’en apercevoir. Je ne sais pas si ta famille et tes anciens camarades…

    – Je n’avais pas de camarades ! coupa Alexandre.

    – Pardon, ceux qui étaient au lycée avec toi, se sont aperçus de la manière dont tu changeais. Mais ceux qui te voient aujourd’hui ne voient plus une asperge à tête rouge. Ils voient un magnifique garçon, intelligent et d’une beauté inhabituelle qui le rend encore plus intéressant, et seule la distance que tu leur imposes les empêche d’aller vers toi. Tu dois en prendre conscience si tu ne veux pas rater ta vie.

    – Et…Qu’est-ce que je dois faire ?

    – D’abord, me faire confiance. Ensuite il faudra que tu fasses évoluer ton aspect extérieur. Oh, il n’est pas nécessaire de devenir une gravure de mode. Non, il faut simplement porter des vêtements un peu moins moches, et peut-être modifier – un peu ! – ta coiffure, qui est trop sévère pour mon goût, et te donne un air par trop inabordable. Tu verras que les autres te traiteront tout de suite différemment, qu’ils t’acceptent et peuvent t’aimer.

    – Rien que ça ?

    – Tout ça. Et plus encore. – Karim lui déposa un baiser sur les lèvres. – Mais il faut commencer par des détails plus prosaïques : Henri m’a passé un coup de fil il y a un moment, il te cherchait partout, il attend toujours que tu passes récupérer tes affaires. Il est chez lui.

    – Oh, merde ! Il ne doit pas être content.

    – Il était surtout inquiet. Allez, habille-toi, ne le fais pas attendre davantage, et reviens vite ici. Je t’attends.

    – Oui, mon capitaine !

    Alexandre remit ses vêtements de sport, heureusement secs, et dévala au galop l’escalier de l’immeuble. Il n’a même pas mangé, songea Karim en le voyant courir dans la rue. Moi non plus d’ailleurs. Bon, on s’occupera de ça à son retour. J’ai du boulot. Il prit une douche, se rasa. Avant de s’habiller il se fit un petit sourire dans la glace. Il était très grand, une douzaine de centimètres de plus qu’Alexandre, mince, presque maigre, mais aussi très beau, dans un genre plus sec et anguleux que son ami. Il avait la peau mate, mais claire, des cheveux d’un noir absolu, longs, ondulés. Ses grands yeux noirs ourlés d’immenses cils recourbés, sa bouche aux lèvres charnues, promptes à sourire, formaient un ensemble expressif et sympathique. Ses mains étaient grandes et puissantes, capables aussi bien des travaux d’adresse les plus délicats et des caresses les plus légères que de coups de poing dévastateurs. Il n’avait pas des muscles doucement bombés comme ceux de son invité, mais secs et allongés. Ses abdominaux se dessinaient nettement sous la peau. Une fine ligne de poils noirs soulignait le bas de ses pectoraux, plats et larges, et une deuxième ligne descendait jusqu’au ventre pour se confondre avec la dense forêt qui recouvrait son pubis et se terminait en duvet le long de ses cuisses et de ses jambes. Il s’habilla, changea les draps, fit un peu de ménage, jeta un coup d’œil aux enregistrements de la soirée et de la nuit. Les images étaient vraiment très chaudes. Ses ébats avaient été magnifiquement filmés par les caméras numériques, et la multiplicité des angles des prises de vues permettrait de monter plusieurs longs métrages exceptionnels. Même s’il ne commercialisait pas le produit fini, il deviendrait encore plus calé en technique cinématographique et finirait par voir les portes des principales sociétés d’effets spéciaux s’ouvrir devant lui.

    Il avait appris à exprimer son immense talent artistique par le biais de l’ordinateur et tirait des logiciels de création graphique des résultats que personne ne croyait possibles. Et les techniques qu’il avait inventées lui avaient permis de vivre ces dernières années de façon presque honorable, bien plus honorable que ses activités antérieures. Il espérait que ses progrès rendraient possible une vie honorable à cent pour cent, où il ne vivrait plus de la commercialisation sur internet de ses ébats sexuels avec des partenaires qui ignoraient qu’ils étaient filmés. Ils ne risquaient bien sûr pas d’être reconnus : ses exceptionnelles qualités de portraitiste, associées aux puissants outils informatiques dont il s’était équipé, lui permettaient de modifier leurs traits, et les siens propres, sur les enregistrements. Et ce travail était d’une qualité impressionnante, qui s’améliorait de film en film.

    Ses productions connaissaient un vif succès : tournés avec des caméras numériques à haute définition, dissimulées et astucieusement disposées dans la chambre, ses films bénéficiaient de la fougue et de la spontanéité des interprètes, qu’aucun « vrai » acteur ne pouvait égaler ; par ailleurs, son génie des images de synthèse lui permettait de transformer des séquences filmées avec des caméras fixes en séquences où les caméras semblaient se déplacer. Ses réalisations n’avaient rien à envier aux meilleures productions X, la qualité de l’interprétation en plus. Les revenus tirés de cette activité, gérée par une société basée dans un paradis fiscal, lui avaient permis de financer ses faibles besoins personnels, le renouvellement et l’amélioration des équipements dont il avait besoin, et d’accumuler de quoi grandir. Encore un peu et il pourrait s’offrir un atelier où il aurait la possibilité non seulement de continuer ses prouesses avec les ordinateurs, mais aussi de revenir à ses passions de toujours, la peinture et la sculpture. Tout en organisant le stockage des enregistrements dans un disque dur, il souriait, s’émerveillant déjà devant les chefs-d’œuvre qu’il créerait avec Alexandre pour modèle.

    Ce dernier, étranger aux rêves de grandeur de son amant, traversa la moitié de Paris au pas de course. Arrivé, à peine essoufflé, au domicile de son ami Henri, celui-ci ouvrit immédiatement. Alexandre, encore plein des souvenirs de la nuit, ne remarqua pas la tristesse de son sourire de bienvenue.

    – Salut, Henri, excuse-moi, j’ai dormi plus longtemps que je n’aurais dû, dit-il en lui serrant la main.

    – Ce n’est pas grave, j’avais prévu de rester ici toute la journée. Mais tu ne devrais pas te séparer de ton portable, j’avais fini par m’inquiéter de ton silence. Tu es venu en courant ?

    – Ben oui, je n’avais pas un sou sur moi, je ne prends jamais d’argent quand je vais courir.

    – Va prendre une douche, tu es trempé. Tu ne peux pas enfiler tes fringues dans cet état.

    – Je peux ? Merci, c’est sympa. Je t’en dois une.

    Il se déshabilla tout en s’engouffrant dans la salle de bains. Henri ne put s’empêcher de le dévorer des yeux un instant. Pendant que son camarade se douchait, il alla chercher une serviette qu’il laissa à sa portée et retourna dans le salon, où il se replongea dans des réflexions moroses. Pourquoi n’avait-il pas tenté sa chance ? Si Alexandre était superbe, il n’était pas trop mal, lui non plus : une taille intermédiaire entre Alexandre et Karim, et une carrure rendue plus impressionnante encore par la pratique assidue de la musculation depuis l’âge de quinze ans ; cette musculature magnifique qui lui avait procuré tant de bonnes fortunes était complétée, au physique, par une virilité arrogante qui laissait ses partenaires pantelants et ravagés, mais ravis, et, au mental, par une intelligence aussi aiguë que ses épaules étaient massives. Son visage, pas très beau mais expressif et séduisant, attirait la sympathie, et son sens de l’humour faisait merveille dans les conversations. Pourquoi donc Alexandre n’était-il pas tombé dans ses bras ? Le courant était passé entre eux dès qu’ils s’étaient connus, peu de temps après la rentrée ; ils avaient préparé ensemble des cas et des exposés ; ils couraient parfois ensemble ; ils s’étaient souvent vus en dehors des salles de cours ; mais jamais il n’avait pu sentir chez Alexandre la moindre trace d’intérêt personnel envers lui. Ses insinuations avaient glissé sur lui sans provoquer une once de réaction. Et maintenant, c’est son meilleur ami qui l’avait eu. Dire que c’est lui-même qui les avait mis en présence l’un de l’autre !

    Karim. Il l’avait connu quelques années plus tôt dans un gymnase où ils s’étaient inscrits en même temps à des cours de boxe. Ils s’étaient vite repérés mutuellement ; souvent, lorsqu’ils sortaient ensemble ils draguaient quelque petit mec enchanté de se retrouver entre deux étalons aussi beaux que dissemblables. Leur duo de choc avait fait des ravages. Et c’est grâce à cette intimité qu’Henri connaissait la véritable origine des revenus de son ami. Devait-il avertir Alexandre ? Karim perdrait peut-être le jeune homme. Lui-même perdrait sûrement Karim. Gagnerait-il Alexandre ? Pas sûr ; ce dernier, à en juger par ce qu’il en avait vu ces derniers mois, n’était pas facile à manœuvrer. Mieux valait attendre en silence : leur histoire ne durerait peut-être pas longtemps. Oui, mais pourquoi n’avait-il pas tenté sa chance ?

    Ces réflexions tournaient en boucle dans sa tête depuis sa conversation avec Karim et n’aboutissaient jamais à rien ; le retour d’Alexandre vint les interrompre.

    – Ouf ! Ça fait du bien ! Merci, tu es vraiment sympa. Mais dis donc, ça n’a pas l’air d’aller ?

    – Hm ? Si, si, ça va.

    – Tu es sûr ? Hier tu n’as pas voulu venir courir, et là tu es tout chose.

    – Non, ne t’inquiète pas, je travaillais sur un cas de finance, j’étais perdu dans mes pensées. Mais toi, tu as l’air de cracher le feu. Tu as passé une bonne soirée ?

    – Excellente ! Karim a eu la gentillesse de me montrer ses derniers dessins, c’était impressionnant. Puis on a bavardé de choses et d’autres, et on s’est couchés très tard.

    – Oui, Karim a entre autres un excellent coup de crayon. Et là, tu as des projets pour ce soir ?

    – Ben, je retourne chez lui un moment, et après je ne sais pas. Je rentrerai probablement à la résidence. J’ai de la lessive à faire.

    – Un vrai petit homme d’intérieur ! – Henri eut un petit rire. – Bon, si tu n’as rien à faire avec Karim ce soir, et si tu restes sur Paris, je t’emmène au cinéma. Tu peux rester dormir ici si tu veux, après.

    – Non, je te remercie, ça ne me dit pas trop aujourd’hui. Bon, je file ; salut !

    Une poignée de mains et Alexandre partit au galop. Henri le suivit des yeux, le cœur serré. Pourvu qu’il n’eût pas à regretter de s’être tu !

    Cette fois, Alexandre prit le métro. Vingt minutes plus tard, il sonnait chez Karim. Celui-ci le regarda avec un sourire narquois :

    – Décidément, tu es mieux sans vêtements !

    L’objet de ces moqueries rougit, mais n’eut pas le temps de trouver une réponse : Karim l’enlaça et l’embrassa avec gourmandise. Il n’eut aucun mal à le convaincre de renoncer à ses projets ménagers. Nouveau baiser, et ils sortirent. Karim n’eut rien de plus pressé que d’emmener Alexandre au rayon « hommes » d’un grand magasin du centre de Paris. Le jeune homme le suivit, intrigué. Il commença à avoir des soupçons lorsque son compagnon l’examina d’un air critique, et fut fixé lorsqu’il se mit à sélectionner des pantalons, des polos et des chemises.

    – Hé, qu’est-ce que tu fais ?

    – Tu vois bien, je choisis des vêtements pour toi. J’en ai assez de te voir porter ces horreurs, il est temps que tu apprennes à t’habiller.

    – Mais elles me plaisent, mes tenues !

    – Oui, c’est ça…Ne te fous pas de moi. Il ne faut plus les mettre. Tu te souviens de ce qu’on a dit tout à l’heure ?

    – Oui, mais…

    – Fin de la discussion. Va essayer ça, je ne suis pas sûr de la taille.

    Bec cloué, Alexandre prit les vêtements et les regarda rapidement. Karim avait choisi quatre jeans de marque, une demi-douzaine de polos et autant de chemises. Il se dirigea vers une cabine d’essayage pour en ressortir deux minutes plus tard, l’air incrédule. Il portait un jean beige et un polo vert émeraude. Les vêtements étaient parfaitement à sa taille. Karim le fixa d’un regard ébloui et sourit.

    – Alors, convaincu ?

    – Je n’arrive pas à y croire. C’est vraiment moi ?

    – Oui, c’est vraiment toi. Tu mettras ces vêtements dès que nous serons rentrés. Je ne veux plus jamais te voir avec ces pantalons atroces cinq tailles trop grands et ces sweat-shirts gris et informes. Tu me promets ?

    Son interlocuteur se regarda encore quelques secondes dans la glace et hocha la tête.

    – Oui, je te le promets.

    Le reste de la séance se déroula sans incidents notables, sauf au moment du passage en caisse, car le jeune rouquin voulut absolument payer. Karim, de plus en plus autoritaire, passa outre et régla les achats. Ils rentrèrent et Alexandre remit la première tenue qu’il avait essayée. Karim, aux anges, l’emmena dîner dans un petit restaurant du Marais où il remarqua avec plaisir l’admiration que son compagnon provoquait. Celui-ci, de son côté, se sentait moins à l’aise : dépourvu de coquetterie et peu habitué à attirer l’attention, il ne savait trop comment se comporter. Il mit un moment à se détendre et n’oublia sa gêne qu’en faisant parler Karim de lui.

    – Tu te rends compte, nous n’avons jamais parlé de notre vie personnelle, commença-t-il.

    – Il n’est jamais trop tard pour changer. Que veux-tu savoir ?

    – Tu as connu beaucoup de mecs avant moi ?

    – Quelques-uns. Oui, un certain nombre.

    – Ah…Et ça fait longtemps que tu sais que…que tu aimes les garçons ?

    – Oui, j’avais treize ans.

    – Et c’est alors que…tu sais bien…

    – Que j’ai couché avec un garçon pour la première fois ? Non, j’en avais quinze. C’était un type d’une trentaine d’années, peut-être même moins, assez bien foutu d’ailleurs, et qui aimait les petits jeunes.

    – Tu m’as dit que ça n’avait pas été terrible.

    – Ouais, il ne disposait pas de beaucoup de temps, c’est du moins ce qu’il m’a dit, et il ne s’est occupé de moi que parce que ça lui a permis de se vider plus vite. Je n’ai même pas joui.

    – Quel con…Et tu n’as jamais couché avec une fille ?

    – Si, une fois, il y a quatre ans. On suivait le même cours, on a sympathisé et sans que je sache comment, on s’est retrouvés au pieu. Ç’a été une catastrophe, d’ailleurs. Elle n’était pas moche, mais elle ne m’excitait pas, j’ai dû penser au mec que je m’étais fait deux jours plus tôt pour bander. Et quand elle a vu la bête dans toute sa splendeur, elle a pris peur et n’a pas voulu se faire sauter.

    – Quelle conne…Elles le sont toutes !

    – Non, on a continué de se voir, sans coucher, et je l’aime beaucoup. C’est une chic fille. Mais dis donc, tu es bien négatif avec les femmes !

    – Je les déteste depuis que j’ai commencé à aller à l’école. Bêtes, hypocrites, méchantes, mais d’une méchanceté ! Au moins, les garçons, j’ai appris à m’en défendre, et quand j’ai commencé à casser la figure aux plus virulents, ils m’ont laissé tranquille. Mais les filles et leur langue…Et ne pas pouvoir leur faire rentrer à coups de poing leurs maudites insultes dans la gorge !...Non, vraiment, je ne peux pas les encaisser.

    – Oh, elles changent en grandissant…Tu pourras t’en rendre compte dès lundi !

    – On verra, on verra, je ne suis pas pressé de les fréquenter…Et tu as déjà vécu avec quelqu’un ?

    – Non, jamais. Tu sais, on était nombreux, à la maison, et l’espace vital assez réduit. Quand j’ai eu un espace à moi, je n’ai pas cherché à le partager. Et d’ailleurs je n’ai rencontré personne avec qui j’aie eu envie de vivre.

    – Une question très intime. Tu n’aimes pas te faire…euh…prendre ?

    – Pas du tout, mais…prendre, j’adore, c’est pour moi le must du must, le summum absolu. Et si je suis avec le garçon de mes rêves, alors je n’ai plus de mots. Je ne peux que me défoncer pour lui faire perdre la tête, et plus j’y arrive plus je suis content.

    Alexandre rougit de plaisir. Il plongea les yeux dans ceux de son ami.

    – Alors mon comportement de la nuit dernière ne t’a pas choqué ? demanda-t-il. Tu ne me méprises pas ?

    – Te mépriser ? Mais où es-tu allé chercher une idée aussi stupide ?

    – Ben, tu sais ce qui se dit d’un homme qui se fait prendre. Tapette, tantouze, fiotte, etc.

    – Ton éducation est vraiment à faire, soupira Karim. D’abord se faire prendre, comme tu dis si joliment, n’a rien à voir avec un manque de caractère ou de virilité. Ensuite, pour pouvoir prendre, j’ai besoin de quelqu’un qui se laisse, sinon je ne peux rien faire. Puis, la façon dont tu t’es donné, la nuit dernière, m’a touché au plus profond, pas seulement excité. Enfin, tu as eu le courage de venir me voir. Moi, avec toute mon expérience et mon savoir-faire, je n’avais rien osé. Alors, s’il s’agissait de mépriser, qui devrait mépriser qui ? J’aurais peut-être raté la chance de ma vie. Je ne peux donc que te remercier pour le privilège que tu m’as accordé. Et espérer que le traitement que je t’ai réservé la nuit dernière me vaudra l’honneur d’être distingué cette nuit. Et beaucoup d’autres encore.

    Alexandre, qui avait baissé les yeux un instant, les releva. Karim l’observait avec adoration.

    – A moi de te poser quelques questions, reprit ce dernier. J’ai cru comprendre que tu n’avais pas été très heureux à l’école. Personne ne t’a aidé ? Tes parents, tes professeurs ? Et en dehors de l’école ?

    – Oh, tu sais comment les choses se passent à l’école : si tu es toujours dans les jambes des professeurs ou des pions, ou des gens de l’administration, les autres élèves te prennent encore plus en grippe ; et puis, les adultes ne peuvent pas être toujours là pour te protéger ; et de toute façon, ils t’envoient promener assez vite, ils ont d’autres chats à fouetter. Et le fait d’être bon élève ne te sauve pas. Et hors de l’école, comme je n’avais pas de copains, je rentrais à la maison dès que les cours étaient finis, je ne sortais jamais. Quant à mes parents…Ils ne sont pas méchants, mais mon père disait toujours qu’un homme, un vrai, devait savoir se faire respecter au lieu de toujours demander du secours ; quant à ma mère, elle était trop occupée pour se rendre compte de ce qui se passait. J’ai donc dû chercher une solution à mon problème par mes propres moyens.

    – Et ç’a été le karaté.

    – Oui ; je me souviens que quand j’ai demandé à mes parents de m’inscrire dans un club, mon père a seulement dit : « C’est pas trop tôt ». Il n’a même pas regardé les ecchymoses que j’avais au visage.

    – Tu avais quel âge ?

    – Quatorze ans.

    – Et avant, tu ne savais pas te défendre ?

    – Je n’étais vraiment pas costaud ; et comme la puberté fut chez moi quelque peu tardive, vers quatorze ans, la différence avec les autres ne cessait d’augmenter. J’essayais d’éviter les bagarres, mais quand j’étais obligé de me battre, je me chopais une raclée et personne ne prenait mon parti.

    – Sans commentaire. Et comment ça s’est passé, au club ?

    – A ma grande surprise, pas mal. Je n’ai pas pris d’autres raclées que celles des entraînements, j’ai grandi, forci, et au bout de quelques mois j’ai pu commencer à rendre coup pour coup au lycée. Puis j’ai pris l’initiative : j’ai provoqué les petits caïds qui m’avaient mené la vie dure et je leur ai flanqué la trempe de leur vie. Je me suis d’ailleurs fait virer du bahut : les professeurs, les conseillers d’éducation, etc., qui m’avaient toujours écouté d’une oreille distraite et ne m’avaient pas aidé quand j’en avais tellement besoin, se sont émus quand j’ai été capable de me faire respecter. Et ils n’ont pas fait dans la douceur. J’imagine qu’un « premier de la classe » capable de se bagarrer – et de gagner – était une chose trop dangereuse à leurs yeux.

    – Et dans ton nouveau lycée ?

    – J’allais en cours, je potassais mes leçons parce que les matières me plaisaient, je ne me faisais plus remarquer, mais je ne prêtais aucune attention à ma tenue et je ne faisais aucun effort pour me faire des amis. Les autres, de leur côté, me laissaient en paix, je leur ai vite fait comprendre qu’il valait mieux ne pas trop s’intéresser à moi. Ça, c’était en terminale.

    – Te faire respecter, c’est bien. Mais pourquoi t’isoler ? Et même au karaté ?

    – Oh, ça…Je n’avais rien à dire aux autres élèves. Et ce qui les branchait ne m’intéressait pas du tout. Et puis…il y avait eu une fille…Non, ce n’est pas ce que tu imagines. Je te raconterai à l’occasion, mais je n’ai pas envie d’en parler maintenant. Toujours est-il que ça m’avait enlevé l’envie d’accepter le contact des autres. Et en ce qui concerne le karaté, j’avais été tellement échaudé par mes expériences scolaires que je ne voulais pas remettre ça. Enfin, je voulais faire des études, pour pouvoir choisir ma vie, et je me suis encore plus séparé des autres. J’ai décroché une mention TB au bac et je suis entré en classe préparatoire. Après, le truc classique : deux ans de prépa, réussite au concours, et voilà : je termine bientôt ma deuxième année d’école.

    – Et tu n’as plus eu de problèmes ?

    – Aucun. Tu sais, en prépa, les programmes d’études sont chargés et on a autre chose à faire qu’enquiquiner les autres. Par ailleurs, si quelqu’un avait eu l’idée de me chercher noise, il aurait trouvé à qui parler. Je n’étais plus le gamin chétif que n’importe qui pouvait tabasser impunément ! Et sur le campus ç’a été pareil. D’abord les programmes n’avaient rien à voir avec ce que j’avais étudié auparavant, il m’a fallu m’adapter, et le sport m’a également pris beaucoup de temps. En plus j’avais trop l’habitude d’être seul pour chercher à me lier avec les autres. Et puis, la vie sociale de l’école m’attirait assez peu. J’ai limité les contacts aux travaux en groupe. Cette année j’ai commencé à changer après avoir fait la connaissance d’Henri. Il avait réussi le concours d’entrée en deuxième année, après sa maîtrise, et il a attiré immédiatement mon attention. Il était incroyablement baraqué, et sa conversation, son sens de l’humour…Je le trouvais très différent des autres, et nous avons sympathisé. J’ai commencé à lui rendre visite chez lui et, en décembre dernier, il m’a présenté à l’un de ses potes, un grand type qui avait fait les Beaux-arts. Et là, quand ce type m’a regardé en souriant, j’ai eu l’impression que je m’effritais ; je n’avais qu’une envie, c’était de me blottir dans ses bras, et qu’il me protège. J’ai dû me retenir pour ne pas lui sauter dessus ! Nous avons bavardé, et il m’a ébloui par sa conversation. Ce soir-là, je suis rentré au campus dans un état second, je ne voyais que ses yeux, son sourire, et ses mains. Ah, ses mains ! J’aurais donné n’importe quoi pour les sentir sur moi…

    – Oui, continue !

    – Nous nous sommes revus à plusieurs reprises depuis, et à chaque fois ça a été pareil. Tout chez lui me plaisait, son physique, sa voix, ses passions ; je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait, je ne pensais qu’à lui, ça empirait de jour en jour. Le comble c’est que je ne savais pas comment lui dire ce que j’éprouvais, je me sentais complètement idiot. Puis j’ai décidé qu’à la première occasion j’irais le voir et lui dirais tout. Et hier soir, je me suis lancé. Et la soirée – et la nuit – ont dépassé toutes mes espérances : il ne me jetait pas ! Il s’intéressait à moi ! Et il m’a montré des choses que je n’avais jamais même imaginées. Et depuis, il fait de chaque moment un enchantement.

    Alexandre se tut, étonné et ravi de s’être dévoilé comme il ne l’avait pas fait depuis des années. Karim, lui, avait l’impression qu’il allait exploser de bonheur. Sans se soucier du reste du monde, il se leva légèrement de sa chaise et l’embrassa.

    – C’est la plus belle déclaration que j’aie jamais entendue, dit-il d’une voix enrouée. Merci.

    – Et toi, que peux-tu me raconter ?

    – Moi ? Rien de palpitant : j’ai grandi quelque part dans la banlieue nord de Paris ; je suis fanatique de dessin et de peinture depuis l’enfance, et je n’ai eu de cesse que d’être accepté aux Beaux-arts de Paris. Je ne me suis pas laissé bouffer par l’ambiance qui régnait au collège puis au lycée : j’ai étudié avec toute l’énergie du monde, et je consacrais mon temps libre à dessiner et à lire.

    – Et tu n’as pas eu de problèmes avec les autres ?

    – Non, j’étais plutôt costaud, je savais me battre et…je n’étais pas premier de la classe. C’est un gros avantage, là d’où je viens. Et puis, j’ai travaillé pour financer mes études. Tout cela mis bout à bout fait que j’ai perdu contact, moi aussi, avec mon milieu.

    – Et ta famille ?

    – Cela fait des années que je ne les ai pas vus. J’avais seize ans quand mes parents ont découvert mes mœurs et ils m’ont viré et coupé les vivres.

    – Oh ! Je suis désolé.

    – Ne le sois pas. Cela m’a forcé mais aussi aidé à être autonome. Je ne les regrette pas.

    – Et comment tu as fait ?

    – J’ai un peu galéré : j’ai vécu de petits boulots la nuit, pour pouvoir étudier le jour. Puis je me suis organisé, et j’ai étudié avec rage : j’ai même suivi des cours d’informatique pour pouvoir mieux me servir des logiciels de création graphique.

    – Ah bon ? Je croyais que tu dessinais !

    – Oui, mais tu sais que je suis également passionné d’effets spéciaux au cinéma : j’ai énormément travaillé la création sur ordinateur pour être le meilleur ; pour l’instant je fais surtout des travaux pour des spots publicitaires, mais avec ce que j’ai étudié dans ce domaine, plus ma formation artistique classique, j’espère m’ouvrir les portes de l’une quelconque des meilleures boîtes d’effets spéciaux du monde. Peut-être même qu’un jour je serai en mesure de monter ma propre société.

    – Cela me paraît très impressionnant. Je te le souhaite, dit Alexandre gravement.

    – Merci. Dis donc, ça te dirait qu’on aille faire un tour ?

    – Oui, d’accord, où tu veux.

    Karim fit un signe au serveur, demanda l’addition et, malgré les protestations d’Alexandre, paya. Une fois dehors, ils éclatèrent de rire lorsqu’ils se demandèrent mutuellement s’ils avaient bien dîné : ils n’avaient prêté aucune attention à ce qu’ils mangeaient. Ils marchèrent lentement. Cette nuit d’avril était douce et les rues pleines de monde. Alexandre regardait autour de lui avec curiosité. Connaissant fort peu Paris il n’avait aucune idée de ce qu’était le Marais. Karim se fit un plaisir de le lui expliquer. Si les bars ne suscitèrent chez Alexandre qu’un faible intérêt, la devanture de la librairie accrocha immédiatement son regard. Elle était encore ouverte et il s’y engouffra. Il resta bouche bée devant les livres. Ce n’est qu’à ce moment qu’il commença à mesurer l’étendue de son ignorance sur certains sujets, et ce qu’il avait manqué jusqu’ici.

    – Elle existe depuis longtemps ?

    – Oui, elle a bien vingt-cinq ans ; peut-être même plus, je ne sais pas exactement, mais elle est là depuis longtemps.

    – Et elle n’a que des livres pour nous ?

    – Regarde : littérature « masculine », littérature « féminine », c’est-à-dire lesbienne, tu as les bouquins de psychologie, de sociologie, d’histoire, les bandes dessinées ; ils ont aussi des livres de photo, des DVD. Oui, leur catalogue est centré sur les collectifs LGBT.

    – Collectifs quoi ?

    – LGBT : Lesbien-gay-bi-trans. Tu n’en as jamais entendu parler ?

    – Non, jamais, je n’avais personne avec qui parler, et je ne pensais pas qu’il existait des endroits comme celui-ci.

    – Profites-en, instruis-toi.

    Ils passèrent un long moment dans la librairie. Alexandre ne se lassait pas d’inspecter le contenu des tables et des étagères. Finalement il prit quatre livres et se dirigea vers la caisse. Il régla ses achats et les deux garçons regagnèrent la rue. Au bout de quelques centaines de mètres ils arrivèrent derrière le centre Pompidou.

    – Depuis quand est-ce que tu sais que tu aimes les garçons ? demanda Karim.

    – Je ne sais pas si j’aime les garçons. Je sais que j’aime un garçon.

    – Et tu n’as jamais rien éprouvé pour un garçon avant ?

    – Euh…non ; en fait, je ne sais pas. Au collège, au lycée, j’avais d’autres soucis, je cherchais avant tout à passer inaperçu. Au karaté, il m’arrivait de les regarder, dans les vestiaires ou aux douches, mais je n’éprouvais rien de particulier. Je comparais leur musculature à la mienne, je trouvais qu’ils étaient mieux faits que moi, mais rien de plus. Comme par ailleurs je ne sortais jamais, je ne vois pas comment j’aurais pu éprouver quoi que ce soit pour quelqu’un.

    – Ah…Et les filles ?

    – Non, quelle horreur !

    – C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les autres élèves te persécutaient ; ils flairaient peut-être quelque chose de différent chez toi. Et en prépa ? Et sur le campus ?

    – Ben, en prépa, je n’avais le temps de rien faire, j’ai même failli lâcher le sport ! Alors, regarder les mecs…Et sur le campus non plus, je n’ai guère prêté attention aux autres. Ce n’est qu’en entrant en deuxième année que j’ai commencé à avoir une vie sociale, quand j’ai connu Henri.

    – Et tu n’as rien éprouvé de particulier à son égard ?

    – Ben si, je l’ai trouvé sympathique…Tu veux dire, est-ce j’ai eu envie de lui ? Non. C’est pour ça que j’ai été si déboussolé quand je t’ai vu, je n’avais pas de point de comparaison.

    – Tiens, je connais un bar qui n’est pas mal, pas loin d’ici. Ça te dit ?

    – Ouais, pourquoi pas ?

    Karim prit son compagnon par la taille et l’embrassa rapidement, souriant devant son air gêné devant cette familiarité en public. En voyant la terrasse du bar pleine de monde, Alexandre eut un petit mouvement de recul. Karim, souriant toujours, le prit par la main et l’entraîna à l’intérieur. Aussitôt, son compagnon se rebiffa.

    – Non, Karim, s’il te plaît, sortons.

    – Ça ne va pas, mon bébé ?

    – Je n’aime pas cet endroit. Allons-nous-en, je t’en prie.

    Intrigué par cette réaction, Karim obtempéra. Ils marchèrent quelques instants en silence, puis Alexandre parla.

    – Je suis désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai été idiot.

    – Ce n’est pas grave, mon amour. Tu n’es jamais non plus allé dans un bar gay, n’est-ce pas ?

    – Non, je n’ai pratiquement jamais mis les pieds dans un bar tout court. Et là, tout ce monde, le bruit, la musique si fort…Un autre jour, je serai sans doute heureux d’y retourner avec toi, mais là…Excuse-moi, tu dois me trouver con.

    – Pas du tout, mon bébé, encore une fois, ce n’est rien.

    Ils poursuivirent leur marche en silence. Devant eux

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