Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le quartier des oubliés
Le quartier des oubliés
Le quartier des oubliés
Livre électronique406 pages4 heures

Le quartier des oubliés

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Quoi de plus banal qu'un court voyage en autocar ? D'autant plus que ce trajet de quelques heures s'effectue sur une route de campagne sillonnant les Laurentides, région touristique fort appréciée et sans histoires... Parmi la trentaine de passagers qui montent à bord, en cette journée de canicule, personne n'aurait pu imaginer qu'ils allaient droit vers une destination imprévue: l'enfer. Personne ? Pourtant, Mia avait supplié sa mère de repousser son départ. Mais qui donc prête attention aux mauvais pressentiments d'une petite fille de dix ans ?Un thriller haletant et surprenant ! Jamais plus les événements qui ponctuent votre quotidien, tel un simple voyage en autocar, ne vous apparaîtront banals... Une journée de canicule à donner froid dans le dos...
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie3 mai 2011
ISBN9782896620791
Le quartier des oubliés
Auteur

Madeleine Robitaille

Deuxième d’une famille de cinq enfants, Madeleine est née à Mont-Laurier dans les années 60 d’une mère artiste et d’un père touche-à-tout. Bien qu’elle ait vécu dans de nombreuses régions du Québec, c’est dans la magnifique municipalité de Mont-Laurier qu’elle a trouvé un chez-soi. Le goût de l’écriture a été présent chez elle dès l’adolescence, mais ce n’est qu’à l’âge adulte qu’elle se lance dans la rédaction d’un premier roman. Quelques autres ont suivi, toujours écrits d’abord pour son plaisir personnel. Madeleine est très inspirée par les sursauts de la météo : la chaleur, le froid, la pluie, l’orage, la neige… autant de caprices de mère Nature qui deviennent des prétextes pour faire naître une histoire. Profitant de sa facilité à se mettre à la place des autres, Madeleine adore explorer le côté psychologique de ses personnages. De son point de vue, ses romans (Le quartier des oubliés, Les orphelins du lac, Dans l’ombre de Clarisse, Chambre 426 et Cobayes – Elliot) sont essentiellement des thrillers psychologiques. Avec Adolescence sacrifiée, son plus récent roman, elle fait une première incursion dans la littérature pour les adolescents.

En savoir plus sur Madeleine Robitaille

Auteurs associés

Lié à Le quartier des oubliés

Livres électroniques liés

Fiction psychologique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le quartier des oubliés

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le quartier des oubliés - Madeleine Robitaille

    moment.

    ]>

    Saint-Jérôme, 14 août, 18 h 10

    Dans la chaleur étouffante de cette fin de journée, Nancy bouclait son sac de voyage qui ne contenait que le strict nécessaire pour une nuit à l’extérieur. Pas question de s’éterniser inutilement dans le trou perdu de son enfance. La jeune femme avait tout prévu.

    Le bus arrive à Lac-des-Écorces à 21 h 50. Là, pas question de me rendre dans le Premier Rang, même s’ils ont changé les draps pour moi. J’ai une super migraine et je me fais conduire à la chambre que j’ai réservée. Un beau gaspillage de 40 $ mais, bon, il faut ce qu’il faut...

    Demain, dernière journée d’exposition du corps au salon funéraire. Jusqu’à deux heures, je tends les joues, je serre des mains. Ensuite, un petit détour à l’église avec le cercueil, avant de conclure l’affaire au cimetière. À 16 h 35, je monte dans le bus et adieu la compagnie. Oui, oui, on s’appelle. Oui, oui, on s’écrit. Tu parles! Vous pouvez déjà oublier mon nom.

    Toute la journée, Nancy avait ruminé sa contrariété à tel point qu’elle n’était pas arrivée à pondre une seule phrase acceptable. Est-ce que tous les maniaques de la plume étaient aussi facilement émotifs? Ce retour inattendu dans la famille la déculottait complètement. Dire que sa résolution du Nouvel An était de ne plus s’obliger à ce qui la dérangeait...

    Jusque tard dans l’après-midi, l’idée séduisante d’inventer un prétexte avait roulé dans la tête de Nancy. Dit d’un ton convaincant, n’importe quel scénario aurait probablement pu faire l’affaire: personne pour la remplacer au boulot; une chiasse de tous les diables; coincée aux urgences avec une cheville probablement brisée ou un appendice sur le point d’éclater...

    Pourtant, au moment où Nancy allait téléphoner à l’aînée de ses sœurs pour lui déballer une histoire, plutôt correcte, d’entorse lombaire qui l’empêchait de faire le trajet, sa conscience lui avait jeté un œil de travers. Même si le défunt n’avait jamais compté pour elle plus que comme un lointain parent, il n’en demeurait pas moins son père.

    Pas de faux-fuyant, Nancy. Tu es allée à l’enterrement de ta mère, tu iras à celui de ton père. Et tu feras tout ce qu’il faut dans les circonstances, y compris annoncer que tu renonces à ta part de la succession. Pour sûr, il doit y avoir plus de dettes que d’actifs... Quoi qu’il en soit, je ne veux rien. Pas un bibelot, pas un souvenir, pas une photo. Rien. Nada. Finito.

    Outre la contrariété que lui occasionnait ce retour dans la famille, l’indifférence résumait l’essentiel de ce que Nancy ressentait à l’égard du disparu. Comment aurait-il pu en être autrement? L’image paternelle était si faiblarde et effacée. La rancune n’était aucunement responsable de cet état de chose, même si... Non, Nancy n’en voulait pas à son père de ne pas avoir été un père, de ne pas l’avoir aimée, de ne pas l’avoir protégée contre la vermine qui faisait partie de sa fratrie. Non, elle ne lui en voulait plus; seulement, le chagrin n’était pas un sentiment de circonstance, voilà tout.

    Dix-huitième et dernière-née de la famille, à une époque où les familles aussi nombreuses disparaissaient de l’histoire, Nancy n’avait jamais senti qu’on lui accordait le moindre intérêt. Presque ménopausée au moment de sa naissance, par lassitude ou par indifférence, sa mère s’était peu investie auprès d’elle. Son père n’avait pas fait mieux. Sans doute ses parents avaient-ils jugé sa venue comme un mauvais coup du sort pour finalement s’en accommoder en se disant: une de plus, une de moins, au point où on en est.

    Quoi qu’il en fût, Nancy avait toujours su qu’on ne l’avait pas désirée. Sinon, comment expliquer que, dans ses souvenirs, il n’y avait pas la douceur d’une main aimante, ni le secours d’une parole encourageante, pas plus que la moindre réprimande ou remontrance?

    Nancy n’avait pas été souhaitée; pire, on s’en était désintéressé. Nul doute, un sens aigu de l’observation et une intelligence au-dessus de la moyenne avaient permis à la fillette d’autrefois d’assimiler tout ce dont un enfant s’instruit normalement de ses parents aimants. Livrée à elle-même, Nancy s’était aventurée à tâtons sur le chemin de la vie, sur un sentier balisé à sa manière, auparavant battu par une foule de frères et sœurs, ces inconnus qui n’avaient rien à voir avec elle.

    Le refus de Nancy d’adhérer à la cellule familiale et de s’identifier à sa fratrie lui avait façonné, toute petite déjà, une personnalité plutôt asociale. Tel un animal à l’affût, elle avait passé la majeure partie de son enfance cachée sous un lit, dans le fond d’une garde-robe ou derrière le vieux poêle à bois, à épier ces étrangers – ses frères – aux mœurs inadmissibles, à se préserver contre eux, à les mépriser, à les renier... Si la liberté avait été son lot, la solitude avait été son choix.

    Nancy était née et avait grandi dans un milieu familial crasseux, au vocabulaire restreint et au langage galvaudé. L’intelligence de cette branche des Duval avait toujours vogué au-dessous de la moyenne.

    Une famille de cancres.

    Seulement cinq de ses frères et sœurs avaient déployé les capacités ou le cœur d’emprunter le sentier du travail; les autres vivaient de l’aide sociale et se multipliaient à qui mieux mieux.

    Une famille de cancres et d’assistés sociaux.

    Une famille de cancres, d’assistés sociaux et de pervers...

    Et Nancy avait honte.

    Je ne suis pas comme eux. J’ai toujours été différente. Et je le serai toujours.

    Comme chaque fois que Nancy songeait au sang qui coulait dans ses veines, qu’elle se rappelait les gestes déplacés d’au moins deux de ses frères, envers elle ou ses sœurs, qualifiés de taquinerie... Et les rires stupides des autres qui se moquaient de son prétendu manque d’humour. Et le mutisme de ses parents, leur invisibilité quand le plus pervers des deux l’acculait dans un coin, sans témoin... Elle rageait. Bon sang, encore aujourd’hui, elle sentait monter l’envie de tuer!

    C’est la dernière fois. Je n’y retournerai plus jamais. Rien ne pourra plus m’y obliger. Ils auront beau mourir les uns après les autres, ce ne sera plus mon affaire.

    L’enterrement de son père mettrait le point final à cette alliance qui la brimait depuis presque un quart de siècle. Rien ni personne ne pourrait plus obliger Nancy à remettre les pieds dans cette maison, à s’identifier aux Duval de Lac-des-Écorces, à faire semblant que tout était normal au sein de cette foutue famille.

    À l’avenir, la jeune femme serait tout simplement orpheline, comme c’était le cas en pratique depuis huit ans qu’elle habitait Saint-Jérôme. La corvée hypocrite des Noëls en famille serait révolue. Dès que l’afficheur indiquerait le numéro de quelqu’un de l’extérieur, elle ne répondrait pas au téléphone de la buanderie où elle travaillait, et tout courrier provenant de Lac-des-Écorces et de ses environs serait retourné avec la mention « DÉMÉNAGÉ ». Les ponts seraient ainsi définitivement et irrémédiablement coupés.

    D’ailleurs, comme Nancy les connaissait, ses frères et sœurs n’insisteraient pas bien longtemps. Pourquoi l’auraient-ils fait? Nul doute qu’ils seraient soulagés d’être débarrassés de celle qu’ils avaient longtemps surnommée la sauvageonne hystérique, en souvenir des nez qu’elle avait fracturés, des visages qu’elle avait griffés, du ventre qu’elle avait poignardé...

    J’aurais mieux fait de le castrer.

    Une autre vieille histoire qui hantait les souvenirs de Nancy, qui faisait que la seule idée de deux corps se caressant la dégoûtait. Une histoire comme il s’en passe dans bien des familles... « T’as qu’à t’arranger pour pas leur donner des idées. » Voilà ce qu’une de ses sœurs aînées lui avait répondu la seule fois qu’elle avait osé se plaindre du comportement de ses frères.

    Mais tout cela était derrière. En décembre prochain, Nancy célébrerait ses vingt-cinq ans, et sa vie, pourtant bien banale et solitaire, lui paraissait presque parfaite. Depuis de nombreuses années, elle travaillait à plein temps dans une laverie. Au départ, cet emploi devait l’occuper à temps partiel, les soirs et les fins de semaine, le temps de terminer ses études collégiales. Nancy avait terminé ses études avec mention, mais n’avait pu poursuivre à l’université. Elle travaillait encore à la laverie et n’en était pas malheureuse du tout.

    Du point de vue de la jeune femme, même avec le piètre salaire qu’elle percevait, aucun autre emploi n’aurait pu lui offrir pareils avantages. D’abord, et surtout, outre l’obligation quotidienne d’une présence physique sur les lieux, de dix heures à vingt et une heures – à l’exception du dimanche qui était son jour de congé –, Nancy avait le loisir d’organiser son temps selon son bon vouloir. Peu importait le moment où elle astiquerait les grandes vitrines, passerait une éponge humide sur les machines ou laverait le plancher; l’écriture, sa grande passion, occupait toujours le premier rang.

    Jour après jour, assise derrière le petit comptoir, le nez rivé à l’écran de son portable, Nancy perdait tout contact avec la réalité. Pour le reste, souriant comme un automate, elle accommodait les clients en quête de monnaie ou de détergent. Ces courts intermèdes – toujours poliment expédiés – ne la dérangeaient que très peu, car elle avait instauré une règle d’or: ne jamais encourager les conversations. Ça n’avait pas été bien difficile: Nancy ne savait pas se lier.

    L’expérience aidant, écrire n’était devenu possible que lorsque sa vie était aussi plate que l’électrocardiogramme d’un mort. La plus petite joie, le plus petit souci pouvait lui bousiller une journée d’écriture... Ainsi, les amitiés, l’amour, le voisinage n’avaient aucune place dans son existence bien organisée. Écrire les émotions au lieu de les vivre s’avérait un mode de vie bien plus satisfaisant.

    Autre avantage à ce job sur mesure, pour cent cinquante dollars par mois, Nancy habitait le petit studio juste au-dessus de la laverie. Elle avait ainsi pu vendre sa vieille voiture et épargner sur l’essence et les assurances. La jeune femme y subsistait de peu, presque pauvrement. L’été, le petit meublé sombre et mal aéré se comparait aisément à une étuve tant l’air chaud et humide s’y installait, l’obligeant à faire tourner en permanence un ventilateur sur pied. L’hiver, on y gelait comme dans le frigo d’un boucher, et la facture de chauffage dépassait toujours largement celle du loyer. Chauffé en été, climatisé en hiver. Malgré tout, elle affectionnait particulièrement ce chez-soi, sorte de cocon où elle se sentait à l’abri de tout.

    Nancy ne possédait que son ordinateur portatif, seule chose de valeur qu’elle payait chaque mois – et qu’elle trimbalait de son appartement à la laverie et inversement –, y consignant la moindre idée. Sur le disque dur, déjà trois romans noirs inscrivaient à leur dernière page le mot FIN.

    Faites qu’à mon retour j’aie une réponse positive d’un éditeur. Malgré la déprime occasionnée par un nouveau refus, la jeune femme avait repoussé une fois de plus le moment de reléguer son manuscrit à ses archives – comme pour les deux premiers –, et l’exemplaire avait trouvé un nouveau destinataire.

    Nancy avait beau se lamenter sur son sort – je suis écrivain, pas vendeuse –, force était d’admettre qu’un jeune auteur, même de grand talent, avait tout avantage à se publier lui-même. Or, elle ne possédait ni l’argent ni l’étoffe d’une femme d’affaires. Et puis, pour elle, la reconnaissance véritable de son talent devait absolument être confirmée par la confiance d’un éditeur.

    En attendant ce jour béni, le retour de son dernier manuscrit l’avait tellement déprimée qu’elle avait été incapable d’écrire pendant quatre jours. Il lui avait encore fallu batailler contre la remise en question que déclenchait invariablement le refus jamais clairement justifié d’un éditeur.

    Insomnie, perte d’estime de soi, désespoir, sentiment d’inutilité. Ces épisodes de découragement devenaient de plus en plus difficiles à surmonter. Après une semaine, Nancy en était encore à rebâtir sa confiance, et son enthousiasme coutumier pour l’écriture tardait à renaître de ses cendres.

    J’ai du talent. J’écris avec mes tripes. Je pleure avec mes personnages. Qu’est-ce qu’il faut de plus? Des lettres de sang? Toute mon énergie et mon temps y passent. J’y consacre ma vie...

    Agacée, la jeune femme secoua la tête. Elle ne devait pas se laisser entraîner dans des questions existentielles. Mieux valait penser à son quatrième bébé qui allait plutôt bon train. Le quartier des oubliés serait peut-être le roman qui démarrerait sa carrière.

    Encore une fois, elle donnerait tout jusqu’à l’épuisement, et ferait confiance à ses personnages, ces fous dociles qui arpentaient les couloirs d’une aile psychiatrique, inconscients de faire partie d’une terrible expérience...

    Une fois reconnue, ils te demanderont de sortir tes autres manuscrits des oubliettes. Je te le jure, Nan. Il faut juste que tu continues de travailler en attendant ton tour. De toute façon, as-tu le choix? Écrire, c’est ta vie, et tu n’as pas envie de faire autre chose. Alors, même si tu ne le fais que pour toi...

    Le moral revenait lentement, Nancy le sentait enfin. Ragaillardie, elle attrapa un petit cahier à spirale – qu’elle appelait son cahier à idées – et son crayon préféré, qu’elle rangea dans une des pochettes de son sac de voyage. D’un geste souple, elle rassembla sa chevelure brune derrière sa nuque, l’enclavant d’un élastique de coton. Elle était fin prête.

    Avec Nancy, la coquetterie n’était jamais au rendez-vous. Peu lui importait d’être regardée ou même d’être vue. Elle ne portait pas de maquillage, et ses vêtements d’aujourd’hui, un short kaki et un t-shirt jaune sans manches, venaient directement – comme la quasi-totalité de sa garde-robe – de la friperie qui avait pignon sur rue juste en face de la laverie. Consciente que ses traits fins, son teint de pêche et sa silhouette élancée attiraient les regards, elle cultivait avec brio l’art d’afficher une attitude froide et distante qui décourageait la plupart des intéressés. Son talent était la seule chose qu’elle désirait faire connaître; pour le reste, l’anonymat lui procurait un confortable sentiment de sécurité. L’explication était simple et admise depuis longtemps: elle avait peur des hommes; pas en général, mais en particulier. Leur faire confiance lui était tout à fait impossible. Elle avait appris à maîtriser sa haine et son mépris du sexe fort – Il ne faut pas mettre tous les hommes dans le même pantalon – mais l’évitement restait sa meilleure défense. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’elle n’avait plus le temps de traîner. Ne lui restait plus qu’à chausser ses espadrilles de toile marine, et à descendre appeler un taxi.

    Demain soir, je serai de retour, et – pense positif – j’aurai une bonne nouvelle dans ma boîte aux lettres.

    ]>

    Saint-Jérôme, 14 août, 18 h 30

    station Limocar

    Les deux billets d’autobus dans une main, le sac de provisions pour la route dans l’autre, Alec quitta le dépanneur rapidement. Il repéra immédiatement son protégé, de l’autre côté de la rue, sagement assis sur le banc où il l’avait installé dix minutes auparavant.

    Julius était obéissant, c’était au moins ça. On le lui avait bien dit, mais Alec était plutôt satisfait de constater que c’était vrai. Pas qu’il eût des préjugés, mais des fois, avec les débiles...

    Les cinquante dollars promis ne seraient peut-être pas trop pénibles à gagner, après tout.

    Maintenant qu’il avait Julius bien à l’œil, l’adolescent s’arrêta, le temps d’enfouir la monnaie rendue dans la poche arrière de son jeans. Deux jeunes filles passèrent près de lui, le saluèrent en se retournant pour lui sourire plus longtemps. Alec avait l’habitude de ces réactions typiquement féminines. Les filles le trouvaient beau depuis la garderie. Il salua à son tour, d’un simple signe de tête, sans perdre Julius de vue.

    L’autobus ne serait pas là avant une bonne quinzaine de minutes, pourtant une dizaine de passagers s’étaient déjà agglutinés à l’ombre de la bâtisse pour attendre le départ. Il faisait encore horriblement chaud et...

    Le triple con, il est resté planté au soleil!

    Alec attendit que le feu passe au vert et pressa le pas jusqu’à l’attardé, qui l’accueillit par un sourire exagéré, le visage congestionné par la chaleur. Julius était-il innocent au point de ne pas avoir le réflexe de se déplacer de trente centimètres sur sa gauche, pour profiter d’un peu d’ombre?

    Il faut être débile rare...

    – Reste pas là, Julius, lui ordonna-t-il en se penchant pour prendre le sac de voyage aux pieds de son protégé. Tu sens pas que le soleil te plombe sur la tête? ironisa-t-il malgré lui.

    – Oui, il fait beaucoup chaud, souffla Julius en glissant son fessier sur sa gauche, son ridicule sac à dos à l’effigie de Winnie l’ourson bien campé sur ses genoux.

    – Pourquoi tu restais là?

    – Tu m’as dit de pas bouger; j’ai pas bougé, expliqua l’innocent, l’air étonné par la question.

    – J’imagine que c’est la bonne réponse. Tu fais ce que je dis, c’est bien...

    Il y a des fois où il faut préférer l’obéissance à l’initiative.

    – T’as acheté mes chocolats préférés?

    De petite stature, la lèvre inférieure pendante comme les seins d’une vieille femme, Julius était bien loin de trahir ses vingt-quatre ans. Pourquoi est-ce que les attardés mentaux font toujours plus jeunes que leur âge? Parce qu’ils ont du retard, idiot!

    Chose certaine, à première vue, Julius ne faisait pas partie de la famille des « mongols », ou trisomiques, comme l’aurait repris sa mère. Peut-être un manque d’oxygène à la naissance ou un petit défaut génétique?

    – Oui, j’ai tes chocolats. Je te les donnerai quand nous serons assis dans le bus. Si t’as envie de pisser, c’est le temps de le faire, mon gars.

    – Ici? Maintenant? fit l’attardé, l’air décontenancé.

    – Non, pas ici! Dans les toilettes, au fond, là-bas.

    Il a vraiment un problème de jugement.

    – Ah... il me semblait aussi, fit Julius en se levant. Au fond, juste avant la porte où il y a plein de monde qui attend?

    – C’est ça. Laisse ton sac à dos sur le banc.

    – Tu vas surveiller Winnie?

    – Oui, je vais surveiller Winnie. Vas-y.

    Julius s’exécuta et s’éloigna à petits pas, en se dandinant comme s’il ne savait pas qu’il pouvait davantage plier les genoux.

    Une démarche de débile.

    Alec roula les yeux d’agacement.

    Seul avec le Winnie l’ourson du sac à dos, l’adolescent de quinze ans en profita pour tirer de la poche de sa chemise une cigarette chipée à sa mère ainsi qu’un carnet d’allumettes. Il tira la première bouffée, qu’il inhala profondément. À la tienne, Collin.

    Cochonnerie. Décidément, Alec détestait le goût du tabac. Mais, bon, c’était le moyen le plus personnel que l’adolescent avait trouvé pour entrer en communion avec le souvenir de son jumeau.

    C’est fait, Collin, ils vont signer les papiers de divorce.

    Il tira une autre bouffée.

    Papa a fini par louer l’appartement dont je t’ai parlé l’autre jour. Il emménage la fin de semaine prochaine.

    Longue expiration.

    Ça fait que je vais me promener de chez lui à chez elle, d’un dimanche à l’autre. Tu vois le délire?

    Déjà, le mal de mer menaçait.

    Faut pas t’en faire, tu sais. Il paraît que c’est presque impossible pour un couple de surmonter la mort d’un enfant. J’ai entendu ça à la télé.

    Nouvelle inhalation, plus petite cette fois-ci.

    Ils étaient malheureux ensemble, maintenant ils vont être malheureux séparément.

    Expiration.

    Tu devrais les voir. On dirait qu’ils... C’est loin de s’arranger. Il faut toujours qu’ils... oh, et puis merde!

    Incapable de poursuivre, Alec écrasa rageusement du pied le mégot à moitié consumé. Une fois de plus l’entretien se terminait sur une larme retenue. Voilà ce qu’un ivrogne au volant avait fait de sa famille.

    Depuis des mois, pour ménager ses parents, Alec s’était donné pour mot d’ordre de cacher ses états d’âme. Jusqu’ici, il s’était montré fort, mais faire semblant devenait tellement difficile. Parfois, en les entendant gémir leur détresse, l’adolescent devait contenir une lancinante envie de hurler son propre désespoir. Au lieu de ça, il devenait l’épaule secourable, la main affectueuse, l’oreille attentive. Presque cinq mois que Collin n’était plus.

    Curieusement, son jumeau n’avait jamais été aussi vivant que depuis son décès. Son prénom était mentionné dans toutes les conversations, ses photos tapissaient les murs, garnissaient les meubles... À table, sa place demeurait vacante, sa chambre à coucher intacte, sa planche à neige exactement là où lui-même l’avait suspendue, au fond du garage. Et le temps menteur, qu’on vante de soulager tous les maux, continuait de célébrer sans relâche le triste anniversaire, sans que la moindre lumière laisse présager le retour à des jours plus légers.

    Pour croire que le pire était enfin passé, il aurait peut-être suffi à Alec d’entendre à nouveau sa mère fredonner en cuisinant, ou son père aboyer devant un match de hockey ou de base-ball. Mais les passions s’étaient éteintes depuis la mort de Collin. Ses parents avaient changé. Lui aussi...

    À quinze ans, Alec se sentait déjà tellement plus âgé. Depuis quand n’avait-il pas ri? Depuis quand n’avait-il pas déconné avec les copains? Ses copains qui étaient aussi ceux de Collin, et à qui il n’avait laissé aucune chance de se comporter en amis... Il les avait simplement écartés du revers de la main.

    Alec ne savait pas se confier, et ses amis ne savaient pas quelle attitude adopter envers lui, hormis celle de faire comme si Collin n’avait jamais existé. Pourquoi entretenir le cercle vicieux des sentiments cachés? Qui y trouvait son compte? Pas lui, en tout cas.

    Et le temps n’avait plus la même dimension. Maintenant, il s’éternisait avec une cruauté perverse. Alec aurait déjà voulu avoir vingt ans pour que tout soit loin derrière, pour que tout soit moins douloureux.

    En attendant, l’adolescent perturbé qu’il était devenu grillait des cigarettes – autant que possible les préférées de son frère –, se fichant éperdument de la dégringolade de ses notes. Tiraillé par une foule de sentiments contradictoires, voyageant de la colère à l’incompréhension, en passant par l’ennui et la solitude, il pataugeait dans le fourbi de son existence. Sans Collin, il se sentait comme un estropié.

    Comment exprimer ce qu’il vivait? Il avait perdu à la fois sa moitié et son opposé. Jean qui rit, Jean qui grogne. Il avait toujours été Jean qui grogne, et il l’était maintenant plus que jamais.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1