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Les sept larmes d'Obéron 5 : Aquafirma
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Livre électronique438 pages6 heures

Les sept larmes d'Obéron 5 : Aquafirma

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À propos de ce livre électronique

Les choses ont bien changé dans Nayr quand Geoffroy y revient avec maître Cornufle, Thomas et le frère Mellitus. La Magicature telle qu'elle était n'existe plus, la Ligue des guildes qui s'opposait jadis à William de Norfolk est désormais à la solde de ce dernier, et monseigneur Da Hora multiplie les efforts pour éradiquer la magie à sa source même. Shu-Weï Sang-Noir s'est retranchée dans sa forteresse pour attendre l'enfant que lui a fait William à son corps défendant, tandis qu'à Syatogor, Judith se morfond en l'absence d'Ylian. Geoffroy devient alors le proverbial grain de sable qui enraie la mécanique.Loin de Nayr et de ces conspirations, Brent et Hatsue se meurent dans un désert chauffé à blanc par le soleil. Mais ils ignorent encore que leur unique chance de survie se trouve directement sous leurs pieds.Shu-Weï échappera-t-elle à l'ire de celui qu'elle a trompé? Judith récupérera-t-elle Ylian avant qu'Alsinor lui remette le grappin dessus? Monseigneur Da Hora rendra-t-il la mémoire à Lucifer? Thomas s'adaptera-t-il à sa nouvelle vie? Dans quel univers étrange Brent et Hatsue s'échoueront-ils? Et surtout, comment les mystérieuses larmes d'Obéron opéreront-elles pour restituer encore davantage de puissance à la magie et à celui qui en fut autrefois le maître?
LangueFrançais
Date de sortie13 févr. 2014
ISBN9782894856345
Les sept larmes d'Obéron 5 : Aquafirma

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    Aperçu du livre

    Les sept larmes d'Obéron 5 - Davidts Jean-Pierre

    course.

    PREMIÈRE PARTIE

    LÀ-BAS

    « C’était incontestablement des déments au sens propre du mot. »

    Edgar Rice Burroughs

    I. QUI A VU VERRA

    On y était. C’était le bout de la route. Ils étaient cuits. Littéralement.

    Brent jeta un œil morne autour de lui. Rien. Que du blanc à vous écorcher les yeux et ce soleil qui rugissait sa férocité en vous rôtissant la couenne du matin au soir. La seule ombre sur cette poêle à frire où ils avaient échoué était la leur et, pour l’instant, Hatsue se réconfortait de la sienne, laissant Brent suer sang et eau sous la cuisante brûlure de l’astre du jour.

    Depuis combien de temps marchaient-ils ainsi dans ce désert aussi plat qu’une planche à repasser ? Brent avait perdu le compte. Quelle idiotie d’avoir voulu jouer les héros ! Il était jeune, il avait la vie devant lui. Pourquoi s’était-il sacrifié au profit d’un vieillard tel que maître Cornufle et d’un débauché notoire comme le frère Mellitus ? Crétin, crétin, crétin… S’en fût-il dressé un tout près, il se serait tapé la tête contre un mur.

    Hatsue reposait à ses pieds, terrassée par l’épuisement, la soif et la faim. Car leurs réserves déjà maigres n’existaient tout simplement plus.

    Brent passa une langue aussi sèche que du papier de verre sur ses lèvres crevassées. Était-ce la fin à laquelle il était promis ? Mourir de soif sur cette plaque à pâtisserie sans apparente porte de sortie ? Si une de ses visions lui avait révélé ce sort peu enviable, jamais il n’aurait renoncé à repartir vers Nayr avec Geoffroy, Thomas et les autres. Mais l’os du zordomm lui avait révélé que, si Hatsue et lui grimpaient sur le dos du dragon, plusieurs n’en réchapperaient pas, et Brent n’apparaissait nulle part dans les visions où ses compagnons arrivaient sains et saufs dans le monde magique où vivait désormais Judith. Avait-il mal interprété les reflets de l’avenir que lui envoyait l’objet divinatoire ? Signifiaient-ils qu’Hatsue et lui devaient périr pour que les autres fussent sauvés ? Pourtant, Brent avait bien cru les voir tous deux se prélassant dans un confortable quoique curieux palais. S’était-il leurré ? L’avenir, apparemment malléable, semblait évoluer au fil des décisions prises dans le présent. Avait-il effectué le mauvais choix ? La vision de leur séjour dans l’étrange palais n’était jamais revenue une fois le dragon et ses passagers partis. Depuis, il ne voyait qu’un cercle blanc suivi d’un plan noir.

    N’en pouvant plus, Brent se laissa tomber à genoux, s’assurant que le peu d’ombre qu’il procurait à sa compagne continuât de protéger la tête de cette dernière.

    Par acquit de conscience, il frotta une énième fois la protubérance hexagonale qui lui bombait le front, laissant sa vue se troubler. Un fond blanc apparut. Il distingua les formes floues habituelles, mais il aurait aussi bien pu s’agir de corps flottant dans l’humeur vitreuse de son œil. Impossible d’en tirer quoi que ce fût d’instructif. Vint ensuite le fond noir, qui marquait invariablement la conclusion de ses incursions dans l’avenir et dont il présumait qu’il correspondait à sa propre mort, la raison en étant qu’il n’avait jamais réussi à franchir le voile pour découvrir ce qui se dissimulait de l’autre côté. S’il n’y avait rien, passablement de gens, sur Terre, seraient amèrement déçus en apprenant qu’aucun paradis ne les attendait à leur mort. Mais le véritable paradis ne se trouve-t-il pas justement là : dans le néant, dans le fait de ne plus avoir à s’occuper de rien, dans le repos éternel au sens propre du terme ?

    Brent épongea son front ruisselant de transpiration. Il endurait de moins en moins ses vêtements sales et poisseux. Son gosier était aussi sec que le foutu désert qui les avait gobés et son estomac avait rétréci à la taille d’un petit pois. Et maintenant, ses jambes se transformaient en flanelle d’avoir tant marché, refusant de le porter plus loin. Hatsue était sûrement dans un état analogue, sinon pire – elle qui n’avait toujours bu et mangé que la moitié de ses rations. Pourtant, jamais une plainte n’émanait de sa bouche.

    La chaleur le fit somnoler. Baissant les paupières, il s’imagina à Montréal, dans la pénombre du salon, dégustant une bière fraîche. Il en goûtait presque la douce amertume sur la langue. Que faisait Pascal en ce moment ? Il se remémora sa conversation avec Marc, dans Filigrane. Le « père » de Thomas travaillait avec Pascal, dans la même boîte. Quelle était la probabilité d’une telle rencontre ? Infinitésimale. Pourtant, celle-ci s’était produite. Pareille coïncidence tenait pour ainsi dire du miracle.

    — Es-tu sûr que c’en est une ?

    Brent rouvrit brusquement les yeux.

    Le vide régnait toujours autour de lui. Avait-il rêvé ? La voix semblait si réelle. Le fait qu’Hatsue n’avait pas bronché et dormait encore paisiblement le convainquit néanmoins qu’il avait été victime d’une hallucination. Son cœur reprit lentement un rythme normal et il se remit à rêvasser.

    Une douche. Une bonne douche. Il faut en être privé pour comprendre combien l’eau est précieuse. Et dire que, d’où il venait, des abrutis lavaient leur voiture ou leur allée au tuyau d’arrosage… Il aurait donné mer et monde pour une petite pluie. Sentir les gouttes qui pianotaient sur sa tête, se faufilaient dans ses cheveux, sinuaient sur son front et sur ses joues, se glissaient dans son cou… Il n’aurait eu qu’à tendre la langue pour happer celle qui lui pendait au bout du nez.

    Par gaminerie, il ouvrit la bouche et ploc ! une goutte percuta l’organe boursouflé, répandant dans son être une onde de fraîcheur.

    Ses yeux s’ouvrirent. Il porta les mains à sa tête. Ses cheveux étaient secs. Aucune trace d’humidité. Pourtant, sa langue gardait l’impression de cette eau qui l’avait brusquement irriguée.

    Il débloquait, ou alors l’agonie était plus proche qu’il ne l’avait cru. Tant mieux. Il en avait soupé, de ce calvaire. Sa vie, lui paraissait-il, n’avait été qu’une suite de combats incessants, d’abord pour grandir et apprendre, ensuite pour gagner sa vie, réussir, surpasser les autres et prospérer. Et tout cela pour quoi ? Pour finir aussi racorni que du vieux cuir de botte dans un désert n’apparaissant sur aucune carte ? Il en avait assez de lutter. Que la mort vienne et qu’on en finisse.

    — Tu regardes, mais tu ne vois pas.

    Brent se retint de soulever les paupières. Cette voix ! Elle lui était familière. Il l’avait déjà entendue. Mais où ?

    — Regarde mieux et tu verras.

    — Abduldarek ! ?

    Quand il rouvrit les yeux, le zordomm miroitait devant lui, à la façon d’un mirage. Impossible de ne pas reconnaître la créature mi-homme mi-saurien, totalement nue à l’exception du ridicule mouchoir qui lui coiffait le crâne et la protégeait de l’ardeur de l’astre solaire. Brent lui avait offert le carré de tissu à leur première rencontre. Mais le zordomm était mort. Mort et enterré. De sa propre main. Brent lui avait même fracassé le crâne afin de récupérer l’étrange os qui ne faisait maintenant plus qu’un avec sa boîte crânienne, conformément aux instructions dictées par la victime elle-même.

    Assis en tailleur, le zordomm le fixait intensément de ses petits yeux rouges de lézard.

    Brent hallucinait-il ? Était-ce une de ces visions qu’engendraient parfois la fatigue, la chaleur ou la maladie, ou, par un quelconque prodige, le vénérable sage était-il bien là, devant lui ?

    — Zordomm ?

    La vision se troubla et disparut.

    — Eh merde !

    Brent repassa une main sur son front luisant de sueur. Le fond blanc reparut, avec ses formes mouvantes qui n’en étaient pas vraiment, puis le fond noir. Un noir absolu. L’absence de lumière.

    — Marre, mais marre !

    Il referma les yeux.

    — Souviens-toi : la mort n’est qu’illusion. Tout est illusion.

    Non. Cette fois, il ne rêvait pas. La voix avait bien résonné à ses oreilles, pas dans sa tête, il en était sûr. Il refréna une furieuse envie de soulever les paupières pour vérifier si l’apparition était de retour.

    — Qu’est-ce… Que voulez-vous dire ?

    — Tout n’est qu’apparence. Selon l’angle sous lequel on regarde, le noir est blanc, le blanc est noir ; la vie est mort et la mort est vie.

    — Je… Je ne comprends pas.

    — Il ne faut pas chercher à comprendre. Contente-toi d’accepter et fais confiance. Certes, il n’y a pas d’ombre sans lumière, mais qu’est la lumière sans ombre ? Rien. Regarde et tu verras.

    Il lui suffit de lever les paupières d’un poil pour que l’apparition s’évanouisse. Brent les rabaissa à la hâte, mais la voix s’était éteinte et elle ne revint plus. Il en ressentit une si grande frustration qu’une boule se noua dans sa gorge. Le peu d’humidité subsistant dans son organisme lui fila par les yeux. Il avait envie de hurler. Bordel, ce n’était pas juste ! Pourquoi lui et pas un autre ? Et cette manie de s’exprimer en paraboles. Était-ce trop demander qu’il use d’un langage clair que chacun comprît ? Ces paroles à double sens, tout le monde les interprétait à tort et à travers, si bien qu’à la fin, personne ne savait plus quoi penser. Le plus fort imposait sa version et tant pis pour les autres. Connerie !

    La résignation succéda à la colère et, avec l’apaisement, Brent put envisager plus sereinement les paroles sibyllines d’Abduldarek. « Tout n’est qu’apparence, avait déclaré celui-ci. Selon l’angle, le noir est blanc et le blanc est noir. » Le blanc ! Ce n’était certainement pas cela qui manquait ici. Il n’y avait rien d’autre autour d’eux. Pas un point noir, hormis leur ombre. Et encore. Même là, on ne pouvait pas vraiment parler de noir. Un blanc plus foncé, tout au plus. Une pellicule immatérielle sans laquelle le blanc garderait sa virginité.

    Sans laquelle ?…

    « Ouvre les yeux et tu verras. »

    Saisi d’une brusque intuition, Brent gratta la surface blanche. Des paillettes se détachèrent du sol durci. Il ne s’agissait pas vraiment de sable. Plutôt d’une poudre cuite et recuite par le soleil et que les ans, les siècles avaient tassée, compactée. Les galettes s’accumulaient de chaque côté du trou qu’il forait avec les doigts. Puis, le sol devint granuleux et, soudain, Brent toucha quelque chose de dur. Agrandissant l’orifice, il découvrit une surface noire, aussi lisse que le verre.

    Hatsue remua dans son sommeil, balbutia quelques mots et se rendormit.

    Il en profita pour reprendre son excavation.

    Le monticule de débris continua de s’élever tandis que la plaque de verre noir allait s’élargissant. De quoi s’agissait-il ? La fébrilité s’empara de lui. Et si le remède à leurs maux se trouvait sous leurs pieds ? Cruelle ironie.

    Lorsqu’il eut dégagé un espace suffisant, Brent s’accroupit et se colla le nez à l’étrange matériau. Les rayons solaires traçaient un cône de lumière dans les profondeurs. Il crut voir s’y déplacer des formes vagues, semblables à celles que lui révélaient ses visions. Mais de là à en être certain… Et puis, quelle utilité ? Ce dont ils avaient besoin, c’était d’eau, d’eau et d’un lieu où s’abriter des traits incendiaires du soleil.

    Il regarda Hatsue. Combien de jours encore pourrait-elle supporter pareil traitement ? Pas beaucoup, il le craignait. Puis ses yeux revinrent vers le sol et il ne put réprimer un sursaut.

    Un visage s’aplatissait contre le verre et le regardait.

    II. PLOUF !

    Son cri réveilla Hatsue, qui se dressa d’un bond malgré la fatigue qui accablait ses membres.

    — Quoi ? Qu’y a-t-il ?

    Le temps qu’ils avaient passé ensemble ainsi que le ver polyglotte que Jolanthe avait fait gober à Brent lors de son premier séjour dans Nayr avaient facilité la communication entre eux.

    — Là ! Regarde.

    Brent désigna la face camuse aux yeux globuleux qui se pressait contre l’interface translucide. Sa compagne surmonta aisément son mouvement de recul initial. L’apparition n’avait rien de menaçant, au contraire. Une espèce de sourire découpa le visage inconnu.

    — Mais comment ?…

    La question demeura en suspens. La face disparut, aussitôt remplacée par une large main palmée qui cogna plusieurs fois contre l’étrange matériau, comme on le ferait à un carreau pour attirer l’attention, puis des yeux interrogateurs revinrent se coller à la vitre noire.

    Brent agita spontanément la main, à la manière de quelqu’un saluant une vieille connaissance rencontrée sur sa route, avant de se raviser.

    — Quel idiot je fais ! Qu’est-ce qu’il veut, tu crois ? lança-t-il à Hatsue.

    — Je ne sais pas. Peut-être qu’en dégageant une plus grande surface, on verrait mieux ?

    — Tu as raison. Aide-moi.

    Ils se mirent à l’ouvrage, oubliant la fatigue, la soif, la faim et la chaleur cuisante du soleil.

    Sous la croûte blanche sur laquelle ils avaient cheminé des jours entiers se dissimulait une poudre granuleuse qui n’était pas sans ressembler au sable ou au sel. Ils n’avaient que leurs mains pour pelle, aussi près d’une heure s’écoula-t-elle avant qu’ils eussent débarrassé un espace d’environ un mètre sur deux de son revêtement, qui avait tendance à s’ébouler quand on l’entassait trop.

    La sueur ruisselait sur leur peau, plaquant contre elle leurs vêtements déjà empesés de la poussière du voyage. Brent avait la gorge si déshydratée que sa voix imitait à présent le croassement d’un corbeau. Il aurait tout donné pour une gorgée d’eau fraîche, mais retenait ses imprécations, car jamais la moindre plainte ne s’échappait des lèvres d’Hatsue, pourtant aux prises avec la même situation.

    Ils se redressèrent enfin pour contempler le fruit de leur labeur.

    Sous leurs pieds brillait une plaque lisse et noire de forme plus ou moins elliptique faite d’un matériau rappelant la glace d’une patinoire. Celui qui se mouvait dessous monopolisait leur attention. Brent ne put s’empêcher de songer à L’étrange créature du lac noir, film d’horreur de série B dont Pascal et lui s’étaient moqués un jour, il y avait une éternité de cela. Ses traits évoquaient toutefois plus ceux d’un humain que d’un poisson, en dépit de caractéristiques aquatiques évidentes – mains et pieds palmés, corps fuselé, soufflet palpitant telles des branchies sur le cou. Malgré le nez épaté se réduisant presque à deux fentes et les oreilles en conques, le visage n’était pas dépourvu de finesse. Les yeux lui rappelaient les prunelles chevalines d’Aloysius, l’acolyte de monseigneur Da Hora, si ce n’était que le regard gardait sa fixité, trahissant l’absence de paupières.

    Bien que la créature fût vêtue d’une courte tunique étroitement ajustée, son épiderme, là où il était visible, d’un noir irisé, était constitué d’une multitude d’écailles minuscules.

    L’homme-poisson ne semblait pas animé de mauvaises intentions et le nouveau geste qu’il esquissa tenait plus de l’invitation que de la menace.

    — On dirait qu’il veut qu’on le rejoigne, déclara Brent.

    — Tu crois que c’est de l’eau là-dessous ? De l’eau potable ?

    La remarque rappela à Brent sa langue boursouflée et sa gorge plus sèche que de l’amadou.

    — On va voir.

    Depuis qu’ils s’étaient enfoncés dans le désert blanc, Brent avait mille fois failli se défaire de l’épée qui battait son flanc et dont le métal lui chauffait la cuisse, ainsi qu’il l’avait fait de son arc et de ses flèches, devenus trop encombrants. Il remercia le Ciel d’avoir résisté à la tentation. La lame n’était certes pas aussi tranchante que celle, enchantée, de l’épée d’un prince-dragon, cependant elle devrait suffire pour percer cette couche de glace étrange, noire et qui ne fondait pas au soleil. Prenant le glaive à deux mains, il le leva au-dessus de sa tête et l’abattit de toutes ses forces. Brent crut que son épaule se démit quand l’arme rebondit sur le sol sans en égratigner seulement la surface. Un juron déchira le silence. Refusant cet échec, il répéta la manœuvre à plusieurs reprises dès que la douleur se fut atténuée.

    — Rien à faire. Impossible de l’entamer, conclut-il à la fin, exténué par ses efforts inutiles.

    Sous la glace, l’homme-poisson suivait attentivement ses tentatives, flottant entre deux eaux dans son inaccessible royaume.

    Dépité, Brent s’assit pour reprendre son souffle, pendant qu’Hatsue lui épongeait le front et la nuque. La créature cogna de nouveau contre le sol translucide, réitérant son geste d’invitation avec un brin d’impatience.

    — Ça va, on a compris, mon vieux, ronchonna Brent. Tu vois bien qu’on n’y arrive pas.

    — Si c’est de la glace, on ne pourrait pas la faire fondre ? fit Hatsue.

    — Com… ?

    Brent devina où elle voulait en venir.

    — J’ignore si ça marchera, mais ça ne coûte rien d’essayer.

    Un des premiers enseignements que lui avait prodigués maître Cornufle avait été l’enchantement transformant son pouce en torche. Il suffisait de réciter une courte formule tandis qu’on enfonçait celui-ci dans son poing fermé et l’en faisait ressortir rapidement en exerçant une friction, comme si on battait un briquet imaginaire. Le doigt se métamorphosait alors en une flamme vive et indolore. Peut-être cette glace qui résistait au soleil était-elle sensible à la magie.

    Son pouce s’alluma du premier coup, signe que le Grand Art, comme disait maître Cornufle, fonctionnait dans ce coin perdu de l’univers. Hatsue le regarda, impressionnée et un tantinet craintive. Brent approcha son doigt embrasé de la glace, qui s’évapora instantanément sur toute la surface dégagée, si bien qu’ils perdirent pied tous les deux et glissèrent dans le liquide.

    Brent ne s’était pas attendu à une réaction aussi fulgurante. Il se retrouva totalement immergé, attiré vers le fond par le poids de ses vêtements et de son baudrier, sans réserve d’air dans les poumons. La panique le saisit. Il allait se noyer !

    Remonter à la surface, se dit-il, remonter pour prendre une respiration…

    Se contraignant au calme, il se délesta de l’épée pour s’alléger. Des mouvements à proximité lui apprirent qu’Hatsue était aux prises avec le même problème. Mais où était passé l’homme-poisson ? Au-dessus d’eux miroitait le soleil. Ils ne s’étaient donc pas enfoncés très profondément. Atteindre la surface prendrait peu de temps. D’une puissante détente des jambes, Brent se propulsa vers le haut. Encore deux ou trois brasses et il sortirait la tête. Il y était presque…

    Il heurta son crâne si fort qu’il faillit s’assommer. Croyant avoir mal calculé, il chercha des doigts l’ouverture dans la glace, ne rencontrant que du dur. Après plusieurs essais aussi vains l’un que l’autre, il dut se rendre à l’évidence : la surface s’était refermée ! L’astre du jour luisait au-dessus de lui, comme à travers des lunettes de soleil, mais d’air, il n’y avait plus. La panique revint, totale cette fois. Ils allaient périr noyés. Déjà, ses poumons brûlaient, réclamant leur part d’oxygène. Affolé, il parvint à glouglouter la formule qui embrasait son doigt. La flamme avait ouvert le trou. Ce qui avait fonctionné d’un côté fonctionnerait forcément de l’autre. Malheureusement, il eut beau battre le pouce, le feu magique refusa de s’allumer.

    La dernière goulée d’air quitta son corps.

    L’eau s’engouffra dans ses bronches.

    Il sombra dans l’inconscience.

    III. L’INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L’EAU

    — Brent ? Brent, tu m’entends ?

    Ses yeux piquaient, comme quand on les ouvre dans l’eau trop chlorée d’une piscine.

    Des formes floues s’agitaient autour de lui.

    — Hatsue ?

    Les contours se précisèrent et les souvenirs affluèrent : la traversée du désert, la glace noire, la créature, le trou, la noyade… Il se redressa d’un bond.

    — Que ?… Nous ?…

    — Calme-toi. Tout va bien.

    Son corps était plus léger, et il avait l’impression de baigner dans un liquide. Mais, si c’était le cas, comment respirait-il ?

    Hatsue devina son interrogation.

    — C’est un masque. Enfin, pas exactement. Une espèce de méduse plutôt. Il nous l’a enfilée sur la tête. Même si on ne la sent pas, elle est bien là. Pince-toi le visage et tire, tu verras que ce n’est pas la peau qui vient, mais une pellicule transparente. Je crois que c’est elle qui nous permet de respirer.

    — Où est ?…

    — Je ne sais pas. Après nous avoir sauvés, il nous a conduits ici, puis il est reparti en me faisant signe d’attendre. Je ne l’ai pas revu depuis.

    Bien que leurs voix leur parvinssent légèrement assourdies à travers l’élément liquide et que leurs paroles eussent un son mouillé, ils n’éprouvaient aucune peine à converser.

    L’alvéole dans laquelle ils se trouvaient était à peine assez grande pour deux. La structure friable, poreuse, ajourée du roc dans lequel elle était creusée laissait supposer une origine corallienne. Des algues poussaient assez dru à l’entrée, formant un rideau ondoyant qui les dissimulait aux regards extérieurs.

    — Il a laissé ça.

    Hatsue désigna une dizaine de grosses pastilles brunes. Brent en examina une de plus près. De forme ovale, légèrement rebondie, elle ressemblait à un os de seiche. La surface lisse et souple cédait un peu sous la pression et on devinait la présence d’un liquide épais à l’intérieur. Brent interrogea Hatsue du regard.

    — De la nourriture ?

    La jeune femme l’ignorait.

    La faim tenaillait trop Brent pour qu’il y réfléchît très longtemps. L’homme-poisson ne leur aurait pas sauvé la vie uniquement pour les empoisonner par la suite. Et puis, la larme d’Obéron dont les principes circulaient dans son corps le protégerait. Elle lui avait rendu le doigt tranché par Jolanthe, elle avait ressoudé ses os brisés quand il avait chuté dans le gouffre d’Anverrandroi, même l’épée de Geoffroy n’avait pu l’occire en lui traversant le corps. Alors, une pastille…

    D’un coup de dent, il sectionna une extrémité de l’œuf végétal et un sirop doux-amer lui emplit la bouche, y laissant un arrière-goût de hareng fumé. Son estomac en réclama aussitôt davantage.

    — Pas fameux, mais tu peux y aller. Je ne crois pas qu’il y ait du danger.

    Hatsue ne se fit pas prier. Une expression de contentement l’illumina quand elle croqua une capsule pour en extraire le contenu. Trois suffirent à les rassasier. En plus d’une grande valeur nutritive, le suc avait visiblement des vertus désaltérantes, car leur soif s’étancha comme par miracle.

    — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

    — Attendons puisqu’il te l’a demandé. On verra bien, proposa Brent.

    Ils s’installèrent aussi confortablement que l’exiguïté des lieux le permettait. Hatsue se lova contre lui et Brent l’enveloppa de son bras, de sorte qu’elle ne tarda pas à s’endormir.

    Brent en profita pour frotter la protubérance qui bombait son front. Rien ne se produisit. Les plans successivement blanc et noir sur lesquels il s’interrogeait depuis plusieurs jours refusaient même d’apparaître devant ses yeux. L’eau dans laquelle ils baignaient faisait-elle obstacle aux visions ou la disparition de ces dernières constituait-elle le résultat de l’apparition d’Abduldarek ? Il palpa de nouveau l’hexagone de corne. Ses arêtes lui parurent moins prononcées, à l’instar du nodule qui en occupait le centre, tel un troisième œil, aveugle mais comme sur le point d’éclore. Aucune vision ne naquit à la suite de cet examen. Le pouvoir de l’os du zordomm s’était évanoui. Temporairement ou de façon permanente ? Seul le temps le dirait.

    Les pensées de Brent dérivèrent. Geoffroy et les autres étaient-ils parvenus à Nayr ou avaient-ils péri en chemin ? Et Judith, que devenait-elle ? Sans doute jouait-elle les châtelaines avec ce faux jeton d’Ylian. Comment réagirait-elle s’il lui apprenait que son preux chevalier l’avait sciemment laissé choir dans le précipice qui longeait Urbimuros ? Le croirait-elle seulement, ou verrait-elle dans cette révélation la pitoyable tentative d’un amoureux éconduit de se venger de celui qui l’avait supplanté ? Brent préféra ne plus y penser. De toute façon, Nayr était loin. Jamais il n’y retournerait.

    Baissant les yeux, il parcourut Hatsue du regard. Leur longue marche dans le désert l’avait amaigrie. Déjà fluette, sa silhouette ressemblait maintenant à celle d’un mannequin anorexique, mais elle se remplumerait. Ses jambes, en revanche, s’étaient musclées et sa modeste poitrine palpitait à un rythme régulier, sous le tissu déchiré par endroits de son obi. Son visage était ce que Brent appréciait le plus : un ovale parfait agrémenté d’yeux en amandes, d’un nez mutin et d’une bouche minuscule en forme de cœur, qu’auréolaient des cheveux noirs jadis coupés court mais qui lui arrivaient à présent aux épaules.

    Hatsue aurait fait une épouse parfaite : délicate, attentionnée, patiente, discrète, aimante, âpre à la tâche et plus délurée que sa timidité apparente ne le laissait supposer. À dire vrai, Brent avait été surpris par sa science des caresses.

    L’inaction finit par alourdir ses paupières et il s’assoupit à son tour.

    Il fut réveillé par Hatsue qui le secouait. Des mains séparaient les algues qui tapissaient l’entrée de leur refuge. Des mains qui n’appartenaient pas à leur sauveur, car elles étaient blanches.

    Les mains disparurent pour être remplacées par une pique qui s’enfonça dans leur tanière. Brent en évita la pointe de justesse. D’instinct, il empoigna la hampe et la tira vivement à lui. Un choc suivit, l’arme lui restant dans les mains. Celui qui la tenait s’était assommé contre la paroi.

    Brent passa prudemment la tête à l’extérieur. Le corps de l’homme-poisson flottait entre deux eaux. Son visage s’était fracassé contre une arête du corail et de petits nuages de sang rosissaient l’eau autour de ses fentes nasales. Brent aperçut au loin les congénères de leur assaillant, fouillant çà et là les cavités du récif. Tous étaient blancs. Nul ne semblait avoir remarqué ce qui venait de se passer, mais cela ne tarderait guère.

    — Filons tant que nous en avons encore la chance, lança-t-il à Hatsue en retournant dans l’alvéole.

    Il rafla les capsules brunes restantes, prit la pique et suivit Hatsue à l’extérieur.

    Ils nagèrent droit devant, dans la lumière blanche, presque aveuglante, qui illuminait le monde aquatique. Comme leurs vêtements ralentissaient leur progression, Hatsue compensa ce handicap en se délestant de son obi, ne conservant que son slip. Brent l’imita bientôt et ils poursuivirent leur route à moitié nus sans que personne s’interposât. Mais où iraient-ils ? Ils avaient troqué un désert pour un océan.

    Piètre nageur, Brent se laissait aisément distancer par la Japonaise, qui se déplaçait avec la grâce d’une ondine. Périodiquement, Hatsue se retournait et barbotait sur place jusqu’à ce que son compagnon la rejoignît.

    Au bout d’un temps, il jugea qu’ils s’étaient suffisamment éloignés. Les hommes-poissons avaient disparu et nul ne les avait pris en chasse. Il signala donc à Hatsue de l’attendre.

    — C’est bon, je crois que le danger est écarté.

    — Tu penses que c’est lui qui les a envoyés ?

    — Pourquoi ? Ça n’aurait aucun sens. Non, ces gars-là cherchaient autre chose. Ils sont tombés sur nous par hasard.

    — Et maintenant ?

    Il réfléchit. Puisque regagner l’air libre s’avérait impossible, peut-être devraient-ils aller voir plus bas, s’enfoncer dans les profondeurs. Les hommes-poissons – noirs ou blancs – venaient bien de quelque part. Partout autour, on ne distinguait pourtant qu’un vide si lumineux que les yeux s’y blessaient à la longue.

    — Descendons.

    Ils se donnèrent un élan et piquèrent du nez. Une centaine de mètres plus bas, ils commencèrent à discerner des masses sombres dans la blancheur environnante. Brent se fit la réflexion que, normalement, plus ils s’enfonçaient, plus l’obscurité aurait dû être grande. Or, tel n’était pas le cas. La clarté demeurait, omniprésente, comme si elle irradiait du fond plutôt que de la surface. Cette bizarrerie n’était pas la seule. En effet, la pression de la colonne d’eau aurait dû les écraser, alors qu’ils restaient aussi légers que s’ils nageaient au ras de l’eau. Quelques dizaines de mètres encore et le plancher de cet étrange océan apparut, quadrillé de couleurs : des algues rouges, vertes, orange et brunes ondulaient, paisiblement agitées dans le faible courant. Pareil agencement n’était pas naturel : il s’agissait de plantations.

    Ils se coulèrent entre les rangs des végétaux marins alignés au cordeau. Les feuilles lamellaires les dépassaient de deux bonnes têtes et certaines s’avéraient aussi larges qu’eux, alors que d’autres avaient la finesse de cheveux. La plupart étaient couvertes de vésicules, de gousses ou de pastilles de grosseur variable, et Brent présuma que ces organes correspondaient aux fruits des plantes sous-marines. Il en rafla un au passage pour le porter à son nez, mais ici, le sens de l’odorat était aussi efficace que ses yeux l’auraient été au fond d’une caverne. Il croqua le fruit du bout des dents. De la gousse suinta une pâte grumeleuse dont le goût lui rappela vaguement celui de l’orange et des noisettes.

    — Pas mauvais. Essaie, dit-il en tendant une gousse à Hatsue.

    Celle-ci ne se fit pas prier.

    L’instant d’après, ils s’empiffraient à s’en rendre malades.

    La fatigue revint dès qu’ils furent repus. Malheureusement, pour vastes qu’ils fussent, les champs d’algues n’offraient aucun refuge sûr. Brent proposa d’en sortir et de trouver un endroit, où ils pourraient se reposer et bivouaquer. Quand la faim les tenaillerait, il leur suffirait de revenir récolter de quoi se nourrir, jusqu’à ce qu’ils trouvent une façon de franchir la croûte de glace et de retourner à l’air libre. Hatsue jugea que l’idée avait du mérite. Ils se mirent donc en quête d’un lieu approprié à leurs desseins.

    Bien qu’aucun autre danger n’eût croisé leur route jusqu’à présent, Brent se sentait vulnérable en caleçon, avec pour seule arme un javelot, et la petite bourse renfermant la larme d’Obéron qui ballottait à sa taille. Les poissons auraient dû pulluler en ces lieux. Pourtant, ils étaient peu nombreux, ce qui pouvait indiquer l’existence de prédateurs. Il devait absolument se procurer un moyen de défense plus efficace qu’une pique.

    Les algues épaisses du champ qu’ils traversaient lui donnèrent l’idée de fabriquer une fronde. Il en arracha une au centre plus large que les extrémités afin d’en éprouver la solidité. Le cuir végétal résistait assez bien à la traction, cependant le liquide environnant s’avéra un obstacle majeur aux armes de jet. En effet, malgré le bracelet magique issu de la panse de Mitrag – le dragon qu’ils avaient occis dans Anverrandroi –, qui lui conférait une dextérité infaillible, les projectiles heurtaient leur cible avec peu de force et sur de très courtes distances. Il en conclut que le combat au corps à corps était la seule manière de se défendre efficacement dans cet univers aquatique.

    Environ une heure leur fut nécessaire pour atteindre l’extrémité de la vaste prairie. Brent retint Hatsue avant qu’elle émergeât dans l’espace découvert et ils examinèrent prudemment les alentours. Non loin se dressait une colline corallienne semblable à celle dans laquelle l’homme-poisson noir les avait abandonnés. Ils y dénicheraient sûrement un refuge.

    Les lieux paraissant déserts, ils filèrent vers la masse sombre. L’eau était si limpide et rayonnait tant que, sans la sensation du liquide glissant sur leur épiderme, ils auraient juré flotter dans l’air.

    Ils parvinrent rapidement au massif déchiqueté. Peu après, ils découvraient une cavité assez spacieuse pour les accueillir tous les deux. Un rien de pénombre fut le bienvenu après l’agressante clarté. Les fruits qu’ils avaient mangés en chemin s’étaient révélés particulièrement revigorants, car ils ne ressentaient plus ni l’un ni l’autre la fatigue qui les avait accablés plus tôt, en dépit de la formidable distance parcourue.

    Un appétit d’une autre nature s’était éveillé chez Brent. Voir Hatsue évoluer dans le plus simple appareil, ses petits seins, bien galbés et haut perchés, se mouvant dans le liquide comme s’ils avaient une vie propre, avait fait grandir en lui un désir qui ne passa pas inaperçu aux yeux de la Japonaise, laquelle entreprit illico de le satisfaire. S’accoupler au fond de l’eau ne manquait pas d’agrément, néanmoins la manœuvre s’avérait délicate et les sensations étaient moins prononcées que dans leur habitat naturel. Malgré une résistance supérieure à vaincre, la gravité réduite autorisait d’audacieuses acrobaties. L’acte parvenu à sa conclusion, ils se laissèrent déposer sur le fond sablonneux et s’endormirent enlacés.

    Plusieurs jours s’écoulèrent à l’identique. Le matin, ils quittaient leur refuge pour aller aux champs renouveler leurs provisions. Hormis pour les plantes, cette partie d’océan s’avéra pratiquement dépourvue de vie. Poissons et mollusques y étaient rares, et jamais ils ne virent d’autres créatures anthropomorphes. Après

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