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La bête originelle
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Livre électronique290 pages3 heures

La bête originelle

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À propos de ce livre électronique

«Elle m’a rendu fou. Complètement fou.»

Le cadavre d’une femme est découvert dans son appartement, sa tête remplacée par celle d’un grand chien noir.

Parallèlement, une patiente souffrant de schizophrénie paranoïde dessine avec obstination des corps mutilés, munis de parties animales. Des hybrides.

Le lieutenant-détective Marc Vézina mène l’enquête, l’obligeant à s’égarer dans les méandres d’un esprit dément et méthodique: celui de la bête originelle.
LangueFrançais
Date de sortie29 juin 2018
ISBN9782897864873
La bête originelle
Auteur

Simon Rousseau

Né en 1993 à Trois-Rivières, résidant aujourd’hui à Québec, Simon Rousseau a écrit et publié son premier livre de façon indépendante alors qu’il n’était âgé que de 18 ans. En 2013, il part vivre au Royaume-Uni pendant près d’un an, et c’est là-bas qu’il écrit Les pages perdues de Kells. Ce dernier, ainsi que sa suite Les sacrifiés inconnus, sont publiés aux Éditions ADA en 2016. Depuis, il enchaîne les publications ; création des Contes Interdits et de Peter Pan en 2017, La bête originelle en 2018, puis son deuxième Conte Interdit, La reine des neiges, finaliste au prix Aurora-Boréal 2019 du meilleur roman. Il est aussi l’un des instigateurs du collectif Héros Fusion, visant cette fois un public beaucoup plus jeune. Il publie en 2020 ses deux premiers romans jeunesse, Héros-Fusion: Shaman-Man et Dead: Le plus nul des chevaliers.

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    Aperçu du livre

    La bête originelle - Simon Rousseau

    CONFESSION

    Partie 1

    Elle m’a rendu fou.

    Complètement fou.

    Je n’ai pas eu le choix. Il fallait que je le fasse. Comment aurais-je pu agir autrement ? Impossible de continuer à vivre comme un imposteur, je devais me libérer de cette obsession maladive. Car c’est ce que j’étais, en réalité : malade. Je le suis probablement encore. Non, c’est sûr que je le suis encore. Je vais rechuter, c’est inévitable. Mais quand ? Et pour combien de temps ? Je suis fou et je suis bien placé pour savoir que je suis condamné à le demeurer pour le restant de mes jours.

    Avais-je d’autres choix ? Est-ce que j’aurais pu l’épargner ? Existe-t-il un médicament, une substance quelconque capable d’apaiser mes pulsions ? J’en ai déjà essayé tant… Peu importe, ce qui est fait est fait. J’ai franchi la ligne. Bon sang, mais que s’est-il passé ? Plus important encore, pourquoi je ne me suis jamais senti aussi vivant ?

    Je suis seul, maintenant. Plus seul que jamais. Max n’est plus là, et c’est de ma faute. Pas question que je sorte d’ici. Pas question que je revoie des gens. Pas question que je la revoie, elle. Je ne ferais que commettre de nouvelles ignominies, je ne ferais que créer de nouvelles abominations païennes qui, depuis leur plan cosmique, viendraient me hanter pour me supplier de leur engendrer des frères et des soeurs. Et faible comme je suis, je n’aurais d’autre option que d’accéder à leur demande. Serait-ce d’ailleurs si mal ? Peut-être que d’embrasser ce fléau qu’est ma condition constitue mon unique moyen de ne pas sombrer davantage dans l’impénitence. C’est peut-être mon destin ? Je pourrais devenir le créateur d’un panthéon entier d’êtres aux formes et aux attributs mythiques, guidé par ses visions, son idéal, sa matrice psychique ! Maintenant qu’elle ne peut plus procréer elle-même, je pourrais devenir son extension, sa main, son pinceau, sa voix ! Je pourrais…

    Mais qu’est-ce que je raconte ? Je me relis et j’ai l’impression que quelqu’un d’autre a écrit ces élucubrations démentielles à ma place. Comment mon esprit peut-il dérailler si brusquement ? Comment la raison peut-elle m’abandonner à intervalles aussi irréguliers ?

    C’est clair. C’est limpide.

    Elle m’a rendu fou.

    Complètement fou.

    CHAPITRE 1

    Marc Vézina n’avait jamais eu le courage d’adopter un chien ; la simple pensée de devoir se farcir des marches quotidiennes en plein hiver québécois dans l’unique but de ramasser les étrons de son animal de compagnie lui confirmait qu’il valait mieux s’en tenir à câliner de temps en temps les chiens des autres. Pourtant, cela ne l’empêchait pas d’apprécier ces adorables bêtes à leur juste valeur. Lui qui faisait si souvent face aux pans sombres de l’homme dans le cadre de son travail, il ne pouvait qu’admirer l’authenticité, l’honnêteté et la loyauté de la race canine. Il se demandait même parfois s’il ne les estimait pas davantage que les membres de son espèce ; d’un point de vue éthique, ils les surpassaient en tous points.

    C’est pour cette raison que Vézina était encore plus dégoûté par la tête décapitée de ce qui lui semblait être un labrador noir que par le corps dénudé de femme auquel elle était rattachée avec du duct tape.

    Gisant sur le lit, le double cadavre avait été disposé de façon à ce que la croupe de la femme pointe vers le plafond et que sa poitrine remplie de silicone s’enfonce dans le matelas, les coudes pliés sur les côtés et les jambes suffisamment écartées pour que la morte conserve son équilibre. La tête de chien gisait de côté sur l’oreiller ensanglanté, de sorte que ses yeux globuleux et sa langue pendante captent sur-le-champ l’attention de toute personne pénétrant dans la chambre. La main plaquée sur la bouche par aversion, Vézina détourna le regard.

    — On a retrouvé la tête ? Et le corps du chien ? demanda Vézina à la sergente-détective Claudia Perez, présente sur la scène du crime bien avant lui.

    — Aucune trace du corps de l’animal, non, mais pour l’autre tête… Tu as juste à suivre les traces de sang. Ça mène jusqu’à la toilette.

    Un sentier de sève humaine coagulée colorait le sol depuis le lit jusqu’à l’extérieur de la pièce. Marc distingua deux chemins distincts ; l’auteur du meurtre était entré ici avec sa victime et devait être ressorti ensuite avec la tête seulement.

    — Le coroner est là ?

    — Oui. On a de la chance, c’est Brochu.

    Coroner à temps plein pour la région de la Capitale-Nationale, Michel Brochu se portait plus souvent volontaire pour se charger de scènes de crime impliquant mort d’homme que n’importe quel autre docteur à Québec. Habitué aux procédures policières, l’homme était apprécié par l’équipe de Vézina, qui s’avérait souvent déçue lorsqu’elle devait travailler avec d’autres spécialistes.

    Les deux enquêteurs sortirent de la chambre et se dirigèrent vers les toilettes du quatre et demie où un technicien prenait une série de clichés de l’intérieur de la cuvette tandis que Brochu, accoudé nonchalamment sur le comptoir du lavabo, griffonnait des notes sur son calepin. Presque chauve, rasé de près, affublé de lunettes rondes démodées et d’un costume trois-pièces standard sous sa combinaison de protection, il ressemblait à un fonctionnaire lambda, pas au coroner et médecin légiste le plus qualifié de la ville.

    — J’avoue que c’est la première fois que je suis témoin d’une décapitation, lieutenant, dit-il sans lever les yeux de son carnet.

    — Salut, Michel. J’peux jeter un coup d’oeil ?

    — Gâte-toi.

    Comme Claudia l’avait mentionné, le chemin de sang se poursuivait jusque dans la toilette même, où avait été jetée comme un vulgaire détritus la tête de la victime. Son visage livide camouflait le trou de la cuve souillée, tandis que ses cheveux clairs trempaient à la fois dans sa bouche béante et dans l’eau souillée. Dans ces circonstances, impossible de dire si la jeune femme avait été jolie de son vivant. Vézina recula d’un pas : déjà que l’odeur régnant dans l’appartement suffisait à lui donner envie de dégobiller, nul besoin de fixer trop longuement une telle horreur.

    — Ça va aller ? demanda Claudia en posant une main sur l’épaule de son supérieur.

    — Ouais, t’inquiète pas pour moi. Michel, qu’est-ce que tu peux m’apprendre ?

    — Elle s’appelait Émilie Boutin, 29 ans, commença le coroner en rangeant son calepin dans la poche de son veston. Elle est morte depuis un peu moins de 48 heures : ce qui veut dire dimanche, au petit matin. C’est vraisemblablement une profonde coupure à la gorge qui l’a tuée ; elle n’a aucune autre blessure visible. La tête a été tranchée plus tard. Mais je vais juste pouvoir confirmer cette théorie une fois au labo.

    — Qui l’a trouvée ?

    — Sa colocataire, intervint Claudia. Elle était en état de choc quand on est arrivé. J’ai pas réussi à lui soutirer grand-chose avant que les ambulanciers s’occupent d’elle. Faudra l’interroger plus tard.

    — Ça doit pas être évident de couper la tête de quelqu’un comme ça.

    Le coroner approuva d’un hochement de tête.

    — Penses-tu qu’elle a la shape nécessaire pour avoir fait ça ?

    — Pas du tout. Elle est encore moins bâtie que Michel.

    Le coroner, nullement vexé, sourit à la remarque de la sergente-détective. Il en avait entendu d’autres.

    — Si c’est pas la coloc, poursuivit Vézina, ça signifierait qu’elle est pas venue ici depuis au moins deux jours, sinon elle aurait découvert le corps avant… Pas d’autres témoins ?

    — Non, en tout cas pas encore. J’ai envoyé des patrouilleurs questionner les voisins, mais à date…

    — On n’a pas trop reviré de journalistes ?

    — Y en a bien quelques-uns qui sont venus fouiner tantôt. Ils n’ont rien pu voir, on avait déjà établi le périmètre de sécurité. Mais les médias sociaux vont s’enflammer dans pas long, ça, c’est sûr.

    Le lieutenant-détective sortit de la pièce en toussotant et inspecta rapidement le reste de l’appartement. Trop obnubilé par le cadavre, il n’avait pas pris le temps d’analyser son environnement. Il aperçut des photos encadrées sur la table basse du salon et y reconnut non sans mal Émilie Boutin parmi d’autres filles de son âge, toutes souriantes. Incontestablement, la jeune femme paraissait désirable. Vézina ne serait pas allé jusqu’à dire qu’elle était belle, mais nul doute que sa taille de guêpe et sa peau bronzée à la Kardashian lui permettaient de bien performer auprès de la gent masculine. Sans oublier sa poitrine à 10 000 $ qu’il avait aussi entraperçue dans la chambre. Marc se dégoûtait luimême en pensant à ces détails superficiels alors que le cadavre de la victime gisait dans la pièce d’à côté, mais de telles réflexions s’avéraient nécessaires dans la recherche d’un mobile.

    Le logement, quant à lui, ressemblait à celui d’une jeune femme célibataire : propre, meubles de style IKEA agencés aux couleurs pastel des murs, décorations ésotériques probablement achetées chez Dollarama, appareils électroménagers usés, couvertures douillettes sur chaque sofa… Pas l’ombre d’une gamelle ou d’un lit pour chien. La bête venait d’ailleurs.

    — Le tueur a amené l’animal ici ?

    — La tête de l’animal, plutôt, précisa Michel après avoir invité le technicien photographe à quitter les lieux, satisfait de son travail. Si le meurtrier avait aussi tranché la tête du chien dans l’appartement, il y aurait plus de sang.

    — C’est donc ici qu’Émilie a été tuée ? déduisit le détective en pointant la plus grosse mare, au milieu du salon.

    Vézina avait l’habitude d’appeler les victimes par leur prénom. De cette façon, il créait une proximité avec elles, le motivant davantage à leur rendre justice. Rien de mieux pour l’obliger à conserver son focus et sa détermination. Certains au poste considéraient cette méthode comme un tantinet macabre, mais Marc n’en avait rien à foutre. Il s’agissait néanmoins d’une arme à double tranchant : lorsqu’il échouait, son fardeau n’en était que plus lourd.

    — Pas de doute. On lui a premièrement tranché la gorge pendant qu’elle était debout ; les taches de sang audessus du divan le prouvent. Après ça, on a dû couper le reste du cou à même le plancher… pis on l’a traînée jusqu’à la chambre.

    — C’est dégueulasse, murmura Claudia pour elle-même.

    — On a l’arme du crime ? reprit Vézina en s’adressant au coroner.

    — Non, le tueur a dû les emmener, supposa le coroner.

    — « Les » ?

    — Vu le carnage, le tueur a sûrement utilisé deux armes contre la victime : une pour porter le coup fatal, l’autre pour couper le cou. Je parierais sur un couteau de chasse pour l’attaque qui l’a tuée, puis sur une machette ou une méchante grosse lame à dépecer pour le reste. Peut-être même une scie à métaux ; facile à traîner, efficace…

    — Ça lui a pris du temps, trancher la tête ? demanda Marc, écoeuré par sa propre question.

    — Tout dépend de la qualité de la lame. Si elle était bien aiguisée, ça a pu être très rapide. Sinon… Sinon, fallait qu’il le veuille en maudit. Sans parler de sa petite mise en scène sur le lit. Quand on aura détaché la tête de chien du reste du corps, je pourrai m’en faire une meilleure idée.

    — Côté ADN, tu penses qu’on aura quelque chose d’utilisable ?

    — Ça, pas moyen de le savoir tout de suite. On va devoir attendre les analyses. Mais si tu veux mon avis, je crois pas que vous devriez vous fier là-dessus. C’est presque certain que le meurtre était prémédité : ça me surprendrait que le tueur ait été assez con pour ne pas se protéger un peu. La victime n’a pas l’air non plus d’avoir de lésions sévères au niveau vaginal ou anal ; je ne pense pas qu’elle ait été violée juste avant le meurtre. Après non plus, d’ailleurs…

    — Alright, le coupa Vézina, dégoûté. Tu m’en diras plus quand tu pourras mieux l’examiner.

    Un inconfortable silence s’ensuivit. Malaisés, le coroner et la policière n’osèrent reprendre la conversation, faisant preuve d’empathie : eux aussi, en plus de l’assassinat en soi, étaient dégoûtés par l’éventualité de la nécrophilie. Conscient de son moment de faiblesse, le lieutenant-détective se chargea de poursuivre après s’être raclé la gorge.

    — Merci, Michel. Je te laisse tranquille, on se reparle demain. Claudia, tu viens avec moi ? Faut que je prenne l’air.

    Les deux détectives quittèrent l’appartement par la porte d’entrée menant directement à l’extérieur. L’immeuble ne comptait que quatre logements : deux au rez-de-chaussée, dont celui d’Émilie, puis deux à l’étage, auxquels on accédait à l’aide d’escaliers sur les côtés. Le ruban du périmètre de sécurité entourait l’immeuble au complet ; après avoir recueilli les témoignages de tous les occupants, on leur avait demandé d’aller chez des proches le temps que la police nettoie la scène du crime. C’était la nuit d’Halloween, mais les jeunes en costume avaient quitté les rues pour regagner leur domicile depuis longtemps. Malgré l’heure tardive et l’obscurité, quelques curieux s’étaient amassés aux abords du cordon jaune et des autopatrouilles, dont quelques journalistes accompagnés de caméramans. Des agents du SPVQ s’assuraient toutefois qu’ils ne s’approchent pas davantage. Vézina inhala une bonne bouffée d’air frais tandis que Claudia, au contraire, s’alluma une cigarette.

    — Câlice, je m’attendais pas à ça…

    — J’ai bien fait de t’appeler ?

    — Oui, oui, confirma le lieutenant-détective à contrecoeur. J’imagine que la capitaine va vouloir que je dirige moi-même l’enquête quand elle va apprendre les détails du meurtre… T’as eu le temps de fouiller un peu l’appartement pendant que Brochu faisait sa job ?

    — Juste un peu, répondit-elle en soufflant sa fumée du coin de la bouche.

    — Et alors ? Rien qui pourrait nous intéresser ?

    — Quelques grammes de pot, beaucoup trop de crèmes hydratantes, un walk-in à me rendre jalouse, une couple de jouets fluo pour des séances en solo…

    Claudia tapota sur sa clope afin d’en faire chuter les cendres puis s’empara d’une carte de visite emballée dans un sac plastique qu’elle tendit à Vézina.

    — … et ça, dans l’une de ses sacoches.

    — « Le Lupanar », lut le lieutenant-détective à voix haute. « Carte de membre VIP ». Jamais entendu parler. Tu sais ce que c’est ?

    — Je l’ignorais, mais j’ai eu le temps de le googler avant que t’arrives. Un « lupanar », c’est une maison close. Le terme était utilisé surtout à l’époque des Romains de l’Antiquité, de ce que j’ai compris.

    — Ah bon… On sait où il se trouve, ce Lupanar ?

    Au verso de la carte, aucune adresse identifiable. Constitué de simples traits, seul le logo du Lupanar apparaissait : un personnage de profil vêtu uniquement d’un haut chapeau formé de deux cônes et équipé de ce qui semblait être un fouet. Son sexe en érection dissipait efficacement tout scepticisme quant à la nature de l’entreprise qu’il représentait. Vézina songea que ce n’était pas la première fois qu’il apercevait ce genre de symbole : les dieux égyptiens, sous leur forme humaine, étaient souvent dessinés de cette manière, pourvus de ce genre de couvre-chef. Sauf qu’il ne se souvenait pas en avoir jamais remarqué avec un pénis aussi déterminé à forniquer.

    — Ça, Internet n’a pas su me le dire. Peut-être que c’est même pas à Québec… Mais en tout cas ça n’a pas l’air très légal.

    — T’as raison. On demandera à la colocataire d’Émilie si elle a une idée de ce que ça peut être quand elle sera en meilleur état. Tu permets que je garde la carte ?

    La sergente-détective opina du chef en aspirant une nouvelle bouffée de tabac. Vézina ne put s’empêcher de penser que ce vice ruinait presque tout son charme. Presque. Il avait toujours eu un faible pour les femmes aux origines hispaniques. Sauf qu’il était son supérieur. Et qu’il avait près de 20 ans de plus qu’elle. Et qu’il était loin d’avoir oublié Suzanne. Et qu’en ce moment, lui et le bonhomme sur la carte de membre étaient vraiment à des pôles opposés, côté libido.

    — Merci. Je vais la montrer à nos amis de l’Unité des stupéfiants, peut-être que ça leur dira quelque chose.

    — Vézina ?

    — Oui ?

    Claudia jeta son mégot, puis l’écrasa avec la semelle de sa bottine à talon. Porter de telles chaussures l’horripilait, mais elle haïssait encore plus se faire regarder de haut par ses collègues. Grâce à elles, elle arrivait presque nez à nez avec le lieutenant-détective.

    — Est-ce que tu te rends compte à quel point on a affaire à un hostie de détraqué ?

    CHAPITRE 2

    Bien sûr que Vézina s’en était rendu compte. L’assassin ne pouvait être qu’un fou furieux, une bête sanguinaire enfermée au sein d’une enveloppe corporelle humaine. Un malade. Il avait enquêté sur de nombreux homicides sordides par le passé, mais jamais rien de tel. Rien d’aussi spectaculaire. Avec ses 30 années de carrière, dont plus du deux tiers dans l’Unité des crimes graves, il avait fini par se constituer une carapace lorsqu’il tombait sur des macchabées. L’odeur de putréfaction l’affectait toujours, aucune échappatoire possible là-dessus, mais il parvenait à se distancer des horreurs esthétiques qu’imposaient les corps des victimes afin de se concentrer sur les indices qu’elles pouvaient offrir. Là, c’était différent.

    Là, on avait coupé la tête d’une jeune femme pour la remplacer par celle d’un chien. Qu’est-ce que ça voulait dire, au juste ? Le lieutenant-détective préféra ne plus y penser pour l’instant ; l’image des têtes d’Émilie et du pauvre toutou reviendraient de toute façon le hanter pendant son sommeil. Demain, il allait pouvoir diriger ses enquêteurs, interroger les proches de la victime et faire avancer l’enquête. Pas cette nuit. Il valait mieux en profiter pour récupérer un peu.

    Lorsqu’il arriva chez lui, un bungalow situé à la frontière de L’Ancienne-Lorette et de la Ville de Québec, il nota que le massacre avait eu lieu à quelques kilomètres de là. À moitié endormi lorsque Claudia l’avait appelé pour le convoquer à la scène du meurtre, il ne s’en était pas du tout rendu compte avant. D’habitude, son travail le conduisait à se déplacer surtout au coeur de la capitale provinciale, en basse-ville, au quartier St-Roch ou dans Limoilou. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait dû enquêter sur une affaire si près de son domicile ; les patrouilles suffisaient largement à gérer la criminalité du coin.

    Vézina fit attention pour ne pas claquer la porte derrière lui, se déchaussa sans défaire ses lacets et accrocha son veston sur un cintre de la garde-robe de l’entrée lorsqu’il entendit la voix de sa fille l’interpeller depuis la pièce voisine.

    — Et puis, comment ç’a été ?

    Évidemment, Laurence était toujours debout. Tapie dans l’obscurité, elle se balançait silencieusement sur la chaise berçante du salon, avec pour seule lumière celle de son cellulaire.

    — Tu es consciente que c’est moi le père et toi la fille, hein ?

    — Oui, mais je voulais te faire comprendre ce que ça faisait.

    — Arrête, ça doit faire 10 ans que je ne fais plus ça.

    — Pas grave, c’est à mon tour. Pis dis-toi qu’au moins, moi je suis pas juste en bobettes !

    Laurence rit de bon coeur et éclaira son pyjama pour prouver ses dires. Les souvenirs qu’elle évoquait firent sourire Vézina : à l’époque où sa fille était en fin d’adolescence, il ne pouvait s’empêcher de veiller les soirs où elle sortait avec ses amis et d’attendre patiemment son retour afin de s’assurer qu’elle se portait bien. Et effectivement, il lui arrivait de porter de bonnes vieilles bobettes Fruit of the Loom bourrées de trous et à l’élastique trop lousse, le faisant davantage passer pour un plombier que pour un policier. Pas vraiment le genre de vêtement qu’un enfant a envie de voir son père porter. Surtout lorsqu’il ramène des amis à la maison. Sauf que c’était justement l’objectif secret de Vézina : avec cette tactique, peu de chances qu’un garçon vienne poser ses mimines vicieuses sur sa petite princesse innocente. Les temps avaient cependant bien changé, depuis.

    Le policier quinquagénaire alluma la lampe du salon et rejoignit sa fille, s’assoyant sur le sofa à côté d’elle, déposant son arme de service sur la table basse au passage. Laurence cessa de se bercer un moment afin de se rapprocher de son paternel en basculant vers l’avant. Même dépourvue de maquillage et les yeux gorgés de fatigue, elle demeurait ravissante.

    — Plus sérieusement, c’était comment ? Même s’il est passé minuit, les médias parlent juste de ça, sur Facebook…

    — Et ils disent quoi, au juste, tes médias ?

    — Pas grand-chose, à part qu’il y a eu un meurtre à Cap-Rouge, que la victime est une jeune femme…

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