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Le Mège: Trois années dans la vie de Xavier Meuret
Le Mège: Trois années dans la vie de Xavier Meuret
Le Mège: Trois années dans la vie de Xavier Meuret
Livre électronique563 pages8 heures

Le Mège: Trois années dans la vie de Xavier Meuret

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À propos de ce livre électronique

Le récit passionnant d'un étrange guérisseur du XVIIIe siècle...

Le Mège peut être considéré comme LE grand livre de Jean-Paul Pellaton. Un mège, en français archaïque, est un médecin généraliste de type ambulant, à demi autodidacte, généralement amateur de plantes, un peu alchimiste pour ne pas dire sorcier, rebouteux ou guérisseur, plutôt que médecin. Xavier Meuret de Miécourt est un mège. Fils de menuisier, promis à l’établi, il est curieux de tout et s’initie à la médecine. Il devient alors une de ces figures emblématiques des montagnes jurassiennes, courant les fermes de son pays, soignant les paysans et parfois les bêtes; sympathique et toujours intéressé à la vie humble et rude de ses contemporains. En 1787, Xavier pousse ses pérégrinations jusqu’en Bourgogne, puis à Paris où il arrive en pleine Révolution. Ce qui va passionner le mège, au-delà des conflits politiques, c’est sa rencontre avec Mesmer: un étonnant illuministe qui tente d’établir entre l’homme et les forces cosmiques des lien énergétiques qui pourraient tout guérir et tout bouleverser.

Un étonnant roman picaresque, en même temps qu’une fresque éclairante de la vie quotidienne et des mœurs du XVIIIe siècle.

EXTRAIT

ANTOINE
A cinq heures, Xavier revint à l’auberge, fouilla la salle du regard. L’homme lisait toujours, dos au mur, genoux coincés contre la table. Il semblait n’avoir pas changé de posture depuis le matin, ayant choisi sa place près de la fenêtre du fond pour cueillir sur sa page la meilleure lumière. Personne n’avait osé le déranger.
L’auberge était presque pleine, ce dimanche d’été où les villageois, entre la promenade de l’après-midi et les soins au bétail, venaient se rafraîchir, bavarder, se retrouver. On parlait fort, on riait, on appelait la jeune servante qui courait d’un coin à l’autre. Seul, absent, insensible au va-et-vient et au bruit, l’homme continuait de lire, un verre vide à côté de lui.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Paul Pellaton est né à Porrentruy le 10 août 1920 et il est décédé le 21 avril 2000. Enseignant secondaire dans un premier temps, il sera ensuite nommé directeur d’école. Parallèlement, il suit des études de Lettres à Berne, Genève et Neuchâtel. Il obtient une licence ès Lettres à l’Université de Neuchâtel en 1953. Dès 1957, il enseigne à l’École normale de Delémont, et pendant une vingtaine d’années, est lecteur en philologie à l’université de Berne. Son œuvre est riche de récits pour la jeunesse, de pièces radiophoniques, de plusieurs romans et recueils de nouvelles, publiés aux Éditions de l’Aire et à l’Âge d’Homme, notamment. Il a reçu plusieurs prix, dont le prix de la Bibliothèque pour tous en 1982, le prix Schiller en 1985 et le deuxième prix Schiller pour l’ensemble de son œuvre en 1994.
LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2018
ISBN9782940486625
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    Aperçu du livre

    Le Mège - Jean-Paul Pellaton

    Cet ouvrage paraît avec les précieux soutiens

    de la Fondation Coromandel, de la Loterie Romande

    et de la Ville de Delémont.

    Etat_de_fribourg_lausanne

    ISBN : 978-2-940486-62-5

    © Éditions Plaisir de Lire & Michel Pellaton. Tous droits réservés.

    CH – 1006 Lausanne

    www.plaisirdelire.ch

    Couverture : Marlyse Baumgartner

    Photo : Michel Pellaton

    Version numérique : NexLibris – www.nexlibris.net

    TABLE DES MATIÈRES

    Antoine

    Cyrille

    Bernard

    François

    Amélie

    Mesmer

    Cyrille

    DU MÊME AUTEUR

    Jean-Pierre chez les hommes rouges, récit pour la jeunesse, OSL, 1950.

    Cent fleurs et un adjudant, nouvelles, Le Griffon, 1953.

    Quinze jours avec Bob, récit pour la jeunesse, Labor et Fidès, 1955.

    Le Courrier du roi Caraffa, récit pour la jeunesse, Le Verdonnet, 1960.

    Le Visiteur de brume, roman, La Baconnière, 1960 (réédition éd. Plaisir de Lire, 2013).

    Les Lettres de l'étrangère, pièce radiophonique, Radio Suisse Romande, 1963.

    Les classiques de la jeunesse, introduction, Cercle du Bibliophile, 1965-66.

    Nous avons tous vu Podiliak, pièce radiophonique, Radio Suisse Romande, 1967.

    Vitraux du Jura, étude en collaboration, Pro Jura, 1968, 1970, 1973, 1988.

    Prix Paul Budry.

    Les Prisons et leurs clés, nouvelles, L’Age d’Homme, 1973.

    Ces miroirs jumeaux, roman, L’Age d’Homme, 1975 (réédition Poche suisse, 1991).

    Prix de la société jurassienne d’Emulation.

    Coplas, poèmes, L’Age d’Homme, 1979.

    Quelques Oiseaux étourdis, nouvelles, 1981.

    Prix de la bibliothèque pour tous.

    Delémont, étude, Le Griffon, 1983.

    Poissons d’Or, nouvelles, L’Age d’Homme, 1984.

    Prix littéraire du Canton du Jura et Prix Schiller.

    Dans la nuit une rose, récit, L’Aire, 1985.

    Une ombre sur la terrasse, roman, L’Age d’Homme, 1988.

    Contes et légendes du pays rauraque, Hifach, 1988.

    Septembre mouillé, récits, L’Age d’Homme, 1990.

    Les Passeurs de l'aube, roman, L’Age d’Homme, 1992.

    Georges au vélo, roman, L’Age d’Homme, 1994.

    Un habit chasse l'autre, nouvelles, L’Age d’Homme, 1996.

    D’Ici-bas, poèmes, Empreintes, 1998.

    Terres de silence, roman, L’Age d’Homme, 1999.

    Lust zu fabulieren.

    Gœth

    L’auteur exprime sa reconnaissance aux personnes qui l’ont aidé dans son travail, Mmes et MM. Anne-Marie Courtien, Corinne Eschenloch, Lyonel Estavoyer, Roger Flükiger, Chantal Fournier, Philippe Froidevaux, Benoît Girard, Michel Hauser, Maxime Jeanbourquin, Jeanne Merçay, Jean Michel, François Noirjean, Jeanne Pellaton, Michel Pellaton, Patricia Petiot.

    JEAN-PAUL PELLATON

    LE MÈGE

    Trois années dans la vie de Xavier Meuret,

    mège de Miécourt

    ROMAN

    ANTOINE

    A cinq heures, Xavier revint à l’auberge, fouilla la salle du regard. L’homme lisait toujours, dos au mur, genoux coincés contre la table. Il semblait n’avoir pas changé de posture depuis le matin, ayant choisi sa place près de la fenêtre du fond pour cueillir sur sa page la meilleure lumière. Personne n’avait osé le déranger.

    L’auberge était presque pleine, ce dimanche d’été où les villageois, entre la promenade de l’après-midi et les soins au bétail, venaient se rafraîchir, bavarder, se retrouver. On parlait fort, on riait, on appelait la jeune servante qui courait d’un coin à l’autre. Seul, absent, insensible au va-et-vient et au bruit, l’homme continuait de lire, un verre vide à côté de lui.

    Xavier, resté debout, s’entendit héler. A une table ronde, trois de ses amis, Conrad Pheulpin, Laurent Froté et Bonvallat l’aîné lui faisaient signe de les rejoindre. Il s’avança sans dire un mot, mais il ne cessait pas d’observer comme un phénomène le gars et son livre, détaillait un corps tout en os, de haute taille, le profil sec, les cheveux châtains qui tombaient en mèches luisantes sur les épaules, la longue souquenille en toile grise. A la maigreur féline des formes, on le devinait jeune. Mais cette placidité ? Cette persévérance dans une attention qui suppose que les muscles et le sang fassent longtemps silence ? Une si parfaite immobilité n’était pas de son âge. Xavier ne comprenait pas.

    Xavier ! Hé ! Xavier !

    Il sursauta. Les copains s’esclaffèrent. L’œil allumé, Pheulpin lança :

    C’est les garçons que tu lorgnes, maintenant ?

    Xavier sourit.

    Pas les garçons, dit-il. Mais ce garçon-là.

    Du menton, il désigna la table près de la fenêtre. Tous les yeux se tournèrent vers le liseur, revinrent à Xavier.

    Tu le connais ?

    Pas plus que vous. Ça doit être un des forains qui jouent ce soir. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ne soit pas resté avec eux. Il a passé toute sa journée à lire.

    Xavier avait fait sa réflexion pour lui autant que pour la tablée. Conrad Pheulpin, d’un signe, rassembla les têtes. Son œil pétillait.

    On pourrait aller l’interroger.

    Tu irais ? demanda Froté.

    Je pensais à Xavier. Lui, il est poli.

    La farce était courante. On va s’attabler auprès d’un étranger, on lui pose avec courtoisie quelques questions sur son identité, ses occupations, on fait mine de s’intéresser à lui. Si l’inconnu, surpris, veut savoir à quoi rime cette enquête, une grossièreté lui répond, ou mieux une explication absurde : « C’est demain qu’on s’occupe de la mariée. Alors, vous comprenez... » Tandis que les amis, en retrait, éclatent de rire pour ajouter à la confusion de la victime. Le plus souvent, le malheureux prenait la fuite sans demander son reste.

    Xavier aurait pu refuser de se prêter à cette lâche plaisanterie, mais il se sentait attiré par le liseur.

    – Bon, j’y vais, dit-il.

    Il repoussa sa chaise, se leva et marcha d’un pas faussement indifférent en direction du jeune homme. Sa phrase était prête, mais plus heureuse lui apparut une autre solution. Faisant un crochet, il s’approcha du comptoir, commanda une pinte de vin qu’il paya, demanda deux verres et, les mains pleines, se dirigea vers le liseur pour s’installer sans façon vis-à-vis de lui. L’étranger n’avait rien remarqué.

    – Monsieur ! prononça Xavier après quelques secondes d’attente qu’il avait passées à essayer de déchiffrer un titre au dos du livre. L’homme remua quand Xavier renouvela son appel. Ses sourcils se froncèrent, de la main droite il rejeta en arrière une mèche gênante puis, lentement, leva sur celui qui l’interpellait un regard noir, intense, furieux, un regard de dément. Xavier fut happé par ce regard d’enfer. A peine s’il entendit le jeune homme lui demander, avec agacement :

    – Mais enfin, qu’est-ce que vous me voulez ?

    Montrant le livre, Xavier balbutia :

    – C’est que... vous lisez...

    Il se sentait stupide, méprisable.

    – Eh bien, oui, je lis. Vous avez quelque chose à me reprocher ?

    – Non, non ! fit Xavier très vite. Au contraire. J’ai pensé... Vous accepteriez un verre ?

    Le baladin jeta un coup d’œil sur la carafe et les deux verres, haussa les épaules.

    – Maintenant que vous m’avez dérangé...

    Alors il posa son livre ouvert sur la table, les pages en dessous, et Xavier n’eut que le temps de lire sur la couverture brune le mot « social », tandis qu’il remplissait les verres.

    – Vous connaissez ? s’informa l’étranger, le doigt tendu vers le livre.

    – Moi ? Non. Je ne lis pas beaucoup. Pour dire la vérité, je ne lis presque jamais.

    Cet aveu lui coûtait à faire.

    – Vous ne lisez pas, c’est votre droit, remarqua aimablement le jeune homme en portant son verre à la bouche. Mais dans ce village à peu près perdu, vous devez pourtant vous occuper à quelque chose. Vous travaillez ? Comment vous appelez-vous ?

    Xavier, qui était venu pour poser des questions, se trouvait en situation d’être lui-même interrogé. Mais il ne songea pas à s’en offusquer.

    – Je m’appelle Meuret, répondit-il. Xavier Meuret. Je n’ai jamais quitté Miécourt. Pour l’instant, je suis menuisier chez mon père, mais je vais bientôt partir.

    L’homme prit un temps de réflexion.

    – Menuisier, c’est un bon métier. Et vous pensez aller loin ?

    – Pas nécessairement. D’abord en Alsace, tout près d’ici, et plus tard en France. C’est comme ça que mes frères ont commencé. Après, ils sont revenus pour se marier au pays.

    – Pourquoi pas ?

    La conversation pouvait s’arrêter là. Sirotant son vin à petites gorgées, le baladin restait impassible, ses longs bras posés sur la table, son visage osseux et basané éclairé par les yeux de braise. Xavier perçut soudain le ricanement de ses camarades, à l’autre bout de l’auberge. Il se décida.

    – Si c’est permis, dit-il, je pense que vous faites partie de la troupe ?

    Le jeune homme eut de nouveau un haussement d’épaules et sur son visage sérieux flotta un sourire condescendant.

    – Je suis venu avec les gens du cirque, en effet, si c’est ce que vous voulez dire. Ça me permet de voyager d’une manière peu banale. Le travail ne m’accable pas. Vous voyez, j’ai souvent de pleines journées pour lire, et je ne m’en prive pas. Ici, à l’auberge, on me laisse tranquille. J’ai cru comprendre que vous vous intéressiez à mes lectures. Il n’y a aucune raison pour que j’en fasse mystère. Voilà plus d’un an que je suis plongé dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, le plus grand des philosophes. Pour moi, c’est comme le boire et le manger. Ecoutez !

    Il reprit le livre, le feuilleta, tomba tout de suite sur la bonne page et se mit à lire à haute voix sans se soucier des gens. Autant il avait été placide jusque-là, autant il s’anima brusquement pour débiter ses phrases. Il se soulevait à demi sur sa chaise, tendait son bras libre, ouvrait des yeux exorbités, jetait des éclats de rire ou adoucissait sa voix qui filait comme un souffle entre ses lèvres avancées. Des gouttes de sueur mouillèrent son front, le rendant aussi luisant que son regard. « C’est un fou ! pensait Xavier. Un possédé ! » et une espèce de terreur le clouait à sa chaise.

    Le type s’apaisa d’un coup. Frappant les pages du plat de la main et avec un ricanement de satisfaction, il éclata :

    – Qu’est-ce que tu dis de ça ? C’est envoyé, non ?

    Xavier ne put répondre. Les mots entendus avaient formé dans son oreille une étrange musique qui l’avait soûlé, l’empêchant de distinguer une signification. La seule chose qu’il eût saisie, c’est que l’autre l’avait tutoyé. Mais il lui fallait bien parler à ce compagnon déroutant. Il eut le courage d’être franc :

    – Vous savez, moi, je n’ai pas l’habitude des livres, dit-il avec un pauvre sourire d’excuse. Alors, ce que vous avez lu, je n’ai pas tout compris.

    – Bon, conclut l’homme en faisant claquer son livre et en le fourrant dans sa poche. Je vois. Le mieux, ce serait encore que tu puisses lire toi-même.

    Xavier n’osait plus dire un mot. Sans ajouter une parole, le baladin étira sur la table ses bras interminables, donna de l’index recourbé trois coups brefs. Quand la servante fut accourue, il sortit un peu de monnaie de sa culotte, tria rapidement les pièces qu’il lui glissa dans la main.

    – Cette fois, dit-il, on va passer à la roulotte.

    Il ne s’était pas inquiété de savoir si cette visite convenait à Xavier. Maintenant que sa solitude avait été forcée, il estimait sans doute qu’il devenait maître de prendre en main la situation. Ils se levèrent.

    En traversant l’auberge, Xavier eut pour ses camarades un regard navré qui disait surtout sa gêne. Personne ne l’interpella, et il put suivre celui que, dans son cœur, il avait déjà élu son ami. Une pensée lui vint à l’esprit : cet ami, comment s’appelait-il ? Au moment où ils passaient la porte, il demanda :

    – Votre nom, je peux savoir ?

    – Je m’appelle Antoine, dit seulement l’homme sans se faire prier, mais il ne donna pas son nom de famille.

    D’un pas nonchalant, ils s’avançaient maintenant sur la route poudreuse de soleil qui longeait la rivière. Antoine jugea utile ou poli d’expliquer à son tour qui il était.

    – Tu m’as dit que tu es menuisier. Eh bien, moi, pendant cinq ans, j’ai été cordonnier. A taper sur la semelle et à renifler l’odeur de la poix et des souliers puants. Parce que, pour du neuf, tiens, n’y compte pas trop ! C’est la réparation qui te fait vivre, en fin de compte, et la pauvreté du petit monde.

    Antoine parlait tout en faisant de longues enjambées, son visage aux arêtes aiguës projeté en avant, les narines humant l’air, son œil noir en alerte. Il s’arrêta soudain et, penché vers Xavier :

    – Tu te demandes comment j’ai pu changer de métier ? C’est tout simple. Chaque année, dans mon village, on voyait arriver une troupe du genre de celle-ci, mais en plus grand, une dizaine de personnes. Quand j’avais une minute, j’allais tourniquer autour des roulottes, je bavardais avec les gars qui attendaient la représentation du soir. Une fois qu’ils avaient monté leurs tréteaux, ils flânaient d’une auberge à l’autre, fumaient la pipe ou bien dormaient au soleil, leur bonnet sur la figure. Ce qui me fascinait, c’est que ces gens vivaient autrement que nous, tu comprends ? Libres de s’installer n’importe où, ici plutôt que là, de rester, de repartir. Beaucoup avaient parcouru pas mal de pays, mais ils n’en avaient pas retenu grand-chose. Pourvu qu’ils aient à manger et à boire, un coin pour dormir, c’est tout ce qu’ils demandaient. Des aveugles ! Des ignares ! Et moi qui grillais de respirer un autre air que celui de l’échoppe ! Un beau jour, je suis allé trouver le directeur et je lui ai proposé d’entrer dans la troupe. On m’a fait une place parce que je savais raccommoder les souliers, les harnais, à la rigueur tailler des habits. Il a fallu aussi que j’apprenne un ou deux tours pour être du spectacle.

    – A Miécourt, vous n’étiez jamais venus ?

    – Non. Jusqu’ici, Miécourt n’était pas dans nos tournées, répondit Antoine qui repartait déjà. Et il conclut, revenant à son histoire :

    – Plus tard, quand je suis entré chez les Baumelé, je me suis mis avec Frieda. Elle travaillait dans le cirque depuis longtemps.

    – Les Baumelé ? s’enquit Xavier.

    – C’est la famille qui dirige la troupe. Ils sont quatre : le père, la mère, un fils et une fille.

    Ils étaient arrivés sur la place herbue où les forains s’étaient installés, à l’écart des maisons. Derrière une estrade faite de grosses planches, on avait tendu une toile de fond barbouillée d’étoiles multicolores que soutenaient des arcs-boutants bleus et rouges. Deux mâts avaient été dressés de part et d’autre, deux troncs de sapin écorcés, blancs et lisses comme de l’ivoire. Des gamins braillards se poursuivaient autour des tréteaux, sautaient sur les planches ou plongeaient dans le rideau qu’ils faisaient onduler comme sous des poussées de vent. Quelques curieux béaient, les mains dans les poches.

    Les deux roulottes étaient garées à peu de distance. Elles se ressemblaient par leur forme carrée et par leurs petites roues épaisses, mais la première paraissait presque neuve, d’un beau jaune miel, ses fenêtres ornées de rideaux roses. Les flancs de l’autre roulotte, tout rafistolés de planches noires ou plus claires, portaient des affiches qui représentaient les attractions de la troupe en dessins grossiers et criards. A côté de la roulotte neuve, une chèvre attachée à un pieu tondait l’herbe maigre, et un braque couché près d’une écuelle se leva en voyant arriver Antoine pour quémander une caresse. Sur un foyer fait de grosses pierres mijotait une casserole d’où s’échappait une vapeur odorante. On avait dû loger les deux chevaux dans une écurie depuis le matin.

    Devançant Xavier, Antoine n’eut qu’à monter le petit escalier de la roulotte neuve pour que la porte s’ouvrît. Une femme apparut, très forte dans un corselet et dans une jupe de coutil bleu sur laquelle elle avait passé un tablier, le teint vif, des cheveux de flamme dépassant de la cornette. Elle ôta de la bouche le cigare qu’elle fumait, un mince cigare conique. Antoine s’arrêta devant cette femme, leva sur elle son visage où s’épanouissait un sourire heureux.

    – Ah ! te voilà, gredin ! dit-elle d’une voix haut perchée et de bonne humeur. Tu as encore passé ta journée à lire pendant que les autres...

    – Pendant que les autres n’en fichaient pas le coup non plus, dis-le ! l’interrompit Antoine aussi joyeusement. Je t’amène Xavier, c’est un feignant d’une autre espèce que moi ! Ce soir, il mange avec nous.

    La femme esquissa une révérence pour le nouvel arrivant et Antoine invita Xavier à escalader les marches.

    Ce qu’il vit ne le surprit pas. Dans l’entrée, une cuisine minuscule avec son réchaud, des casseroles luisantes suspendues au-dessus, des assiettes et des grosses tasses en faïence en ordre sur les rayons. Son cigare planté au coin de la bouche, la femme attendit que les deux jeunes gens soient entrés pour les suivre dans la pièce.

    Là, un lit bas s’allongeait contre une des parois, laissant juste la place pour une table ronde et trois chaises étroites. Des armoires couraient au-dessus des fenêtres et une carpette à poils ras s’étendait devant le lit. Aucun désordre dans ce logis, presque un parfum de luxe. Sur une console, un bouquet de marguerites, trop féminin pour avoir été cueilli par Antoine.

    – Assieds-toi, Xavier, dit Antoine. Sur le lit ou sur une chaise, comme tu voudras.

    D’instinct, Xavier évita le lit comme un meuble intime. Il tira une chaise à lui, s’y assit. Depuis son algarade de tout à l’heure, la femme rousse était restée muette. Docilement, elle quitta la chambre lorsqu’Antoine lui eut dit :

    – Allons, Frieda, va nous chercher à boire. Après quoi, tu nous donneras à manger.

    Xavier aurait souhaité qu’Antoine lui présente un peu plus courtoisement cette compagne.

    Revenue, Frieda apportait une bouteille de vin et trois verres qu’elle déposa sur la table. Elle versa le vin rose pâle sans lâcher le petit cigare qui répandait dans la pièce sa fine odeur tenace. C’est elle qui leva son verre la première, souriant des yeux à Antoine, longuement, puis à Xavier. Dès qu’elle eut avalé une gorgée, son visage s’empourpra davantage. Mais elle s’enfuit aussitôt vers la cuisine.

    Antoine pouvait se remettre à parler. Comme à l’auberge, il se tenait les genoux remontés, les pieds sur les barreaux de la chaise.

    – Tu vois, Xavier, dit-il. Ici, la vie n’est pas méchante. Ce soir, tu feras connaissance avec les quatre Baumelé de l’autre roulotte. Tous des fameux acrobates et qui me fichent la paix. De temps en temps, je m’amuse à faire une réparation ou l’autre, histoire de rendre service et de ne pas m’engourdir les doigts.

    Mais le soir, que faisait-il ? Quel était son rôle dans la représentation ? Il n’en avait pas parlé, comme si son métier ne méritait pas qu’on y fasse allusion.

    – Ce qui me plaît chez toi, continuait-il, c’est ta naïveté ! Non, ne te froisse pas. Au restaurant, tu es venu à ma table pour examiner d’un peu plus près un gars qui vit autrement que les gens de ton village. J’étais l’animal curieux. Ma parole, tu rayonnais d’étonnement quand tu t’es assis en face de moi !

    Incapable de soutenir le dialogue, Xavier sentait un flot de sang lui monter au visage.

    – Pourquoi rester dans ce village, Xavier ? lança brusquement Antoine. Tu es un grand ignorant, et tes yeux pétillent d’intelligence. J’aime ton front large avec ses deux lobes développés, ces cheveux robustes, ce visage bien charpenté. Je m’y connais, ce sont des marques d’ouverture d’esprit. Et puis, tes lèvres sont charnues, gourmandes des fruits de la terre. Les trouver ici, ces nourritures ? Difficile. Alors, cours le monde, Xavier ! Va découvrir les hommes ! Va découvrir les idées !

    – Je ne sais rien, c’est vrai, avoua Xavier, tandis que toi, tu es un savant.

    A ce mot, Antoine se renversa sur sa chaise pour partir d’un rire en cascade qui remplit toute la roulotte.

    – Un savant ! Qu’est-ce que tu crois ? Parce que j’ai lu deux ou trois livres ? Allons, sois raisonnable. Si tu te mettais une fois à lire et à réfléchir un peu, tu aurais vite fait d’en savoir autant que moi.

    Ce bon rire redonna confiance à Xavier. Il posa la question qui le tourmentait depuis l’auberge :

    – Dans les livres, qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu trouves ?

    – Comme ça, c’est difficile à dire, répondit Antoine, la voix soudain hésitante. C’est surtout difficile à expliquer d’un seul mot.

    Xavier lui laissa le temps de rassembler ses idées.

    – Je crois, fit Antoine avec une lenteur réfléchie, je crois que ce que je cherche en lisant, c’est la vérité.

    – La vérité ? reprit Xavier sans comprendre tout à fait.

    – Oui, c’est ça, la vérité sur les choses. Et la vérité sur les hommes. Donc, la vérité sur la vie.

    Puis, après une pause :

    – Et surtout, la vérité pour préparer l’avenir.

    C’était encore plus incompréhensible. Il fallait y voir clair.

    – La vérité sur les choses de maintenant, essaya de raisonner Xavier à haute voix, et sans craindre de dire des bêtises, peut-être que je sais à peu près ce que c’est. On regarde autour de soi, on apprend...

    – Et les autres vous apprennent, dis-toi bien cela. Et il y a des gens qui voient les choses mieux que toi. Et il arrive que ce qu’ils ont vu, ils l’écrivent dans des livres. Tu comprends ? Et c’est dans les livres qu’on peut trouver la vérité.

    – Cette vérité, qu’est-ce que tu en feras ?

    – Elle pourra s’installer dans le monde. On la fera crier ! Elle bouleversera tout et l’on ira vers un peu plus de bonheur pour les hommes, vers un peu plus de justice et d’égalité.

    Ces mots-là, ces grands mots-là étaient pour Xavier d’inquiétants étrangers, des inconnus dont il valait mieux se défier, comme il valait mieux éviter les hommes qui les prononçaient, les malins prêts à vous entortiller dans leurs belles phrases. Mais Antoine, lui, ne pouvait être de la race des trompeurs.

    – Il faut que la société change, continuait-il, d’une voix vibrante. Ceux qui n’ont jamais eu de droits doivent en avoir. Et ceux qui ont eu tout jusqu’ici doivent apprendre à partager. Partager les droits, partager les biens, partager le pouvoir !

    – On ne peut pas changer ce qui est, objecta Xavier, qui croyait mieux saisir la pensée d’Antoine. Les grands seront toujours les grands, et les petits, les petits.

    – Non ! cria Antoine. Non, non et non ! C’est avec des idées comme celle-là qu’on s’endort pour l’éternité ! Le moment est venu de se réveiller. Allons, Xavier, réveille-toi ! Et buvons à l’avenir ! Buvons au peuple humilié qui sera bientôt le peuple libre et souverain ! Ceci, c’est du vin d’Arbois, tu n’en goûteras pas souvent du meilleur !

    Il leva son verre puis, dans son enthousiasme, se dressa comme un ressort jusqu’à toucher presque le plafond de la tête. Debout lui aussi, Xavier tendit son verre à bout de bras, son regard aimanté à celui d’Antoine. Il n’avait pas bien saisi ce qu’Antoine avait dit. Et comment cet homme, seul dans son petit cirque, pourrait-il s’occuper des affaires des puissants et les bousculer ? Il essaya d’exprimer ce qu’il pensait, mais Antoine s’échauffait à mesure.

    – C’est un idéal, mon vieux ! Un sommet qu’il faut atteindre. Et je t’assure que nous l’atteindrons. Peut-être pas du premier coup. Mais nous l’atteindrons.

    – Nous... Qui c’est, nous ?

    – C’est moi, c’est toi. C’est des millions de gens comme toi et moi.

    Ils s’étaient rassis sur leurs petites chaises de paille et Antoine, le verre toujours serré dans sa main gauche, tendait un index accusateur.

    – Ici, dans ce pays, comment se passent les choses ? Qui est-ce qui commande ?

    – Celui qui commande ? Pardi, nous avons le maire, et puis l’Evêque, l’Evêque de Porrentruy.

    – Tu vois bien. Et vous, toi, ton père, tes frères, vous n’avez rien à dire dans les affaires du village, n’est-ce pas ?

    – Si. Pour les menuisiers, il y a la confrérie des Gagneurs. C’est elle qui fixe les prix et dénonce les maraudeurs.

    – Ça, ce n’est pas trop mal, concéda Antoine. A condition que personne n’en abuse. Et les terres, tu sais à qui elles appartiennent ?

    – Au couvent de Lucelle et au Prince-Evêque. Les paysans paient la dîme un peu sur toutes les récoltes, sauf sur les pommes de terre.

    – Sans compter les autres impôts, je pense.

    Xavier allait répondre qu’en effet, le Prince-Evêque prélevait des impôts appelés le cens, la taille, la gabelle, quand Frieda apparut, se planta devant eux, mains aux hanches. Les toisant, elle s’exclama, et Xavier s’aperçut alors qu’elle avait un fort accent étranger :

    – Encore de la politique, Antoine ! Une belle fois, avec tes idées, on te verra pendu au bout d’une corde !

    – Et tu seras tout heureuse d’être débarrassée de moi !

    Il entoura la taille de la jeune femme qui se dégagea en le traitant de sacripant et en les invitant à libérer la petite table pour le souper. Xavier bégaya un « merci, madame » qui déclencha le rire d’Antoine.

    – Madame ! redit-il. Appelle-la donc Frieda, comme moi !

    C’était du bonheur pur qu’Antoine lui offrait.

    Sans déranger les hommes, alerte dans ses gestes, Frieda disposait sur la table trois assiettes creuses, un pain, les couteaux et les fourchettes, filant hors de la roulotte et revenant avec la casserole fumante dont elle souleva le couvercle. Le fumet du ragoût envahit la pièce, avec des senteurs d’échalotes et d’épices. Frieda devait utiliser des herbes et des condiments inconnus au pays.

    – Du lapin en gibelotte ! annonça Antoine. Merveilleux ! On va se régaler !

    L’une après l’autre, Frieda remplit les assiettes tandis qu’Antoine taillait dans la miche d’épaisses tranches. Xavier mangeait déjà. Il avait faim. Il se sentait léger. La tête lui tournait un peu. Pendant un moment, on n’entendit que des bruits de mastication.

    – Vous jouez quoi, ce soir ? s’informa Xavier, tout à coup intimidé par ces gens qui ne disaient plus rien.

    Ramenés à leur métier par la question de Xavier, Antoine et Frieda se consultèrent dans un long regard, par-dessus la table, puis ils s’esclaffèrent :

    – Ce qu’on joue ? fit Antoine. Tu es impayable, toi ! On joue les numéros de tous les cirques, pardi ! Frieda, c’est la chèvre savante, et moi, c’est la corde raide.

    – Vous ne jouez pas ensemble ?

    – Jamais, répondit Frieda. Pendant que je donne mon numéro, Antoine se prépare pour le sien. Et avant son passage, moi je commence la quête.

    – D’ailleurs, ajouta Antoine, jusqu’ici, on n’a pas eu tellement envie de travailler ensemble. Quand je suis entré au cirque, Frieda avait son numéro bien au point. On a continué comme ça.

    Xavier crut leur faire plaisir en concluant :

    – Peut-être qu’un jour vous aurez des idées pour faire quelque chose entre les deux.

    – Peut-être, rêva Frieda, la fourchette immobile. Si ce gredin-là veut bien s’en donner la peine.

    Antoine haussa les épaules.

    Ils burent encore un peu du bon vin d’Arbois, lentement, les coudes rapprochés, sans désirer parler. Ayant jeté un coup d’œil aux rideaux, Frieda déclara soudain que l’heure était venue de se préparer. Antoine étendit les bras devant lui, comme pour saisir au-delà de la table un objet invisible aux autres et, le regard lourd, les lèvres se contractant, il se leva pour aller farfouiller sous le divan. Il en tira un costume noir qu’il défroissa sur le couvre-lit. Xavier le regardait faire. Il restait assis comme un benêt dans cette roulotte où l’on ne pensait plus à lui. Quand Frieda quitta la table à son tour et, à peine éloignée de quelques pas, se mit tranquillement à dénouer son tablier puis à délacer son corsage, une bouffée de sang lui envahit les joues à l’idée que cette femme n’hésiterait pas à se déshabiller devant lui.

    – Je... je m’en vais... bégaya-t-il.

    – Bon, dit Frieda, les mains affairées à ses lacets. Ce soir, place-toi sur la gauche. C’est de là qu’on voit le mieux.

    Xavier s’enfuit de la roulotte et retomba dans le village comme sur une autre planète. Des gamins criaient leurs derniers jeux, doublant les cris des hirondelles. Il aimait cette heure où les choses se défont une à une pour prendre leur vêtement de nuit. Dans leur roulotte, Antoine et Frieda aussi se travestissaient !

    Des éclats de voix venaient de la deuxième roulotte dont la porte était restée ouverte, et derrière les fenêtres sans rideaux des formes se mouvaient. Autour de l’estrade, deux hommes tendaient une grosse corde entre des piquets de fer pour délimiter l’espace où se tiendrait le public.

    Déjà les premiers spectateurs s’approchaient lentement, intimidés. C’étaient des gens du village, des familles endimanchées, les hommes gardant leurs chapeaux de feutre sur la tête, les femmes dans leurs plus beaux corsages, manches de chemise empesées, fichus et tabliers à fleurs. Des filles en bonnet blanc se tenaient par le bras et rigolaient. La plupart restaient un moment en arrêt, yeux et bouche écarquillés, avant de franchir le barrage de cordes. Mais tout d’un coup, comme s’ils s’étaient concertés, ils pénétraient en paquet dans l’enceinte qui se trouva pleine en un rien de temps et toute bruyante de caquetages.

    Comme Frieda le lui avait recommandé, Xavier alla se glisser sur le côté gauche. Il n’eut pas à patienter longtemps.

    Un jet de trompette déchira l’air et la troupe au complet sortit de derrière la toile en file indienne, les quatre de la famille Baumelé d’abord, puis Frieda et Antoine fermant la marche. Ils montèrent sur l’estrade et s’alignèrent, figés au garde-à-vous, pour se courber ensuite en une série de révérences. Le corps lentement redressé, ils restèrent un moment face aux spectateurs qui béaient devant ces artistes venus les distraire un soir et en oubliaient d’applaudir.

    Le père, le fils et la fille, vêtus de justaucorps foncés sur lesquels se détachaient la collerette, la ceinture et les chaussures d’un jaune vif, portaient un bonnet pointu du même jaune aux bords découpés et relevés. La mère avait passé une robe cramoisi pailletée, des paillettes brillaient dans la toison moutonnante de ses cheveux foncés, et trois petits singes en culotte verte s’agrippaient à sa poitrine comme des nourrissons.

    Tout à côté, Frieda, dans un corsage et une jupe couleur de feu qui contenaient à peine ses chairs, caressait sa chèvre de la main. Antoine se tenait au bout de la rangée, sans autre costume qu’un maillot et un pantalon noirs collants, son visage maigre perdu entre les longues mèches de sa chevelure.

    Le moment de la présentation passé, Baumelé le père annonça le début du spectacle en faisant valser sa trompette autour de son poignet avant de lancer une note haute et prolongée. Alors la mère, Frieda et Antoine disparurent par l’escalier. Ne restèrent que les trois costumés de noir et de jaune.

    Comme mus par des ressorts, ils entrèrent aussitôt dans une agitation démente, sautant les uns par-dessus les autres, s’empoignant deux à deux pour se projeter en l’air. Ensuite, le fils grimpa sur les épaules du père et se tint dressé, tandis que sa sœur, dans un élan vigoureux, se hissait comme un écureuil sur les deux hommes pour atteindre les épaules de son frère, se mettre debout et se planter sur sa tête, toute droite, les bras en croix. La colonne humaine tourna d’abord sur elle-même puis se déplaça à pas menus. Xavier sentait son cœur battre pour la famille d’acrobates, mais surtout pour cette fille mince dont le justaucorps modelait le renflement de la poitrine.

    Brusquement, la colonne s’affaissa, la fille puis le fils dégringolant de leur perchoir. Les deux jeunes gymnastes bondissaient sur les planches comme des balles élastiques. C’est à peine s’ils prirent le temps de respirer et d’accueillir les applaudissements. Ils coururent derrière le rideau et revinrent portant des chevalets, une perche, un rouleau de cordes. Le fils commença par élever à bout de bras la perche qu’il posa avec prudence sur son menton relevé et maintint un long moment à la verticale, ses bras étendus réglant l’équilibre par de minuscules déplacements vers le haut et vers le bas. Pendant qu’il exécutait cette prouesse, Baumelé et sa fille partaient dans une série de sauts périlleux, en avant, en arrière.

    Quand le père et le fils apportèrent des cerceaux qu’ils tenaient à une demi-toise de distance, la fille s’élança au travers, mains en avant, allant se recevoir sur les mains et bouler de l’autre côté, souple, légère, aussi peu embarrassée de son poids que l’oiseau dans l’air ou le poisson dans l’eau. Vite, après trois plongeons, le fils courut prendre derrière le rideau un brasero qu’il déposa entre les cerceaux. Une haute flamme s’en éleva, et la fille passa encore trois fois, quatre fois, toujours plus vite, au travers de la flamme et des cerceaux de plus en plus écartés.

    D’un coup, tout ce mouvement s’arrêta, les cerceaux et le brasero furent emportés. Des battements de mains crépitaient tandis que sur le plateau Frieda s’avançait, tenant en laisse sa chèvre aux cornes enrubannées de vert. Un ruban, vert aussi, retenait ses cheveux roux. Elle avait passé sur son visage un enduit qui le rendait blafard et où les lèvres avaient l’air de saigner. Son corsage laissait à découvert la moitié des seins et ses cuisses courtes et musclées luisaient sous les plis raides de la jupe.

    Elle arrêta sa chèvre en tirant sur la laisse et la fit tourner une fois autour d’elle. De temps à autre, elle imprimait à la corde une petite secousse à laquelle la bête répondait par une rapide plongée de la tête, comme pour saluer. Le public jubilait. Alors Frieda salua à son tour et annonça, son accent tudesque plus marqué :

    – Cette chèvre, mesdames et messieurs, est un animal savant. Elle sait compter aussi bien qu’une personne. Il ne lui manque que la parole. Regardez !

    Elle se rapprocha de la chèvre, les jambes tout contre son flanc.

    – Allons, ma belle, dis-moi combien font un plus un.

    Une des pattes de devant se souleva, donna un coup sur les planches, remonta, frappa une seconde fois.

    – Deux ? Tu dis deux ? Eh bien, nous allons vérifier. Maintenant, combien font deux plus un ?

    Mais la chèvre resta immobile, à balancer de gauche à droite sa tête barbue.

    – Deux plus un ! insista Frieda. Ou un plus deux, si tu préfères.

    De nouveau, le balancement obstiné de la tête. Le public retenait son souffle, certain que le numéro avait raté. Mais ce n’était que ruse de Frieda qui partit d’un violent éclat de rire, se frappa le front.

    – Ah ! mais, la bête, c’est moi ! Comment est-ce que j’ai pu oublier ? Cette chèvre n’aime pas les nombres impairs ! Le résultat, elle le connaît très bien. Pas de deux plus un ? Alors, deux plus deux ? Ça te convient mieux ?

    Le calcul à peine posé, la bique se mit à lever la patte, à frapper le sol, quatre fois, avec une docilité de bonne élève. Dans le public, on délirait. Frieda poussa son avantage :

    – Deux plus trois, vieille têtue ?

    « Non, non ! » faisait la chèvre, et son bouc s’agitait en cadence.

    – Pas de deux plus trois ? Il faut bien qu’on t’obéisse. Et quatre moins un ? Non ? Toujours non ? On peut essayer quatre moins deux, peut-être ?

    La patte aussitôt compta deux.

    – Voilà, conclut Frieda. Tout ce qui est pair est pur ! Tout ce qui est impair est impur !

    Les spectateurs hurlaient.

    La bique, sans qu’on lui eût rien commandé, décrivit des cercles autour de Frieda, et la femme élevait la laisse toujours plus haut, lui donnait du mou pour que la chèvre puisse agrandir ses voltes. Une révérence faite par Frieda en même temps que la chèvre agitait son bouc de bas en haut, et les deux personnages s’en allèrent à petits pas.

    La scène se trouva vide.

    Mais un remuement se fit dans le public. Frieda et la fille se faufilaient entre les gens en faisant tinter une boîte de fer blanc. « Dix batz ! Dix batz pour les artistes ! » disaient-elles, du sourire plaqué sur leurs visages enfarinés. Et l’on était un peu gêné d’être frôlé par ces femmes dont l’une ne voilait pas ses chairs nues. Personne n’aurait osé se dérober à la quête car les deux Baumelé, le père et le fils, surveillaient l’entrée.

    Est-ce que les spectateurs avaient remarqué qu’un filin était tendu au-dessus d’eux entre les deux mâts, à la hauteur de plusieurs toises ? Xavier s’en aperçut seulement lorsqu’il vit Antoine sur la piste, le torse serré dans son maillot noir, ses longs cheveux ramassés en une bourse sur la nuque, qui soulevait à deux mains le long balancier du danseur de corde. Ayant passé et repassé devant le public dans un silence où battait déjà l’angoisse, il marcha vers un des mâts et y grimpa prestement.

    Arrivé au sommet, il resta un instant cramponné au mât, les pieds sur le fil. On entendit un bref roulement de tambour et Antoine, les bras écartés pour tenir le balancier devant lui, commença sa marche sur le chemin périlleux. L’un de ses pieds glissait, l’autre, vite soulevé, était ramené en avant pour continuer la progression. Dans la lumière assourdie du soir, on distinguait son visage comme un masque blême. Antoine n’était plus une créature humaine, c’était une espèce d’ange évoluant dans son royaume aérien.

    Une fois parvenu à la hauteur du public, il fit une pause, se ramassa à croupetons et se suspendit comme à une barre fixe au balancier posé en travers de la corde. Les jambes collées l’une à l’autre, il imprimait à son corps un mouvement de va-et-vient. Ainsi, deux, trois minutes, puis il se rétablit, reprit sa marche, mais en arrière cette fois. De nouveau arrêté, il plia les genoux, s’assit lentement et se laissa aller à la renverse jusqu’à toucher du dos la corde et se trouver tout à fait couché, dans une stabilité si grande qu’il put ramener le balancier le long du corps. Il éleva ensuite dans sa main ce balancier et le lança d’un geste assez précis pour que Frieda, sur les tréteaux, pût l’attraper au vol.

    Plus vulnérable maintenant d’avoir rejeté son soutien, Antoine retrouva en douceur la position verticale, s’avançant de son pas glissé, les bras en croix, jusqu’à l’autre extrémité de la corde où il rejoignit le deuxième mât. Il se tint immobile une bonne minute, son visage en extase semblait boire les applaudissements qui montaient vers lui. On voyait sa poitrine se soulever et s’abaisser sous une respiration peu à peu apaisée.

    Pour ne pas laisser les spectateurs sur leur faim, il refit le chemin inverse en s’agrippant des deux mains à la corde, le rythme donné par de brusques saccades des jambes rassemblées. Au milieu du parcours, il se suspendit par les pieds et, ainsi accroché, se déplaça à petits coups. Puis ses poignets revinrent enserrer le filin et il gagna son point de départ.

    Il ne s’y attarda pas mais se laissa aussitôt tomber jusqu’à terre. Sur la piste, il se contenta de faire trois profondes révérences avant de disparaître hors des lumières. C’est seulement lorsqu’Antoine les eut abandonnés que les spectateurs, retenus jusque-là par l’angoisse, se déchaînèrent. Ils hurlaient, trépignaient, frappaient dans leurs mains, criaient : « Encore ! Encore ! » Sans doute espéraient-ils que le funambule réapparaîtrait pour les saluer. Mais leurs appels furent inutiles.

    Xavier allait se glisser hors de la foule quand, sur les tréteaux, la jeune fille se présenta, le corps moulé dans une longue robe argentée, ses cheveux défaits. Elle alla s’adosser à une planche que son père dressa contre le rideau du fond, éleva lentement les bras à l’horizontale, et l’on put admirer alors l’ovale de son visage où le noir des yeux et de la chevelure, le rouge des lèvres et des joues posaient des taches violentes. Un silence peureux s’était installé, Xavier n’osa plus bouger.

    Avec la même lenteur cérémonieuse, le frère entra en scène à son tour, vêtu en toréador, culotte brillante serrée aux genoux, petit boléro brodé d’or, tricorne noir. Il n’avait rien dans les mains, mais à peine en face du public, il tira de sa ceinture un long couteau puis un deuxième, deux lames effilées qu’il s’amusa à jeter en l’air et à rattraper.

    Alors, se retournant d’un coup, il lança à toute volée ses deux couteaux contre sa sœur. Deux claquements secs, et les éclairs de l’acier terminaient leur course de chaque côté de la tête, si près qu’ils semblaient avoir tranché la chevelure. Entre les deux lames vibrantes, le visage blanc n’avait pas eu un frémissement.

    Le jeune homme courut arracher ses couteaux, retrouva son poste et les planta de nouveau avec la même violence, mais plus bas cette fois, dans l’angle formé par les bras et la poitrine. Seule la planche résonna, deux chocs que Xavier ressentit comme des coups dans le vif de sa chair.

    Au lieu d’aller reprendre ses couteaux, l’homme tira de sous sa veste un petit pistolet, le chargea en le maintenant haut pour que chacun puisse bien observer ses gestes et se mit en position de tireur, le bras tendu. Sa sœur avait tourné la tête, montrant son profil. De ses lèvres violemment fardées un petit tuyau sortit et tout au bout, un ballonnet se gonfla pour atteindre la grosseur d’un poing d’enfant. C’est ce qu’attendait le tireur : il déchargea son arme et la petite sphère de baudruche éclata.

    Après la sortie du couple viendrait l’exhibition des singes habillés de culottes, que Xavier n’aimait pas. Leur imitation des manières humaines le mettait toujours dans un état de malaise et de tristesse, comme si ces animaux qui nous ressemblent trop nous ridiculisaient. Profitant de la stupeur admirative du public, il put s’esquiver pour rejoindre la roulotte.

    Assis sur le petit escalier, sa longue souquenille grise retrouvée, Antoine paraissait un autre homme que l’agile funambule. Il se contenta de lever le visage quand Xavier s’approcha de lui, du geste l’invitant à s’asseoir. On entendait à deux pas les gens hurler et un beuglement de la trompette.

    – Tu n’es pas resté jusqu’au bout ? demanda Antoine.

    – Je n’aime pas les animaux savants. Mais toi, comment t’est venue l’idée de marcher sur une corde ? Tu as toujours su ?

    – Il fallait trouver du neuf et j’ai pensé aux jeux des funambules. Je me suis exercé pendant deux mois. Toujours plus haut, toujours plus longtemps. Et puis, du difficile, la corde oblique, la brouette que l’on pousse, la marche en sabots. Ce tour-là, tu comprends, ça me donne la liberté.

    – Qu’est-ce que tu veux dire ?

    – Voyons ! je peux aller m’offrir n’importe où, demander le prix qu’il me plaira. Qui est-ce qui ne serait pas content d’avoir un type comme moi dans sa troupe ?

    – Tu quitterais les Baumelé ? Tu quitterais Frieda ?

    Antoine ne répondit pas. Il ne voulait pas livrer toute sa pensée. Ou peut-être avait-il déjà reconnu le pas de Frieda sous le dernier brouhaha de la foule. Elle se trouva brusquement devant eux, sa jupe empesée leur frôlant presque le visage.

    – Eh bien, les mignons, lança-t-elle, on ne me laisse pas passer ?

    – La recette a été bonne ? s’informa Antoine qui s’était déjà levé.

    – Très bonne ! Miécourt est un grand village. Il faudra revenir. Et toi, tu as un peu rangé les affaires ?

    – Tout est prêt, archiprêt ! fit Antoine. La chèvre est couchée, le chien aussi.

    Il prit Frieda par la taille, lui planta sur la bouche un gros baiser sonore, et la femme grimpa les marches avec une vivacité qui étonna Xavier.

    – Viens, proposa Antoine. On va faire quelques pas.

    Ils marchèrent l’un à côté de l’autre, longèrent tout le village pour aller rejoindre, au-delà, l’Allaine qui filait paisiblement sa vie nocturne, à peine clapotante entre ses peupliers, touchée par de brefs éclats de lumière. L’ombre envahissait le paysage, noyant les choses.

    – J’aime les rivières, commença Antoine. Il y a des jours où je souhaite n’être rien de plus que de l’eau, une matière fluide qui n’a de forme que par le sol qui la contient. M’abandonner. Me laisser couler. J’appelle cela la tentation du bonheur. Je dis « tentation », mais c’est plus qu’une tentation, c’est un péché. Il nous fait oublier notre vrai devoir qui est d’agir, de combattre, de nous rendre dignes du nom d’homme. Moi, pour l’instant, j’ai le privilège de vivre en marge, ce qui m’aide à réfléchir. Mais d’autres temps viendront. Alors je gagnerai la ville, je descendrai de la corde où j’aurai dansé et je clamerai devant d’autres foules les paroles de justice et de vérité.

    Xavier ne comprenait pas tout de ce monologue qu’Antoine débitait d’une voix presque sans timbre tout en se courbant pour flairer de plus près la fraîche odeur d’eau et de vase.

    – On n’a pas le droit de ne pas vivre mieux que les rivières, Xavier. Rien n’est jamais venu aux hommes sans qu’ils l’aient douloureusement arraché après un long chemin de luttes et de misères.

    – Des gens de notre sorte et qui sont plus heureux que nous, tu en connais ? demanda Xavier, sceptique.

    – Il n’y en a peut-être pas encore. Mais il y en aura. L’important, c’est d’y croire et d’y travailler.

    – Ici ?

    – Pourquoi pas ? Mais je pense que la lumière viendra des grandes villes. C’est là que se font les idées. C’est là que les choses se passeront un beau jour.

    – Et toi aussi, Antoine, ce jour-là, tu seras dans une ville.

    – Peut-être. A Paris, c’est vrai, tout va plus vite qu’ailleurs. J’ai vu des gars qui ont connu Paris. Quand ils reviennent, c’est à peine si tu les reconnais.

    Toujours cette voix sourde de solitaire qu’une forge intérieure semblait réchauffer.

    Ils revenaient maintenant sur leurs pas, Antoine parlait de Paris avec émerveillement comme du rendez-vous des plus hautes intelligences du monde, le paradis où les idées naissent et s’entrechoquent, où l’on se bat, mais en paroles, pour préparer l’avenir.

    Les roulottes tout à coup furent proches avec leurs lucarnes éclairées,

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