Textes choisis
Par Alice Orient
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À propos de ce livre électronique
La mystérieuse Alice Orient inaugure cette nouvelle série d'écrivains roumains écrivant en français. Les textes choisis comprennent son roman écrit en français et publié en 1924 "La Tunique verte" que suivent quelques poésies traduites par Gabrielle Danoux. Puisse celle qu'en Roumanie on appelle souvent simplement Alice vous fasciner par son style élégant comme des générations de critiques et de lecteurs.
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Aperçu du livre
Textes choisis - Alice Orient
2017
PRÉFACE
Alice (Călugăru, alias Orient), dont il est question ici n’a, plus que probablement, pas évolué au pays des merveilles, pauvreté et bohème étant les mots les plus souvent associés à son parcours, mais plutôt dans celui du mystère. Une biographie sous le signe de l’exil et pauvre en certitudes. Une aubaine pour moi qui entend simplement enrichir le fond de littérature d’expression roumaine disponible aujourd’hui. Son roman La Tunique verte fut publié en France, en 1924 et écrit directement en français. Ce texte qui apparaît pour beaucoup illuminé de la même étrangeté que celle qui auréola cette fille de militaire est aujourd’hui introuvable. Le rendre disponible me paraissait un geste de sauvegarde plus que nécessaire, tant les femmes de lettres roumaines sont encore peu nombreuses. L’occasion était donc parfaite pour joindre la traduction de quelques poèmes, en tant qu’avant-goût d’une collection plus complète à venir, plutôt que de s’égarer en considérations morales sur la vie qu’a pu mener cette femme. Si ses écrits s’en sont nourris, tant mieux, tu jugeras, cher lecteur avec l’indulgence que réclame la situation. La poétesse était à peine majeure quand ses premiers poèmes furent publiés y compris dans... des manuels scolaires. Ion Pillat jugea bon de l’inclure dans une anthologie de poésie contemporaine parue en 1925 et qu’il dirigea aux côtés de Perpessicius, tandis que l’incontournable George Călinescu lui consacre plus d’une page dans son histoire de la littérature roumaine et retient notamment le caractère « féminin » de sa poésie. Je ne saurais cependant vous dire ce qu’est une poésie féminine. Entre fantasque et fantastique, la tunique qui suit est celle d’une sensibilité réelle aux charmes d’une nature où l’universel rend discrètement hommage au particulier (la pluie y a un pays aussi bien que les haïdouks).
Gabrielle Danoux
Série auteurs roumains écrivant en français
ALICE ORIENT
LA TUNIQUE VERTE
ROMAN
PROLOGUE
Je sens que je m’éveille épuisée de m’être débattue. Contre quoi ? Contre des liens qui m’emprisonnent. Je m’entends crier : « Laissez-moi, laissez-moi la rattraper ! Elle s’envole ! » Qui ? Je ne comprendrai donc rien ? Je défaille dans mes liens et on m’abandonne…
L’éther qui m’avait endormie traîne un relent écœurant. Je veux bouger mon bras que moule le plâtre. Mon cœur se contracte. Je suis attachée à mon lit.
– Détachez-moi ! Pourquoi suis-je à plat ventre ?
Personne ne me répond. Entre mon rêve douloureux et la confuse réalité se glisse le souvenir. Je me revois deux heures plus tôt, couchée sur la table et entourée d’étudiants qui approchent de mon visage le masque d’éther. J’ai essayé, aussitôt, angoissée, de lutter par la ruse et j’ai prononcé des phrases sans suite, ce qui me venait le plus vite à la mémoire, des lambeaux de poème(i) comme dans un rêve pour que l’on me crût endormie et que l’on enlevât le masque suffocant.
« Respirez profondément. »
J’ai obéi malgré moi et tout à coup mon âme délivrée s’est arrachée de moi, laissant mon corps inerte.
Et maintenant, réveillée, je sanglote de la douleur de l’entaille, alors qu’une souffrance bien plus profonde, plus mystérieuse et comme définitive reste en moi de cet arrachement immatériel.
Une chute m’a amenée ici, une chute qui m’avait paru sans importance au premier instant. Je revois le sol à ma tempe, je me rappelle l’étonnement que j’éprouvai de ne pouvoir me relever aussitôt, l’absence de toute douleur et le rêve où je sombrai.
Je me souviens peut-être qu’au moment où je tombai quelque chose se débattit à ma droite… Une lutte ailée, brève, un essai de fuite, une lumière aperçue, la chute, les ténèbres.
Je ne sais plus comment je suis retournée vers ma demeure de Montmartre. Pendant un long évanouissement qui a duré peut-être quatre jours, j’ai vu s’entremêler et se débattre en moi la nuit et la splendeur du monde.
Tardivement j’ai voulu attacher moi-même à mon poignet une petite planchette arrachée à une caissette de dattes. Mais il y avait quelque chose de faussé dans mes artères et je vins ici.
Voilà deux heures qu’on m’a ouvert le poignet pour débrouiller les fibres emmêlées de mon être misérable.
Quel enchevêtrement ! Un beau cas sans doute. Mais n’y a-t-on pas coupé une des sources secrètes de la vie ? Une de celles que la tristesse, ou le beau, ou l’amour, comme les baguettes magiques des sourciers, appellent à nos yeux ?… L’être mystérieux, qui pendant mon sommeil s’est évadé, m’a-t-il donc quittée à jamais, pour que maintenant je ne ressente plus qu’une sèche tristesse, ricanante comme une toux dans ma poitrine ? Une tristesse amère sur mes lèvres et désespérée… Il me semble être devenue une autre.
Je dégage mon bras gauche qu’empêtre le pan du drap où l’on m’a roulée. Je glisse ma main sous l’oreiller et j’en tire une glace. Dans la tombée du jour j’entrevois à peine mon visage. Est-ce vraiment le même ? Un bandeau ceint encore mes cheveux blonds dont la clarté défaille. Le cerne de la souffrance et l’ombre de l’heure ont traîné un fard sur mes paupières et tous les mirages me semblent avoir déserté les rosaces grises de mes prunelles.
Je tourne le cou et je regarde par-dessus mon épaule autour de moi. Le rang de lits où je suis se trouve entre deux autres rangs. Devant mes yeux, une vieille a l’air d’être détachée du monde, de penser de nous autres : « Comment peut-on s’occuper encore de tout cela ? » Elle paraît songer, mais songe-t-elle seulement ? Le regard, la parole, le sourire, voilà trois choses impondérables qui lui ont été reprises comme des objets désormais inutiles ici-bas… Ils la précéderont peut-être dans le voyage qu’elle va entreprendre.
Une autre vieille de 72 ans à qui l’on met un tuyau crie : « Papa ! papa ! »
Je suis secouée d’un rire. Puis ma poitrine, au lieu de la secousse de ce rire, s’enfle d’un sanglot. Non ! Un rire amer et sifflant que je n’essaie pas de retenir fuse de mes lèvres. Un sourire spasmodique contracte ma face. Un sourire qui me fait mal jusqu’aux tempes.
La porte s’ouvre au bout de la salle.
Le professeur entre, escorté des infirmières et des internes.
– C’est curieux, dit-il en s’arrêtant au premier lit. Celle-ci a toujours la même température.
Et comme l’infirmière se tait, le médecin insiste :
– Cela ne vous semble pas drôle ?
Je songe : « Il y a des choses plus risibles. »
L’infirmière répond poliment :
– Si, un peu.
Je soulève le bord de ma couverture pour y cacher mon rire. Ma voisine, de l’autre côté du petit poêle, m’ayant aperçue, est prise du même rire qui explose bruyamment.
La nuit éveille les douleurs et les plaintes, la fièvre et ses chuchotements. De temps en temps on ouvre la porte et une nouvelle est introduite sur un brancard. Le sommeil n’est pas ici.
Vers l’aube je ferme les yeux.
Lorsque je les rouvre, je vois que la vieille en face de mon lit est recouverte d’une toile.
Il fait à peine jour. Les ampoules électriques sont allumées. L’infirmière apporte à chaque malade une très petite cuvette à moitié emplie d’eau tiède. Je me soulève avec précaution à l’aide de mon bras gauche et je pose la cuvette tout au bord du lit. Elle peut tomber, cela m’est égal. J’élève ma glace à main vers mon visage. Mais que m’est-il donc arrivé pour que mes cheveux blonds soient subitement dépourvus de splendeur et de grâce ? Je crie :
– Mademoiselle ! Je voudrais encore un peu d’eau chaude et du shampooing !
L’infirmière s’arrête un instant de travailler pour me regarder :
– Tu exagères, mon vieux lapin !
– Ah ! la voici, dit l’interne en s’asseyant au bord de mon lit. Et tirant un carnet il attend comme un reporter.
– Comment êtes-vous tombée ?
– J’ai glissé.
– Où cela ?
– Sur un serpent.
– Hein ?
– Je ne l’ai pas vu, mais je pense.
– Quel est votre métier ?
– Je n’en ai pas.
– Comment ?
Je me soulève et j’explique :
– Pas encore. Ou plutôt plus. J’allais débuter au théâtre de… Vous savez…
– Oui oui, je sais pour la Comédie.
– Oh ! je les tenais tous…
– Qui ?
– Tous les masques…
– Vous pourrez reprendre votre travail bientôt.
Je secoue négativement la tête.
– Si, il ne vous restera qu’une légère cicatrice…
Je secoue encore la tête :
– Ce n’est pas pour cela, mais je ne pourrai plus reprendre ce travail car on a laissé échapper mon âme pendant que je dormais.
Il veut demander encore quelque chose, mais il se ravise et remet son crayon dans son carnet.
Et je poursuis en moi la recherche de cette flamme disparue. Ce que j’y trouve me fait siffler brièvement. Je regarde la fenêtre. Mon apparence radieuse doit être par là-bas ! Un être vêtu d’une tunique comme d’une lumière apparaît à ma mémoire. Il a des cheveux éblouissants, mes cheveux d’autrefois, et mon visage, mon visage d’autrefois où palpite comme une flamme l’extase de vivre ! Je me rappelle ma voix d’autrefois, qui m’avait été donnée comme à un chantre avec le souffle, le rythme, le feu, les larmes.
L’être apparu disparaît aussitôt. Je retire l’oreiller où s’appuyait ma tête et je le lance sur mes pieds glacés.
Le domestique qui nettoie la salle pour la visite du jeudi me conseille avec une bienveillante familiarité :
– Mettez donc votre oreiller sous votre tête, vous avez l’air d’un guignol.
Le sourire me tire les tempes :
– Est-ce que je suis la seule, dites donc, Henri ?
– Dame !
Une seule personne vient me voir à la visite du jeudi, c’est Néra, mon amie revêche à qui j’ai recommandé de m’apporter de l’asti. Que les visiteurs s’en aillent, car je veux coucher la bouteille sur mon épaule et boire longuement.
Lorsque j’ai bu, sans respirer, la moitié de la bouteille, je pose celle-ci par terre et je lève les yeux. Dans la lumière qui tombe des vitres dansent des lambeaux tachetés de ronds obscurs, on dirait que c’est une horde bachique qui se rue vers moi, et qui n’a de visible que de petites peaux de panthères ceignant les flancs…
Allons, tout va bien ; je ne sens plus rien que le bandeau de soie verte enserrant davantage mes tempes et que la fuite de mon lit qui chemine comme un paquet d’algues.
Alors je ferme les yeux. Mes paupières ont comme une chute d’ailes. Non, il n’y a réellement plus rien en moi sinon un temple brisé et sur le marbre du sol des ailes tombées. Ce sont les miennes car mon âme m’a quittée avec son visage pétri de flamme et sa tunique de soie dont la trame croisait la trame de la lumière.
Hélas ! La chirurgie prévoit-elle tout ? Lorsque l’on endort un être sait-on seulement dans quels inaccessibles lointains s’en va l’âme que l’on dégage ainsi ? Il faudrait qu’à ce moment, comme les fées à la naissance, un psychiatre se trouvât parmi les chirurgiens pour capter