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Nouvelle-France
Nouvelle-France
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Livre électronique371 pages4 heures

Nouvelle-France

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À propos de ce livre électronique

XVIIe siècle

La guerre entre les catholiques et les protestants a laissé La Rochelle dans un état précaire. Joachim Reguindeau doit quitter cette ville où il n’a plus d’attache. Grâce à de faux papiers, l’orphelin se fait engager par les marchands Grignon, Gaigneur et Masse et se rend en Amérique. Arrivé à Trois-Rivières, il se trouve un emploi de domestique dans une riche famille. Il y fait alors la connaissance du gouverneur Pierre Boucher de qui il se lie d’amitié. Lorsque, quelques années plus tard, Boucher quitte la gouvernance pour fonder Boucherville, il lui fait une offre qu’il ne peut pas refuser…

Germain Gauthier est prédisposé à devenir un tisserand. Cependant, il rêve d’actions et d’aventures. Il s’engage alors dans l’armée, malgré la désapprobation de son père. Ses qualités militaires uniques lui permettent d’adhérer rapidement aux rangs du plus prestigieux régiment d’Europe, lequel est envoyé en Amérique pour combattre les Iroquois. Après le traité de paix de 1667, le régiment est démantelé. Contrairement aux autres, Germain entreprend de faire la tournée des villages de Nouvelle-France pour organiser une milice paroissiale pouvant rétablir l’ordre dans la colonie. À la demande de Boucher, il établit son quartier général à Boucherville…
LangueFrançais
Date de sortie23 janv. 2018
ISBN9782897861254
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    Aperçu du livre

    Nouvelle-France - Michel Jean Gauthier

    Copyright © 2017 Michel Jean Gauthier

    Copyright © 2017 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux

    Conception de la couverture : Catherine Belisle

    Photo de la couverture : © Getty images

    Illustrations : Noémie Ouimet Meloche « Éclipse »

    Dessins : Laurence Oligny-Roy

    Photos : Michel Jean Gauthier

    Images des parchemins : Freepik

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89786-123-0

    ISBN PDF numérique 978-2-89786-124-7

    ISBN ePub 978-2-89786-125-4

    Première impression : 2017

    Dépôt légal : 2017

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives nationales du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada

    Téléphone : 450 929-0296

    Télécopieur : 450 929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC)

    pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque

    et Archives Canada

    Gauthier, Michel Jean, 1962-

    Le sceau du roy

    Sommaire : tome 1. Nouvelle-France.

    ISBN 978-2-89786-123-0 (vol. 1)

    I. Gauthier, Michel Jean, 1962- . Nouvelle France. II. Titre.

    PS8613.A965S23 2017 C843’.6 C2017-941840-8

    PS9613.A965S23 2017

    Conversion au format ePub par:

    www.laburbain.com

    Pourquoi retrouver nos ancêtres ?

    Pourquoi retracer ces lieux où ils ont vécu ?

    « Donnez-moi un point d’appui

    et je soulèverai le monde. »

    ARCHIMÈDE

    La maison d’Albert

    Saint-Bruno-de-Montarville

    Février 2014

    La petite maison ancestrale, perdue dans l’immensité de son désert hivernal, avait su résister tant bien que mal à l’insistance des promoteurs immobiliers. À l’image de celui qui l’avait construite, Albert, elle s’était entêtée à rester là, dressée avec quelques arbres au beau milieu de son rang, refusant mordicus de se soumettre à la logique de l’urbanisme qui voulait que le parc industriel avale tout ce qui reste de terres agricoles.

    Ce dimanche-là, il faisait si froid que le vent du nord s’empressait de croquer toutes portions de peau laissées dénudées. Il aurait été plus sage de rester bien tranquille à la maison autour d’un bon feu de foyer. Mais mon père avait insisté. Impossible de lui refuser. Je pouvais sentir dans sa voix l’importance de cette visite. Quant à ma mère, hameçonnée à une partie de Scrabble en ligne avec une de ses 200 amies Facebook, elle déclina l’invitation sans aucune hésitation.

    Du haut de ses 80 ans, mon père arborait une fierté d’appartenance face à cette survivante. Tout comme lui, elle commençait à présenter quelques signes flagrants de dégénérescence. Son propriétaire la négligeait de plus en plus, pressentant sans doute l’arrivée prochaine des bulldozers.

    Tous deux avaient plusieurs points en commun. Ils étaient nés en juillet 1933. Ils avaient assisté à la naissance de l’électricité sur le rang des Vingt-Cinq. Ils avaient vu le tracteur déloger les bœufs, l’auto dépasser les calèches, la radio remplacer les chapelets du soir. Vers la fin des années 1960, ils avaient senti le sol vibrer suite à l’érection de gigantesques pylônes métalliques. Quelques mois plus tard, la terre avait cruellement été sectionnée en 2 portions pour laisser passer l’autoroute 30… Tout comme lui, sa jumelle avait été témoin d’un siècle rempli d’histoire.

    Il était resté dans l’auto à la prendre en photo pendant que moi, la tête enfoncée dans une épaisse tuque de laine, je m’étais finalement décidé à braver les moins 40. Arrivé au balcon, j’eus beau affliger la vieille porte de mes coups les plus violents, elle resta hermétique. Mon impatience, exacerbée par d’insoutenables coups de vent, finit par me convaincre de rebrousser chemin. Bredouille. Déjà, d’énormes grelottements avaient commencé à me claquer les dents. Je la savais pourtant habitée, cette vieille haïssable qui s’obstinait à me laisser geler dehors. Certains indices confirmaient hors de tout doute une présence humaine : la poubelle, garée devant la rampe, avait été copieusement nourrie de déchets encore tout fumants ; malgré quelques lames de neige nouvellement formées, le driveway avait de toute évidence été récemment déblayé ; finalement, la cheminée dégageait encore une fine odeur de bois de pruche calciné.

    Je revins dans l’auto, enlevai mes mitaines et, après m’être vigoureusement frotté les mains, tentai d’écrire un mot à l’occupant des lieux. Je lui laissai mon numéro de cellulaire et la raison de ma visite :

    Vous habitez la maison construite par mon arrière-grand-père, Albert Gauthier. J’aimerais la visiter.

    Pendant que mon père révisait ses dernières prises, je sortis à nouveau de l’auto, bravant une terrible bourrasque qui, cette fois-ci, semblait vouloir interdire toute forme de vie sur sa planète. Je parvins non sans peine à coincer le bout de papier au fond de la boîte aux lettres.

    Deux jours plus tard, avant même qu’apparaissent les premiers rayons de soleil, mon sans-fil se mit à vibrer. Une voix raillée se fit entendre au bout du fil :

    — Je crois que j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser, me confia une voix qui avait peine à trouver ses mots.

    — Ah bon ! répondis-je en tentant de ranimer mes esprits encore engourdis par cet éveil précoce.

    —…

    — Est-ce qu’on pourrait se voir ? ajoutai-je après avoir attendu une suite qui ne vint jamais…

    Intrigué, j’avais insisté pour fixer notre rendez-vous aussi tôt que possible. Il accepta pour le dimanche suivant.

    — À 13 h, c’est bon pour vous ? proposai-je.

    — À une heure, c’est parfait, me répondit-il après plusieurs secondes de mâchonnement.

    • • •

    Malgré mon impatience, la semaine s’éclipsa à la vitesse de l’éclair. Une surcharge de travail à la clinique ajoutée à quelques problèmes informatiques (foutues mises à jour !) contribua largement à émousser ma hâte…

    Le dimanche du rendez-vous, la météo se montra beaucoup plus clémente. On sentait que le mois de mars avait envie de contredire ses prédécesseurs. Un parfum printanier émergeait des parcelles de terre qui, çà et là, avaient commencé à se dévêtir. Le soleil brillait de toutes ses forces. Les verres fumés étaient de mise, au risque de s’éblouir pour le reste de la journée. La neige devenait éparse, laissant transparaître sur les toits une mosaïque blanc et noir. Sur le rebord des gouttières, on apercevait les derniers glaçons pleurer à chaudes larmes. À la une des journaux du mois dernier, on avait parlé des marmottes Sam et Phil qui avaient franchement regardé leur ombre : le printemps allait vraisemblablement s’imposer pour de bon.

    Vers 12 h 50, en empoignant mon iPhone, mon pouce gauche eut le réflexe de lui texter mon arrivée. Mais après une nanoseconde de réflexion, je me souvins de son indicatif régional, 450. Déduction : le vieux ne devait certainement pas avoir de cellulaire ni quelconque notion de SMS.

    La vieille porte d’entrée avait sans doute gardé en mémoire mes accès d’agressivité. Avant même que je ne la cogne, elle s’ouvrit, cette fois-ci, docilement, sans que j’aie à insister, à travers une liturgie de couinements stridents assez érosifs pour vous filer des frissons dans le dos.

    Le vieillard qui apparut sous mes yeux avait, lui aussi, tout le nécessaire pour vous en filer quelques-uns. Il me fit signe d’entrer. La peau de son visage buriné avait, de toute évidence, absorbé une quantité d’UVB dépassant de loin les limites permises.

    Je reconnus, en pénétrant dans la pièce, l’odeur du tabac à chiquer, cette odeur que je n’avais pas reniflée depuis ma tendre enfance, à l’époque où mes grands-pères étaient encore vivants. Malgré l’insistance du vieil homme, j’enlevai mes bottes. Décision que je regrettai sur-le-champ, car malgré la clémence du temps, les restants de l’hiver se faisaient pleinement sentir à travers les fissures élargies du plancher mal isolé. L’humidité du sous-sol vint transpercer mes épaisses chaussettes de laine sans aucune difficulté. Qui plus est, le parquet du vieux ruminant était si mal entretenu que mes bottes souillées n’auraient pas changé grand-chose à la propreté des lieux.

    Esquivant une fois de plus le langage des mots, le vieux me fit signe de m’asseoir. Je déposai ma tuque sur la table de bois brunie. Il me plaisait de croire qu’elle avait possiblement été menuisée par Albert lui-même. Pas un seul son n’était encore sorti de cette bouche ratatinée encore trop occupée à broyer sa chique. N’eut été du cellulaire, l’autre jour, je l’eus cru muet ou aphasique.

    Chaque maison ancestrale possède un silence contaminé par des bruits qui lui sont propres. Celui de la maison d’Albert n’avait rien d’ennuyant. Il était fort bien épicé. En plus des grincements de toutes sortes qui surgissaient des quatre coins de la pièce, la vieille horloge grand-père délivrait ses tic-tac à chaque seconde, n’en perdant pas une. On pouvait entendre le crépitement des bûches derrière la trappe du four à bois, le sifflotement de la brise au sommet de la cheminée, les gouttes d’eau s’éclatant sur les vitres tremblotantes des châssis doubles. Non, vraiment rien d’ennuyant ici dedans…

    Finalement, les lèvres du vieil homme se défroissèrent. Après avoir expédié habilement sa gomme de tabac directement au crachoir, ses mâchoires se déhanchèrent maladroitement, à la manière d’un lama, pour engloutir un dentier jauni qui traînait sur le bord du sink. Il entama alors un marmonnement à peine compréhensible digne d’un ours en profonde hibernation :

    — J’ai qu’que chose à vous montrer, jeune homme. Qu’que chose qui pourrait p’t-être ben vous intéresser.

    — Oui. C’est ce que j’avais cru comprendre, l’autre jour, au téléphone, lui répondis-je en tentant de m’ajuster à son insoutenable lenteur.

    — Y a qu’ques années, mon fils a entrepris des rénovations…

    — Oui.

    « Mais encore… »

    —… des rénovations dans la salle de bain d’en haut.

    — Ah bon !

    La salle de bain d’en haut ! Pourquoi « d’en haut » ? Pouvait-il vraiment y avoir deux salles de bain dans une aussi petite maison ? Une bicoque à peine plus grande que son poulailler. Son débit verbal me laissait trop de temps pour penser. Des pensées qui par moment avaient tendance à me faire déraper vers un fou rire qu’il me fallait à tout prix éviter.

    « Je m’en fous de tes rénos, le vieux, pensais-je. Viens-en au fait. Tu ne m’as quand même pas fait venir ici juste pour me parler de tes rénos et de ton fils qui doit avoir deux fois mon âge ! Je comprends que tu t’ennuies. Que tu n’as sans doute pas d’amis. Mais greye-toi d’un laptop. Inscris-toi sur Facebook. Google-toi un site de rencontre… »

    Finalement, dans un ultime effort d’élocution, il reprit :

    — En retirant la grille d’aération au-dessus de la toilette, il a trouvé ceci… dans l’entretoit.

    — Qui ? lui demandais-je.

    — Mon fils ! grogna-t-il avec impatience.

    — Pardon. Oui. Votre fils. Bien sûr.

    « Enfin, une réaction ! »

    Renouant avec le même silence toujours aussi épicé, il poussa vers moi un vieux coffret de bois dont les dimensions s’apparentaient à celles d’une boîte à chaussures. Sans attendre son autorisation, je m’empressai de l’ouvrir. Outre l’abondante poussière, on y retrouvait de vieilles coupures de journaux, quelques bouts de papier gribouillés, des carnets décrépits, des certificats de mariage, des certificats de naissance, des titres de toutes sortes, une clef dorée, ainsi qu’une pile de lettres à peine lisibles enlacées autour d’une ficelle jaunie. En les observant de plus près, je m’aperçus qu’elles semblaient pour la plupart avoir été écrites par la main de mes ancêtres !

    Dans les semaines qui suivirent, je passai la totalité de mes temps libres à tenter de les déchiffrer. Ils allaient devenir pour moi une puissante source d’inspiration. Je me mis à fouiller sur Google à la recherche d’indices susceptibles de compléter ou confirmer ces secrets de famille transmis de génération en génération et mystérieusement abandonnés dans l’entretoit d’une toilette pour finalement aboutir entre mes mains.

    Me sentant responsable du mandat que m’avait confié le destin, je commençai à rédiger le fruit de mes recherches…

    NOTA BENE : Afin de faciliter la compréhension de l’ouvrage, vous pourrez consulter, en annexe, l’arbre généalogique des 2 lignées, à partir de leur arrivée en Amérique, jusqu’à leur fusion le 19 juillet 1958.

    Joachim Reguindeau

    La Rochelle

    Mars 1657

    Le document le plus ancien que je trouvai dans ce petit coffre fut cette lettre écrite par Joachim Reguindeau, mon premier ancêtre à avoir traversé l’Atlantique. La langue française du XVIIe siècle n’étant pas ce qu’elle est aujourd’hui, j’ai dû sortir mon latin et faire appel à un expert pour en déchiffrer certains segments. Sans compter ces nombreux mots à demi effacés qui nous ont obligés à jouer « souventefois » aux devinettes.

    Joachim était né à la fin d’une guerre qui avait laissé sa ville dans un état précaire. Il habitait, avec ses parents, dans un menu logement qui donnait sur une ruelle peuplée, pour ne pas dire surpeuplée, de nécessiteux, d’invalides et de quêteux. Il avait passé la majorité de son enfance à tenter de se tisser une place dans ce ghetto où, de toute évidence, il n’était pas bienvenu. Issu d’un père alcoolique et d’une mère rachitique, il n’avait ni frère ni sœur pour le seconder dans son projet de survie.

    La lettre n’était adressée à personne, sinon par moment à quelqu’un qui déjà à l’époque n’existait plus : son parrain, le père Faustin. Elle adoptait davantage le ton d’un journal intime que d’une missive conventionnelle.

    PREMIÈRE LETTRE

    DE JOACHIM REGUINDEAU

    Le 31 mars de l’an mil six cent cinquante-sept.

    La vieille porte capitonnée, gonflée par l’humidité, refusait de s’ouvrir. Mon père avait dû déposer son baluchon et se servir de ses deux mains pour la tirer de toutes ses cornes. Il l’avait forcée comme on force le destin.

    Ce jour-là, lorsque je le vis s’éloigner au fond de la ruelle Saint-Augustin, j’étais loin de me douter que je ne le reverrais plus jamais. Je n’avais que quatre ans et, encore inconscient, je n’avais aucune idée de quoi ma vie serait faite. Ma mère, elle, ne s’en doutait que trop. Son regard inquiet l’avait vieillie d’une bonne décennie.

    La nuit venue, un mélange de peur et de prémonitions l’avait entraînée vers une espèce de catatonie qui s’étira jusqu’à l’aube. Pour moi aussi la nuit avait été blanche. Pour ne pas qu’elle se fasse du mauvais sang à mon sujet, j’avais fait semblant de dormir. Les aboiements des chiens et les cris des coqs déréglés m’avaient cependant tenu éveillé, m’entraînant dans de sombres réflexions, ce qui est anormal pour un garçon de mon âge. Je cherchais à comprendre pourquoi il était parti. Pourquoi sacrifier sa vie pour une cause qui n’était pas sienne ?

    La veille, dans un de ses rares moments de dégrise, il avait patiemment tenté de m’expliquer pourquoi les protestants cherchaient tant à nous anéantir, pourquoi cette guerre nous était nécessaire, pourquoi la conscription… Malgré sa sobriété passagère, ses explications avaient été aussi confuses qu’à l’accoutumée. Ses neurones n’arrivaient pas à construire un discours cohérent. Bref, l’enfant que j’étais n’avait rien compris.

    Mon père savait très bien qu’il allait se jeter dans la gueule du loup. Mais que pouvait-il faire d’autre ? Les récalcitrants et les déserteurs étaient exécutés sur-

    le-champ, sur la place publique, sans préavis, dans la honte et l’infamie, sous les yeux de leurs proches. La seule issue pour lui était d’y aller en espérant en revenir vivant, et suffisamment estropié pour ne pas avoir à y retourner.

    Les yeux hagards, assise sur une chaise, les mains sur les cuisses, se balançant d’avant en arrière, Marie, ma mère, ne cessait de répéter en crescendo-decrescendo, à la manière d’un mantra : « Il-ne-reviendra-pas-il-ne-reviendra-pas… Il-ne-reviendra-pas-il-ne-reviendra-pas… Il-ne-reviendra-pas-il-ne-reviendra pas… ». En berçant ces sombres paroles, encore et encore, ma mère s’offrait le luxe d’un mince espoir.

    Ce luxe, le dernier qu’il nous restait, nous fut rapidement arraché par la visite d’un messager. Le militaire, un homme maigre et austère qui avait un crochet à la place de sa dextre main, frappa trois coups à la porte. Il remit à ma mère le parchemin contenant la liste des soldats morts au combat. Il y pointa le nom de mon père : Pierre Reguindeau. Il apparaissait en troisième position. Selon les informations notées, il avait été tué le lendemain de son départ. Un coup de baïonnette à la nuque. Le corps avait été jeté dans la fosse aux catholiques. On nous avait formellement interdit de nous y rendre pour des raisons de salubrité. Ma mère tenta de lui poser quelques questions, mais le soldat peu bavard n’ajouta aucune précision, et s’éclipsa aussitôt.

    Pour l’armée, l’affaire était classée. Pour ma mère, les problèmes ne faisaient que commencer. Il nous fallait maintenant trouver une façon de survivre dans cette ville de misère et de pauvreté.

    Le sourire naïf de ma mère s’inversa à tout jamais. Mon père n’avait pas été le mari parfait, loin de là, mais elle l’avait aimé. Sa présence avait pour elle quelque chose de rassurant. Agressif et pas souvent sobre, il lui avait fait la vie dure au cours des dernières années. Mais ce n’était rien comparé à ce que lui réservait sa vie de veuve.

    Elle dut se rendre à l’évidence. Ni les bonnes œuvres ni la mendicité ne suffiraient à nourrir nos deux bouches. Elle commença donc à offrir son jupon en échange de quelques bouchées de pain trop souvent accompagnées de quelques coups de poing. Un armurier, à qui la guerre profitait rondement, s’était montré particulièrement généreux envers elle. Il venait la visiter deux fois par semaine, parfois plus. Il semblait apprécier ses caresses et, à la longue, avait fini par se montrer moins violent que les autres. Je ne parvins jamais à voir son visage, mais le reconnaissais à ses soupirs de soulagement qui précédaient le tintement des écus jetés au sol. Chaque soir, je priais la Sainte Vierge pour qu’il nous prenne sous son aile. Ma prière ne fut jamais exaucée.

    Un soir, sorti de mon sommeil par quelques grognements rauques entrecoupés de petits couinements aigus mal retenus, je décidai d’épier ma mère et son marchand d’armes par le trou de la serrure. Je fis basculer par mégarde la chaudière de charbon qui ferrailla sur les dalles de terre cuite. Le bruit métallique interrompit abruptement leurs ébats. Elle comprit immédiatement ce que j’étais en train de faire. Au beau milieu de son contrat, elle cracha sa colère, et rua de coups son client qui, ce soir-là, partit sans jeter d’écus. Pour une fois, ce ne fut pas elle qui récolta les ecchymoses… Le lendemain, au petit déjeuner, elle me regarda en souriant et fit mine de rien. Le marchand d’armes ne revint jamais.

    Au cours des mois qui suivirent, progressivement, sa beauté s’effrita. Elle devint malade et de plus en plus osseuse. Aux hommes qui nous avaient permis de survivre un certain temps, elle n’inspirait plus que dégoût et répulsion. Son apparence physique rappelait tragiquement à ses clients que cette guerre interminable était en train de plonger notre ville dans une irrémédiable misère. Ainsi, les visites d’hommes riches en quête de soulagement se firent de plus en plus rares. Ils allèrent cogner à d’autres portes, désertant le corps rabougri de ma mère pour des domaines plus somptueux.

    Sans son outil de travail, elle ne parvenait plus à générer suffisamment d’argent pour payer l’épicier et le logement. Il n’y avait que moi qui, aveuglé par l’amour inconditionnel d’un fils pour sa mère, parvenais à lui trouver encore quelques parcelles de beauté. Mais ce n’était malheureusement pas ce genre de sentiment qui allait pouvoir remplir le garde-manger…

    Avant que ne s’installent les froids de l’hiver, elle dut se résoudre à m’abandonner aux mains de madame Martin, la voisine la plus mesquine du ghetto qui, pour avoir accepté de m’accueillir sous son toit, allait pouvoir profiter de la rente du Roy. La grosse Martin avait un visage boutonneux aussi rouge que ses yeux. Sa chevelure foncée et huilée était aussi répugnante que son haleine d’oignons crus. Elle gueulait sans arrêt et ne souriait qu’en présence de soutanes ou autres personnages d’importance. Son énorme poitrine pendante, vestige d’une fructueuse carrière de maman-téton, recouvrait la partie supérieure de sa berdouille. Sa lourde démarche oscillante gauche-droite rappelait les mouvements d’un métronome ajusté largo.

    Au début, ma mère venait me visiter une fois par semaine, le dimanche après-midi. De fois en fois, je remarquais la progression de sa charpente osseuse. Son teint grisonnait tout autant que ses cheveux. La maladie était en train de séquestrer son corps. À mesure que l’hiver s’enfonça dans ses rigueurs, ses visites hebdomadaires se firent de plus en plus rares, puis, à la fin janvier, cessèrent pour de bon…

    La voisine mesquine attendit l’arrivée du printemps pour m’annoncer la triste nouvelle : ma mère, quelques jours après avoir été expulsée du logement de la rue Saint-Augustin, avait succombé. Son squelette recroquevillé, recouvert d’une mince peau livide et de quelques vêtements déchirés, avait été retrouvé au fond d’une cour de la rue des Merciers. Il gisait à côté d’une petite valise dont le contenu avait été dérobé.

    Une fois mon statut d’orphelin officialisé, la grosse Martin s’en donna à cœur joie. Me faire vivre l’enfer était devenu sa principale raison de vivre. Elle m’affectait à des tâches impossibles, jour et nuit, sous les yeux moqueurs de ses enfants qui, eux, souffraient d’être trop dorlotés. Je n’avais plus qu’un seul but : fuir.

    Au début, mes fugues, mal organisées, furent de courte durée. Les gendarmes m’expédiaient alors à la prison du vieux port pour un magnifique séjour « tout inclus ». Malgré que je n’avais rien à offrir au geôlier, on m’apportait chaque jour quelques croûtes de pain accompagnées d’une soupe aux pois et d’un verre de lait. Certes, le pain avait connu des jours plus moelleux, et le lait était assez caillé pour être mangé plutôt que bu. Mais, pour moi, ces denrées carcérales étaient dignes d’un hôtel luxueux. C’était bougrement mieux que les coquerelles et les corbeaux morts de la rue Saint-Augustin.

    J’avais vite compris que,

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