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Inch'Allah
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Livre électronique292 pages3 heures

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À propos de ce livre électronique

Antoine, jeune étudiant en médecine, quitte sa routine montréalaise et s’expatrie pour un mois de stage dans un modeste dispensaire sénégalais. Là-bas, il soignera les malades de Koudiadienne et des environs, supervisé par Joseph, un chef infirmier rigide et intransigeant. Empli de questionnements et de doutes envers les limites de la pratique médicale, Antoine s’occupera des maux de chacun et tissera ainsi des liens avec les gens de ce pays sablonneux. Au gré de ses rencontres, l’écart se creusera entre sa vie à Montréal, sa culture et ses certitudes, et celle au Sénégal, poussiéreuse, ensorcelée, fragile et déconcertante.
LangueFrançais
Date de sortie15 mars 2012
ISBN9782894555767
Inch'Allah
Auteur

Marc-André Moutquin

Né en 1977 en Nouvelle-Zélande, Marc-André Moutquin a étudié les arts, les lettres et les langues avant de se tourner vers le domaine de la santé. Il poursuit actuellement une maîtrise à l’université de Montréal à titre d’infirmier praticien de première ligne. Attiré par les cultures différentes de la sienne, il a effectué plusieurs stages à l’étranger durant ses études. En 2008, son nom apparaissait parmi les finalistes pour le prestigieux prix Anne-Hébert pour son premier roman, No code.

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    Aperçu du livre

    Inch'Allah - Marc-André Moutquin

    Pessoa

    CHAPITRE UN

    Apercevant les portes du métro, prêtes à se refermer, j’ai dévalé les marches, bousculant tout sur mon passage, jusqu’à cette vieille, véritable escargot traînant sa coquille. Comment ne pas pleurer ? Je ne sais pas. La vie m’a rattrapé. Je suis l’un de ces autres. Fourmi dans la fourmilière. Vertèbre dans la chaîne vertébrale. J’étais pourtant persuadé du contraire, convaincu d’être immunisé, de ne pas être de ces gens, de ceux cherchant désespérément à atteindre l’aube prochaine, pour que se tarisse l’hebdomadaire calvaire des quarante heures.

    Je me suis élancé, bête folle, comme un buffle chargeant stupidement l’horizon. Rien n’y a fait. Je suis arrivé en bordure du quai, au-delà de la ligne de sécurité, énervé, le souffle court. À quelques centimètres de moi, les wagons défilaient en direction d’une station prochaine. Mon reflet apparaissait sur chaque vitre. Je me voyais, moi et mon visage, qui chaque jour se creusait davantage.

    L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression d’émerger d’un lourd sommeil, d’une étrange narcose. Cet être fatigué, roué d’études, d’heures supplémentaires, gavé de cafés trop sucrés et de mangeailles usinées, c’était moi. Étonné de me retrouver ainsi, je suis allé réfléchir sur un banc, dilué dans la multitude, en attendant qu’un autre bolide apparaisse. Voilà pour l’imparfait. Maintenant, en venir au présent.

    Devant moi, de l’autre côté des voies, j’observe le flux continuel des usagers. Où vont-ils, vers quels devoirs ? Impossible à dire. Se livrer à une telle routine, alors que toute leur conscience devrait s’y opposer. Étrange. Mais n’est-ce pas le premier mensonge de la jeunesse, que d’espérer découvrir de la grandeur dans le plus commun des quotidiens ? Du reste, comment puis-je les juger : ne me suis-je pas condamné, un peu plus tôt, en m’élançant, fauve, pour sauver quelques secondes ? Et qu’était donc ce réflexe, cette propulsion musculaire ? Mon cerveau et ses entrelacs neuronaux auraient-ils pressenti une menace invisible à mes sens ? Peut-être, les réflexes n’appartenant pas aux sphères de la conscience, mais aux lois du système nerveux sympathique. Sympathique ? Une autre ironie.

    J’observe le carrelage décoloré, songeant à ce qu’il a fallu de masses anonymes pour l’user ainsi. Tout près de moi, un corps se dépose. Je me retourne. Elle est là, à l’autre extrémité du banc. Un manteau défraîchi drapant son corps cachectique. Sa peau cireuse, tirant sur l’ivoire. Ses longs doigts noueux, s’entortillant entre eux, comme une orgie de lombrics. La vieille dame, celle que j’ai un peu plus tôt bousculée. Elle me regarde, un petit sourire plaqué au visage. Intimidé, je cherche à fuir et remarque sa coiffe. Un étrange chapeau, conique, ressemblant à une urne, et que vient parfaire une broche représentant un papillon, toutes ailes déployées. Curieuse esthétique. Fantaisie de septuagénaire.

    Bien que je me concentre maintenant sur mes pieds, je ressens toujours sa présence, ses yeux sans cils posés sur ma personne, implacables, véritables carnassiers.

    — Courir, glousse-t-elle soudainement, stupide ! N’est-ce pas aller plus vite vers ce qui vient déjà ?

    — Pardon ?

    — Oui, aller vers ce qui vient déjà ?

    Cela dit, une nouvelle rame fait son apparition. Ses os craquant comme du bois givré, la vieille dame se lève et va engouffrer l’archipel de ses rides dans l’habitacle saturé d’usagers. Ne voulant pas me retrouver de nouveau près d’elle, je décide de quitter la station. Je vais marcher. Tant pis pour l’heure. Je serai en retard. On me pardonnera. On nous pardonne toujours. Autrement, c’est l’oubli qui s’en charge.

    Suivant l’interminable défilé des rues et des ruelles, je songe de nouveau à ces meutes de chairs asservies, à mon reflet, à cette vieille femme, à l’urne, au papillon. Je voudrais verser une larme sur ma bêtise, mais me l’interdis. Étudiant en médecine, on se doit d’être fort. Les Français, d’ailleurs, nous appellent « carabins ». Je trouve que ça sonne comme carabine. Je ne dois pas être le premier à faire pareil rapprochement. On n’est jamais le premier, à moins d’être bon menteur. Je suis donc le carabin carabine s’attristant pour des portes de métro. Drôle d’histoire ; drôle de titre.

    Arrivé à l’hôpital, l’humeur racornie, je suis allé trouver mes confrères, au salon des étudiants, pour leur raconter mon histoire. Ils m’ont regardé bêtement, sans piper mot. Je n’ai pas insisté. Eux non plus. Seul Marc, un nouveau, petit jeunot, sentant mon désarroi, s’est approché gentiment, sans faire de tapage.

    — Au fait, me dit-il, à l’étage, on vient d’hospitaliser un homme souffrant de sclérose latérale amyotrophique. Très rare. Tu voudrais venir l’examiner avec moi ?

    Je regarde Marc, dubitatif. Me démontrer son empathie en m’offrant le corps défait d’un quinquagénaire souffrant d’une telle horreur. Délicat, vraiment.

    — Alors ?

    — Bien sûr.

    Heureux, Marc se lève d’un bond. Je me place à sa suite, dans son sillage. Deux corridors, une passerelle, changement de pavillon, une petite marche et nous arrivons devant l’ascenseur numéro onze. L’aile de neurologie se situe au dixième étage.

    — Que sais-tu sur cette maladie ? me demande Marc.

    — Je sais qu’il s’agit d’un trouble dégénératif impliquant un certain type de neurone.

    — Les symptômes ?

    — Le patient présentera des contractions musculaires involontaires et des raideurs importantes. La maladie progressant, le patient aura de la difficulté à coordonner ses mouvements, à parler, puis à manger. S’ensuivra une diminution de son état général, ce qui le prédisposera aux infections.

    Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Quatre personnes s’y logent. Nous voyant entrer, intimidés par nos sarraus blancs et nos stéthoscopes, accessoires symbolisant plus que tout l’auréole médicale, ils se blottissent les uns contre les autres.

    — Comment se diagnostique la maladie ?

    — Différents examens sont possibles : imagerie par résonance magnétique, épreuves radiologiques, biopsie, et cetera.

    — Existe-t-il un traitement médicamenteux ?

    — Tout n’est que palliatif.

    — Le pronostic ?

    — En moyenne, mort dans les trois années suivant le diagnostic.

    Disant cela, je ferme les yeux. Que m’en vais-je examiner, quel acte dérisoire m’en vais-je poser ? Aussi absurde que d’écoper l’eau s’engouffrant en torrent à l’intérieur d’un navire s’étant vu embrassé par les lèvres d’une torpille. Pour cet homme, quel intérêt d’aller l’inspecter, de lui découvrir de nouvelles complications qu’il faudra pallier ? Inutile, sinon pour apprendre, approfondir nos connaissances, puisque nous serons un jour évalués, notés par nos pairs, puisqu’il faut bien, tôt ou tard, être jugés.

    — Que c’est long ! soupire Marc.

    Je regarde le tableau lumineux. Nous n’en sommes qu’au huitième étage. À chaque niveau, de nouveaux usagers entrent, d’autres sortent. Il faut recréer l’agencement des corps. Nos sarraus n’intimident plus. Chacun pousse, tente un passage, cherche une place, creuse son terrier.

    — Je préfère encore l’escalier !

    Sans offrir plus d’explication, mon compagnon quitte l’ascenseur. Mais qu’a-t-il à vouloir gagner si rapidement cette chambre ? Quelle force le pousse à enjamber les marches, quatre à quatre, jusqu’à la porte du dixième, dernier rempart avant d’atteindre l’aile de neurologie ? Département qui nous accueille avec cet habituel parfum d’hôpital. Un étrange mélange de javellisant, de corps moites, de déjections fécales et de sueurs urinaires.

    — C’est au bout du corridor, me dit Marc.

    Je le suis silencieusement, faufilant ma personne entre les infirmières, les patients et les chariots à literie obstruant le peu d’espace praticable dont dispose l’étage. Arrivé devant la porte fatidique, je m’accorde une pause. Je me sens tel Howard Carter s’apprêtant à déplacer la stèle obstruant l’entrée du tombeau de Toutankhamon. Je sais pourtant qu’il n’est point question d’excaver le moindre trésor funéraire de ce caveau. Dans cette pièce ne se cache qu’un corps voué aux dégénérescences.

    — Tu viens ?

    — Oui.

    Nous entrons. Devant nous, dans un lit aux barreaux remontés, se répand un quadragénaire rachitique, dont les longs membres décharnés reposent immobiles. Son visage hâve exhibe la moindre proéminence osseuse. Sa peau ressemble à une pellicule de cellophane. Je constate qu’une trachéotomie¹ a été pratiquée. Sans celle-ci, et le ventilateur s’y reliant, l’homme ne pourrait plus respirer. Un gavage est également en cours. Une petite pompe volumétrique calcule minutieusement la quantité de liquide nourricier devant être injectée à chaque heure. Toute cette technologie n’offre pourtant aucun traitement. Elle ne fait que retarder l’inéluctable. Cet homme va mourir, d’ici peu, le mal le rongeant ne possédant nul traitement.

    — Bonjour ! lance énergiquement Marc.

    Le patient pousse un maigre râlement, accouchant par le fait même d’une dégoulinade bien baveuse. N’étant plus qu’une conscience emprisonnée dans un corps devenu inutile, il fait peine à voir. Comment cette personne peut-elle encore attribuer une valeur à sa vie ? Quel entêtement lui insuffle la force de lutter, malgré la lente décomposition de sa personne ? Est-ce la peur de la mort, l’envie de demeurer auprès des siens ou sont-ce des relents de mammifère le conditionnant à vouloir vivre, coûte que coûte, au-delà de l’absurde ? Difficile à dire pour moi qui ne suis pas celui s’égrainant dans cette chambre. Et puis, souffrir, pour plusieurs, c’est encore de vivre.

    — Antoine, viens m’aider à le tourner sur le côté, je veux examiner son dos.

    Bien qu’un préposé sache mieux s’y prendre que moi, je m’approche, saisissant une épaule de même qu’une cuisse. J’éprouve une certaine répugnance à toucher ce corps. Non seulement parce qu’il s’englue de diverses morves, mais parce qu’il témoigne d’une telle fragilité ! Il n’existe que parce que nous, ce corps médical épaulé par cent technologies, existons autour de lui. Autrement, il ne serait déjà plus qu’un feuillet arraché à une éphéméride.

    — Zut !

    — Quoi ?

    — Regarde.

    Autour du sacrum, des rougeurs annonciatrices d’escarres² ont fait leur apparition. Si elles ne sont pas prises en charge, la peau s’abîmera jusqu’à former des plaies aux odeurs méphitiques, comme autant de brèches dans les rangs d’une armée. Des microbes, pressés de répandre leurs toxines, pénétreront en trombe dans l’organisme. Il faudra alors se battre, pratiquer des cultures, administrer des antibiotiques, freiner la cascade des complications. Lutte éternelle, selon la volonté des divers protagonistes impliqués dans cette tragédie.

    — Vous avez mal ? lui demande Marc.

    Ne pouvant parler, l’homme cherche à pointer quelque chose. Malgré tous ses efforts, il ne réussit qu’à faire sautiller stupidement son épaule.

    — Questionne-le, dis-je, en lui demandant de cligner une fois des yeux s’il veut dire oui, et deux fois pour dire non.

    — Bonne idée !

    Je ne comprends pas l’attitude de Marc. Il ressemble à ces gamins, pressés de toucher, d’examiner. Il sera chirurgien, j’en suis sûr. De mon côté, n’en pouvant plus de ce jeu questionnaire et de son animateur, je quitte la chambre. Mon confrère n’est pas cruel ; seulement, il doit apprendre, et nous avons tous déjà cherché les souliers d’un cul-de-jatte alité, dont les draps masquaient la condition. Il suffit parfois d’une simple distraction, généralement celle de nos propres désirs, pour rater l’évidence. Or, l’expérience a un prix et la nôtre se bâtit sur l’aveulissement des corps et la dislocation des chairs. Mais en vérité, ce qui me pousse à me dérober demeure ma colère. Car il y a dans ce corps atrophié, toute l’impuissance de cette médecine que je représente, de cette science traitant plus qu’elle ne guérit. Il me semblerait logique, à moi, de tout débrancher, jusqu’au ventilateur mécanique, et d’administrer à ce patient un cocktail d’opiomane, pour qu’il arrête enfin de respirer ce qui, du reste, ne devrait pas tarder. La Mort a beau se vouloir capricieuse, elle se lasse tôt ou tard des plaintifs gémissements de l’agonie. J’imagine que c’est sa façon à elle de croire qu’elle a du cœur, je veux dire, de mettre fin à tout ça.

    Les jours et les semaines se sont écoulés. Mon trimestre s’achèvera d’ici peu. Je me sens, dans mes tutoriaux, comme un astronaute perdu en plein cosmos, cherchant désespérément un peu de matière où poser le pied. Je n’ai pas retrouvé l’accalmie. Le visage de l’homme visité avec Marc me hante encore. Ce corps atonique, ces filets baveux, sa voix devenue un incompréhensible jargon. Tous ces symptômes traités sans espoir de guérison, sinon celui de retarder la fin. Je me demande si cette seule victoire sur le temps peut suffire à sanctifier nos actions d’un sens quelconque… Saurait-elle justifier ces métros quotidiens, ces bousculades, ces longues conversations où les hommes roulent leurs paroles comme des bousiers leurs balles de purin ? Depuis cette journée, j’ai d’ailleurs l’impression de m’abâtardir davantage à force d’arpenter ces longs corridors d’hôpitaux, le visage perdu dans de gros volumes bourgeonnant de symptomatologies et de traitements complexes. Bien sûr, cette sensation n’est pas nouvelle. Elle se love dans mon crâne depuis des mois. La médecine demeure un monde à part, avec ses us et coutumes, auxquels on n’accède qu’avec l’expérience.

    J’ai bien tenté de parler de mes doutes avec mes professeurs. Ceux-ci m’ont écouté, gentiment, avant de me souligner l’inexorable de la condition humaine et tout le tralala s’y rapportant : la souffrance, la douleur, la peur, la mort. Ils se sont également permis de me réconforter, en m’assurant que je ne n’étais pas le premier étudiant aux prises avec ce genre de questionnement, et qu’il fallait savoir se donner du temps. Pour peu, ils m’auraient conseillé de laisser se composter d’elles-mêmes ces interrogations. J’imagine que la relativisation et la minimisation demeurent des méthodes thérapeutiques de choix dans ce genre de contexte. Il est vrai que ces sensibleries peuvent devenir contagieuses, et qu’il faut bien savoir se protéger. Mais peu importe, je ne me suis pas senti compris, pas du tout, même. Ce doit être comme avec les peines de cœur. Difficile de se faire consoler par quelqu’un d’ouvertement amoureux. La distance entre les extrémités devient trop grande.

    Le mois dernier, docteur Bourassa est venu nous visiter. Lorsque j’ai commencé mes études, malgré son âge, soixante-dix ans, il opérait toujours. À mes yeux de petiot, il personnifiait l’archétype même du chirurgien. Véritable Stakhanov du bistouri, il a passé la majorité de sa vie au bloc, blotti entre l’infirmière instrumentiste et l’anesthésiste. L’année dernière, la faculté l’a nommé à un poste de conseiller aux affaires étudiantes. Une nomination bidon, pour le soustraire à ses lames, tout en préservant son honneur, ce que certains appelleraient un « remisage automnal ». Il faut admettre que sa pratique était devenue obsolète et que d’anciens résidents, des louveteaux devenus loups, se battaient farouchement pour obtenir du temps opératoire. À force de pressions intestines, ils ont réussi à le déloger. Donc, cet aïeul de la profession médicale est venu nous rencontrer, pour nous offrir la possibilité de participer à un stage, d’une durée d’un mois, dans un dispensaire sénégalais.

    Au départ, l’idée ne m’a pas intéressé puisque pour s’inscrire, il fallait accepter d’utiliser nos semaines accumulées de vacances, période dont se servent les étudiants pour se confectionner une longue période d’étude avant leurs examens finaux. Mais lorsque je songe à mon marasme émotionnel, cette possibilité m’apparaît aujourd’hui plus que bienvenue. D’ici la fin de la journée, j’irai au secrétariat de la faculté pour glaner quelques informations.

    Revenu chez moi, je téléphone à Stéphanie, une amie jouant à la pharmacienne modèle dans un établissement de l’est de la ville. Elle ne demande pas mieux que de sortir ; « grosse journée », me dit-elle. Nous convenons rapidement d’un restaurant. Un bouiboui du centre-ville. Type asiatique, avec menu rédigé en idéogrammes, rendus illisibles par les années d’utilisation et les nombreuses mains prolétariennes, sales de cambouis, les ayant parcourus.

    — Bon choix, dis-je à Stéphanie, sur un ton mielleusement sarcastique.

    Celle-ci, calmement, gardant son regard caressant, lisse ses longs cheveux charbonnés, tout en me proposant son majeur, joliment déplié, en parfaite extension.

    — Manque d’humour ?

    — Non, mais j’ai passé une dure semaine. Alors, ce nouveau projet d’aller en Afrique : de quoi s’agit-il ?

    — Il y a un mois, un médecin nous a offert d’aller effectuer un stage au Sénégal. Au départ, l’idée ne m’a pas intéressé. Mais maintenant, j’avoue que je serais content de quitter Montréal pour quelques semaines.

    — Que t’arrive-t-il ?

    — Je ne sais pas exactement. Depuis un certain temps, j’ai l’impression qu’il y a un manque grandissant de résonance entre mes émotions et le monde médical. Tout m’apparaît absurde.

    — Tu crois que tu te sentiras mieux, en Afrique, à travailler dans un dispensaire qui manque probablement de tout, et où tu verras des enfants mourir de ne pas avoir d’eau potable à boire ?

    — Mais là-bas, personne ne me demandera de mettre en place des mesures extraordinaires afin de maintenir en vie des patients n’en finissant plus d’agoniser. Il s’agira de faire avec les moyens du bord.

    — Eh bien, en attendant, je vais téléphoner à certains représentants pharmaceutiques que je connais bien. Je suis certaine qu’ils accepteront de te donner des échantillons que tu pourras apporter.

    — C’est gentil.

    — Disons que ce sera ma maigre contribution.

    Nous recevons ensuite nos entrées. Soupe aigre-douce et rouleaux impériaux. Classique de la gastronomie vietnamienne montréalaise. Notre repas terminé, alors que nous déambulons de trottoir en trottoir, Stéphanie m’invite à prendre un dernier verre chez elle.

    — C’est gentil, mais je préfère rentrer.

    — Sûr ?

    — Certain.

    — Très bien, me dit-elle, tout en faisant signe à un taxi de s’arrêter. On se rappelle.

    Retrouvant le confort de mon salon, j’aperçois l’indicateur lumineux de mon répondeur qui clignote. Machinalement, j’enfonce la touche de lecture, et accède aux messages qu’a fossilisés la bande enregistreuse. La voix d’une secrétaire m’annonce que si je suis disponible, le docteur Bourassa peut me rencontrer dès demain. Il me suffit de me présenter à son bureau. Heureux, je vais me doucher, avant de m’emmitoufler sous mes draps. Bercé par l’éternel rugissement des voitures coulant le long de ma rue, je fais la chasse aux moutons. Habituellement, il me suffit de poser la tête sur mon oreiller pour sombrer dans un profond sommeil. Dans mon champ d’études, l’heure du coucher ne doit pas servir à tergiverser indéfiniment sur d’insolubles interrogations existentielles, car la rigueur matinale de mon cadran ne m’offre aucune échappatoire. Depuis maintenant quatre ans, je me lève invariablement à six heures du matin. Implacable routine qui ne laisse que peu de place à la tranquillité des grasses matinées. Mais ce soir, ne pouvant m’empêcher de songer à mon rendez-vous de demain, je suis incapable de fermer l’œil.

    L’Afrique, mère de Lucie, l’ancêtre commun de tous les hommes, enfin, de ceux ne s’affirmant pas créationnistes. L’idée de m’y rendre m’enchante. Là, j’examinerai des gens dont la condition physique ne relèvera plus majoritairement de leurs mauvaises habitudes de vie, et je n’assisterai plus à la mise en place de mesures extraordinaires visant à faire perdurer la vie au-delà de sa finalité. Stéphanie à néanmoins raison, il se peut que ce stage m’ébranle profondément. J’aurai beau faire reposer mon action sur mes maigres qualités d’externe, mes connaissances ne matérialiseront pas de médicaments, et j’ignore quelle sera ma réaction lorsque je devrai m’avouer vaincu par l’absence de moyens. Certes, de voir un patient mourir demeure toujours une expérience difficile. En contrepartie, l’impuissance ressentie devant un malade désargenté ne pouvant se payer le traitement qui lui sauverait la vie doit s’avérer plus que pénible. Enfin, tous ces questionnements sont pour l’instant futiles, puisque j’ignore encore s’il me sera possible de poser ma candidature. Les réponses ne viendront que demain. Il me faut dormir.

    — Alors, quelles sont les raisons vous poussant à vouloir entreprendre ce stage ?

    J’observe le docteur Bourassa. Une voix grisonnante, un visage long comme un sermon, de lourdes lunettes, un veston en tweed aux coudes élimés. J’ai l’impression d’avoir devant moi le dernier Mohican d’une tribu médicale depuis longtemps décimée. Je ne sais trop si je dois tenter de le baratiner avec des lieux communs ou m’échiner à trouver quelques originalités pour réchauffer les glaces de cette banquise dérivante. Indécis, je décide de m’élancer dans un long monologue, portant sur l’importance des nouvelles expériences, et sur le caractère universel des soins de santé.

    — Très bien, répond-il. Vous savez, en temps normal, je ne pourrais pas accepter votre candidature, tant celle-ci est tardive, car cela ne va pas sans poser quelques difficultés, notamment dans l’achat de vos billets d’avion. J’ignore également si père Gregorcic pourra toujours vous héberger. Peut-être a-t-il déjà promis le logement que vous deviez occuper à quelqu’un d’autre.

    — Père Gregorcic ?

    — Le religieux chez qui vous auriez dû habiter. Un Italien qui, ma foi, me semble fort sympathique. En attendant, prenez ces documents et lisez-les. Ils répondront à la majorité de vos questions quant à ce stage et ce milieu dans lequel vous évoluerez, si nous réussissons à organiser votre départ, bien sûr.

    Récupérant la

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