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Un hasard meurtrier
Un hasard meurtrier
Un hasard meurtrier
Livre électronique494 pages7 heures

Un hasard meurtrier

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À propos de ce livre électronique

Gérard et Marie se sont rencontrés par hasard.

Ils se sont aimés.

Ils ont beaucoup rêvé et n’ont pas douté que leurs rêves les délivreraient des routines de la vie de tous les jours.

Cette confiance a été tout le bonheur de leur vie.

Mais les routines de la vie de tous les jours ont eu raison de leurs rêves.

Alors, peut-on vivre encore lorsqu’après avoir tant attendu on découvre, avec effroi, que les rêves qui avaient enchanté nos vies en nous promettant tous les bonheurs n’étaient que des illusions ?

LangueFrançais
Date de sortie15 sept. 2015
ISBN9791026500438
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    Aperçu du livre

    Un hasard meurtrier - William Flandin

    Un long couloir

    « Y a pas de bonheur dans l’existence »

    Louis Ferdinand Céline – Mea Culpa

    Ils empruntèrent un long couloir ripoliné sur les parois duquel, à intervalles réguliers, s’ouvraient des portes bleues ciel surmontées de gros numéros signalés par une veilleuse.

    Tout cela était lisse, net, d’une propreté parfaite.

    C’était donc là qu’aboutissaient les sorties quotidiennes de Josette pendant les longues semaines au cours desquelles Marie avait agonisé et derrière l’une de ces portes, que jamais il n’avait franchie, qu’elle l’avait vainement attendu avant de mourir.

    L’atmosphère surchauffée du lieu était pleine d’une étrange odeur que Gérard, dans son désarroi, crut être celle qui, autrefois, empuantissait l’atmosphère du laboratoire de Sciences Naturelles du Lycée où des bocaux minutieusement étiquetés, alignés sur de hautes étagères, donnaient en spectacle de petits morceaux de chair érodée flottant dans une saumure jaunâtre.

    « L’odeur de la mort » pensa-t-il avec effroi.

    Le type qui les avait pris en charge les précédait en se dandinant nonchalamment.

    Il portait pour tout vêtement une courte blouse blanche aux manches retroussées, de larges pantalons de toile écrue et des nu-pieds à grosses semelles de bois qui faisaient un bruit assourdissant dans le silence impressionnant du lieu.

    « Pour lui, pensa Gérard, c’est de la pure routine » et il trouva cette constatation réconfortante.

    Il regarda Josette à la dérobée. Son regard était fixe et sur ses lourdes joues deux grosses coulées de larmes avaient emporté le fond de teint.

    Doucement il lui prit la main mais, contrairement à ce qu’il espérait, cela ne la fit pas le regarder.

    Elle allait, droit devant elle, la tête haute : hébétée.

    Depuis toujours, Josette avait été un soutien sans faille pour Gérard car, bien qu’elle eût été une femme en vue, sans crier gare elle avait, spontanément, réduit sa vie à l’accomplissement de modestes tâches ménagères sans que cela la conduisît jamais à exprimer des regrets ou à éprouver de la rancœur.

    Et Gérard, bien qu’il fût conscient du rôle essentiel que ce généreux effacement avait joué dans son exceptionnelle réussite professionnelle s’appliquait à n’en pas parler.

    Elle était là, solide et sans détour. Réconfortante, avec sa haute taille, sa belle cambrure, ses larges épaules d’où s’épanchait sa douce poitrine de jeune fille.

    S’était-elle doutée de quelque chose ? Il ne le croyait pas sans en être certain et la dure épreuve qu’elle subissait, bien qu’elle marquât son visage, semblait n’avoir que peu de prise sur tant de robustesse et sur tant de candeur.

    Cela faisait trois ans, presque jour pour jour, que tout avait commencé. Trois ans ! À peine plus de mille jours avaient suffi pour que cette histoire, née d’un hasard et qui, d’abord, n’avait été qu’une suite d’émerveillements s’achève en cauchemar.

    C’était un huit août. Le temps était superbe. Un petit vent breton, très vif, faisait frissonner les grandes flaques d’eau de mer prises entre les rochers.

    Les enfants qui avaient fait connaissance en pêchant à marée basse s’étaient engagés à se revoir au moment de se séparer ce qui vivement avait contrarié Gérard qui, pendant les vacances, veillait avec un soin jaloux à ne se lier avec personne pour se consacrer, entièrement, au repos.

    Depuis dix ans déjà, la mer, Josette et ses fils occupaient entièrement les séjours sans histoire qu’il faisait en Bretagne pendant l’été. Il n’avait, ce jour-là, remarqué ni Pierre ni Marie qui, timidement, s’étaient tenus à l’écart.

    À peine avait-il, vaguement, aperçu une jeune femme blonde et ce n’est que plus tard qu’il s’était souvenu que le vent d’ouest plaquait contre son corps svelte sa courte jupe.

    De quels sombres enchaînements cette rencontre était-elle l’aboutissement d’où était née l’implacable passion qui, si inexorablement, avait dépossédé Gérard de tout ce qui avait été sa vie pour le jeter dans les bras de Marie avec ce besoin d’elle de tous les instants et ce manque douloureux qui le tenaillait, dès qu’elle n’était plus là, pour le précipiter vers elle.

    Et ces emportements qui avaient été tout le bonheur de sa vie conduisaient, sans qu’il s’en doutât, à l’abominable couloir.

    Gérard scrutait le passé, cherchait à comprendre, mais aucune des questions qu’il se posait ne recevait de réponse.

    Il se souvenait, parfaitement, de n’avoir trouvé aucun charme aux premières rencontres avec les Dupont.

    Comment, dès lors, de tels commencements avaient-ils pu devenir les prémices d’une si prenante passion ?

    Et comment cela avait-il pu arriver à quelqu’un comme lui dont le travail buvait toute la vie ? Demeuraient vains les efforts qu’il faisait pour comprendre : il ne savait pas.

    Aussi en venait-il à se considérer comme l’innocente victime d’une fatalité comme le sont certains héros du théâtre que des dieux insensibles et d’aveugles passions précipitent à leur perte. Et il se trouvait dans le sillage de ce paisible fonctionnaire qui, sans se presser, avec le calme de qui se rend à son bureau, se dirigeait vers la morgue où, sans en être ému, il allait déballer les deux cadavres dont il s’en était fallu de peu que l’un d’eux fût attribué à un suicide.

    Une porte qui s’ouvrit, brusquement, fit sursauter Gérard. Une lourde bouffée d’air brûlant porteur des bruits de la circulation déferla dans le couloir.

    Dehors c’était la vie, les vacances. Il y avait des musiques, des chants, des rires, des voitures, de longues plages de sable fin le long de la mer. Des amours naissaient. C’était l’été dans sa splendeur et des multitudes de jeunes femmes, à peines vêtues, s’avançaient en souriant dans l’épaisse lumière d’août.

    Un chariot, poussé par deux types, sur lequel gisait un corps que recouvrait, entièrement, un drap brusquement leur coupa la route.

    « Un mort ! » pensa-t-il avec effroi. « Ils vont là-bas ! » Sous l’effet d’une émotion qu’il ne maîtrisait pas il sentit ses jambes fléchir et, mû par un réflexe d’enfant apeuré, il s’empara précipitamment de la main de Josette qu’il venait de lâcher.

    C’était comme autrefois lorsque sa grand-mère l’accompagnait chez le dentiste et qu’il lui attrapait la main pour la serrer fortement, en gravissant les dernières marches du grand escalier de pierre qu’éclairaient, faiblement, des verres de couleur.

    Sa bouche était sèche. Il s’accrochait à l’espoir que, très bientôt, lorsqu’ils auraient atteint le bout du long couloir et que le type en blanc dévoilerait les corps, l’étreinte cesserait.

    Il n’avait jamais vu des morts qu’au cinéma ou dans les journaux car il avait, jusque-là, acquis dans sa famille même, la réputation indiscutée d’un être trop sensible pour qu’on pût lui imposer la contemplation de vrais morts, fussent-ils embaumés.

    Et cette répulsion, qui chez lui était réelle, se nourrissait de la fantasmagorie dont, depuis toujours, il affublait les chambres mortuaires.

    Il imaginait de vastes pièces aux volets clos, encombrées de tentures, silencieuses, où se consumaient des cierges dont la flamme vacillante diffusait une faible clarté qui ne dominait sur l’envahissement des ombres qu’aux abords immédiats du lit où paradait le disparu, figé dans une terrifiante immobilité, toujours attifé dans des vêtements trop amples désormais, presque méconnaissable avec son nez pincé, ses minces lèvres mauves, ses frêles paupières closes sur le vide effrayant des orbites, ses pommettes saillantes surplombant l’affreux affaissement des joues.

    Autour du lit dans une atmosphère lourde flottait une odeur, à peine perceptible, dont nul n’aurait pu dire si elle provenait de la combustion des cierges ou s’il s’agissait des premiers effluves que laissait échapper la dépouille de celui qui s’en était allé.

    Lorsque Josette lui avait appris qu’ils avaient à se rendre à la morgue avant la mise en bière, la mère de Pierre et le petit Jacques n’étant pas encore arrivés, Gérard avait demandé, vivement, si l’urgence était telle qu’on ne pût pas attendre, ne fût-ce qu’un peu, pour que cette démarche fût au moins accomplie par la famille.

    Et pour convaincre Josette que cette histoire de morgue n’était en rien ce qui pressait le plus, il s’était mis à lui énumérer, longuement, tout ce dont ils avaient à s’occuper dans l’urgence : choisir les cercueils, les couronnes, commander des fleurs, organiser le transport des corps en Normandie et aussi arrêter avec l’abbé Morin, qui avait annoncé sa venue à Paris, le détail des cérémonies religieuses, tout ceci sans parler des innombrables déclarations à faire pour que les choses fussent en règle.

    Cela nécessitait un temps fou et aussi avait-il ajouté sans insister bien des dépenses dont la décence voulait qu’il ne fut pas question d’en demander jamais le remboursement.

    Et comme cet argumentaire paraissait n’émouvoir en rien Josette dont il était à craindre que, sous aucun prétexte, elle ne démordrait de son histoire de morgue Gérard, malgré la détresse sans fond où la mort des Dupont l’avait précipité s’était mis pour la faire plier, tant cette idée de morgue agitait de la répulsion au plus profond de lui, à bougonner à tempêter et à se livrer à toutes les grimaces qui étaient dans ses habitudes si bien que Josette, excédée par tant de mauvais vouloir, lui avait annoncé calmement, pour en finir, que puisqu’il en était ainsi, elle se rendrait toute seule à la morgue. Il se sentit coincé.

    Josette était une femme simple, honnête, sans détours, d’une candeur sans faille qu’il avait longuement et sans retenue abreuvée de mensonges.

    Comment aurait-il pu ne pas l’accompagner et ne pas assumer en ne prenant pas toute sa part du fardeau ?

    Et maintenant elle était là, à ses côtés, accablée et digne.

    Comme il aurait aimé ne s’être jamais éloigné, n’avoir jamais cessé de suivre la profonde ornière tracée par toutes les routines de leur longue vie commune.

    Revenir en arrière, effacer tout, et reprendre la main de cette femme machinalement, par habitude, comme avant.

    Les regrets et les remords assaillaient Gérard par vagues successives entre lesquelles s’insinuait, toujours, la crainte lancinante que le passé ne fût pas aussi mort et voué à l’oubli que l’étaient les deux malheureux que l’on s’apprêtait à ensevelir.

    Le visage de Josette était ravagé : sous ses yeux rouges d’avoir trop pleuré s’étalaient de grosses poches, deux plis profonds qui s’achevaient à la commissure des lèvres, cernaient ses joues et la dégradation de cet innocent visage adressait à Gérard de silencieux reproches.

    Depuis des semaines, chaque jour Josette s’était rendue à l’hôpital et chaque soir, pendant le dîner, elle avait longuement détaillé l’évolution du mal avant de conclure :

    « Cette pauvre Marie n’est plus que l’ombre d’elle-même ». Sa lèvre inférieure se mettait, alors, à trembloter et de grosses larmes glissaient, en silence, sur ses joues trop grasses.

    « L’ombre d’elle-même ». Il la revoyait toute lisse, doucement allongée à ses côtés dans la pénombre tiède de la chambre de Rouen aux volets clos, avec sa peau mate et satinée, ses longs cheveux épars aux senteurs de printemps, son visage tout épanoui de sourires où s’étalait une multitude de minuscules taches de rousseur.

    Elle se blottissait contre lui et de sa petite voix de petite fille espiègle elle disait, invariablement, en le regardant droit dans les yeux d’un air qu’elle voulait sévère : « Dis ? » Et lui, sans qu’elle eût à le prier, répondait mécaniquement : « Mais bien sûr que oui ! » Alors, elle faisait la moue, bougonnait, se plaignait, se donnait des airs fâchés, parce qu’il répondait à des questions qu’il ne lui avait même pas laissé le temps de poser, ce qui le conduisait à ajouter, aussitôt, pour respecter le rite : « Mais bien sûr que je t’aime ! ».

    Jamais, elle ne trouvait à son goût une protestation d’amour aussi banale et elle exigeait qu’il jurât qu’il l’aimerait toujours. Et lui jurait : une fois, dix fois, cent fois…

    « Et toi, cela ne t’intéresse pas de savoir si je t’aime ? » questionnait-elle, faussement inquiète, dès que s’achevait la litanie.

    Et lui, sans attendre, répondait docilement :

    « Mais si, mais si. Bien sûr que ça m’intéresse… ».

    Alors, ensemble, ils éclataient de rire : c’était le bonheur.

    Venait ensuite le temps des grandes résolutions où ils décidaient, dans un même élan, de rompre pour toujours avec tout ce par quoi ils demeuraient, encore, amarrés à leur passé et ils envoyaient, allègrement, promener à tous les diables, la banque, leurs enfants, et les deux cocus.

    Tout cela s’achevait en projets de voyages : « Raconte-moi les îles », disait-elle. Il évoquait alors les îles lointaines dont les noms font rêver et elle s’extasiait comme un enfant.

    Josette était intarissable mais Gérard ne l’écoutait pas.

    Le regard perdu, il fixait, avec attendrissement, l’abominable chromo accroché au mur, aux couleurs trop vives qui lui faisait face et que Marie, lorsqu’elle leur avait rendu visite avait trouvé splendide.

    Josette lui demandait parfois à quoi il pensait et, sans même attendre qu’il lui répondît, ajoutait dans un souffle : « Je sais. C’est terrible ! »

    Les deux enfants qui chaque soir avaient à subir les mêmes litanies se chamaillaient et recevaient, de temps en temps, des claques que Josette appliquait, sans conviction, d’une main distraite.

    Comment Marie avait-elle pu devenir cette femme, prématurément vieillie, aux cheveux épars, au regard brillant de fièvre, dont parlait Josette.

    Il posait parfois, timidement, d’anodines questions pour en savoir davantage mais sans jamais oser se hasarder à demander si Marie parlait de lui. Et bien que Josette le priât assidûment de rendre visite à Marie, pas une seule fois il ne l’avait revue.

    Bien qu’il eût été longtemps prévisible le décès de Marie avait plongé Gérard dans un accablement sans fond que la certitude que la malheureuse avait, enfin, cessé de souffrir atténuait par moments.

    Lorsqu’elle en avait fini avec Marie, Josette en venait au dévouement de Pierre qui passait, disait-elle, ses journées entières à l’hôpital constamment attentif aux moindres souhaits de la malade.

    Il lui apportait des fleurs, la bordait, l’épongeait, la faisait boire, la soulevait, l’embrassait, la dorlotait, veillait à ce qu’elle ne manquât de rien et ne fût jamais incommodée par une trop vive lumière ou par la chaleur.

    Lorsque Marie souriait, il souriait et lorsque, parfois, une douleur, trop vive, altérait ses traits il recueillait, pieusement, les pauvres mains décharnées de la malheureuse dans les siennes et les embrassait, doucement, en tombant à genoux les yeux clos.

    Et il demeurait ainsi, emporté, indifférent à tout ce qui n’était pas Celui dont sa ferveur espérait un miracle, jusqu’à ce que Marie se sentît mieux.

    Jamais il ne quittait l’hôpital avant que le Docteur Alric eût effectué ses visites du soir, dans l’espoir qu’un jour viendrait où quelque parole du prestigieux médecin pût l’autoriser à croire que Marie serait sauvée.

    Une si lourde épreuve, trop longtemps supportée, faisait craindre à Gérard que Pierre, contrairement à ce qu’avaient décidé les autorités, se fût donné la mort et qu’il eût expliqué ce geste, si contraire à tout ce qu’il était, en laissant quelque part, sur ses relations de couple, des informations qui eussent dû n’être pas révélées. Et cette pensée provoquait, chez Gérard, de l’appréhension qui s’ajoutait à son désarroi du moment.

    Gérard regarda Josette. De grosses gouttes de sueur glissaient sur son front étroit. Devant eux, leur guide, toujours accompagné de son bruit de claquettes, trottinait en se dandinant. Gérard l’imagina dévêtu, muni de ses seuls nu-pieds, avec de grosses fesses roses abondamment galbées agrémentées de petites touffes de poils follets et il esquissa alors un sourire qui n’échappa point à Josette qui lui jeta un regard sévère. Et pour marquer son mécontentement elle retira, avec brusquerie, sa main de la sienne.

    Gérard se sentit très seul et presqu’aussitôt son désarroi fut à son comble lorsque sur la droite, à quelques mètres seulement, lui apparut une monumentale porte métallique qui rappelait celles qui donnent accès aux chambres fortes.

    Il n’en pouvait douter : le type allait s’arrêter et leur proposer d’en franchir le seuil et cela, maintenant, n’atténuait aucunement son angoisse qu’il se fût redit si souvent au cours des dernières heures que lorsqu’elles surviennent, enfin, les épreuves les plus redoutées ne s’accompagnent que rarement de tous les maux dont l’imagination les avait affublées.

    L’infirmier s’arrêta, en effet. Il se retourna, hocha lentement la tête et ferma ostensiblement les yeux pour inviter les visiteurs au recueillement.

    Puis il posa, cérémonieusement, la main sur la monumentale poignée qui donnait accès au terrible endroit.

    Josette reprit alors, charitablement, la main glacée de Gérard qu’elle venait de rejeter et ils pénétrèrent, dans le sillage de l’infirmer, dans une sorte de vaste entrepôt, dont on n’eût pas été surpris qu’il fût affecté à quelque stockage de marchandises, dans le haut plafond duquel de minuscules spots, semblables à des étoiles dans un ciel d’été, diffusaient une pâle lumière mauve.

    De petites portes en acier, numérotées, donnant accès aux casiers réfrigérés où gisaient les corps, occupaient entièrement les parois latérales de l’édifice.

    La chaleur était accablante. L’infirmier obliqua vers la gauche et procéda, discrètement, à une manipulation qui fit apparaître lentement deux casiers mitoyens.

    Josette s’avança, sans hésiter, cependant que Gérard, pétrifié par l’émotion, demeurait en retrait.

    Ils étaient là, côte à côte. Pitoyables. Leurs visages cernés par des capitons, perdus dans leurs vêtements devenus trop amples, leurs têtes soutenues par des coussinets de soie rose, les mains jointes sur leur poitrine.

    Rien sur le visage apaisé de Pierre ne rappelait les circonstances de sa mort.

    Marie, elle, était méconnaissable.

    La voix de Marie. Josette se souvenait de cette voix douloureuse des derniers temps, de cette voix désespérée. À quelques pas de là Gérard qui venait d’apercevoir Marie, vêtue de la robe verte qu’un jour de grand bonheur elle avait étrennée, demeurait immobile.

    Les parois de l’édifice ondoyaient et le sol même où il prenait appui se dérobait.

    Sa tête était douloureuse, sa bouche était sèche : il suffoquait.

    Il s’affaissa lentement, en silence. Lorsque son corps entier fut au contact du sol il se recroquevilla et de violents sanglots se mirent à agiter ce corps défait.

    Josette et l’infirmier se précipitèrent.

    L’infirmier était stupéfait et sans doute choqué qu’un pareil incident troublât les routines qui président, habituellement, au déroulement des cérémonies du genre.

    Il jeta à Josette un regard sans compassion puis, sans un mot, il réexpédia aussitôt les deux malheureux disparus dans les profondeurs d’où ils venaient à peine d’émerger.

    Ils étaient deux amis

    « On ne guérit pas de sa jeunesse »

    Léon Paul Fargue

    1

    Gérard Dupuy regarde sa montre : dix-huit heures cinq, déjà.

    Il ne dispose plus que d’un quart d’heure pour achever ce qu’il doit faire.

    Ensuite, il sera en vacances.

    C’est, chaque année, la même précipitation du dernier jour, la même angoisse du dernier moment, le même rite.

    Pour ne rien oublier, Gérard Dupuy fait des listes qu’il rédige avec minutie longtemps à l’avance puis qu’il lit, relit et complète, pendant des jours.

    Des listes qu’il ne montrerait d’ailleurs à personne car il n’ignore pas que beaucoup parmi les vérifications à effectuer qui y figurent et qu’il considère comme essentielles ne revêtent d’importance que pour lui que, depuis longtemps, accaparent les routines.

    Tout cela il le sait mais il sait que la tranquillité de ses vacances dépend de ces pense-bêtes sans lesquels, il ne peut pas en douter, il oublierait toujours quelque chose qu’il ne parviendrait pas à ne pas considérer comme essentiel et qui, lorsqu’il viendrait à y penser, le turlupinerait des journées entières.

    Cela le rendrait d’une humeur massacrante et troublerait le repos complet qu’il s’accorde, une fois par an pendant les vacances, auquel il tient tant, depuis toujours.

    Il en était ainsi lorsqu’il était étudiant. Depuis rien n’a changé : c’est son rythme.

    Une fois encore, Gérard Dupuy relit l’indispensable feuille qui se compose de vingt-deux lignes.

    À la marge de chacune d’elles il a inscrit une croix au crayon chaque fois que le contrôle prévu a été effectué.

    Cinq petites croix précèdent, déjà, chaque ligne attestant que cinq fois déjà tout a été vérifié.

    Cela ne suffit-il pas ? Sa raison lui indique que cela suffit amplement mais une force obscure le pousse à refaire, au moins une fois encore, ce qu’il a déjà fait cinq fois.

    Gérard Dupuy résiste. Il tâche de se persuader qu’il serait idiot de céder. Et puis a-t-il encore le temps de tout revoir ? Certainement, s’il pratique sans minutie excessive. Alors, il cède, il accepte de recommencer, mais ce sera bien la dernière fois : la vraie dernière fois, « la dernière des dernières » comme il aime à se le dire lorsqu’il veut en finir une bonne fois pour toutes avec ses manies.

    C’est idiot mais, ainsi, il sera bien certain d’être tranquille pendant les quatre semaines que va durer son absence et il ne courra pas le moindre risque d’avoir des doutes ou des regrets.

    Lorsqu’il appose la sixième petite croix à la marge de la vingt-deuxième ligne il éprouve un parfait soulagement né de la certitude que rien ne lui a échappé.

    Cette sérénité lui donne l’audace de déchiqueter, enfin, la liste en de minuscules morceaux afin qu’une nouvelle tentation, à l’abri de laquelle il ne se trouve pas tout à fait, ne le conduise à la reconstituer et qui sait, à procéder à un ultime pointage.

    Il disperse le tout dans la corbeille à papier qu’il se donne la peine d’agiter vigoureusement pour mélanger, parfaitement, les débris.

    À présent c’en est fait de la liste réduite à une multitude de minuscules morceaux de papier semblables à des confettis.

    Alors, le visage préoccupé de Gérard Dupuy s’épanouit parce qu’enfin les vacances sont vraiment là.

    Elles sont toutes proches mais, fort heureusement, pas encore entamées.

    C’est ce sentiment de plénitude que procure un plaisir que l’on n’a pas encore goûté mais qui vous est promis qu’il éprouvait, étant enfant, au moment de déguster un gâteau qui venait de lui être offert.

    Gérard Dupuy apprécie, plus que tout, ces trop courts moments riches de toutes les promesses qui précèdent, immédiatement, ce qui va être sans être encore.

    Plus que six minutes. Dans six minutes les armoires seront fermées à clef, la salle des coffres sera verrouillée et les alarmes branchées.

    L’agence pourra ainsi affronter le long week-end d’août qui commence.

    Gérard Dupuy, bien qu’il n’ait que trente ans est déjà sous-directeur, depuis deux ans, d’une agence du Crédit qui est l’une des plus importantes de Paris.

    Il est un très jeune sous-directeur et sa nomination au mérite a fait grincer bien des dents chez les nombreux sclérosés ayant atteint la cinquantaine qui prétendaient avoir des droits sur le poste.

    Et ceci d’autant plus qu’il n’est un secret pour personne que cette sous-direction équivaut en fait à une direction pleine, Monsieur André Blanc, le directeur en titre proche de la limite d’âge, bornant désormais sa fonction à offrir, chaque jour, à la clientèle des déjeuners si copieusement arrosés que le pauvre homme passe ses après-midi à somnoler dans son vaste bureau qu’il s’applique à fermer discrètement à clef avec des ruses d’enfant où, chacun le sait, il ne doit être dérangé sous aucun prétexte.

    Monsieur Blanc a rejoint la banque à l’âge de seize ans. Parti de rien, sa progression dans la hiérarchie a été difficile.

    Mais, beaucoup de travail et le don précieux qu’il possède de supporter, sans se plaindre, toutes les avanies lui ont permis d’accéder à la direction d’une agence lorsqu’il eut atteint l’âge de cinquante-trois ans.

    Les couleuvres qu’il a dû avaler ne se peuvent compter mais rien n’a pu entamer l’inébranlable désir qui était le sien d’avoir une situation convenable puisqu’il avait un fils qui ne devait manquer de rien.

    Ce fils n’avait voulu être ni banquier, ni ingénieur, ni médecin, ni quoi que ce fût qui permît de gagner sa vie : les chiffres le rebutaient et les questions d’argent le laissaient indifférent. Cet enfant, à qui il arrivait de faire des siennes, se disait poète et bien qu’il n’eût rien publié et que personne n’eût jamais pu entrevoir le commencement de ce qu’il avait écrit, Monsieur Blanc n’avait jamais douté qu’il fût un véritable artiste qu’il lui appartenait de protéger et de mettre à l’abri du besoin.

    Malheureusement, un accident avait brutalement enlevé cet enfant chéri à l’affection de son père qui, presque aussitôt après, avait inauguré la longue série de ses invitations quotidiennes.

    Parfois, le soir, lorsque s’approche le moment qu’il redoute parce qu’il va devoir regagner son domicile que son épouse et lui n’ont pas voulu quitter, à cause de tout ce que ce lieu a gardé de leur enfant, Monsieur Blanc appelle Gérard auprès de lui.

    Affaissé dans son grand fauteuil de cuir fauve, il soliloque et jette à Gérard qui en face de lui demeure silencieux, accablé par tant de douleur muette, de longs regards noyés de larmes qui se perdent au loin.

    Cet immense malheur et l’extraordinaire gentillesse naturelle de Monsieur Blanc, dont tout le monde sait qu’il a le cœur sur la main, ont créé entre Gérard et le vieil homme des liens d’affection tels que Gérard, dont l’esprit est pourtant accaparé par des soucis de carrière, pas une seule fois, n’a souhaité que Monsieur Blanc fût mis à la retraite par anticipation ainsi que de méchantes rumeurs, répandues par la direction de la banque, en évoquent périodiquement la possibilité.

    Lorsque de tels bruits lui parviennent Gérard Dupuy hausse les épaules et marque sa désapprobation en s’éloignant, aussitôt, de ceux qui les colportent.

    Ses succès professionnels, lorsqu’il les évoque, provoquent toujours chez Gérard Dupuy une douce poussée de suffisance que conforte la conviction qui est la sienne que les choses n’en resteront pas là et que son parcours le conduira, comme il se l’est promis, à l’un des postes de la haute direction de la banque.

    Gérard Dupuy est tout à fait disposé à considérablement travailler pour atteindre son but. Il a d’ailleurs, depuis très longtemps déjà, toujours considérablement travaillé : Au lycée, à la Fac, à la banque partout et, sans aucune gêne, il avoue être un besogneux.

    Il est conscient de n’être pas supérieurement intelligent mais il sait aussi ce que peut donner l’intelligence dont il dispose lorsque sa volonté de fer et sa capacité de travail exceptionnelles la prennent en mains.

    D’ailleurs, il se situe dans la hiérarchie des talents en empruntant un langage de coureur cycliste : « Quand je change de braquet, si j’appuie vraiment, il y en a peu qui suivent » observe-t-il sans modestie.

    Et il est bien vrai que depuis longtemps déjà, que ce soit au cours de ses études ou dans sa vie professionnelle, ses efforts lui ont permis bien souvent d’être mieux classé que certains de ses concurrents dont les capacités surclassaient les siennes.

    Gérard Dupuy a passé, sans coup férir et avec mention, tous les examens auxquels il s’est présenté.

    La longue série de ses succès a commencé avec le brevet et s’est achevée par le diplôme de l’Institut de Préparation aux Affaires de Paris.

    Ses premiers succès dans le secondaire ont rasséréné ses parents qui, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge de dix ans et entrât en sixième au Lycée de Nîmes avaient désespéré, en silence, de voir un jour ce fils unique qu’ils adoraient et qu’ils se gardaient bien de réprimander par crainte de le décourager, apprendre ses leçons et faire ses devoirs.

    Longtemps, les notes de Gérard avaient été médiocres et les appréciations du corps enseignant à son égard, peu élogieuses.

    À dix ans, il ignorait tout de l’orthographe et la lecture courante n’était pas son fort. Mais c’est dans le vaste et impitoyable monde des chiffres que les choses tournaient franchement à la catastrophe. La récitation des tables de multiplication prenait, la plupart du temps, des allures cauchemardesques et résoudre l’une des quatre opérations le rebutait autant que si l’on eût attendu de lui qu’il déchiffrât des hiéroglyphes.

    Devant l’épais mystère son petit visage, si naturellement épanoui, se plissait, était envahi par des tics et le malheureux enfant qui débitait à voix basse de monstrueuses âneries adressait à ses parents dépités et attendris jusqu’aux larmes des regards horrifiés de naufragé en perdition menacé d’engloutissement.

    En fait, cette débâcle qui préoccupait, si vivement, Monsieur et Madame Dupuy dépendait beaucoup moins d’une carence de l’intelligence que de l’état de perpétuelle distraction qu’imposait, en toutes saisons, à cet enfant passionné porté aux émerveillements, le spectacle des Cévennes et les nombreuses occupations extra-scolaires auxquelles il se livrait.

    Les Dupuy vivaient en pleine nature. Ils habitaient à l’écart d’une grosse bourgade cévenole où le père de Gérard dirigeait le service des Postes, une vieille et vaste demeure, assez peu confortable aux murs épais en grosses pierres de volcan, bâtie au beau milieu d’un jardin d’agrément.

    Au printemps c’était l’envahissement des prés et des bois par les fleurs, le déferlement des bourgeons qui éclataient en de minuscules et fragiles petites feuilles d’un vert tendre.

    L’été s’accompagnait de journées torrides avec la sieste obligatoire sur le vieux canapé du sous-sol voûté dont le revêtement de toile, orné de fleurs jaunes et bleues, sentait la poussière.

    Il y avait aussi les baignades dans l’eau fraîche qui se faufilait entre des parois de granit, le scintillement éphémère des longues coulées de lumière filtrée par les feuillages qu’emportait l’eau claire en glissant, dans un crissement de soie, sur de longues pierres plates envahies par les mousses, d’où s’échappaient des truites.

    En été, lorsque la chaleur avait été accablante, les Dupuy et leurs voisins sortaient, après le repas du soir, « pour prendre le frais ».

    La nuit était pleine de bruissements d’insectes, de chants de grillons, de cris d’oiseaux, de l’étrange vol saccadé des chauves-souris, du coassement insistant des rainettes qui appelaient la pluie et dans les hautes herbes sèches on apercevait des vers luisants que Gérard recueillait délicatement au creux de ses mains fasciné par leur magique lueur.

    Parfois les promeneurs décidaient d’une halte qu’ils mettaient à profit pour bavarder rire et chanter tandis que le regard de Gérard, allongé sur le dos, silencieux, sa tête posée sur ses mains grandes ouvertes appuyées sur le sol, se perdait au loin dans le vaste ciel rempli d’étoiles jusqu’où s’élevait la haute cime sombre des grands pins dont le souffle tiède du soir, porteur des senteurs de l’été, agitait faiblement le feuillage.

    Il aimait le moment où se levait la lune dont la douce lumière s’emparait du paysage et projetait derrière les choses de longues ombres bleues pleines de mystère.

    La voix légère des femmes lorsqu’elles chantaient se mêlait à la voix grave des hommes. Gérard ne chantait pas. Il ne pensait à rien et le regard perdu au loin il éprouvait une sorte d’engourdissement qui ressemblait à de la tristesse.

    Après les splendeurs de l’été venait l’automne, les amoncellements de feuilles jaunes et rousses sur les sols détrempés par les premières pluies, les parties de chasse avec son père, pauvrement attifé, armé d’une vieille et inoffensive pétoire, la cueillette des champignons.

    En hiver, c’étaient les courtes et silencieuses journées de neige sous un ciel gris uni, où l’on n’entendait que le crissement des pas, des pépiements d’oiseaux et le brusque froissement d’ailes des corbeaux prenant leur essor. Les lapins apeurés détalaient en faisant de grands bons.

    Le soir venu, Gérard et son père s’installaient rituellement sur de minuscules sièges chacun d’un côté du foyer de la monumentale cheminée de pierre de la salle de séjour où de grosses bûches se consumaient lentement.

    De temps en temps l’une d’elles se brisait avec fracas en libérant une haute gerbe d’étincelles que happait le manteau sombre de la cheminée, couvert de suie, où s’engouffrait le vent.

    Il y avait de grandes flammes au-dessus desquelles on pouvait passer et repasser les mains sans se brûler, de petites flammes bleues sur les braises, des crépitements et quelquefois de la fumée qui vous faisait pleurer et vous piquait la gorge.

    Monsieur Dupuy, le visage empourpré, tisonnait inlassablement en connaisseur tout en racontant des histoires que Gérard, bien qu’il les eût beaucoup entendues et qu’il en connût les moindres péripéties, savourait comme si elles eussent eu l’attrait de la nouveauté.

    Le bonheur de Gérard c’était aussi les innombrables petites joies d’enfant que lui prodiguaient les activités auxquelles il s’adonnait avec ferveur mais dont le grand nombre avait un effet de distraction peu compatible avec les contraintes de la vie scolaire.

    Gérard cultivait un jardin, élevait des vers à soie, péchait, chassait les oiseaux avec une fronde de sa fabrication, apprivoisait des pies, s’occupait de son chien, de ses deux chats et de son poisson rouge.

    Tous les jeudis il organisait, avec ses petits camarades, d’interminables parties qui ne s’achevaient qu’à la nuit venue. Il jouait aux billes à la perfection et pratiquait ce jeu avec une telle assiduité que l’ongle du pouce de sa main droite s’en trouvait déformé.

    Cette vie de château avait pris fin, un clair matin de juin où son père avait reçu de la Direction des Postes un avis lui apprenant qu’il était muté à Nîmes avec un notable avancement.

    Bien qu’elle eût un aspect flatteur cette décision administrative n’avait fait véritablement plaisir à aucun des membres de la famille Dupuy. Elle avait inspiré à Gérard mille questions angoissées sur Nîmes, la vie qu’on y pouvait mener et surtout sur le lycée de garçons de la ville où son père, non sans témérité, projetait de le faire admettre en classe de sixième.

    Toutefois, très sagement, Monsieur Dupuy avait fait observer, à ce sujet, que le succès de sa démarche nécessitait que Gérard étudiât sérieusement pendant les vacances afin que fussent, au moins, comblées les plus criantes lacunes du futur lycéen.

    Cette lugubre perspective avait aussitôt déclenché, chez le candidat forcé à l’admission, une bouderie qui dura un bon mois qu’il mit à profit pour se disperser plus que jamais et au cours duquel il ne fut pas possible de lui faire ingurgiter quelque savoir que ce soit.

    Néanmoins, à la fin du mois de juillet, après s’être dissipé tout son soûl, Gérard qui avait le cœur tendre et dont le père répétait à satiété que l’insuccès de son intervention auprès du Proviseur du Lycée de Nîmes, à qui il avait écrit pour solliciter un rendez-vous, lui causerait l’une des grandes déceptions de sa vie et le couvrirait de honte, se remit à sourire et accepta de sacrifier les dernières semaines de vacances à l’honneur familial en prenant des leçons dans les matières où il se trouvait le plus démuni ce qui voulait dire, en fait, dans toutes les matières.

    Les efforts qu’il déploya pendant un mois et demi sous la conduite bienveillante d’une vieille institutrice à la retraite permirent, finalement, à son père d’obtenir après s’être engagé envers le Proviseur en personne à surveiller avec la plus grande assiduité le travail de son fils, qu’il fût inscrit en sixième, l’admission si convoitée comportant, toutefois, une période d’essai d’un trimestre pleinement justifiée, selon l’inflexible Proviseur, par le désolant passé scolaire du candidat.

    C’est ainsi que le deux octobre, jour de la rentrée des classes, Gérard, tiré à quatre épingles et bardé de bonnes résolutions, se trouva dans la grande cour du lycée de Nîmes remplie d’écoliers qu’il ne connaissait pas, dont aucun ne lui adressa la parole ni ne lui sourit, mais dont beaucoup le regardèrent comme une curiosité, plus seul et désemparé que s’il se fut trouvé abandonné dans quelque désert.

    Il y avait beaucoup d’enfants dans cette cour dont Gérard, toujours démuni dans le domaine des chiffres estima, très avantageusement, le nombre à plusieurs milliers. Rassemblés par petits groupes les anciens élèves qui se racontaient probablement des histoires de vacances, discutaient avec animation et se donnaient sur l’épaule de fortes tapes qu’accompagnaient de grands éclats de rire.

    Certains, sans perdre de temps, avaient organisé des jeux et se couraient après comme des fous, bousculant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Quelques-uns, enfin, arpentaient les couloirs deux par deux en parlant à voix basse, sérieux comme des moines sous les voûtes d’un cloître.

    Gérard, planté au beau milieu de ce remue-ménage, tenait dans l’une de ses mains son lourd cartable rempli de choses inutiles tandis que, pour se donner une contenance, son autre main se trouvait fourrée dans sa poche avec la désinvolture de qui n’est pas dépaysé.

    Néanmoins, par prudence, il s’était fait indiquer par l’un des appariteurs où il devrait aller lorsque retentirait la sonnerie qui appellerait les élèves à se rendre en classe et poussé par l’inquiétude, il avait procédé à un repérage des lieux pour n’être pas pris

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