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Correspondance Châtelet: Rencontres dans le métro parisien
Correspondance Châtelet: Rencontres dans le métro parisien
Correspondance Châtelet: Rencontres dans le métro parisien
Livre électronique213 pages3 heures

Correspondance Châtelet: Rencontres dans le métro parisien

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À propos de ce livre électronique

Palpitants destins croisés dans un métro parisien, dans l'ombre des attentats du 13 novembre.

Albert Sourniat, écrivain et critique littéraire à la retraite, est hanté par le souvenir de son fils Paul, disparu à l'âge de 17 ans. Barbara, une Afro-Américaine, chante dans le métro. Le hasard est-il la seule raison de leur rencontre ? Chacun cache des secrets et des blessures derrière sa solitude. Pourquoi Paul a-t-il soudainement quitté le domicile familial ? Pourquoi Barbara s'est-elle exilée en France ? La relation de plus en plus étroite d'Albert et Barbara offrira à chacun une nouvelle voie. Mais, la station de métro Châtelet, lieu de rencontre, connaîtra la violence des attentats...

Un drame bouleversant sur l'un des attentats les plus médiatisés de ces dernières années

EXTRAIT

Chaque 27 février, je descends dans la vie souterraine pour répondre à un appel auquel il me serait impossible de me dérober. Ce jour-là, je rejoins la station de métro Châtelet, où je reste des heures, assis sur un banc, à attendre. Quoi ? Rien, bien sûr. L’espoir est mort depuis longtemps.
Si depuis dix ans je me plie à ce rite absurde, c’est pour m’empêcher de tourner définitivement la page. Ne pas oublier sans comprendre. Je sais qu’en restant un long moment dans ce décor de faïence, l’ordre du temps se brouille et hier redevient aujourd’hui.
Voilà deux heures que je guette les quais, à droite, à gauche, que j’observe les escaliers mécaniques monter, descendre, débarquer des foules d’inconnus qui apparaissent et disparaissent aussi vite. Bouches avides qui engloutissent et rejettent à chaque instant des milliers d’ombres qui se croisent dans une parfaite transparence. Si beaucoup pressent le pas, moi, je reste immobile à les observer. Fantômes identiques à ceux d’autrefois, quand j’errais d’une station à l’autre, l’angoisse au ventre.
Combien de jours, de semaines, ai-je passé à scruter ces visages anonymes, à arpenter les couloirs, à traverser les correspondances, à courir d’une ligne à l’autre ?
À attendre, surtout attendre. Combien de mois ai-je cherché sa silhouette dans cette population du sous-sol, m’attardant sur les plus mal vêtus, les plus égarés, les plus imbibés d’alcool ou de drogues. Je montrais sa photo aux clochards, aux chanteurs publics, aux dealers, en les priant de bien regarder pour me dire s’ils reconnaissaient ce jeune… Paul, mon fils.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis Labayle, médecin et écrivain, est l'auteur de nombreux textes. Certains de ses essais font aujourd'hui référence comme La vie devant nous et Tempête sur l'hôpital ou encore Pitié pour les hommes. Il a publié sept romans dont Cruelles retrouvailles (Prix du roman du Doubs en 2002, Prix Littré en 2003) et Parfum d'ébène (Prix du Roman d’amour 2004), mais aussi Rouge majeur et Noirs en blanc (Prix Armorice 2013).
LangueFrançais
ÉditeurGlyphe
Date de sortie17 oct. 2017
ISBN9782369340935
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    Aperçu du livre

    Correspondance Châtelet - Denis Labayle

    métro…

    1

    CHAQUE 27 FÉVRIER, je descends dans la vie souterraine pour répondre à un appel auquel il me serait impossible de me dérober. Ce jour-là, je rejoins la station de métro Châtelet, où je reste des heures, assis sur un banc, à attendre. Quoi ? Rien, bien sûr. L’espoir est mort depuis longtemps.

    Si depuis dix ans je me plie à ce rite absurde, c’est pour m’empêcher de tourner définitivement la page. Ne pas oublier sans comprendre. Je sais qu’en restant un long moment dans ce décor de faïence, l’ordre du temps se brouille et hier redevient aujourd’hui.

    Voilà deux heures que je guette les quais, à droite, à gauche, que j’observe les escaliers mécaniques monter, descendre, débarquer des foules d’inconnus qui apparaissent et disparaissent aussi vite. Bouches avides qui engloutissent et rejettent à chaque instant des milliers d’ombres qui se croisent dans une parfaite transparence. Si beaucoup pressent le pas, moi, je reste immobile à les observer. Fantômes identiques à ceux d’autrefois, quand j’errais d’une station à l’autre, l’angoisse au ventre. Combien de jours, de semaines, ai-je passé à scruter ces visages anonymes, à arpenter les couloirs, à traverser les correspondances, à courir d’une ligne à l’autre ? À attendre, surtout attendre. Combien de mois ai-je cherché sa silhouette dans cette population du sous-sol, m’attardant sur les plus mal vêtus, les plus égarés, les plus imbibés d’alcool ou de drogues. Je montrais sa photo aux clochards, aux chanteurs publics, aux dealers, en les priant de bien regarder pour me dire s’ils reconnaissaient ce jeune… Paul, mon fils.

    Après sa disparition, je m’étais bêtement mis en tête qu’il vivait dans ce labyrinthe, puisque deux de ses amis m’avaient affirmé l’avoir aperçu et qu’avec l’hiver, comme d’autres, il aurait pu se réfugier dans la chaleur des stations hors circuit ou des voies de garages interdites au public. Les premiers jours, j’étais si anéanti par sa disparition que je restais des heures assis, imaginant qu’il s’était peut-être posé là, sur ce même banc. Pendant des semaines, les mêmes questions sont revenues en boucle : Où traîne-t-il ses journées ? Lequel de ces passagers a pu le rencontrer ? Avec qui s’est-il lié ?

    Chaque fois que j’entendais dans les haut-parleurs l’annonce d’un incident survenu sur la ligne 4 ou sur la 12, je paniquais et me précipitais pour savoir si le suicidé était un homme ou une femme, un jeune ou un vieux. Puis, rassuré, oubliant la victime, je retournais à mes incertitudes.

    En quelques semaines, j’étais devenu moi aussi un errant permanent du métro. J’arrivais tôt le matin et repartais tard le soir. Restant même parfois après la fermeture, tapi dans l’obscurité pour ne pas être découvert, j’attendais que s’éloignent les voix des équipes de nettoyage pour reprendre mon enquête. Pendant ces nuits, je me retrouvais seul à longer des couloirs froids et sonores. Je savais qu’après les heures de fermeture officielle ne sortaient que les rats, les paumés de la terre, les sans-papiers, les sans-logis, les clandestins de l’existence, les camés, tous ceux qui forment le peuple oublié du métro. Des êtres toujours aux aguets, frôlant les murs, planqués dans les lieux abandonnés, là où pénètrent rarement les employés de la RATP. Je m’asseyais à côté de clochards, scrutais leur visage souvent caché par une barbe sauvage, et, dans chaque forme allongée sous une couverture, je voyais un intermédiaire possible. Malheureusement, mes questions restaient le plus souvent sans réponse. Parfois, un haussement d’épaules ou un geste de méfiance, rarement un indice. Pourtant, il suffisait que l’un d’eux prétende l’avoir peut-être aperçu du côté de Charenton ou de Saint-Ouen pour que je m’y précipite. Ces faux espoirs me rendaient fou, au point d’interpeller des individus qui lui ressemblaient, et je me retrouvais face à un étranger qui me regardait d’un air inquiet.

    Les stations désaffectées, comme celle de Saint-Martin ou de Haxo, étaient mes lieux de prédilection. Je les trouvais parfois désertes, parfois animées par de petites communautés qui se cachaient là pour fuir le froid et partager, loin des vivants, un moment de convivialité autour d’un repas improvisé, chauffant leur pitance dans des boîtes de conserve sur des Butagaz de camping. J’acceptais toutes les invitations, je me mis à boire au goulot, à fumer des mégots. Que n’aurais-je fait pour gagner leur confiance ? Mon objectif était de transformer le moindre SDF en agent de renseignement chargé de m’alerter si d’aventure il croisait Paul. Malheureusement, pas un ne m’apporta d’informations suffisamment sérieuses. Sur un témoignage, il m’est arrivé de découvrir, au fin fond d’une de ces stations interdites, dans un recoin ou sous un escalier, des cannettes vides, des détritus et des déjections, preuves que quelqu’un s’y était installé. Lui, peut-être. Je notais l’endroit qui, désormais faisait partie de mes rondes.

    Le matin, épuisé par ma recherche, je remontais à la surface pour retrouver les rues froides et désertes, et patienter jusqu’à l’ouverture des bistrots pour prendre un café.

    Dans la journée, j’allais sans plan véritable, là où mes pas me menaient. Le hasard ne fut jamais mon allié. J’ai tant couru après mon désespoir que ces séjours sous terre finirent par me faire perdre la notion de temps et de climat. J’évaluais l’heure à l’affluence des passagers et l’état du ciel à l’aspect de leurs vêtements. Pendant ces semaines d’errance, plus rien ne m’attirait que la solitude, conscient qu’elle me détruisait. Ne plus voir personne, ni ami, ni connaissance. Réduire ma vie sociale au minimum. Au travail, j’étais porté malade. J’ignorais la rédaction du journal sans me préoccuper des risques liés à mon absence. Et pourtant, je savais que ma place de critique littéraire en tentait plus d’un. Ma rubrique était très suivie par les lecteurs et j’avais acquis une réelle notoriété, mais tout cela était devenu secondaire. Je cherchais l’oubli, et on m’oublia. Nombre d’éditeurs ne m’envoyèrent plus leurs dernières parutions. Je m’étais mis hors-jeu. Hors d’un jeu qui ne me fascinait plus. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus. Je me sentais si las que, par moments, je n’avais plus qu’un désir : disparaître. Plus d’une fois, j’ai regardé, fasciné, les rails électriques… Mais non, je ne pouvais pas l’abandonner. Il suffisait qu’on m’évoque son passage, même incertain, même improbable, pour que je reparte immédiatement avec la rumeur pour boussole. Je me répétais que tout devait avoir une fin, que j’aurais bientôt une explication. Du moins, je tâchais de m’en convaincre.

    Après trois mois de recherche, j’ai dressé le bilan : terriblement pauvre, mais pas tout à fait négatif, plusieurs habitués des couloirs m’ayant confirmé son passage en des lieux différents. Ces rumeurs m’amenèrent à explorer, au-delà des portes de Paris, dans les banlieues perdues, dans des zones où il était mal vu de poser des questions. Je savais que la misère se nourrit de la misère, la dérive fréquente la dérive. C’était dans l’exclusion que j’avais une chance de le retrouver. La nuit, je n’en menais pas large sur les quais déserts de Saint-Denis, d’Évry, de Sarcelles ou d’Aubervilliers. Là, je croisais des jeunes squattant par petits groupes de deux ou trois, sales, nourris d’alcool, aussi maigres que leurs chiens. Avec des regards perdus qui en disaient long sur les drogues consommées. J’ai même fréquenté certaines mosquées réputées pour recruter. On ne sait jamais où peut mener la dérive. De chez moi, je téléphonais régulièrement aux hôpitaux, aux foyers d’accueil, à tous les postes de police, jusqu’à l’administration pénitentiaire de la région parisienne. Même la prison m’aurait rassuré.

    Pendant tous ces mois, j’ai compté les heures, les minutes, les secondes, surtout la nuit quand le silence est sombre, et que l’on attend la nouvelle qui ne vient pas. Dans la journée, je restais de longs moments, la main sur le téléphone, interrogeant régulièrement le répondeur pour être sûr de ne pas passer à côté d’un message. À force d’échafauder des hypothèses, on en vient à tout envisager. J’achetais les journaux dès leur parution, j’en commençais la lecture par les faits divers, guettant l’annonce d’un jeune accidenté sur la route ou retrouvé mort d’une overdose ou assassiné par un dément. Dans le désarroi, l’esprit devient fécond et les pires idées surgissent. En réalité, personne n’aurait pu m’apprendre le pire, car le pire, je le vivais déjà au quotidien, seconde après seconde.

    Progressivement la vie faussa mes ressorts et grippa mes espoirs. Certains matins, lassé de mes vaines recherches, j’envisageais de tourner la page, de rechercher l’oubli, mais le soir même je me laissais assaillir par le doute… Que fait-il ? Comment subsiste-t-il ? Qui fréquente-t-il ? Et s’il était tombé malade ? Oui, s’il était tombé malade, qui me préviendrait ?… Je n’ai rien connu de plus destructeur que l’incertitude.

    *

    Autour de moi, les regards sont vagues, fatigués. Des gens somnolent, d’autres s’isolent dans la lecture d’un livre ou se bouchent les oreilles avec des écouteurs qui leur déversent un flot de décibels. Au bout du banc, une jeune Asiatique tape fébrilement des messages destinés à un autre tapeur de messages. Je laisse passer les rames et la vie. Les portes s’ouvrent, dégorgent leurs foules pressées. Croisement, collision. La sonnette retentit, un nouveau train s’ébranle et disparaît.

    Je regarde ma montre. Il se fait tard, il est temps de rentrer. Je ne suis ni déçu ni satisfait de cette secrète commémoration. Seulement envahi par l’absence, car rien n’a changé. Après dix années d’attente, je n’espère plus rien de ces rendez-vous, si ce n’est de repenser aussi à une période encore plus lointaine, faite d’insouciance et de moments heureux passés avec mon fils.

    2

    JUSTE AU MOMENT où je m’apprête à quitter le quai, mon attention est attirée par un chant qui envahit soudain la station. Une voix rauque, forte, originale qui répand une étrange gaieté dans ce sous-sol où règnent habituellement la fatigue et la lassitude. Je m’approche, me fonds dans un petit groupe qui fait cercle autour de la chanteuse : une femme noire, assise sur un banc, sa machine à musique à ses pieds. Elle a le corps dense, mais le visage fin, le regard malicieux. Elle tient le micro avec élégance et chante Stand by me avec une puissance cristalline. En écoutant cet air si connu, je me revois dansant avec Françoise dans notre salon, serrés l’un contre l’autre, savourant une pause au cours de sa longue maladie. Un instant de bonheur, une oasis perdue dans son désert de malheur.

    Avec son accent, cette voix vient certainement du Sud, du pays du blanc coton et des noires souffrances. Elle me rappelle l’âge d’or du jazz, lorsque des mammas élevaient le chant des esclaves au panthéon de la grande musique. J’y retrouve des intonations d’une Sarah Vaughan ou d’une Bessie Smith. L’amplificateur sur roulettes porte loin son chant qui supplante le brouhaha des discussions, le roulement métallique des trains, le claquement des portes, le vacarme assourdissant des rames qui surgissent, disparaissent, à tel point que mon oreille oublie peu à peu tous ces sons parasites et se laisse envoûter par la mélodie.

    Jamais je n’ai vu un tel attroupement pour écouter une chanteuse de métro. Je profite du départ d’une vague de curieux pour m’approcher et m’asseoir face à elle. Je ferme les yeux et me laisse bercer par la musique. Les chansons s’enchaînent. Les airs les plus connus prennent avec elle des intonations nouvelles, parfois inattendues où la joie se mêle à la nostalgie. Je scrute les visages qui nous entourent et découvre à quel point cette femme crée une sorte d’enchantement de l’instant. Elle fait hocher les têtes, met sur les lèvres silencieuses des murmures de refrain.

    Le cercle des admirateurs grandit peu à peu, même si certains s’éloignent, d’autres arrivent. Malgré le bruit assourdissant des rames qui traversent la station, la femme noire, inlassablement, continue de chanter. Régulièrement une ombre s’approche et, d’un geste furtif, pour ne pas interrompre l’artiste, jette une pièce dans la bouteille en plastique posée à ses pieds. Des pièces petites ou grosses tombent les unes après les autres. Parfois, un billet. Les plus timides envoient leurs enfants déposer leur obole. Si la chanteuse s’adresse à chacun avec un sourire enjôleur, elle offre un supplément de complicité à ceux qui donnent. Elle fait oublier à ses admirateurs les écrans lumineux annonçant Train dans sept minutes, Train à l’approche, Train à quai. Quant à moi, collé à mon siège, j’oublie Paul et mon étrange anniversaire.

    À la seconde où je m’apprête à partir, je vois surgir trois uniformes au bout du quai. Je crains alors le heurt avec un public qui, j’en suis sûr, ne se laissera pas voler son plaisir. Les hommes de la RATP s’avancent avec leurs guêtres et leur allure de parachutistes. Ils sont trois : un petit moustachu, le regard torve, ouvrant la marche d’un pas de chef, et ses deux acolytes, plus grands, plus jeunes qui suivent en hochant la tête dans un balancement rythmique. Ces deux-là ne marchent pas, ils avancent en dansant, tandis que leur supérieur les guide d’un pas militaire. Quand il se plante devant la chanteuse, elle fait silence et lui sourit. Le petit moustachu lui rappelle l’interdiction de se produire à la station Châtelet. Article 248 B. Et, pendant qu’il résume ce qu’elle encourt, les deux jeunes en uniforme poursuivent leur plaidoirie : « Chef… chef… c’est Barbara. Elle chante super bien. Il faut la laisser tranquille, chef… » La foule commence à gronder. Pas question qu’on la prive de sa musicienne, qu’on interrompe le concert. La tension monte. La femme noire ne dit rien, sourit insolemment, range sa machine à musique avec une lenteur provocante pendant que les protestations fusent : Foutez-lui la paix… Laissez-la chanter… Elle ne gêne personne… Si vous n’aimez pas la musique, allez voir ailleurs… Nous, on veut qu’elle reste et elle restera… Devant la fureur grandissante, le gradé lève un doigt de procureur : « D’accord pour cette fois-ci, mais à la prochaine, j’te colle une contravention dont tu te souviendras », puis, il fait volte-face, écarte les curieux et s’éloigne sous les quolibets. Alors la chanteuse se lève, remercie son public et éteint sa machine à musique.

    Je profite du dispersement général pour jeter un billet de cinq euros dans la bouteille en plastique, et lui lance :

    – Merci pour le spectacle.

    Elle me sourit, me propose d’acheter son CD, ce que j’accepte volontiers.

    – Vous avez une voix magnifique. J’ai rarement entendu dans le métro un artiste de votre qualité.

    Le compliment la surprend, elle me dit avec un fort accent étranger :

    – Je crois que vous exagérez… Mais si ça vous a plu, n’hésitez pas à revenir. Ça fait plaisir de revoir des têtes connues.

    Elle m’apprend ensuite qu’elle partage son temps entre les quêtes ambulantes sur diverses lignes et ses concerts à la station Châtelet, deux fois par semaine, les mercredis et vendredis entre 16 et 20 heures, sauf si le service d’ordre vient la déloger. Je promets de revenir, on se serre la main, et je quitte cette étonnante artiste du métro capable de faire danser la maréchaussée.

    *

    De retour chez moi, après avoir caressé mes deux chattes qui me tiennent compagnie, je place le CD acheté sur le lecteur et, immédiatement, la voix profonde de la chanteuse emplit mon appartement de sa présence. Plusieurs chansons me ramènent en arrière, à ce temps d’insouciance où l’on faisait du bonheur une évidence. Françoise adorait Stevie Wonder, David Bowie, Prince, les Doors et bien d’autres… Des souvenirs qui remontent à loin, avant que la maison ne plonge dans le silence. Le plaisir de cette nostalgie musicale me ferait presque oublier mon pénible anniversaire, si la photo de Paul placée sur mon bureau n’était pas là, pour me rappeler l’absent.

    3

    DEPUIS MON DÉPART À LA RETRAITE, je loge dans un trois pièces, au cinquième étage d’un petit immeuble situé dans la banlieue sud de Paris. Mon quatrième changement d’adresse en onze ans. Une migration pas toujours justifiée, si ce n’est par l’illusion de perdre en chemin les fantômes qui me harcèlent.

    Mon appartement est à mon image. Ma chambre et le living-room sont décorés avec une sobriété toute japonaise : juste un canapé blanc au ras du sol, une table basse en laqué rouge et deux fauteuils en cuir brun, choisis plus pour leur design que pour leur confort. Au mur, une peinture abstraite, achetée à un Vietnamien qui n’utilisait

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