Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Laïka · Kodos
Laïka · Kodos
Laïka · Kodos
Livre électronique1 085 pages15 heures

Laïka · Kodos

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Laïka

Quelques mois ont passé depuis le bombardement de la Colonie. Personne n’a de nouvelles de Lanz et de Kodos. Alors que les Tharisiens érigent des murailles autour de leur bastion, ceux qui restent dans la ville avec les Humains subissent la tension qui n’en finit plus de grimper.

À l’hôpital, Seki s’affaire au chevet de Laïka. Gravement malade, celle-ci tente de la préparer aux épreuves qui se profilent à l’horizon.

Myr, quant à elle, tente de faire comprendre à sa soeur que ses allégeances vont à sa famille, mais elle doit d’abord se convaincre elle-même.

Tandis que la rumeur de la guerre gronde au loin, sur Averia, toutes les forces en présence manoeuvrent pour tirer profit de la situation. Seki et Myr, plus déterminées que jamais, feront tout en leur pouvoir pour contrecarrer les plans de leurs nombreux adversaires…

Kodos

«Trouvez Kodos…»

Annika fouille les villages du désert à la recherche de Kodos. L’Humain serait le récipiendaire des dernières instructions secrètes de Kavel Assalia, défunt héritier du trône tharisien, et elle se rend compte rapidement qu’elle n’est pas la seule à le traquer.

Quand elle le trouve enfin, Annika doit déployer d’impossibles efforts pour gagner sa confiance. Sa coopération, paraît-il, suffirait à influencer le cours de la guerre qui fait rage juste au-dessus de leurs têtes entre les Humains, l’Armada et les partisans de l’ancienne monarchie…

Lorsque Kodos pose ses conditions à Annika, il est clair qu’il a un plan.

Reste à savoir à qui il profitera…
LangueFrançais
Date de sortie23 avr. 2018
ISBN9782897869786
Laïka · Kodos
Auteur

Patrice Cazeault

Né en 1985, Patrice Cazeault est l’auteur de la série Averia, une saga de science-fiction primée alliant personnages forts et écriture explosive. Il est aussi le cofondateur de l’événement « Le 12 août, j’achète un livre québécois ». Dans ses temps libres, il vit à Granby.

En savoir plus sur Patrice Cazeault

Auteurs associés

Lié à Laïka · Kodos

Titres dans cette série (3)

Voir plus

Livres électroniques liés

Science-fiction pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Laïka · Kodos

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Laïka · Kodos - Patrice Cazeault

    Copyright © 2014 Patrice Cazeault

    Copyright © 2014 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision linguistique : Daniel Picard

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Katherine Lacombe

    Conception de la couverture : Matthieu Fortin

    Photo de l’auteur : © Patrick Lemay

    Image de la couverture : © Gettyimage

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89786-976-2

    ISBN PDF numérique 978-2-89786-977-9

    ISBN ePub 978-2-89786-978-6

    Première impression : 2014

    Dépôt légal : 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes, Québec, Canada, J3X 1P7

    Téléphone : 450-929-0296

    Télécopieur : 450-929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC)

    pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Conversion au format ePub par:

    www.laburbain.com

    Laïka

    À Maman,

    qui est à l’origine de cette passion pour les mots.

    Première

    partie

    Je dénouai pour une millième fois le foulard autour de mon poignet. La friction du tissu laissait une marque, une légère éraflure sur ma peau qui s’accentuait lorsque je serrais le poing, révélant de longues veines bleues qui remontaient vers ma main humide. Je me forçai à poser le morceau d’étoffe sur mes genoux et, laissant échapper un soupir, je tournai la tête vers la grande fenêtre, sur ma gauche, ouverte sur le ciel gris.

    La nuque crispée, rentrée entre mes épaules, je surveillais les nuages. C’était ridicule. Guetter le ciel ne m’avançait à rien. Si les croiseurs de l’Armada revenaient en orbite, ce n’était pas la couverture nuageuse qui m’empêcherait

    de les repérer. À tout moment, je craignais d’apercevoir de puissants rayons la percer, crever le ciel et s’abattre sur nous, comme j’avais observé la place centrale être pulvérisée sous mes yeux, il y avait quelques semaines à peine.

    Comme les tirs qui avaient fauché Seki, qui l’avaient presque arrachée à la vie.

    La pièce était chaude, à demi plongée dans la pénombre, mais la paroi de verre laissait filtrer un filet d’air glacé. De temps à autre, j’entrouvrais la fenêtre. La chaleur m’étouffait. De l’index, j’agitai quelques mèches sur mon front avant de changer de position sur ma chaise, ramenant un genou contre ma poitrine.

    Sans que je m’en rende compte, le foulard avait retrouvé ma main et, déjà, s’enroulait autour de mon poignet. En étirant le cou, je tendis l’oreille.

    La voix de Seki me parvenait depuis la porte entrebâillée. Je ne distinguais pas les mots, mais je devinais la teneur de ses propos. Elle parlait vite. Ses syllabes se faisaient tranchantes, effilées, impatientes. Elle découpait ses phrases comme si elle souhaitait blesser son interlocuteur. Celui-ci, lorsque Seki exigeait une explication, lui répondait toujours sur le même ton, lui répétait toujours la même chose avec, à son tour, une pointe d’impatience dans le timbre.

    Depuis la porte entrouverte, je ne discernais qu’une blouse blanche, immaculée. J’imaginais Seki qui se tenait devant, bien droite, figée et furieuse, l’air de dire : « Je ne bougerai pas d’ici tant que vous n’aurez pas répondu à toutes mes questions, tant que vous ne m’aurez pas persuadée que vous avez tout tenté, tout fait en votre pouvoir. » Et encore, elle ne libérerait le médecin qu’après que celui-ci lui aurait détaillé avec précision ce qu’il comptait mettre en œuvre le lendemain.

    Avec lenteur, je dépliai les jambes et me levai. Le caoutchouc de mes bottes mordait le plancher et crissait sur les dalles ; aussi, je me forçai à marcher délicatement. Sur le bout des orteils, j’allai jusqu’au lit où Laïka gisait, allongée négligemment sur le côté. Ses joues étaient rouges, mais le reste de ses traits s’étiraient, blêmes et vides. Je passai une main sur son front, la laissai glisser dans ses cheveux fins et trouvai une nuque humide de sueur. Je repliai un peu ses couvertures, lui dégageant le cou et la poitrine. Éveillée, Laïka frissonnait, mais, une fois engloutie dans le sommeil, celle-ci bouillait.

    Comme si elle vivait plus dans les abîmes de ses rêves que parmi nous.

    Je jetai un coup d’œil peu savant aux sacs de liquides qui pendaient au-dessus de son lit. On m’avait montré lesquels surveiller. Pour le moment, tous les fluides qui s’égouttaient dans les veines de Laïka me semblaient à un niveau satisfaisant.

    Baissant à nouveau les yeux sur Laïka, je réprimai une grimace.

    — Dire que ta cure se trouve à des milliards de kilomètres…, chuchotai-je. Quelque part entre les étoiles.

    Il me fallait être prudente avec ce genre de pensées. Exprimer ma colère devant Seki m’était impossible. Ou plutôt, elle me l’avait formellement interdit. Si je devais partager ces réflexions avec elle, je crois que sa rage à elle engloutirait la mienne, qu’elle me balaierait sur-le-champ, m’éparpillerait au vent ou me désintégrerait sur place.

    Je caressai encore le visage de Laïka, brûlant sous mes doigts, et déposai un baiser sur son front. En me relevant, je détachai une dernière fois le foulard autour de mon poignet et pris bien soin de l’enfoncer dans la plus profonde poche de ma veste. De l’autre côté du mur, Seki poursuivait son interrogatoire, son ton toujours aussi tranchant. J’entrouvris la porte et je m’efforçai de me glisser derrière le médecin. Celui-ci, qui me dépassait d’au moins deux bonnes têtes, s’écarta lorsqu’il perçut ma présence, interrompant sa réponse.

    — Oh, bonjour, Myr.

    — Bonjour, docteur, le saluai-je, timide.

    Il m’observa encore un moment avant de reprendre sa conversation avec ma sœur qui, elle, me jetait un regard agacé.

    — Comme je t’expliquais, Seki, je ne peux poursuivre le traitement tant que Laïka n’aura pas récupéré ses forces. La violence de la médication, si nous continuons à lui administrer des doses plus puissantes, risque de la plonger dans un coma duquel nous n’arriverons plus à l’arracher.

    Le médecin, un homme dans la cinquantaine avancée, s’occupait de Laïka depuis que mon père l’avait amenée à l’hôpital, tout juste après l’attaque de la Colonie. Depuis toutes ces semaines, il n’avait encore jamais perdu patience avec Seki. Il se contentait de la considérer, de lui expliquer la situation du mieux qu’il pouvait. Ses grands yeux verts me calmaient instinctivement, comme ceux d’un félin tranquille, mais ne semblaient pas avoir le même effet chez ma sœur. À la place du Dr Okura, je lui aurais interdit l’accès à l’étage il y a longtemps…

    — Son état ne s’améliore pas, tonna-t-elle. C’est la deuxième fois que vous suspendez le traitement, prétextant que son corps n’absorbe plus le choc, mais elle nous revient chaque fois plus faible.

    — C’est exact.

    Seki mordit ses lèvres et parla lentement. Elle s’obligeait vraisemblablement à baisser le ton de plusieurs crans avant d’exprimer sa pensée.

    — Vous comptez répéter ce cycle combien de fois encore ?

    — Il s’agit d’une chimie fragile, Seki. Il m’est impossible de prévoir comment le corps de Laïka réagira. À défaut d’une greffe, la seule option qui nous…

    Zut ! pensai-je. Le mot qu’il ne faut pas prononcer. Aussitôt, Seki leva la main, interrompant le médecin. D’un mouvement sec, elle tourna la tête vers moi.

    — Quoi ? fit-elle d’une voix contenue à peine au-

    dessous du hurlement.

    — Pardon ? Je n’ai rien dit.

    Machinalement, je rentrai les épaules.

    — Je sais ! Mais tu restes plantée là à ne rien faire. Qu’est-ce que tu veux, Myr ?

    Je sentais sur moi le regard compatissant du docteur alors que je déglutissais avec peine. Au fond de ma poche, je serrai le foulard rouge de toutes mes forces.

    — J’allais chercher des sandwichs. Je voulais savoir si tu désirais quelque chose.

    Seki cligna des yeux quelques fois. On aurait dit que je venais de m’adresser à elle dans une langue étrangère. Presque d’exaspération, elle me chassa du poignet.

    — Oui, comme tu veux.

    — Je vous en ramène un ? demandai-je au médecin.

    — Non, merci. Tu es gentille.

    Je m’éloignai, traversai le corridor, silencieux en ce début d’après-midi, et me réfugiai dans l’ascenseur. J’appuyai sur le bouton du rez-de-chaussée avant de m’échouer sur la cloison de tissu tout au fond de la cage.

    C’était toujours la même chose. Lorsque Seki m’avait cueillie dans la clairière, après que j’eus chuté du vaisseau qui m’amenait à l’autre bout de la galaxie, nous avions pleuré toutes les larmes de nos corps. Ensemble. Comme deux sœurs bousculées, pressées l’une contre l’autre, déchirées, tiraillées dans tous les sens, mais réunies…

    Jusqu’à ce que, dans la pénombre de la chambre d’hôpital, immobile autour du lit de Laïka, Seki se rappelle que j’avais condamné sa seule amie, que j’avais expédié son unique chance de survie vers les étoiles lointaines. Et que, du même coup, j’avais chassé Lanz d’Averia.

    Je me souvenais encore du regard qu’elle avait alors posé sur moi. Assise aux côtés de Laïka, les doigts emmêlés dans ses cheveux blonds, elle avait relevé la tête vers moi, les yeux humides de rage.

    — Peux-tu me laisser seule un moment ?

    Perdue dans mes propres pensées, hypnotisée par les graphiques qu’affichaient les moniteurs au-dessus du lit, j’avais été prise au dépourvu. Maladroitement, je lui avais demandé de répéter.

    — Dégage…, avait-elle déclaré, la voix rauque.

    Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un chuintement, et je quittai la cage alors que deux infirmiers y pénétraient, poussant sans hâte une civière occupée par un jeune homme dénué de blessure apparente.

    Je traversai le hall et franchis les portes coulissantes de l’entrée, accueillie par une brise tiède. Je restai un moment sur place, laissant traîner mon regard sur les monticules de neige attaqués par la fonte et qui bordaient l’allée vers la route principale. Une ambulance la quittait justement et remontait vers l’hôpital, phares allumés mais sirènes éteintes. Elle passa tout près de moi et éclaboussa une giclée d’eau juste à mes pieds, humidifiant le bout de mes bottes tachées.

    Lorsque je posai à nouveau les yeux sur l’allée, je remarquai une silhouette familière qui gravissait la pente menant au centre hospitalier. Je reconnus le manteau rugueux et la tuque foncée, d’un violet presque noir, de Vytsianna. J’attendis qu’elle me rejoigne, basculant mon poids d’une jambe à l’autre et étirant ma colonne vertébrale. Je passais mes journées assise, à guetter les signes vitaux de Laïka…

    — Salut, fis-je lorsque Vytsianna approcha à quelques pas de moi.

    — Est-ce qu’elle est là ? s’enquit-elle sans prendre la peine de répondre à mon accueil.

    Je hochai la tête, et un soupir flotta sur son visage.

    — Je reviendrai plus tard, dans ce cas.

    Comme elle rebroussait chemin, je la rattrapai. Mes bottes claquèrent sur le bitume couvert de neige fondante.

    — Je me rendais au petit café en bas de la côte ; tu m’accompagnes ?

    — Tu n’as rien avalé encore de la journée ? devina-t-elle, surprise.

    Je haussai les épaules. Plus tôt ce matin, j’avais mangé un morceau de fromage qu’une infirmière avait glané

    sur un plateau intouché mais, à part ça, rien depuis le réveil.

    — Comment va Laïka ? demanda Vytsy.

    — Elle dort depuis deux jours, mais le médecin prétend que ce n’est pas un coma.

    Nous ne dîmes plus rien pendant un moment. Vytsianna observait ses pieds. Quelques mèches de ses cheveux s’échappaient de sous sa tuque. Plus loin, sur ma droite, une longue file s’allongeait devant le cinéma. Il s’agissait de réfugiés des quartiers sud dont les maisons avaient été vaporisées lors de la contre-attaque de l’Armada. Les sans-abri, emmitouflés dans plusieurs couches de vêtements, patientaient en ligne durant des heures en espérant qu’il y aurait suffisamment de place dans ce gîte improvisé pour loger leur famille pendant la nuit.

    Les bancs du cinéma, autrefois rouges et moelleux, gisaient en tas contre les murs de pierre du bâtiment, maintenant bruns et défraîchis après avoir été exposés aux rigueurs de l’hiver pendant des semaines.

    Je remarquai, non sans surprise, qu’aucun Tharisien ne se risquait à faire la file à présent. Ils n’osaient plus se mêler aux réfugiés humains depuis que l’un d’eux, qui tentait d’abriter sa famille, s’était fait sauvagement tabasser lorsque les autorités du gîte avaient annoncé qu’il ne restait plus de places à l’intérieur.

    — La greffe demeure donc la seule solution, n’est-ce pas ?

    — Oui, soupirai-je. Et Seki m’a déjà fait tester trois fois. Aucune d’entre nous n’est compatible.

    — Je sais. Moi non plus.

    — Je crois qu’elle a forcé la moitié du personnel de l’hôpital à fournir de leur sang. Si on la laissait faire, elle ouvrirait une clinique de cueillette d’échantillons ici, devant l’entrée du cinéma.

    Vytsianna jeta un long regard de l’autre côté de la rue sur les réfugiés qui attendaient, immobiles. Mon intuition me disait qu’elle les fixait sans vraiment les voir.

    — Où sont-ils, Myr ?

    Ma main, au fond de ma veste, s’agita autour du foulard imbibé de sueur.

    — Je l’ignore.

    — Crois-tu qu’ils étaient sur Anosia ? Qu’ils ont combattu aux côtés des révolutionnaires ?

    — Vraiment, je ne sais pas…

    — Il paraît que la bataille a été sanglante, continua-

    t-elle d’une voix qui cachait mal sa nervosité. Que le chirurgien qui dirigeait l’insurrection était un fou furieux, qu’il a ordonné le massacre des civils qui refusaient de se rebeller contre l’Amirauté, que les hôpitaux débordent de Tharisiens mutilés.

    Je l’écoutai sans commenter.

    — L’atmosphère de cette planète est toxique, ai-je entendu. À cause des minéraux qu’ils ont libérés du sol,

    je crois. On dit qu’à long terme, à force de respirer cet air vicié, les poumons se chargent de résidus nocifs. Qu’un Humain peut y contracter une maladie incurable en quelques semaines à peine.

    — Je doute que Lanz et Kodos y soient…

    — Comment peux-tu savoir ? Tu ignores où t’amenait ce vaisseau, n’est-ce pas ?

    — Tu as raison…

    Il n’était question que de gagner l’armée de Kavel Assalia, rejoindre les Tharisiens qui se dressaient contre leurs dirigeants. En ce qui me concernait, il s’agissait surtout de fuir Averia, cette planète où je croyais abandonner la dépouille de Seki et un père qui ne me pardonne-

    rait jamais de lui avoir arraché sa fille aînée. Personne ne m’avait révélé notre destination finale. Kodos et moi l’ignorions. J’aurais dû demander à Jorulia Vassal, avant qu’elle ne détale à la recherche de son Charal Assaldion. Elle servait autrefois sous les ordres de Kavel. Aussi, peut-être en savait-elle un peu plus que nous sur l’objectif que devait rejoindre ce détachement de sa fameuse « armée de la paix ».

    — Dans tous les cas, je doute que nous entendions parler d’eux. Au moins d’ici la fin de la guerre…, conclut Vytsianna, les lèvres pincées en une grimace.

    Je quittai l’artère principale et bifurquai à gauche, dans une ruelle au sol pavé. Ici, l’air humide de l’hiver qui agonisait se chargeait de la chaleureuse odeur de pain frais. Même si je n’avais pas tout à fait faim en abandonnant Seki et Laïka plus tôt, je savais que l’arôme éveillerait mon appétit aussitôt que je poserais les pieds sur ce chemin. Alors que je m’apprêtais à gravir les marches qui menaient à la terrasse du café-boulangerie, je jetai un coup d’œil à Vytsianna. Malgré son habituel visage froid, je la devinais plongée dans ses réflexions.

    — Aimerais-tu manger un morceau avec moi ? lui

    proposai-je. Seki en a encore pour un moment à malmener le Dr Okura. J’irai lui apporter son sandwich un peu plus tard.

    Celle-ci m’observa un moment sans dégager d’émotion particulière et acquiesça. À l’intérieur, après avoir franchi une porte qui carillonna à notre passage, elle choisit une table contre l’une des grandes fenêtres tandis que j’allai commander quelque chose à grignoter et des breuvages. Je ramenai un panier de tranches de pain sucré, un café pour Vytsianna, un chocolat chaud pour moi et deux sandwichs dans un sac de papier brun que je posai sur le rebord de la fenêtre. Vytsianna enroula ses doigts autour de sa tasse alors que je laissai la mienne refroidir sur la table de bois vieilli. Comme je déchirais un morceau de pain en deux, Vytsianna leva les yeux sur moi.

    — Quand Lanz s’est lancé dans l’écoutille du vaisseau…, commença-t-elle.

    Je mâchouillai ma bouchée en attendant que Vytsianna termine sa question. Elle m’avait souvent demandé de lui raconter le dernier échange, entre Lanz et moi, lorsque celui-ci avait tenté de me persuader de ne pas quitter Averia avec Kodos. Chaque fois, je lui narrais la même version, n’omettant qu’un détail, une phrase que Lanz n’avait prononcée que pour mes oreilles…

    — Quand Seki est apparue et qu’il s’est jeté dans le vaisseau pour t’en extraire…

    Elle ne complétait toujours pas ses pensées. Je me brûlai le palais avec mon chocolat chaud avant de reposer doucement ma tasse dans l’empreinte qu’elle laissait sur le vernis usé.

    — Que veux-tu savoir ?

    — Ce moment ne t’obsède-t-il pas ? Lanz qui court, toi qui t’élances vers lui, mais Kodos qui te retient. Ça me semble presque impossible à démêler, à comprendre, ce qui s’est déroulé dans cette clairière.

    — Ça s’est passé très vite, tu sais…

    — Lanz qui se jette dans l’écoutille… qui t’arrache à Kodos alors que tu venais de lui exprimer clairement ton choix, alors que tu venais de lui expliquer que tu désirais quitter Averia…

    J’avalai un nouveau morceau de pain, lui trouvant tout à coup un goût plus amer. Ma conversation avec Vytsianna lui faisait perdre sa saveur habituelle.

    — Il comprenait que je faisais une erreur, que maintenant que Seki était réapparue, fuir Averia était la dernière chose dont j’avais envie. Il ne souhaitait pas que nous soyons séparées ainsi.

    Vytsianna m’écouta en sirotant une gorgée de café. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix s’imprégna d’agacement.

    — Je vois. Et, pour ne pas déplaire à Seki, pour ne pas lui briser le cœur, il va jusqu’à aborder le vaisseau spatial, se bagarrer avec Kodos et s’envoler aux confins de la galaxie. Tout ça pour Seki… Il est courageux, mon Lanz, n’est-ce pas ?

    Le carillon de la porte sonna au passage de nouveaux clients. Je les observai un moment, un homme et une femme, tous deux dans la cinquantaine et chaudement vêtus malgré la tiédeur de l’air, avant de revenir vers Vytsianna.

    — Que veux-tu que je te dise ? lui lançai-je, un peu irritée. Quoi que tu en penses, peut-être que Lanz a agi ainsi parce qu’il ne se serait pas pardonné d’avoir réagi autrement. Il n’a probablement pas réfléchi longtemps avant de bondir dans l’écoutille et ne s’est sûrement pas exclamé au passage « oh, tant pis si j’abandonne Vytsianna derrière »… Tout ça s’est déroulé en vingt secondes, je te l’ai déjà dit une centaine de fois.

    Malgré tout, les dernières paroles de Lanz, irréelles dans la neige tourbillonnante et le vrombissement des moteurs du vaisseau, résonnaient toujours dans ma tête…

    « J’aime énormément ta sœur, Myr… »

    « Moi aussi… »

    Vytsianna hocha la tête à quelques reprises et ouvrit la bouche pour poursuivre sa litanie lorsque je la coupai, à moitié en colère.

    — Qui sait, peut-être qu’il l’a fait un peu pour moi, aussi. Pour m’éviter de disparaître à jamais…

    Après avoir retiré sa tuque, Vytsianna secoua sa longue chevelure noire. Elle se tint coite un moment avant de plonger la main vers le panier d’osier sur la table et d’attraper une tranche de pain.

    — Dis, je peux te poser une question ?

    — Bien sûr, fis-je après avoir goûté une deuxième fois à mon chocolat — toujours trop chaud.

    — Quand tu as fait un pas vers Lanz alors que Kodos te retenait… Comment t’es-tu sentie ?

    Sans prendre le temps de réfléchir, je haussai les épaules et je ramassai le sac de papier qui contenait notre repas, à Seki et à moi.

    — Je ne sais pas. Je n’ai pas envie d’en parler. Je dois te laisser maintenant, dis-je sèchement en repoussant ma chaise.

    — Myr, attends !

    Le carillon tinta à nouveau alors que je quittais le café, et se fit entendre une seconde fois lorsque Vytsianna traversa la porte à ma poursuite. Ses semelles résonnèrent sur les marches de métal.

    — Myr… Ne pars pas comme ça.

    Pendant une seconde, j’éprouvai l’envie d’être méchante, de lui demander si c’était sous ce genre de questions qu’elle ensevelissait Lanz avant qu’il n’échange sa place avec la mienne dans le vaisseau spatial. Je me retins, incapable d’être cruelle à ce point.

    — J’ai quelque chose à te montrer, fit Vytsianna en me rattrapant.

    Elle fouilla dans les poches de son long manteau et en sortit son réseau. Ses doigts pianotèrent sur l’écran tactile avant de me le tendre.

    — Je me sentirais coupable de ne pas te mettre au

    courant. À défaut d’avertir Seki, je peux au moins t’aviser, toi…

    Je fixai la tablette dans sa main avant de la saisir. Elle affichait une image, vraisemblablement un cliché que Vytsianna avait pris avec son appareil. Le visage de Seki s’y trouvait, étampé sur un panneau de grande taille. Je fronçai les sourcils. Il s’agissait d’une photo d’archives tirée des fichiers de l’université, la même qu’avait diffusée Charal, deux ans plus tôt, lors de l’attentat contre le Gouverneur Jassal. Son visage n’avait pas beaucoup changé depuis. Elle portait toujours ses cheveux noirs de la même façon, possédait ce regard timide mais sévère, ces traits si délicats et un brin mélancoliques. D’une pression de l’index, je zoomai sur le texte qui s’étirait sous son portrait.

    Comme un désintégrateur qu’on arme, je braquai les yeux sur Vytsianna.

    — Où as-tu vu ça ? demandai-je sèchement.

    — Hier, dans le quartier sud, en revenant de chez Hubert.

    — Merde…

    Je frissonnai sous ma veste de cuir. D’instinct, je me tâtai le visage, réflexe qui m’avait envahie depuis mon altercation avec les membres du gang de rue et mon passage à tabac d’il y a deux mois. Après m’être assurée que les sensations qui parcouraient mes joues étaient bien réelles, je baissai à nouveau le regard sur les phrases étalées sous la photo de ma sœur…

    Recherchée : Seki Jones

    Il est d’intérêt capital pour tout Tharisien libre d’Averia de rechercher et de capturer l’Humaine Seki Jones. Si vous disposez d’informations pouvant mener à son arrestation, veuillez les communiquer à Fedor Assimal, dernier représentant de Tharis et vaillant gardien du Bastion.

    Toute aide dans cette quête sera généreusement récompensée.

    * * *

    Chers réseauspectateurs, ici Charal Assaldion, votre fidèle chroniqueur, ainsi que Jorulia Vassal, en direct d’Averia. Nous nous trouvons en ce moment à la gare centrale du Haut-Plateau où des ouvriers s’affairent à rompre la ligne de monorail qui relie la cité et l’établissement tharisien sur cette planète. Le secrétariat général, en l’absence d’un gouverneur officiel, a décidé, par mesure de précaution, de sectionner le lien qui unit les deux agglomérations. Certains experts ont récemment émis l’hypothèse que des éléments humains pouvaient utiliser les rames pour se faufiler à l’intérieur de la « forteresse », advenant une reprise des hostilités avec nos voisins. Nos ingénieurs viennent tout juste de démonter le réseau sur deux cents mètres depuis l’enceinte de la ville et, vous pouvez le voir aux étincelles que produisent les soudeurs derrière moi, scellent maintenant l’ouverture par laquelle les trains pénétraient dans le Haut-Plateau. Il faut dire, Jorulia, qu’une certaine paranoïa s’empare de nos semblables, ici sur Averia, depuis l’annonce de la chute d’Anosia.

    — C’est exact…

    — Oui… hum… autrefois le grenier de Tharis, Anosia, importante colonie minière, est souvent considérée comme l’un des établissements les plus importants dans le développement colonial de l’Alliance. La planète, depuis ses tristement célèbres catastrophes écologiques, illustre également la fragilité du système depuis lequel notre capitale s’abreuve de ressources. Chère Jorulia, vous connaissez, si je ne m’abuse, Amaral Vassaladion, le Tharisien à l’origine de l’émeute qui a enflammé Anosia.

    — Pas tout à fait.

    — Euh…

    — Je le connais de nom, seulement.

    — Ahem… Amaral Vassaladion, virulent opposant aux Gouverneurs envoyés par le Conseil pour superviser les affaires de la colonie, a rassemblé sous ses ordres d’innombrables milices populaires, d’imposantes brigades pour assiéger les cités de la planète aux paysages corrompus par l’extraction de l’anosium. La majorité de ses troupes proviendraient d’ailleurs de cette main-d’œuvre frustrée, des familles d’anciens fermiers reconvertis en mineurs depuis les trente dernières années. Chirurgien de profession, Vassaladion aurait mené, à la suite de la déclaration de guerre de l’Amiral Zaas au peuple humain et à l’appel de Kavel Assalia, une violente insurrection contre les partisans de l’Amirauté,

    surtout concentrés dans les grandes villes. La rébellion a pris une tournure inattendue le mois dernier lorsque plusieurs éléments de l’Armada envoyés en renfort ont retourné leur veste et ont rallié les rangs des monarchistes. Tombée il y a trois semaines, l’annonce de la prise d’Anosia projette des vagues d’inquiétude dans toute l’Alliance. Emplacement stratégique de choix, Anosia constitue la base avancée idéale d’où les Humains, si les rebelles de Vassaladion devaient s’associer à eux, pourraient pousser leur offensive jusque dans le système solaire de Tharisia elle-même. Voilà une nouvelle qui peut potentiellement semer la panique dans les colonies périphériques telles qu’Averia, n’est-ce pas, Jorulia ?

    — J’imagine…

    — Hum hum. Car, même si l’Armada conserve sa capacité de maintenir un réseau de défense étanche autour de ses étoiles-mères, elle ne dispose à peu près plus des ressources pour lancer d’audacieuses contre-attaques, comme celle qui a anéanti le détachement terrestre de la quatrième flotte sidérale humaine, ici sur Averia, ou pour assurer la défense des territoires éloignés. Voilà pourquoi les membres du secrétariat général ont exigé de sceller hermétiquement le Haut-Plateau. Ils craignent que, advenant un soulèvement humain, ceux-ci se retrouvent seuls pour lutter contre l’importante population d’Averia. À présent, Jorulia, peut-être aimeriez-vous discourir sur la rumeur qui circule au sujet de la mort de Kavel Assalia ?

    — …

    — Jorulia…?

    — Je t’ai clairement dit, Charal Assaldion, que je ne commenterais pas cette rumeur idiote.

    — Ahem… c’était Charal et Jorulia, en direct du Haut-Pateau.

    * * *

    Je pris une nouvelle bouchée de mon sandwich, déchirant la croûte rugueuse avec difficulté. Le pain était sec et la viande avait tiédi. Assise à ma gauche, sur l’un des blocs de béton qui entouraient l’entrée secondaire de l’hôpital, Myr avait abandonné le sien et surveillait, l’air lointain, le ciel au-dessus de nos têtes.

    — Tu m’énerves…

    — Je suis désolée.

    Elle cessa aussitôt de guetter les nuages et se concentra maintenant sur ses bottes. Ton Kodos ne reviendra pas, avais-je envie de lui lancer. Pire encore, j’espère qu’il est crevé, qu’il gît quelque part, sur un monde inconnu, ou que Lanz lui a ouvert le crâne d’un coup de pierre…

    Je mordis un morceau de croûte et mâchai sans trop goûter la saveur.

    — Et puis, je suis persuadée que tu t’inquiètes pour rien au sujet de cette mise à prix. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir, au juste ? Ils n’ont rien à gagner à me capturer. Je ne représente pas une monnaie d’échange et je ne peux certainement pas agir comme levier pour qui que ce soit. Je crois plutôt que ce n’est qu’un stratagème pour nous effrayer. En me menaçant, moi, ils s’assurent d’une visibilité auprès des Humains qu’ils cherchent à apeurer.

    Myr continuait d’observer ses pieds.

    — Eh bien… ça fonctionne avec moi.

    Elle redressa la tête, et son regard sembla s’attarder sur la ligne de monorail, déserte depuis des semaines déjà. Évidemment, Myr prenait la menace de Fedor Assimal au sérieux. Elle gardait des traces douloureuses de sa rencontre avec les sbires de ce puissant seigneur du crime. Les médecins avaient réussi à estomper ses cicatrices et à adoucir les marques qui creusaient son corps, mais le souvenir de son incursion sur le territoire tharisien l’empêchait d’écarter le danger qu’Assimal représentait.

    — De toute façon, les membres de son gang ne s’aventureront jamais jusqu’ici. Je suis en sécurité…

    Le vent se leva en une bourrasque violente et manqua de renverser ma bouteille d’eau, posée sur le bloc où Myr siégeait. Celle-ci attrapa ma bouteille juste à temps et me la tendit.

    — Parfait. Si tu le dis.

    Elle ne semblait ni convaincue ni rassurée. Tant pis, pensai-je. Comme j’avalais une gorgée d’eau, les portes coulissantes de l’hôpital, plus loin sur notre gauche, s’ouvrirent et laissèrent passer le Dr Okura qui, aussitôt, vint nous rejoindre. Le poil se hérissa sur ma nuque alors qu’il avançait, l’air sérieux, mais ma tension se relâcha dès que j’aperçus le bol de soupe qu’il tenait dans les mains. De toute évidence, il ne comptait pas nous annoncer de mauvaises nouvelles. Qui oserait annoncer la mort d’un patient tout en agitant une cuillère dans son repas ?

    Il approcha, ses pieds dérapant sous la neige, nous salua poliment et s’adossa au mur, entre nous deux. Je l’observai découvrir son bol de carton et fouiller dans la poche de sa blouse jusqu’à ce qu’il y déniche son ustensile. Sa soupe ne semblait pas très chaude — aucun fumet ne s’en déga-

    geait —, mais le médecin n’entama pas immédiatement son repas. Au lieu de cela, il lorgna longtemps le sandwich délaissé par ma sœur. Lorsqu’enfin elle leva le nez vers lui, Okura lui sourit.

    — On échange nos collations ?

    Myr le fixa pendant quelques secondes, comme si les mots lui parvenaient avec plusieurs secondes de délai, avant de rougir et de lui tendre son sandwich.

    — Non, mais je vous l’offre. Je n’ai vraiment plus faim.

    Le Dr Okura s’en empara et y mordit avec avidité, le dévorant en trois bouchées rapides sous le regard amusé de Myr. Je retins une moue de dédain. L’homme d’âge mûr tentait vraisemblablement de nous dérider, ma sœur et moi, d’alléger l’atmosphère. Après tout, il savait que nous passions toutes deux plus d’heures dans cet hôpital que certains membres de son équipe. Néanmoins, je trouvai, une pointe de méchanceté dans l’âme, qu’il devrait consacrer son temps à des activités plus constructives. Comme soigner Laïka.

    Secouant sa cuillère dans son bol, le médecin quitta le mur de briques et fit quelques pas en avant, l’air de vouloir entamer la discussion avec nous deux à la fois.

    — Alors, fit-il en avalant une gorgée de liquide tiède, depuis combien de temps connaissez-vous Laïka ?

    Myr, par réflexe, tourna la tête vers moi, comme si elle me demandait la permission de répondre.

    — Un peu plus de deux ans, confirmai-je sans le regarder.

    Je réussis à identifier la saveur de sa soupe seulement aux effluves qui me parvenaient avec la brise. Poulet, numéro 5 sur la machine distributrice de l’étage où l’on prenait soin de Laïka. Au cours des dernières semaines, j’avais consommé un nombre incalculable de « repas » en boîte et j’en avais mémorisé, malgré moi, les odeurs et les textures. Un matin, Myr m’avait bandé les yeux et bouché le nez, mais j’avais quand même pu discerner quatre variétés de soupes à la première cuillerée, et ce, même si elle avait triché en me soumettant deux fois la même saveur dans l’échantillon. Je soupirai à l’intérieur. Tous les matins ne se déroulaient pas ainsi…

    — Et comment l’avez-vous rencontrée ? demanda le

    Dr Okura en grattant le fond de son bol de plastique avec sa cuillère.

    À nouveau, Myr jeta un regard dans ma direction, pressentant qu’il s’agissait d’un sujet délicat. Cette fois, je n’esquissai pas un geste.

    — Pendant la révolution, répondit Myr deux secondes après que le silence eut cédé sa place au malaise.

    — Oh, je vois.

    Il ne commenta pas davantage, trouva une serviette dans les pans de sa blouse et essuya son ustensile avec soin avant de le ranger. Évidemment, le docteur savait qui j’étais et quel rôle j’avais joué dans l’insurrection. Toutefois, nous n’avions jamais abordé le sujet. Il fallait admettre que je lui laissais rarement l’occasion de me parler d’autre chose que de l’état de santé de Laïka.

    — La vie est drôlement faite, n’est-ce pas ? Il se trouve qu’autrefois j’ai moi-même connu les parents de Laïka, à peu près dans des circonstances similaires.

    — Vraiment ?

    Myr, étonnée, tourna de grands yeux vers lui.

    — Oui. Il y a de cela bien longtemps… Quand vous n’aviez que dix ou douze ans.

    J’effectuai le calcul dans ma tête. Donc, environ à la même époque où mon père avait été emprisonné pour ses exactions au sein de sa brigade antitharisienne.

    — C’est-à-dire quand Laïka est tombée malade pour la première fois, extrapola Myr. Est-ce vous qui l’aviez soignée ?

    — Non, pas directement. Mais c’est moi que mes collègues avaient chargé de négocier le transfert de l’équipement nécessaire pour la traiter. Je devais convaincre les Tharisiens de lever les barrières qui interdisaient l’importation des machines et des médicaments qui permettraient de soigner Laïka.

    Je connaissais déjà l’histoire et je passai à deux doigts de l’exprimer tout haut. Myr, toutefois, paraissait sincèrement intéressée par ce que le docteur nous racontait ; alors je me tus. D’une main, je m’occupai l’esprit à ouvrir et à refermer le bouchon de ma bouteille d’eau.

    — Et ils ont refusé, n’est-ce pas ?

    — Au début, oui. Le père de Laïka, toutefois, était riche. Avant la conquête, il siégeait aux conseils d’administration des plus importantes guildes marchandes. Même après qu’Averia eut été scellée, il continuait d’exercer et d’entretenir d’influentes relations commerciales avec les Tharisiens.

    Un bourgeois ! m’étonnai-je. Voilà qui contrastait avec l’image que projetaient ses enfants… Myr aussi semblait se livrer à ces réflexions, car elle gardait le silence.

    — Nous étions sur le point de conclure une importante transaction, un échange très avantageux pour nos partenaires tharisiens…

    Le visage du Dr Okura s’assombrit alors qu’il lançait un long regard sur la cité. Tout comme l’université, qu’on pouvait apercevoir d’ici, l’hôpital avait été construit sur une colline. Nous jouissions donc, malgré la noirceur qui tombait, d’une vue imprenable sur Averia. La pénombre, justement, masquait les trous béants qui creusaient le paysage des quartiers atteints par le pilonnage de l’Armada.

    — Et que s’est-il passé ? demandai-je. Puisque, manifestement, cet échange n’a jamais eu lieu.

    Ma réplique fut accueillie d’un rire artificiel.

    — Ah… et pourtant, les médecins de la polyclinique d’Anosia ont bel et bien reçu le généreux paiement de

    M. Ivaron. Seulement, des imprévus, ici, ont forcé les autorités à suspendre la livraison des équipements qui nous étaient promis.

    — Quel genre d’imprévus ? fit Myr.

    — Le père de Laïka hébergeait des familles tharisiennes, des gens recherchés pour leur allégeance aux mauvais maîtres. Il s’agissait de partisans de ce fameux Kavel Assalia dont on entend tellement parler ces temps-ci. Lorsque ceux-ci ont été découverts, dissimulés dans les sous-sols du somptueux manoir Ivaron, les Tharisiens ont appréhendé les parents de Laïka.

    — Et ?

    — Et les ont fusillés. Au terme d’un procès ridicule…

    Fusillés ? pensai-je. Des Tharisiens chez Laïka et Kodos ? Cela ne concordait pas avec l’histoire que m’avait racontée Laïka à l’époque. Elle soutenait alors que son père avait été tué pendant la guerre et que son frère avait utilisé l’héritage légué par ses parents pour se procurer ses médicaments. Mon amie n’avait pas hésité à maquiller les faits pour éviter d’aborder les sujets qu’elle préférait taire. Ce n’était pas la première fois qu’elle ne me révélait pas toute la vérité…

    À ma gauche, Myr se mordait les lèvres. Les mains plongées dans les poches de sa veste de cuir, elle fixait les lumières de la ville plus bas. Je devinais les questions qu’elle retenait. Je discernais les contours de l’homme qui polluait ses pensées. Elle muselait sa curiosité par crainte de prononcer le nom qu’elle refusait de lâcher devant moi.

    — Et Kodos ? lançai-je vers le docteur. D’après ce que Laïka m’a raconté, c’est lui qui s’est occupé de la soigner, n’est-ce pas ?

    Aussitôt, Myr détourna la tête, s’assurant de ne pas m’offrir le spectacle des émotions qui traversaient son visage, qui s’y affichaient comme les images sur la toile du vieux cinéma du quartier culturel.

    — Hum ! Hum ! confirma le médecin, sans joie.

    Une ambulance remontait l’allée depuis la base de la colline, ses gyrophares clignotant d’une lumière violente dans la noirceur tombante. Elle roulait rapidement, et son empressement contrastait avec la quiétude qui semblait régner sur la cité. Le Dr Okura détailla sa réponse sans quitter le véhicule des yeux.

    — Une fois l’échange annulé avec nos collègues tharisiens, il n’y avait plus espoir de sauver Laïka… Mais

    le gamin a trouvé un moyen, lui… Excusez-moi, voulez-vous ?

    Il laissa tomber son bol de soupe derrière lui et se déplaça vers l’entrée principale de l’hôpital, là où l’ambulance se dirigeait. Sa démarche, tout à l’heure chancelante, était à présent assurée, comme si le sentiment d’urgence qui le gagnait à mesure que l’ambulance approchait conférait à ses pas une qualité antidérapante. Il atteignit l’entrée au moment où le véhicule pivotait sur son axe en faisant crisser ses pneus, pour que son chargement s’immobilise en direction de l’hôpital.

    Les portes s’ouvrirent à la volée, et un secouriste bondit par terre. Du même mouvement, il tourna sur lui-même et agrippa les poignées d’une civière. Comme il tirait, le conducteur et un autre collègue arrivaient pour l’aider à déplacer le blessé. Allongée sur le brancard, une Tharisienne marmonnait quelque chose, le cou rivé dans un collier cervical bleu. Elle arquait le bras derrière elle pour atteindre quelque chose qui échappait à ma vision.

    À ma grande surprise, l’une des extrémités de la civière fut confiée au Dr Okura alors que les brancardiers retournaient extirper d’autres blessés à l’intérieur du véhicule. Deux nouveaux Thrarisiens, l’un d’eux couvert d’un sang étrangement clair et liquide, touchèrent le sol avant d’être abandonnés à leur sort, brièvement poussés dans la direction de l’entrée.

    — Il y en a d’autres encore ? m’exclamai-je lorsqu’un quatrième Tharisien, les bras enroulés autour du torse, quitta l’ambulance en boitant.

    Sans réfléchir, je me lançai dans la direction des blessés. Manquant de perdre pied sur une plaque de glace, je traversai à toute allure la pelouse enneigée et interpellai l’un des ambulanciers.

    — Que s’est-il passé ?

    — Une émeute dans un refuge, au sud.

    — Bordel… une autre ?

    — Dis, Seki, tu peux les guider jusqu’à l’urgence ? Il y a encore des blessés là-bas, on doit y retourner tout de suite.

    — Oui, évidemment.

    À peine eus-je le temps de pivoter vers les Tharisiens que les portes de l’ambulance claquèrent dans mon dos. Courant à nouveau, je rattrapai le groupe estropié. Malgré leurs blessures, ils restaient étrangement silencieux et n’échangeaient aucune parole entre eux. Ils paraissaient avoir à peu près mon âge, mais je ne pouvais en être tout à fait certaine. Je me trompais souvent lorsqu’il s’agissait d’estimer si un Tharisien était plus vieux que moi.

    — Venez avec moi, leur dis-je en les dépassant.

    J’attrapai la main sèche et osseuse de celui qui saignait toujours abondamment, mais le blessé la retira d’un mouvement brusque. Sa plaie, presque invisible sous sa chevelure foncée, semblait profonde. Il jeta sur moi un regard sombre, mais vitreux. Pendant un bref instant, le jaune de ses pupilles transperça les miennes et me secoua de l’intérieur. Allait-il me frapper ?

    Sans délicatesse, je lui saisis le poignet à nouveau.

    — Vous pourrez toujours tenter votre chance demain et suivre les rails jusqu’au Haut-Plateau, mais ce soir, c’est ici que vous serez soignés, que ça vous plaise ou non.

    Son compagnon, maigrelet et le crâne rasé, celui qui marchait les bras enroulés autour de son corps, intervint.

    — Laisse-la faire. Nous foutrons le camp aussitôt qu’ils t’auront pansé.

    Quelques pas derrière nous, l’ambulance s’anima, recula sur plusieurs mètres avant de s’engager à toute vitesse dans la voie qui descendait vers la ville. Le Tharisien, dont

    les longs cheveux noirs étaient laqués de sang clair, observa l’engin dévaler la pente, puis abandonna ses réserves et me suivit. Retenant un soupir de soulagement, je le traînai avec moi et traversai avec lui les portes coulissantes de l’hôpital. De toute évidence, ses amis et lui ne me faisaient pas confiance. Je devinais qu’ils s’étaient battus pour des places dans l’un des refuges mixtes des quartiers sud, probablement contre des Humains…

    À l’intérieur, le gardien de sécurité nous regarda passer sans esquisser le moindre geste. Il ne se déplacerait certainement pas pour des Tharisiens. Je me retins de l’invectiver et guidai plutôt les blessés à gauche, vers l’urgence. La grande salle, presque déserte, paraissait immobile. Un concierge en lavait le plancher, armé d’une vadrouille étonnamment propre, et quelques patients attendaient, éparpillés par îlots sur les bancs, le nez plongé dans leur

    réseau.

    — Où est Alarika ? croassa le Tharisien que je tenais par la main.

    Alarika ? Sans doute celle que les ambulanciers avaient évacuée sur la civière. Je fouillai l’endroit des yeux, mais n’y trouvai aucune trace du Dr Okura ni de la blessée.

    — Je l’ignore.

    — Où est-elle ? répéta-t-il en agrippant le col de mon manteau.

    Je le repoussai au moment où l’infirmière du triage nous rejoignit. Pianotant sur l’écran de son réseau, elle semblait déjà avoir pris des décisions au sujet de l’état des trois nouveaux arrivants.

    — Amenez celui-ci en salle de choc, j’avise le Dr Auth et vous l’envoie dans une minute. Les deux autres peuvent patienter ici.

    — Non, s’interposa le maigrelet, vous ne nous séparerez pas. Nous restons tous au même endroit.

    — Menez-nous jusqu’à Alarika !

    L’infirmière, habituée à ce genre de scène, ne se laissa pas impressionner par l’agressivité des Tharisiens.

    — Vous ferez ce que je vous dis de faire. L’état de celui-ci nécessite des soins immédiats. S’il continue à perdre autant de sang, il pourrait s’évanouir d’une seconde à l’autre.

    — J’exige que…

    L’interrompant, je secouai son poignet pour attirer l’attention du Tharisien chevelu.

    — Écoute, je vais te guider jusqu’à la salle de choc, puis j’irai trouver ta copine, d’accord ? Aussitôt que je l’aurai vue, je reviendrai te donner de ses nouvelles, ça te va ?

    — Que ça lui plaise ou non, nous devons le traiter immédiatement, Mademoiselle Jones. Traînez-le sur votre dos s’il le faut, mais amenez-le ailleurs, je vous en prie !

    Le maigrelet tiqua à l’usage de mon nom de famille et ne me quitta plus des yeux.

    — Ça te va ? demandai-je au Tharisien au crâne entaillé.

    Les quelques patients disséminés dans la pièce nous observaient. L’un d’eux, une femme dans la trentaine, se pencha vers l’amie qui occupait le siège voisin et chuchota à son oreille. À voir les traits de son visage, j’imaginais qu’elle disait quelque chose comme : « Ils ne vont tout de même pas laisser passer ces Tharisiens avant nous… »

    Celui que je tenais toujours fermement par le poignet consulta ses deux compagnons en silence avant de hocher la tête à mon endroit. Ses mouvements, déjà brouillons, devenaient de plus en plus incertains.

    — D’accord, je te suis. Mais fais vite.

    Comme je le tirais vers le bloc où était située la salle de choc, je vis que ses camarades tentèrent de nous suivre avant d’être interceptés par l’infirmière.

    — Comment t’appelles-tu ? l’interrogeai-je alors que je nous soustrayais au regard inquisiteur du Tharisien au crâne rasé.

    — Parikallassal.

    — Tiens, ça ne sonne pas comme les Tharisiens du coin. Ça vient d’Averia ou de Tharis ?

    Le sang qui engluait ses cheveux dégouttait toujours

    sur sa blouse verte, semblable à celle que portait Laïka habituellement. Les manches, cloutées, étaient imbibées et lourdes. Son premier réflexe avait dû être de s’éponger le front avec ses mains ou ses avant-bras.

    — C’est de Tharis, répondit-il après une longue pause, mais pas de la capitale. Mes parents sont nés de l’autre côté du fleuve.

    Je visualisai la région dans ma tête, mais sa position restait plutôt approximative dans mon esprit. La géographie tharisienne n’était pas ma meilleure discipline. De toute façon, je l’interrogeais de la sorte surtout pour le faire parler. C’était ainsi que procédaient les infirmières. Elles vérifiaient dans quel état se trouvait le patient. Sauf qu’elles, pensai-je, en profitaient pour dresser une liste de notes mentales, s’intéressaient plus aux informations non verbales qu’aux réponses du blessé.

    — Et que s’est-il passé tout à l’heure ? Vous étiez dans un refuge, c’est ça ?

    L’autre grommela quelque chose d’inintelligible alors que j’empruntais un nouveau corridor, suivant sur le plancher les lignes bleu foncé à moitié effacées par l’usure. Quelques mètres plus loin, à travers une porte vitrée, un infirmier glissait les doigts dans une paire de gants blancs. Quand il me vit, il poussa la porte et m’arracha presque le Tharisien des mains.

    — Merci beaucoup, Saïki. Je prends le relais à partir d’ici.

    Je grimaçai au mauvais usage de mon nom, mais ne relevai pas l’erreur. Déjà, l’auxiliaire ne m’accordait plus d’attention et posait sur le blessé un regard clinique. Ce regard, acéré, pointu, me fascinait chez les membres du personnel hospitalier. Au moment où le patient atterrissait entre leurs pattes, le monde autour et les gens qui le peuplaient — comme moi en ce moment — paraissaient pâlir, s’étioler et s’effacer de leur vue.

    — Alarika…, murmura Parikallasal à mon intention.

    — Oh, c’est vrai ! Dites, est-ce que le Dr Okura est passé par ici avec une Tharisienne en civière ?

    — Hum ? Non. Il est monté directement au premier étage, répondit l’infirmier en écartant avec prudence quelques mèches engluées.

    Le Tharisien frissonna de douleur, mais me regarda, ses yeux insistants malgré le voile qui les recouvrait.

    — J’y cours et je reviens tout de suite après, lui promis-je.

    En rebroussant chemin, je passai par les urgences. Le concierge avait déserté les lieux, mais les deux autres Tharisiens, assis au premier rang, me fixèrent et suivirent chacun de mes pas jusqu’à ce que je disparaisse par l’extrémité du corridor. Celui dont l’abdomen semblait blessé m’avait reconnue. C’était évident. Dès que l’infirmière avait utilisé mon nom de famille, il avait sursauté. Je fronçai les sourcils tout en marchant vers l’ascenseur et j’essayai de

    me remémorer l’apparence du Tharisien chauve. Il était habillé de couleurs sombres, son pantalon était déchiré au niveau des genoux, mais il ne portait pas de brassards bleus ni de bandana aux symboles hétéroclites. Il ne s’agissait probablement pas d’un membre du gang de Fedor Assimal.

    Je l’espérais… Myr était plus familière avec les ornements qu’affichaient les truands des quartiers sud ; je pourrais lui demander.

    D’ailleurs, où était-elle, celle-là ? maugréai-je. Quand elle a vu que les blessés qu’on extrayait de l’ambulance étaient tharisiens, elle a dû secouer la tête et cracher par terre. Elle traînait encore sans doute dehors, le nez en l’air, à guetter l’arrivée de son imbécile de Kodos…

    Dans la cabine de l’ascenseur, j’appuyai sur le bouton du premier étage et attendis que les portes se referment. Le sang de Parikallasal tachait ma main droite. Je cherchai un endroit où m’essuyer, mais je ne voulais pas salir mon manteau. C’était le seul que j’avais et j’étais à peu près sûre de ne pouvoir en dénicher un autre dans les marchés d’ici l’hiver prochain. Ces temps-ci, même s’approvisionner en biens de première nécessité devenait problématique par moments.

    Les portes s’ouvrirent sur un étage beaucoup plus agité. Le bureau de l’infirmière en chef était vide, hormis quelques dossiers étalés sur sa surface et son écran suspendu au beau milieu d’un rapport qu’elle rédigeait. Plus loin, à droite, me parvenait le tumulte qui régnait derrière les portes vitrées de la salle d’intervention, une pièce semblable à celle où j’avais escorté Parikallassal, mais réservée à des cas encore plus préoccupants. D’instinct, je me dirigeai vers l’origine de l’agitation. Des ordres fusaient, secs, autoritaires, mais j’y percevais de l’empressement lié à la panique. Les mots, que je ne discernais pas tout à fait, me plongèrent dans un malaise. Deux fois déjà, je m’étais trouvée ici, à observer des médecins, de dos, s’affairer en urgence au-dessus du corps de personnes que j’aimais. La première fois, lorsque Myr s’était fait tabasser alors qu’elle flânait sur le territoire de Fedor Assimal, et la seconde, quand les signes vitaux de Laïka avaient chuté de manière vertigineuse pendant la nuit.

    Je frissonnai à ce souvenir. Le Dr Okura avait proposé de synchroniser nos réseaux, à Myr et à moi, avec les équipements chargés de surveiller l’état de santé de notre amie. En pleine nuit, pendant une horrible tempête de neige, nos réseaux s’étaient mis à biper en même temps. Aucun taxi n’avait voulu se frayer un chemin jusqu’à la maison pour nous transporter, jugeant que les précipitations rendaient les routes impraticables. Myr et moi avions alors traversé la ville à pied, à 2 h, dans une nuit gelée et blanche de neige. Arrivées à l’hôpital, épuisées et frigorifiées, nous avions trouvé Laïka dans cette salle, carcasse étiolée, retenue à la vie par un simple fil, que les médecins s’efforçaient d’écarter du gouffre dans lequel elle glissait.

    — Sa pression continue de chuter, entendis-je en me blottissant davantage contre la porte vitrée.

    — Il doit y avoir d’autres lésions que le scanneur ne repère pas.

    Me tournant le dos, le Dr Okura releva la tête et observa l’écran où s’affichait la numérisation en temps réel des entrailles de la Tharisienne couchée sur sa table d’opération. Après un ordre bref, l’image se déplaça et se précisa autour d’un organe — était-ce le foie ou la rate ? J’ignorais comment les démêler, surtout dans l’anatomie des Tharisiens, un peu différente de la nôtre — d’autant plus que les os de sa cage thoracique étaient pâlis, rendant son squelette presque transparent.

    — Je ne la trouve pas !…

    Je guettais, inquiète, les signes vitaux que je savais reconnaître. Le cœur, immanquable en plein milieu de sa poitrine, s’affolait, s’agitait avec l’énergie du désespoir, mais sa circulation sanguine décélérait. Je n’avais même pas besoin de consulter les chiffres, car je distinguais nette-

    ment le flux qui parcourait ses veines ralentir dans

    les canaux, cessant peu à peu d’irriguer l’extrémité de ses membres.

    Bon sang…, pensai-je.

    — Transfusion !

    L’une des infirmières se déplaça vers la droite, traversant la salle en quelques pas rapides pour cueillir la précieuse réserve de sang tharisien artificiel que conservait l’hôpital. J’étais à peu près certaine que leurs vis-à-vis du Haut-Plateau ne se donnaient pas la peine d’entretenir une banque de sang humain… Le visage d’Alarika m’apparut. Le cou toujours bloqué dans un collier à la couleur percutante, elle gisait, la bouche couverte d’un masque à oxygène à peine embué. Je devinais sa respiration faible, superficielle. La peinture blanche sur son front s’écaillait, dévoilant l’épiderme rugueux de son visage. Je remarquai ses yeux, fermés, aux paupières maquillées de noir. Ses cils, très longs et épais, s’étiraient et courbaient vers leur pointe.

    Sa beauté me vrilla le cœur.

    Au même moment, le sien cessa de battre.

    Je frappai dans la vitre, laissant échapper un juron retentissant. Quelques infirmières, surprises, se retournèrent vers moi, mais pas le Dr Okura. Sans perdre une seconde, il ajusta des transmetteurs sur la poitrine d’Alarika, régla la charge électrique et tenta à trois reprises de stimuler le cœur de la Tharisienne, ne lui arrachant chaque fois que quelques battements supplémentaires.

    Le poing toujours appuyé contre la porte vitrée, je mordis mes lèvres de toutes mes forces. Bon sang, maîtrise-toi, Seki. Si c’est ainsi que tu réagis quand une inconnue meurt devant tes yeux, comment vas-tu survivre lorsque ce sera Laïka qui s’éteindra dans tes bras ?…

    Je tentai d’expirer avec douceur le souffle que je retenais inconsciemment dans ma poitrine, mais celui-ci s’échappa plutôt en trois hoquets douloureux. Ne pas ressentir,

    soupirai-je à l’intérieur. Ne pas réagir, ne pas penser. Laïka ne t’appartient pas…

    Ni Laïka, ni Lanz, ni personne.

    Malgré mes efforts, le mantra que je répétai à tue-tête dans mon esprit ne parvenait pas à faire taire le cillement de douleur qui sifflait depuis mon abdomen.

    À présent, le Dr Okura s’acharnait à ranimer mécaniquement la Tharisienne. Le masque à oxygène avait été remplacé par une pompe alors que le médecin se livrait à un massage cardiaque. Ses mains jointes s’affaissaient de toutes leurs forces contre la poitrine d’Alarika.

    J’attendis, incapable de réfléchir à quoi que ce soit, incapable d’espérer ou de craindre le pire. Lorsque le Dr Okura cessa ses manœuvres, lorsque ses épaules retombèrent, lorsque l’infirmière à sa gauche renonça à éponger son front et que celle à sa droite retira la pompe à oxygène du visage de la Tharisienne, je fis demi-tour, m’efforçant de ne rien ressentir et de ne pas préparer ce que je dirais à Parikallasal.

    Je rebroussai chemin, pressai les boutons de l’ascenseur, puis remarquai au passage que le sang qui tachait ma main plus tôt s’était estompé. J’avais dû m’essuyer le visage pendant les manœuvres de réanimation, sans m’en rendre compte. Levant les bras au-dessus de ma tête, je reniflai mes aisselles et constatai qu’une odeur âcre s’en dégageait, même à travers mon manteau. Pathétique, la scène m’avait secouée, plus que j’aurais dû le permettre.

    Une fois aux urgences, je fus à nouveau accueillie par les regards méfiants des deux Tharisiens que j’avais laissés derrière. Je m’approchai de celui qui massait ses côtes de

    ses longs bras secs, celui qui me dévisageait avec le plus d’insistance. Les lèvres serrées l’une contre l’autre, je ne parvins pas à articuler quoi que ce soit. Je sentais que ma voix déraperait, qu’elle s’étranglerait dans ma gorge.

    — Elle n’a pas survécu ?

    Je fis non de la tête, soulagée qu’il comprenne sans que j’aie à prendre la parole et à dévoiler ma faiblesse. La violence s’empara de ses traits, mais le Tharisien n’explosa pas. Il leva le menton vers moi et grimaça.

    — Bah, un Tharisien de plus ou de moins, qu’est-ce que ça change, hein ?

    Je desserrai les mâchoires, suffisamment pour relâ-

    cher un peu de la colère qui menaçait de me rompre les veines.

    — Ouais, c’est exactement ce que je pense, crétin…

    Tournant les talons, je le laissai sur sa chaise. À ma grande surprise, il se leva à ma poursuite.

    — Hé, attends.

    Il se plaça devant moi et m’examina ; ses yeux, un peu moins jaunes que ceux de son compagnon dans la salle de choc, la teinte s’étirant plus sur le vert, creusèrent les miens.

    — Je suis désolé.

    — Moi aussi. Pour Alarika.

    Le Tharisien hocha la tête, son regard étudiant toujours autant les traits de mon visage. Avec lenteur, il tendit une main vers moi.

    — Akkalassal, se présenta-t-il.

    — Seki Jones…

    Je serrai sa main alors que lui guettait ma réaction. Étais-je censée le reconnaître ? Pensait-il que son nom me serait familier ? Il tint longtemps ma paume tout en fouillant mon regard, à la recherche de je ne sais trop quoi. Lorsqu’il me lâcha enfin, ses bras retournèrent s’enrouler autour de son torse.

    — Merci de t’être occupée de notre amie, Seki Jones.

    La remarque semblait avoir été lancée pour susciter une réaction de ma part. Laquelle ? Je n’en savais strictement rien. Akkalassal me considéra encore un moment avant que ses yeux ne se posent sur quelque chose qui attirait son attention derrière moi. Il retint une exclamation et, sans crier gare, me poussa de côté.

    Je me retournai pour observer ce qui le mettait dans cet état. Un nouveau chargement de Tharisiens blessés arrivait depuis l’ambulance. Ceux-ci paraissaient moins mal en point qu’Alarika, Parikallassal et ses compagnons, mais ils portaient des marques de combats et de multiples contusions. Derrière le groupe, un autre Tharisien suivait en boitillant, épaulé par… Myr…

    Le bras par-dessus la nuque de ma soeur, le Tharisien avançait en claudiquant, son autre membre immobilisé dans une attelle de fortune. Je suivis Myr des yeux, une colère sourde naissant sous mon crâne, alors qu’Akkalassal se lançait vers elle pour l’aider à déplacer son ami. Ils chuchotèrent quelques mots, et je compris, aux convulsions qui animèrent les lèvres du nouveau venu, qu’ils discutaient de la mort d’Alarika.

    L’infirmière alla à la rencontre du lamentable cortège d’éclopés et s’affaira à les trier. Myr fut débarrassée de son fardeau et, incertaine, contempla un moment les Tharisiens avant de m’apercevoir, en retrait. Elle soupira et trottina vers moi. Les ongles de mes doigts s’enfoncèrent dans mes paumes alors qu’elle approchait.

    — Qu’est-ce que tu fous… lâchai-je d’une voix sifflante.

    Myr, surprise, se figea sur place.

    — Qu’est-ce que tu fous, répétai-je, à aider ces Tharisiens ?

    Ma sœur ouvrit la bouche, fronça les sourcils et pivota, l’espace de quelques secondes, vers les blessés qui se

    regroupaient dans la salle d’attente. Quand elle se retourna vers moi, une lueur de compréhension perçait son visage défait.

    Tu n’as pas le droit, pensai-je. Pas après avoir souhaité leur mort, pas après m’avoir trahie au profit de ce maudit Kodos, pas après avoir attiré les foudres de l’Armada sur Averia, pas après m’avoir arraché Lanz et avoir expédié la seule chance de survie de Laïka à l’autre bout de la galaxie. Je te l’interdis ! Tu ne peux pas te soucier de leur sort, faire comme si toutes les bêtises que tu as commises ne comptaient pas.

    — Réponds-moi !

    Ma respiration, haletante, couvrait mes pensées tandis que mon champ de vision se réduisait en un étroit tunnel au centre duquel trônait Myr. Ne t’avise pas de faire ta moue désolée, l’avertis-je en silence, ou je te frappe.

    — Seki, je…

    Au moment où je levais le doigt vers son visage pour l’abreuver d’injures, nos réseaux se mirent à biper. En synchronie parfaite.

    Bip, bip ! Bip, bip !

    * * *

    Ne me poussez pas ! Je suis journaliste ! Je m’efforce de fournir une couverture neutre et impartiale des événements qui se trament devant nos yeux. Bon sang… Vous n’avez rien, Jorulia ?

    — Non, Charal, je vais bien.

    — Quelles brutes ! Dis, j’ai une ecchymose sur le visage ? Juste ici, sur ma joue ? Non ? Pourtant, ça fait mal… Chers réseauspectateurs, comme vous l’avez sans doute remarqué, la tension est palpable devant le bâtiment qui abrite l’Assemblée des représentants élus du peuple humain d’Averia. Depuis une heure, déjà, des émeutiers s’amassent près des portes de l’antique parlement, dont la construction remonte presque à la fondation de la Colonie, et les quelques gardes affectés à sa surveillance ont depuis longtemps déserté les lieux.

    — Ils reprennent leurs coups de bélier…

    — En effet, Jorulia ! Un peu plus tôt, les insurgés ont renversé l’obélisque érigé devant le bâtiment, monument offert en cadeau aux élus humains par l’ancien Gouverneur Jassal. Il commémorait l’anniversaire de l’établissement des premiers colons tharisiens dans la région du Haut-Plateau, journée fériée observée dans toute l’Alliance sous le nom de « Jour de l’Amitié entre les Peuples ». Les émeutiers s’en servent présentement pour enfoncer les grandes portes qui mènent à la Chambre d’Assemblée. L’objet étant très lourd, ils doivent être environ quarante à le hisser et à le fracasser contre la porte. Le tonnerre qu’il provoque en heurtant

    le portail est assourdissant. Chaque coup résonne comme si un implacable géant s’approchait de la cité, projetant son ombre sur les habitants inquiets d’Averia.

    — Vous en mettez un peu, Charal.

    — Voilà ! Au cinquième essai, la porte a cédé. Le bois entaillé s’est séparé de ses socles de métal, éclatant de mille éclisses dans ses gonds. Un homme se glisse à travers les poutres pour déverrouiller la porte de l’intérieur. L’un des émeutiers semble sur le point de s’adresser à la foule. Approchons-nous, si vous le voulez bien. Préférez-vous rester à l’écart, honorable Jorulia ?

    — Je m’en moque…

    — Ahem… bien, restez près de moi dans ce cas. Regardez, un homme d’âge

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1