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Minerun - L’enquête
Minerun - L’enquête
Minerun - L’enquête
Livre électronique628 pages9 heures

Minerun - L’enquête

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À propos de ce livre électronique

Un convoi qui devait demeurer secret est attaqué ; sa cargaison, volée; ses occupants, tous tués. Devant l’urgence de la situation, le Roi Élias, suzerain du Royaume d’Atride, n’a d’autre choix que de faire appel à ses deux meilleurs enquêteurs afin de retrouver rapidement la trace de l’important chargement. Accompagnés de Kéros, un jeune enquêteur en devenir extrêmement brillant, ils s’apercevront rapidement que
ce vol n’est que la pointe de l’iceberg; l’investigation sera beaucoup plus complexe et surtout, plus dangereuse qu’escompté.

Les enquêteurs pourront néanmoins compter sur l’aide inespérée d’un demi-géant au sens de l’humour particulier, ainsi que celle d’un ex-assassin à la retraite, entre autres, pour leur prêter main forte tout au long de leur périple truffé de bandits, de minotaures, et de créatures meurtrières, sans nom et sans pitié. De chacune des décisions qu’ils prendront pourrait dépendre le sort du Royaume, et qui sait, peut-être même du monde de Minerun tout entier.
LangueFrançais
Date de sortie13 juil. 2018
ISBN9782897865207
Minerun - L’enquête
Auteur

David Bédard

Né en juin 1982, David Bédard est un véritable passionné d’art. Il jongle rapidement avec la musique, la composition, le dessin et l`écriture. Pendant qu’il entreprend ses études dans le but d’enseigner, il a dans ses tiroirs l`ébauche d`un roman dans lequel l’action se mêle au fantastique et l’envie lui prend de l’achever. Ce premier roman, Minerun, sera finalement publié en 2018 aux Éditions ADA. Les Fils d’Adam est son cinquième roman.

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    Aperçu du livre

    Minerun - L’enquête - David Bédard

    Chapitre 1

    STILPHORITE

    Le tonnerre grondait. Partout au-dessus du village, des éclairs traversaient le néant à répétition, accompagnés d’assourdissants roulements, comme si le ciel lui-même allait bientôt s’effondrer — ciel qui avait lui-même disparu, d’ailleurs, entièrement tapissé par la noirceur de l’orage qui sévissait depuis maintenant sept jours entiers. Depuis le début de la tempête, les habitants demeuraient cloîtrés chez eux, les chemins et les routes n’étant plus à présent que d’immenses ruisseaux de boue. À l’extérieur, les rues étaient désertes, à l’exception d’une poignée de courageuses âmes bravant occasionnellement la tempête afin d’aller se procurer quelques vivres essentiels dans l’un ou l’autre des rares commerces toujours ouverts.

    Le village de Stilphorite, pourtant très animé d’ordinaire, s’était endormi très tôt ces derniers jours. L’heure du souper était à peine passée que déjà, plus rien dehors ne bougeait, alors qu’à l’intérieur des logis, les lanternes étaient toutes éteintes. Pourtant, quelque part entre le cœur et les limites du village, une lueur demeurait perceptible à l’intérieur de l’une de ces maisons. Âgée mais solide, elle était l’une des rares habitations encore intactes. L’eau s’abattait sur le toit avec force, et les vents violents faisaient trembler chacune des fenêtres, sans pour autant qu’elles ne cèdent. De l’autre côté de l’une de ces fenêtres, des ombres s’agitaient.

    — Bon, il ne manquait plus que ça ! s’exclama Kéros en fixant le plafond, tout juste après avoir senti une gouttelette d’eau lui tomber sur la tête. Quoique, vu l’âge de cette maison, je suis presque surpris qu’il ait fallu sept jours de tempête avant que l’eau ne réussisse finalement à se faufiler par une brèche.

    Il tenta de trouver l’emplacement exact de la fissure, mais le manque de clarté et la hauteur du plafond l’empêchaient de la situer.

    — Marcus, tu voudrais bien m’apporter le tabouret, s’il te plaît ? Il est juste derrière toi, près de la porte, demanda Kéros en continuant de fixer au-dessus de lui.

    Il n’obtint aucune réponse et n’entendit personne bouger derrière lui. Au bout de quelques secondes, il fronça les sourcils et se retourna. Devant lui, son vieil ami était toujours assis à la table de la cuisine et n’avait nullement bronché, le nez fourré dans l’un des nombreux manuscrits éparpillés autour de lui.

    Marcus était beaucoup plus âgé que lui. Au premier regard, on ne lui donnait pas plus d’une soixantaine d’années. En réalité, il avait bien plus que cela, car Marcus était un elfe, et ici, les elfes vivaient plus vieux que les hommes, tout comme ils vieillissaient beaucoup moins rapidement. Quoi qu’il en soit, même s’il était âgé, il n’était pas sourd pour autant, bien au contraire. Seulement, lorsqu’il était plongé dans sa lecture, pratiquement rien au monde ne pouvait parvenir à briser sa concentration. Kéros le savait bien.

    — Laisse, j’y vais. Oh, et puis non, je n’ai pas la tête à bricoler, je suis trop fatigué. Une cruche vide sous la fuite, et hop, on remet tout ça à demain. Il tombe une goutte à la minute, de toute façon. Pas de danger que nous soyons inondés.

    — Oui, rien ne presse, répondit finalement Marcus sans pour autant quitter son ouvrage des yeux.

    — Ma parole, mais c’est qu’il est toujours en vie celui-là ! J’ai cru pendant un instant que tu nous avais quittés. Lorsque tu dis « rien ne presse », tu fais allusion au toit qui fuit, ou au temps que tu as mis pour me répondre ? se moqua Kéros.

    Marcus déposa alors le livre qui lui cachait la presque totalité du visage. Il avait de longs cheveux, lisses et grisonnants, noués derrière sa tête en queue de cheval, d’épais sourcils et deux ou trois légères cicatrices qui résultaient des nombreuses aventures auxquelles il avait pris part à une époque où il était encore jeune. Les elfes possèdent habituellement de fins traits, mais les siens étaient un peu plus durs que la moyenne. Il portait de minces lunettes de lecture, ainsi qu’une longue toge grisâtre et bleutée.

    — Tu m’excuseras si je suis un peu lent à répondre. C’est que je suis profondément plongé dans ce livre, vois-tu, qui explique comment peaufiner son sens de la répartie. Je te le prête tout de suite, si tu veux. Visiblement, tu en as plus besoin que moi.

    Les deux tentèrent de garder leur sérieux, mais ils finirent par pouffer de rire.

    — Ahhh, Marcus… j’ignore comment tu t’y prends pour demeurer aussi posé dans une pareille situation. Nous n’avons pas mis le gros orteil à l’extérieur depuis une semaine entière à présent ! Je dois travailler, moi, l’argent ne roulera certainement pas jusque dans mes poches par lui-même.

    — Je crois que tu t’inquiètes un peu trop, si tu veux mon avis. Je ne m’en fais pas pour l’argent ; un homme aussi prévoyant et organisé que toi a probablement une fortune d’économisée, cachée à l’abri quelque part. L’armurerie que t’a léguée ton frère est une véritable mine d’or. Je suis persuadé que l’orage pourrait durer une saison entière encore avant que tu ne tombes à sec. Et je ne suis pas à plaindre non plus, alors, pour les finances, je ne crois pas que nous devions nous alarmer.

    Kéros tressaillit. Une violente bourrasque venait d’emporter la brouette de bois d’un voisin, avant de fracasser celle-ci contre la façade de sa maison.

    — Quant à ce véritable déluge qui s’abat sur nous, continua calmement Marcus, je n’ai jamais cru bon me faire du mauvais sang à propos de choses sur lesquelles je n’ai aucun contrôle. Et crois-le ou non, le temps qu’il fait à l’extérieur fait partie de ces choses-là.

    — Oui, je veux bien le croire. Je sais, je m’inquiète inutilement. Encore une fois. N’empêche que le temps commence à être terriblement long, ici.

    — Pas pour moi. J’ai assez de lecture pour me désennuyer pendant les dix prochaines années !

    — Pour les dix prochains siècles, plutôt ! Bon, assez de bavardage pour moi ce soir. Je disais être fatigué tout à l’heure, et c’était vrai. Je te laisse à tes bouquins ; bonne nuit, les oreilles !

    — Bonne nuit, tête de vadrouille ! lui répliqua Marcus du tac au tac en faisant référence aux cheveux tout en broussaille de son ami.

    Après que Kéros eut regagné sa chambre à l’étage, Marcus se leva lentement de table et alla s’asseoir sur son vieux canapé vert, tout près de la cheminée. Là, il ajusta ses lunettes et continua sa lecture, jusqu’à ce que la fatigue ne l’emporte finalement sur lui, un peu moins de deux heures plus tard.

     • • • 

    Au matin, pour la première fois en sept jours, les habitants de Stilphorite ne furent pas réveillés en sursaut par le son fracassant du tonnerre, mais bien par le doux gazouillement des oiseaux. Malgré la présence de l’épaisse couche de nuages flottant toujours au-dessus du village, un pâle rayon de soleil parvint à se frayer un chemin jusque dans le salon de Kéros. Traversant l’une des fenêtres du devant, il termina sa course sur le visage toujours endormi de Marcus. Le feu dans la cheminée, que personne n’avait éteint la veille, n’était plus que braise d’où émanait une petite fumée odorante qui bientôt parfuma tout l’étage.

    Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que la timide lueur ayant réussi à percer les nuages ait raison du sommeil de Marcus. À son réveil, il poussa un long bâillement, puis étira lentement ses bras, faisant du même coup tomber son manuscrit, toujours sur lui à ce moment. Mais il ne sembla guère s’en soucier. Par contre, il fut rapidement agacé par le faible rayon qui lui éclairait à présent une partie du visage. Tentant maladroitement de le bloquer avec sa main, il réfléchit un instant à ce qui lui arrivait, avant de finalement comprendre que l’orage avait cessé et que le soleil était de retour. Enfin presque. Il se dressa paresseusement en s’inclinant vers l’arrière, tout en prenant une bonne respiration. Il inhala alors la douce odeur dégagée par la braise, et instantanément, un immense sourire se forma sur son visage. Soudainement galvanisé, il sentait que la journée qui débutait ne pourrait être que parfaite.

    Marcus ramassa son bouquin, qui était tombé ouvert, l’intérieur face au plancher, avant de le poser sur la table parmi les autres livres qu’il n’avait pas rangés la veille. Il se dirigea ensuite au fond de la pièce, lorsque son attention fut soudainement attirée par une nouvelle odeur. D’abord faible, mais de plus en plus prononcée au fur et à mesure qu’il se dirigeait vers l’une des fenêtres arrière. Cette odeur était des plus délicieuses. Plus suave encore que celle présente à l’intérieur de la maison. Fin nez, il y décela un parfum de succulents légumes bouillis et de viande rôtie.

    Le vieil elfe ne fut pas surpris en regardant par la fenêtre d’apercevoir Kéros, faisant tourner un gros lièvre sur la broche. À quelques pas à sa gauche, suspendue au-dessus d’un second feu, se trouvait une petite marmite fumante, de laquelle émanait l’odeur de potage aux légumes. Kéros, qui ne semblait toujours pas avoir remarqué que son compagnon l’observait, paraissait fort jovial, même si très concentré sur la préparation de son repas. Il bondissait d’un feu à l’autre, un sourire constamment accroché aux lèvres. C’était un excellent cuisinier, et le vieil elfe ne se faisait jamais prier pour goûter l’un de ses plats.

    Marcus avait énormément d’estime pour Kéros, et ce, malgré l’immense différence d’âge entre les deux compagnons. Et pour Kéros, Marcus, lui, était son modèle à suivre. Bien qu’il ne lui ait jamais avoué, il a toujours voulu suivre ses traces, d’aussi longtemps qu’ils se connaissaient. Lui aussi un jour, se disait-il, serait sage et respecté ; lui aussi un jour serait aussi rusé et intuitif ; lui aussi un jour serait… enquêteur.

    Attiré par ces effluves divins, Marcus alla rejoindre son ami en passant par la vieille porte d’en arrière sans faire le moindre bruit, comme à son habitude. Il approcha dans le silence le plus total et s’arrêta derrière lui, espérant le surprendre, alors que ce dernier continuait de préparer son repas. À son grand étonnement, Kéros lui adressa la parole :

    — Je me doutais bien que cette soupe et ce lièvre allaient te sortir de ton sommeil, dit-il. Tu n’auras pas à attendre très longtemps, le repas est presque prêt !

    Marcus ne répondit rien. Il était stupéfait que Kéros ait pu l’entendre ou le voir arriver. Ne voulant rien laisser paraître, il se dépêcha de trouver quelque chose à dire. Après tout, n’était-il pas maître dans l’habileté de pouvoir se déplacer silencieusement ? Aussi avait-il un certain orgueil.

    — On cuisine au grand air, à ce que je vois, dit-il afin d’éviter le sujet. D’ordinaire, tu ne cuisines à l’extérieur que lorsque les journées sont chaudes et ensoleillées alors que celle-ci, bien qu’ait cessé la pluie, est pourtant fraîche. Nuageuse, même. Y a-t-il donc un événement digne d’une telle exception ?

    Durant tout ce temps, Kéros ne pouvait s’empêcher de sourire fièrement. Il était tout à fait conscient que son ami, même s’il tentait de le cacher, était déstabilisé d’avoir été ainsi débusqué. À dire vrai, il ne l’avait pas réellement entendu, car lorsque Marcus désirait être silencieux, il n’émettait absolument aucun son audible. Cependant, après plus d’un an de cohabitation, Kéros avait noté les habitudes de son ami et pouvait dorénavant anticiper ses gestes avec une étonnante précision. Tentant à présent de maintenir un ton ne trahissant pas sa fierté et ne voulant pas froisser davantage l’orgueil de son compagnon, il répondit à la question qui lui avait été posée, bien que tous deux la savaient d’une impertinence totale.

    — La fin de la tempête, mon bon ami, uniquement la fin de la tempête. N’est-ce donc pas une excellente raison de festoyer ?

    Puis, il se tourna vers lui, ne pouvant s’empêcher de sourire à nouveau en regardant son compagnon droit dans les yeux. Heureusement, il pouvait aisément laisser sous-entendre que seule la fin de l’orage en était la cause.

    — Regarde au loin, à l’ouest, ajouta-t-il. On peut déjà voir le ciel qui s’éclaircit.

    La vérité était que la fin de la tempête, bien qu’un excellent alibi, lui donnait réellement le goût de sourire. Bientôt, se disait-il, il pourrait de nouveau aller en ville et travailler quelques heures à son armurerie.

    — Je suis heureux que tu aies retrouvé ta bonne humeur, mon cher. Et doublement heureux que tu nous aies préparés à dîner, ajouta Marcus, visiblement affamé. Quand nous mettons-nous à table ?

     • • • 

    Ce repas, tard dans l’avant-midi, fut tout ce qu’il y a de plus agréable. Les deux compagnons se régalèrent et conversèrent longuement sur différents sujets pouvant aider à prolonger leur bonne humeur. Ils se remémorèrent plusieurs anecdotes passées, et bien qu’il fût pratiquement une heure avant que ne sonne midi, Kéros sortit deux coupes et déboucha une bonne bouteille de vin. Alors qu’il remplissait la sienne pour la seconde fois, Marcus raconta la fameuse histoire où le frère de Kéros avait attrapé une trentaine de petits rongeurs en parcourant les champs, avant de tous les relâcher dans le jardin de la voisine de gauche. C’était une femme méprisante au dernier degré qui d’ordinaire ne se gêne pas pour faire des misères à tous les gens du village, plus particulièrement à ses voisins. Le frère de Kéros s’était donc dit qu’il serait amusant d’envoyer quelques souris chez elle en espérant que ces dernières dévorent son potager en entier. C’est exactement ce qui s’était produit !

    Les deux compères se mirent à rire de plus belle en se remémorant la vieille sorcière sortir sur son perron en pyjama, hurlant après les souris et maudissant le frère de Kéros qui regardait la scène caché derrière un arbre, tordu de rire. Si seulement elle avait fait le moindrement attention à l’endroit où elle mettait les pieds au moment où elle déversait sa rage sur eux, elle aurait peut-être évité la trappe de l’escalier menant à la cave de sa maison ! Bien fait pour elle, se dirent-ils à ce moment. Il n’y avait que quelques marches, de toute façon.

    Le jeune homme aimait énormément son frère et s’en ennuyait beaucoup. Cela faisait maintenant plus d’un an qu’il était décédé. Après sa mort, Kéros avait hérité de l’armurerie que son frère, Gary, avait ouverte. Grand, robuste et de six ans son aîné, Gary avait toujours travaillé dans la maçonnerie et la forgerie. Il passait la majeure partie de son temps à façonner armures et épées. Comme leurs parents étaient partis du jour au lendemain, sans fournir la moindre explication, c’était à lui qu’était incombé la tâche d’élever son jeune frère. Il le trimballait à l’armurerie presque tous les jours, du moins jusqu’à ce qu’il soit assez âgé pour passer une journée seul. Mais le benjamin adorait être avec son frère et aimait plus que tout le regarder travailler. Lorsqu’il était encore vivant, les deux ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Ils étaient très complices, et Kéros appréciait beaucoup lorsque Marcus parlait de lui.

    — Un sacré farceur, ce Gary ! ajouta Marcus en essuyant du doigt une larme formée dans le creux de son œil tellement il avait ri.

    — Pour sûr, approuva Kéros tout bas, la voix remplie de nostalgie. Bon ! Maintenant, allons travailler, reprit-il sur un ton plus vigoureux en se levant d’un trait. Je serai de retour avant le coucher du soleil. Si soleil il y a, ajouta-t-il. Tâche de ne pas trop t’ennuyer, vieille chose. Si tu te lasses de tes bouquins, tu peux toujours me rendre visite à l’armurerie. Il est probable que peu de gens s’y pointent vu l’état actuel des routes, tu ne seras donc pas un gêneur.

    Marcus, toujours assis à table, avait déjà commencé à rassembler ses livres pour sa lecture quotidienne. Il avait acquiescé, mais se doutait fort bien qu’il ne mettrait probablement plus les pieds dehors une fois sa séance de bouquinage terminée. Kéros le salua, prit son sac à dos et quitta, impatient de pouvoir marcher dans les rues à nouveau.

    À son grand étonnement, il y avait déjà beaucoup de gens circulant à l’extérieur. Tous les commerces de vivres faisaient des affaires en or cette journée-là. Les habitants, craignant le retour de l’orage, s’étaient rués dans les marchés afin de se procurer un maximum de nourriture et de matériel qui pourraient leur permettre de subsister plusieurs jours sans sortir. Vu l’état des routes, les habitants avaient beaucoup de difficulté à se déplacer. La plupart étaient couverts de boue, de la ceinture jusqu’aux orteils. Kéros aperçut même un chariot qui s’était embourbé dans une immense flaque d’eau et de boue. Sans hésiter, il alla prêter main-forte aux quatre hommes présents qui, déjà, tentaient de dégager le chariot en le poussant hors du trou. Il ne lui fallut que quelques minutes avant de se retrouver lui aussi couvert de fange. Dans leur tentative d’évacuer le chariot, les cinq hommes étaient tombés dans la mare plus d’une fois tellement le sol était glissant, avant d’enfin voir leurs efforts porter fruit. L’intérieur des bottes de Kéros, à présent rempli d’eau, émettait des bruits de succion à chacun de ses pas.

    Alors qu’il continuait de marcher, un groupe de curieux individus attira son attention parmi la foule. Les membres de ce trio se tenaient debout, immobiles, suivant de la tête les gens circulant dans la rue. Ils avaient le regard méfiant. Attendant tout près de la porte d’un commerce, les trois étrangers semblaient particulièrement nerveux. Parmi eux se trouvait un grand maigre dont les bras dépassaient des manches de sa toge verte trop étroite, déchirée à plusieurs endroits et extrêmement sale. Il avait la peau blême, ses cheveux étaient noirs, ébouriffés et lui retombaient sans cesse dans les yeux, exactement comme les siens. Au centre, une femme, petite, les cheveux noirs également, mais longs jusqu’aux épaules. Elle devait porter une armure sous ses loques. Son visage ainsi que ses mains étaient noircis par la saleté. Puis, complètement à droite, se tenait un vieux nain aux cheveux blancs, longs et défaits, qui cachaient une partie de son visage. Sa barbe blanche était brune et terreuse dans le bas. Ce qu’on remarquait surtout étaient ses deux bras aux monstrueux biceps, malgré son âge avancé. Il portait également d’énormes bracelets de métal à chaque poignet. Il tenait derrière lui, sous une couverture rouge et or plutôt délabrée, un objet que Kéros soupçonnait bien évidemment être une hache. Tous les trois avaient le même air inquiétant, et au fur et à mesure qu’il continuait d’avancer, ses craintes finirent par se confirmer : le commerce devant lequel se tenaient ces douteux personnages était bel et bien son armurerie !

    Le pas de plus en plus hésitant, il ralentit légèrement alors que son estomac se nouait. Il est vrai qu’une importante part de ses clients était constituée d’étrangers et d’aventuriers de passage dans le coin, mais quelque chose dans le regard de ceux-ci le rendait mal à l’aise. Peut-être n’était-ce que dans sa tête. Le fait que son propre frère soit mort devant cette même armurerie, attaqué en plein jour par une bande de voleurs, devait également peser dans la balance. L’idée de faire demi-tour lui traversa l’esprit, mais l’instant suivant, il remarqua leurs six yeux braqués sur lui. Trop tard ! Il parcourut donc les quelques mètres qui le séparaient de son établissement. Une fois devant la porte, la femme au centre prit la parole.

    — C’est vous le propriétaire, ici ? demanda-t-elle sur un ton autoritaire.

    — Je… oui… oui, c’est moi, mais… balbutia Kéros, craintif.

    — Alors, déverrouillez cette porte immédiatement, c’est urgent ! ajouta la femme sur un ton bas cette fois, mais beaucoup plus menaçant.

    — Mais qu’est-ce qui…

    — On vous dit que c’est urgent ! hurla le nain. Qu’est-ce que vous attendez ? Vous voulez qu’on ouvre la serrure avec votre crâne, peut-être ? Cervelle de moineau ! Tête d’enclume !

    Ne faisant ni une ni deux, voyant les veines du front du nain saillir sur son visage maintenant tout rouge alors qu’il continuait de l’injurier, Kéros se précipita sur la porte qu’il tenta de déverrouiller malgré ses mains tremblantes, pourtant incertain que c’était la bonne chose à faire. Il jeta un regard rapide autour de lui, mais personne dehors ne semblait avoir aperçu la scène. Aussitôt la porte ouverte, les trois compères entrèrent, poussant brusquement le pauvre propriétaire à l’intérieur. Une fois entrés, ils se dispersèrent aux quatre coins du magasin et en examinèrent l’inventaire chacun de leur côté. La bâtisse avait les dimensions et l’apparence d’une vieille grange. Les articles étaient classés par catégories dans les trois différentes allées de l’armurerie. L’air était très frais à l’intérieur, et la pièce sentait le bois humide. Partout, les pas lourds et rapides des trois étrangers résonnaient sur le plancher. Comme il faisait assez sombre, Kéros alla retirer les panneaux devant les fenêtres, permettant ainsi au peu de lumière de l’extérieur d’éclairer son magasin. Cela ne sembla aucunement gêner les trois intrus, trop occupés à courir dans tous les sens. Finalement, après plusieurs minutes, ils approchèrent du comptoir où se tenait l’armurier, et y déposèrent brusquement une grande couverture brune remplie de toutes les choses qu’ils avaient choisies.

    — Nous prenons tout ça ! dit le grand maigre, qui n’avait pas prononcé un seul mot jusqu’à présent.

    Kéros sembla hésiter un moment. Il était immobile, la bouche à demi ouverte. Comment allait-il leur demander s’ils avaient de quoi payer sans risquer de les mettre plus en colère ? Ce fut à ce moment que l’homme sortit de sous sa toge une bourse qu’il vida en entier sur le comptoir. Un bref coup d’œil aux items récoltés par le trio fut suffisant pour conclure que le montant versé par l’homme serait nettement insuffisant.

    — Nous disons donc… entreprit-il, feignant d’ignorer qu’il n’y aurait pas assez d’argent… une épée courte en argent, deux haches de jet ultra légères, cinq dagues, trois paires de gants, vingt pointes de flèches et un casque. D’accord ! Et vous avez un total de…

    Kéros ne savait que dire ni que faire. Il manquait plus du double de la somme avancée par l’homme. De plus, plusieurs des pièces étaient couvertes de sang, ce qui ne l’aida en rien à garder son calme. Et bien qu’il craignait la réaction des étrangers devant lui, il craignait bien davantage celle du nain barjot.

    — Écoutez, continua l’homme d’une voix impatiente, je suis conscient qu’en temps normal, cette somme ne suffirait pas à payer tout ce matériel, mais la situation…

    — Ah ! Assez de blabla ! hurla le nain. On n’a pas le temps de s’attarder ici ! Il manque de l’argent, il n’y a qu’une seule façon de régler ça !

    Le nain empoigna soudainement sa propre hache, jusqu’alors cachée sous son étoffe rouge. Il la brandit à deux mains au-dessus de sa tête et hurla : « Vous voulez plus d’argent ? Contentez-vous de ça ! »

    BANG !

    Lentement, après quelques secondes, Kéros rouvrit les yeux, soulagé de constater que la hache était plantée juste devant lui, sur le comptoir, et non au beau milieu de son crâne.

    — Cette hache, dit tout doucement le nain, a une valeur inestimable. Elle fut forgée par mes ancêtres, il y a plus de mille ans de cela. Dix années furent nécessaires à sa confection, avant qu’elle ne soit prête à trancher ses premières têtes d’orcs. Et croyez-moi… elle en a coupé ! ajouta-t-il calmement, les yeux grands ouverts, remplis d’une certaine folie.

    Mais Kéros n’écoutait qu’à moitié les paroles du nain. Il fixait la hache, comme hypnotisé par elle, alors qu’il l’effleurait d’une main, se sentant indigne de la toucher.

    — Elle est splendide, répondit l’armurier. Mille ans ? Elle semble pourtant encore toute neuve.

    — Oui, elle est très spéciale, reprit le nain. La lame est indestructible. Impossible d’y faire la moindre égratignure, et toujours, elle reste affûtée, capable de trancher un orc en deux d’un seul coup. Aussi, lorsque l’on se bat et qu’on est envahi par une colère bouillante, elle prend feu, sans toutefois brûler la main qui la manie. Vous ne voulez pas être celui qui encaisse le coup lorsque cela se produit, croyez-moi !

    — Vraiment ? demanda l’armurier, intrigué, détachant ses yeux de la hache pour regarder le nain. Mon ami m’a déjà parlé de l’une de ces haches. Alors qu’il était plus jeune, son compagnon d’armes en possédait une du genre. Jamais je n’aurais cru avoir la chance d’en voir une de mes propres yeux un jour.

    Pendant ce temps, les deux autres montraient de plus en plus de signes d’impatience. Ils n’avaient visiblement cure de leur histoire de hache.

    — Eh bien, votre ami est un menteur, répondit le nain d’une voix forte et indignée. Cette hache est unique, vous m’entendez ! Il n’en existe aucune autre dans tout l’univers et…

    La femme lui donna un coup de pied sur le tibia, lui faisant signe qu’il était plus que temps pour eux de quitter les lieux.

    — Je vous défends bien de parler ainsi en mal de mon ami Marcus, répliqua Kéros, haussant la voix à son tour. Il n’a absolument rien d’un menteur et…

    — Attendez un peu, interrompit le nain, étonné. Vous dites connaître un dénommé Marcus qui prétend avoir déjà vu une hache exactement comme celle-ci ?

    — C’est bien ce que j’ai dit ! répondit Kéros, toujours indigné que cet inconnu ait osé insulter son ami. Vous savez écouter, alors ? Retenez donc ceci ; je ne…

    — C’est un elfe, n’est-ce pas ? Dites-moi ! S’agit-il d’un elfe ? Un vieux sac d’os tout grisonnant, probablement. Qui déteste les endroits clos, de surcroît ? demanda le nain, fébrile.

    Mais la partie de lui qui prenait la défense de son ami avait toujours le dessus.

    — Vous détesteriez les endroits clos vous aussi si vous aviez passé près d’un mois entier pris au piège dans un labyrinthe infernal à deux cents mètres sous terre, à vous nourrir de bestioles et à voir vos amis se transformer un par un en monstres horribles pour ensuite tenter de vous tuer.

    Il y eut un court silence.

    — Mais tout ça, dit le nain à voix basse, approchant son visage du sien, tout ça je l’ai vécu, jeune homme !

    La folie dans les yeux du nain semblait avoir triplé. Kéros pouvait presque entendre son cœur battre à distance. Il venait à l’instant de se rendre compte de ce qui se passait et de comprendre à qui il parlait. Était-ce possible ? Pourquoi pas ? Après tout, ne venait-il pas de décrire Marcus de façon convaincante ?

    — Julius ! cria la femme. On n’a plus le temps maintenant ! Il faut partir, tout de suite ! Dites-nous, monsieur, est-ce que cela sera suffisant si l’on ajoute la hache au montant ?

    Mais Kéros fixait toujours le nain. Ses doutes étaient maintenant dissipés. La femme l’avait bel et bien appelé Julius. C’était donc lui, pas d’erreur possible.

    — Oui, bien sûr. Amplement, même. Aussi, je vous dis de reprendre vos pièces d’or. La hache seule suffira.

    — Nous vous remercions, dit le grand homme, reprenant à la hâte sa couverture remplie de tout ce qu’ils venaient d’acquérir. Si nos prédictions sont justes, vous aurez énormément de clients d’ici les deux prochains jours. Les gens voudront s’armer au maximum, et je vous conseille de faire de même. Sinon de quitter le village. Très loin ! Vous le ferez d’ici demain si vous voulez vivre. Maintenant je vous dis adieu, et j’espère de tout cœur me tromper sur ce qui se prépare. Que Partena¹ vous garde !

    Puis il quitta.

    Évidemment, Kéros n’avait pas la moindre idée de ce dont l’homme voulait parler. Il s’adressa à Julius, qui lui était en train de griffonner quelque chose sur un bout de papier.

    — Dites-moi, pourquoi vous débarrasser de cette hache si elle est si précieuse ? N’avez-vous donc aucun autre objet que vous auriez pu tenter de troquer ?

    — C’est que pour notre mission, dit Julius sans lever les yeux de son mot, elle est beaucoup trop encombrante. Nous devons voyager léger. Or cette hache est très lourde, même pour un nain. Sans vous, j’aurais été dans l’obligation de la jeter au fond d’un fossé, ou bien encore de l’enterrer quelque part. Mais maintenant, au moins, je sais qu’elle est entre bonnes mains. Surtout si ce sont celles d’un ami de ce vieux Marcus.

    Il inséra la note qu’il venait de terminer d’écrire dans une enveloppe qu’il scella, puis la tendit à Kéros.

    — Nous ne reviendrons probablement pas de cette mission, dit Julius sur un ton grave mais fier. Au moins, j’aurai le bonheur de savoir que mon meilleur ami est toujours en vie, et qu’il apprendra que je le suis également. Du moins que je le suis aujourd’hui. Donnez-lui cette enveloppe, voulez-vous ? Et dites-lui qu’à ma mort, j’irai hanter la maison de ce vieux sacripant, ajouta-t-il en éclatant de rire. Maintenant je dois partir. Je suis extrêmement honoré de vous avoir rencontré. Adieu !

    Il s’en alla rejoindre ses deux compagnons à l’entrée, puis ils quittèrent les lieux. Kéros se rendit à la fenêtre pour les regarder s’éloigner au pas de course, se rendant vers il ne savait trop quels dangers. Quelle tête fera Marcus lorsqu’il lui racontera cette histoire !

    — Eh bien, j’espère tout de même qu’il n’ira pas se faire tuer, dit-il tout bas pour lui-même en parlant de Julius. Car la maison dans laquelle vit Marcus, c’est la mienne !

    1. N.d.R.: Partena est la déesse de la justice.

    Chapitre 2

    DOUZE POUR CENT

    Kéros était soulagé de savoir qu’il allait bientôt pouvoir rentrer chez lui.

    — Quelle journée de fou ! souffla-t-il à voix haute alors qu’il verrouillait la porte de son commerce, tout en sueur.

    Une heure après le départ de Julius et de ses deux compagnons, l’armurerie n’avait toujours accueilli aucun nouveau client, et Kéros avait été persuadé qu’il en serait ainsi jusqu’à l’heure de la fermeture. Il avait eu tort.

    Une première vague de clients avait fait irruption alors qu’il terminait de passer le balai dans les allées. Des aventuriers, à ce qui lui avait semblé, tous appartenant vraisemblablement à un même groupe. Tout comme le nain et ses amis, ils paraissaient tendus, courant dans toutes les directions, menant un vacarme épouvantable et agressant le pauvre Kéros de mille et une questions. La plupart étaient faciles, car elles portaient sur sa marchandise (qu’il connaissait par cœur), mais il ne put fournir de réponses lorsqu’on lui demanda des renseignements sur certains coins éloignés du pays dont il n’avait jamais même entendu parler.

    Le groupe n’avait toujours pas quitté son établissement que d’autres clients étaient entrés et s’étaient dispersés à l’intérieur, la plupart d’entre eux étant cette fois des paysans et des habitants du village. Et il fut envahi de la sorte d’une marée de clients bruyants et volubiles toute la journée durant.

    Par chance, il put compter sur la présence de Benny, son assistant, pour lui donner un précieux coup de main. Solide pièce d’homme, Benny avait été engagé par Kéros l’été précédent. On ne pouvait pas dire de lui qu’il était un homme particulièrement brillant, mais il travaillait vaillamment, et avait bon cœur. Son crâne rasé et sa forte barbe lui donnaient des airs de dur, alors qu’en réalité, c’était un type bonasse qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Kéros le considérait bien plus comme un ami qu’un employé, à présent. Un vendredi sur deux, il invitait Kéros à boire une bière à sa maison après le boulot. Il vivait avec son père, le vieux Lémar, à quelques pâtés de maisons de l’armurerie. Il arrivait même que dans certaines occasions, Marcus se donne congé de lecture pour aller les rejoindre.

    Une fois le dernier client sorti, Kéros demanda à Benny de s’occuper du ménage (on aurait dit qu’un ouragan était passé), alors que lui mettrait à jour l’inventaire. Lorsque cela fut fait, ils fermèrent boutique pour de bon. Le coffre s’était bien rempli, et Kéros donna à son assistant la part qui lui revenait. Les deux hommes se serrèrent la main et se dirent à demain, si dame Nature le voulait bien.

    Dehors, les nuages tardaient toujours à se dissiper, et le soleil avait disparu depuis un bon moment déjà. Kéros, frissonnant, se décida à boutonner la veste de laine qu’il avait sur le dos.

    — Dire que j’ai failli la laisser à la maison tout à l’heure ! pensa-t-il. Bon, c’est reparti pour la boue.

    Même en zigzagant entre les plus grosses mares, ce fut peine perdue pour lui, il se resalit après quelques pas seulement. Le plus gros de la population n’était déjà plus dans les rues ; le peu de gens qu’il croisa sur son chemin lui parurent nerveux et pressés, encore une fois, et personne ne lui accorda la moindre importance. À son grand bonheur, il faut dire, car il transportait sur lui la recette de sa journée de travail en entier.

    C’est pour cette raison d’ailleurs qu’il modifia son itinéraire habituel. Ce détour rallongerait considérablement son trajet, mais du même coup lui éviterait de passer par le coin le plus malsain et le plus dangereux du village. Il enjamba une partie de la clôture de bois de la maison la plus proche que la tempête avait arrachée la veille, avant de s’aventurer dans une longue et étroite ruelle. Elle n’était pratiquement pas éclairée, et bientôt, alors qu’il se mit à entendre des bruits de pas derrière lui, il commença à se dire que son idée n’était peut-être pas la meilleure.

    « Dire que je gagne ma vie en fabriquant et en vendant des armes et que je n’ai même pas une foutue dague sur moi… » pensa-t-il.

    En regardant rapidement par-dessus son épaule sans trop de discrétion, il constata qu’il y avait bel et bien quelqu’un derrière lui. Sans s’alarmer, il accéléra discrètement le pas. Après tout, des centaines de personnes empruntaient cette ruelle chaque jour sans le moindre problème. La plupart du temps.

    À son grand dam, les pas qui le suivaient semblèrent eux aussi accélérer. Il lui restait une bonne distance à parcourir avant d’arriver à la fin de la ruelle, mais encore une fois, il garda son calme.

    « Dommage pour toi, mon ami, tu vas bientôt découvrir que je suis un excellent sprinteur, même avec cette boue ! L’avance que j’ai sur toi est suffisante pour que je puisse te semer en un rien de temps » se dit-il.

    Au même moment, deux autres types louches apparurent devant lui. D’où sortaient-ils ? Il n’en avait pas la moindre idée. Ils devaient s’être cachés quelque part derrière l’une des nombreuses piles de caisses abandonnées. Il tenta de contourner celui de droite comme si de rien n’était, mais, sans surprise, l’individu lui barra la route.

    — Pas si vite, toi ! Tu ne vas aller nulle part pour l’instant ! lui annonça l’homme.

    Kéros stoppa net. Beaucoup plus imposant que lui, le type le fit reculer de quelques pas après l’avoir poussé mollement d’une seule main. Pendant ce temps, le troisième complice derrière lui les avait rejoints, et Kéros fut ainsi encerclé.

    — Ne t’inquiète pas, lui dit le barbu à sa gauche. Nous n’en avons pas pour longtemps.

    Celui derrière l’agrippa par l’épaule et le tourna brusquement face à lui alors que de son autre main, il lui colla une dague au visage. En l’espace d’une seconde à peine, Kéros n’était plus calme du tout.

    — Tu n’te souviens peut-être pas de nous, mais nous nous sommes hasardés dans ton commerce une bonne partie de la journée plus tôt. Tous ces clients ! Tu as dû faire une petite fortune, ma foi ! Tu n’as tout de même pas l’intention de tout garder pour toi, j’ai tort ?

    Les deux autres dégainèrent leurs dagues en même temps.

    — Tu ne risquerais pas de laisser un tel magot dormir là-bas sans protection, pas plus que tu ne le confierais à ce gros idiot chauve qui te sert de boniche ! Or, il est forcément quelque part sur toi ! continua-t-il en tâtant Kéros du bout de sa lame, cherchant l’endroit où il avait accroché sa bourse.

    Affolé, le pauvre armurier sonda rapidement les alentours à la recherche d’un objet qui pourrait l’aider à se défendre. Le bandit d’en face s’en rendit compte et le gifla pour le ramener à l’ordre.

    — À présent, tu vas nous sauver du temps et des efforts à tous et tu vas nous filer cet argent sur-le-champ, après quoi, nous disparaîtrons sans faire de vagues. Si tu refuses…

    Les autres se mirent à rire, pendant que le jeune homme frottait sa joue endolorie.

    — Si je refuse ? demanda Kéros, à demi effrayé, à demi en colère.

    — Eh bien, disons que tu pourras vérifier personnellement l’efficacité des armes que tu vends, répondit l’homme en descendant la lame sous sa gorge. À la suite de quoi, nous te dépouillerons quand même !

    Le bandit avait approché son visage à une distance beaucoup trop courte au goût de Kéros. Celui-ci postillonnait à chaque trois mots, et une haleine de latrine s’échappait d’entre chacune de ses dents pourries.

    — Ton argent ! Maintenant !

    Kéros était toujours terrifié, mais à chaque seconde qui passait, c’était la colère qui prenait davantage le dessus. Il avait attendu une semaine entière avant de pouvoir retourner travailler, et alors qu’il venait de connaître sa plus lucrative journée à vie, il devrait se départir de tout l’argent qu’il venait de gagner ? En se faisant menacer par ses propres armes, qui plus est ! Et rien ne garantissait qu’il n’allait pas se faire refroidir une fois l’argent entre les mains des malfrats. Lentement, ses dents et ses poings se serrèrent. Son propre frère était mort aux mains de bandits du genre, attaqué par-derrière, sans avoir eu la moindre chance de se défendre. S’il était pour mourir ce soir, les autres auraient à se battre, se dit-il. Au moment où il s’élançait vers l’arrière afin de frapper son agresseur d’une bonne droite au menton, un objet lui siffla près des oreilles à grande vitesse et atteignit le costaud derrière lui directement au-dessus de l’œil gauche. Il s’effondra sur-le-champ.

    Saisis, les trois hommes toujours debout se regardèrent, cherchant follement qui s’en prenait ainsi à eux, jusqu’à ce qu’une voix au loin se fasse entendre :

    — Hé, vous ! Vous allez ficher la paix à mon copain, que j’vous dis ! Déguerpissez, sales rats !

    En raison de l’obscurité et de la distance qui les séparait, les deux voleurs ne purent voir le visage de la silhouette qui avançait vers eux. Mais Kéros, lui, avait reconnu la voix de son ami Benny. Comme il avait beaucoup de coffre, sa voix était grave et portante. Kéros espérait que cela soit suffisant pour convaincre les autres de l’écouter et de s’éclipser sans s’apercevoir que devant eux, Benny était en réalité terrifié. Cela ne fut pas le cas. Le bandit aux dents pourries avait ressenti l’hésitation dans la voix du taupin et fonça sur lui sans attendre. Le barbu tenta de faire de même, mais Kéros eut le temps de plonger et de lui agripper les jambes. Les deux tombèrent dans la boue, alors que le troisième continua sa course vers Benny. Plus il s’en approchait, sa dague toujours à la main, plus Benny commençait à reculer tranquillement. La bagarre n’avait jamais été son truc. Devinant la peur qui habitait à présent sa future victime, le bandit, ayant gagné en confiance, accéléra. Lorsqu’il fut tout près de lui, il ne vit qu’un éclair bleuté. Ensuite, plus rien.

    — À quoi ça sert d’être armé lorsqu’on a les bras d’une fillette ? hurla Benny à son ennemi inconscient, sous l’effet de l’adrénaline. Ça ! Ça, c’est un bras d’homme ! continua-t-il en pointant son propre biceps du doigt.

    L’autre avait effectivement oublié de calculer la différence de portée entre les deux, et le bras de Benny faisait une fois et un tiers la longueur du sien. Sans compter que Benny avait transféré tout son poids vers l’avant en portant son coup ; il avait vraiment mis toute la gomme : l’autre n’allait pas se réveiller de si tôt.

    Toujours par terre, le barbu avait vu toute la scène. Il se dégagea de l’emprise de Kéros, aidé par toute cette boue dont il était à présent enduit, et prit ses jambes à son cou. Benny fit quelques pas de course dans sa direction, mais abandonna aussitôt la poursuite, optant plutôt pour aller aider son ami à se remettre sur pied.

    — Ça va, dis ?

    — Oui, tout va très bien, merci ! Grâce à toi, d’ailleurs. Je t’en dois vraiment une.

    Benny, soudainement habité d’un mélange de culpabilité et de panique, ne répondit rien.

    — Il est mort, tu crois ? demanda-t-il en parlant du bandit qui avait reçu la pierre qu’il avait lancée.

    Par terre, le corps du gaillard en question, celui qui avait bloqué le passage à Kéros plus tôt, gisait sur le dos, les yeux grands ouverts et le crâne défoncé, dans une mare de sang et de terre.

    — Eh… oui. Très mort, même.

    Benny s’affola un peu plus.

    — Benny ! Benny, écoute-moi !

    Benny sortit de ses pensées.

    — Tu aurais préféré que ce soit moi à sa place, peut-être ? Tu as bien agi, tu n’as rien à te reprocher ! Ces gars-là étaient des voleurs, et probablement des meurtriers ! Je suis vivant et je n’ai pas une égratignure grâce à toi.

    — C’est vrai, répondit Benny au bout d’un moment. Je n’avais pas d’autres choix.

    — Exact ! À présent, rentrons chez nous si tu veux. Si le barbu est parti chercher du renfort, mieux vaut ne pas traîner dans l’coin. On reparlera de tout ça au boulot. Allez, à demain !

    — On retourne chacun chez soi, consentit Benny, mais j’te raccompagne à la maison avant. C’est dangereux ici, surtout avec tout cet argent que tu trimballes. Un nageur dans une mer de requins, voilà c’que t’es ! Et cette bourse est un gros steak bien saignant pendu à ton slip !

    — J’apprécie l’offre, mais si tu m’accompagnes, tu devras faire le trajet de retour seul. Les rues sont dangereuses pour toi aussi.

    — Vraiment ? répondit Benny, qui avait soudainement gagné en confiance. Et selon toi, est-ce que les rues sont plus dangereuses pour moi, ou pour mon bon ami « j’ai-le-crâne-défoncé-et-j’me-vide-de-mon-sang » ? Ou encore pour son pote qui dort un peu plus loin ?

    Il marquait un point. Comme Kéros ne trouva rien à répondre à cela, et que de toute façon il savait qu’il ne le ferait pas changer d’idée, il accepta de se faire raccompagner.

    Le reste du trajet se passa sans embûches. Ils avaient opté pour un pas rapide et n’échangèrent que très peu de mots. Finalement, ils atteignirent le porche de la maison, tous deux sains et saufs.

    — Nous y voilà finalement, poussa Kéros, non sans soulagement. Je n’te remercierai jamais assez de ce que tu as fait ce soir ! Tu as fait preuve d’énormément de courage. Et de précision aussi, quel lancer ! Ha ! Ha ! Ha !

    Benny se mit à rire à son tour.

    — Bah, tu sais, en fait, j’ai lancé ce caillou un peu au hasard.

    — Je… attends, quoi ?

    — Ouais, expliqua-t-il de façon tout à fait banale. J’ai lancé ma roche dans l’tas ! Comme vous étiez quatre, y’avait qu’une chance sur quatre pour qu’elle te touche. On est d’accord que douze pour cent des chances, c’est pas beaucoup ! C’était pratiquement sans risque !

     • • • 

    Benny refusa lorsque Kéros lui offrit de passer la nuit chez lui. Il lui fallait veiller sur son vieux père et être debout tôt le lendemain matin afin d’effectuer plusieurs travaux de réparation sur sa maison avant de se rendre à l’armurerie. Les deux amis jasèrent donc quelques instants devant la porte, puis Benny repartit vers chez lui pendant que Kéros le remerciait pour une énième fois.

    Avant qu’il ne pénètre à l’intérieur, le jeune armurier entendit un son qui lui était très familier. Non pas un son menaçant ou effrayant, mais bien le creux gargouillement qu’émettait son estomac lorsqu’il désirait qu’on l’emplisse.

    « Heureusement, il me reste encore une bonne portion du potage aux légumes de ce matin » pensa-t-il en salivant déjà. « Je ferai réchauffer ce qu’il en reste et l’accompagnerai d’une bonne miche de pain bien moelleuse. Et qui sait, peut-être ces arômes sortiront-ils ce vieux Marcus de son sommeil pour la seconde fois de la journée. De cette façon, je n’aurai pas à attendre jusqu’à demain pour lui raconter tout ce qui s’est passé aujourd’hui. »

    C’est sur ces pensées qu’il ouvrit la porte et entra (enfin) chez lui. Une fois à l’intérieur, il referma doucement derrière lui et se déchaussa. Il nota alors une faible lumière à sa gauche. Marcus était devant lui, au fond de la pièce, assis comme c’était si souvent le cas dans son fauteuil vert, face à la fenêtre du devant. Sur une petite table à la gauche de ce dernier se trouvait sa lampe à l’huile, qui lui éclairait la moitié du visage et une partie du fauteuil. Marcus n’avait toujours pas bougé ni dit un seul mot. Son visage de pierre fixait la fenêtre. Évidemment, il n’y avait rien à voir à l’extérieur ; Marcus semblait être dans une sorte de transe, ou du moins, en réflexion très profonde.

    — Tout va bien, Marcus ?

    Il n’obtint aucune réponse. Il remarqua alors une lettre, soigneusement repliée, dans la main refermée de Marcus. Sur la table derrière, une enveloppe décachetée. Il la saisit doucement et l’examina. Elle était bel et bien adressée à Marcus, et provenait du royaume d’Atride.

    — Une lettre en provenance d’Atride ? demanda Kéros, inquiet. Mais… voyons, tu ne veux pas dire que… cela ne peut pas être ce à quoi…

    — Et pourtant, coupa Marcus, qui parla pour la première fois, pourtant, ça l’est. Cette lettre, reprit-il, est signée de la main même de l’intendant Keb.

    Il prit une pause, puis se tourna vers Kéros.

    — Ça y est, mon ami, je reprends officiellement du service.

    Kéros ne pouvait y croire ! Les deux compagnons savaient bien que cet instant finirait par arriver un jour ou l’autre, seulement, depuis le temps, ils s’étaient habitués au mode de vie qu’ils menaient. Tout allait changer, à présent. Marcus allait devoir repartir pour le royaume d’Atride et reprendre son emploi. Kéros était triste à l’idée d’être séparé de son bon ami, mais surtout, il craignait pour la sécurité du vieil elfe une fois retourné là-bas.

    — Les chances sont que Gaspar s’y trouve toujours, tu sais. Si tu y retournes, il cherchera forcément à se venger, déduisit Kéros.

    — Il croupit en prison, à présent. Là où il mérite d’être, d’ailleurs, répondit Marcus. Tant qu’il y sera, je serai en sécurité.

    — Tu crois réellement cela ? N’oublie pas qu’il y séjourne grâce à toi ! Le criminel le plus dangereux de tout le pays a forcément plusieurs ressources. Selon moi, il représente une grande menace, même derrière les barreaux !

    — L’intendant ne me forcerait certainement pas à y retourner s’il n’était pas convaincu que je ne risque rien. Il assignera assurément les soldats les plus compétents pour m’assister durant mon enquête. Vraiment, tu t’inquiètes inutilement.

    Mais quelque chose dans la voix de l’elfe trahissait son incertitude. Kéros le sentait. Pauvre Marcus ! Le roi en personne avait fait la demande de sa réinsertion, comment aurait-il pu refuser ? Son unique choix était d’y retourner. Le mieux était de se convaincre que tout allait bien aller, et prier pour que la prime sur sa tête soit à présent chose du passé. Même s’il comprenait très bien la situation, Kéros tenta tout de même de le convaincre de rester.

    — Corrige-moi si je fais erreur, mais il était bel et bien déjà incarcéré lorsque ses hommes de main ont tenté de te tuer une dizaine de fois au cours de la même journée, non ? C’est d’ailleurs après cette fameuse série d’incidents que tu as décidé de venir te terrer ici, à Stilphorite.

    — J’ai abusé de ta charité beaucoup trop longtemps,

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