N’importe qui peut tomber dans une déchirure du temps. Mais cela reste un événement aussi rare que décevant dans sa paradoxale banalité. On s’attendrait à vivre des boucles temporelles à l’issue décisive pour l’avenir de l’humanité. Pas du tout. Rien de plus ennuyeux qu’une boucle temporelle. Laissez–moi vous expliquer ce qu’est une boucle temporelle. Au XXIIe siècle, les couches qui séparent les espaces–temps se sont mises à peler. On a vu apparaître des trous minuscules, comme sur un cuir chevelu malade. Et les gens ont commencé à tomber dans ces trous. Je fais partie des agents municipaux qui récupèrent les personnes coincées dedans. On nous surnomme les racleurs de temps, ce qui est un bon indice de la place que nous occupons dans l’échelle sociale. Notez d’abord que la plupart des boucles temporelles durent moins d’une minute. Vous vous rendez quelque part de bon matin quand soudain, paf ! Votre cœur fait une embardée. Votre cage thoracique tressaille en relâchant son emprise sur vos organes. Vous avez l’impression de faire une chute de quelques mètres, vos poumons se dilatent pendant une seconde ébouriffante et puis vous retombez sur vos pieds, comme s’il ne s’était rien passé. Vous regardez autour de vous et le monde est toujours aussi tiède et prévisible. Le feu passe au rouge et les piétons traversent : rien à signaler. Alors vous continuez votre journée. Ou du moins, vous pensez le faire. Vous tournez à droite après la boulangerie en évitant une trottinette. Et là, vous vous retrouvez devant le même passage piéton que tout à l’heure. Vous vous dites Et vous avez raison. Sauf que ce déjà–vu n’est pas dans votre tête. Vous traversez à nouveau, en remarquant cette femme bien habillée qui manœuvre sa poussette comme un bélier. Vous tournez à droite après la boulangerie. Cette fois–ci, vous reniflez l’odeur réconfortante du pain chaud. Vous avez confiance en vous. Un pas de côté et hop, vous évitez la trottinette. Attendez, encore une trottinette ? Et pendant que votre cerveau essaie d’admettre ce qui s’est déjà produit, vos pas vous conduisent devant le passage piéton. Exactement le même. Vous avez l’impression de faire un malaise. Ce doit être la fatigue. Vous traversez. La poussette frôle un papi qui manque de laisser échapper sa baguette. Une baguette ! La boulangerie. L’odeur, délectable et beurrée, du pain et des croissants. Bizarrement, elle commence à vous donner la nausée. Passage piéton. Vous regardez autour de vous, hagard. Vous vous dites que vous allez finir par être en retard, mais c’est absurde ! C’est la même minute, ce qui signifie que vous êtes toujours à l’heure. Mais vous pressez quand même le pas. Et ainsi de suite pour l’éternité. Jusqu’à
