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Les sept larmes d'Obéron 2 : Urbimuros
Les sept larmes d'Obéron 2 : Urbimuros
Les sept larmes d'Obéron 2 : Urbimuros
Livre électronique446 pages6 heures

Les sept larmes d'Obéron 2 : Urbimuros

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À propos de ce livre électronique

Plusieurs semaines se sont écoulées depuis le retour de Brent sur Terre et il n'a qu'une idée en tête : repartir sur Nayr pour retrouver Judith et tenter de la reconquérir. Le machiavélique monseigneur Da Hora souhaite lui aussi retourner sur Nayr, mais dans le but d'évangéliser le monde féérique et, par cet exploit, d'accéder au trône pontifical. Pour l'aider dans son entreprise, il s'adjoint un allié de taille : Lucifer en personne, Roi des Enfers.Sur Nayr, la tension monte entre la Magicature et le prince-dragon de Bairdenne, assoiffé de pouvoir. Pendant ce temps, Judith et Ylian Vorodine, prince-dragon de Syatogor, s'efforcent de percer le secret d'Urbimuros, une mystérieuse cité surgie des Ténébres. Dans cette ville emmurée et coupée du monde extérieur vivent prisonniers des êtres gris d'une effarante maigreur, capables de traverser les murs, mais dépossédés de la moindre émotion.Les larmes d'Obéron, par leurs étranges pouvoirs, semblent toujours se jouer du hasard. Et si nul n'avait le contrôle de sa destinée? Si tout était déjà écrit?
LangueFrançais
Date de sortie27 mars 2012
ISBN9782894855355
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    Aperçu du livre

    Les sept larmes d'Obéron 2 - Davidts Jean-Pierre

    PREMIÈRE PARTIE

    DE L’INCAPACITÉ

    POUR UN ESPRIT TOURMENTÉ

    À LAISSER

    LE CORPS EN PAIX

    I. OÙ LA PRÉCIPITATION NE L’EMPORTE PAS NÉCESSAIREMENT SUR LA VIGILANCE

    — Gagné ! lança triomphalement Pascal. On en joue

    une autre ?

    La manette de Brent traversa la pièce pour se fracasser contre le mur. Inutile de reposer la question, la réponse était éloquente. Pascal soupira et s’enfonça un peu plus dans le divan, les pieds sur la table basse, entre bouteilles de bière et sacs de chips.

    — Je suppose que ça veut dire non.

    — Merde ! Je n’en peux plus, bordel !

    Cela faisait plus d’un mois que Brent était revenu de son équipée sur Nayr ; un mois qu’il tournait en rond ; un mois qu’il n’arrêtait pas de penser à Judith ; un mois qu’il enrageait qu’elle fût restée là ; un mois qu’il ne songeait qu’à une chose : retourner la chercher.

    Quand il s’était retrouvé dans les caves de l’abbaye de Rochebrune avec un monseigneur Da Hora hurlant de douleur tel un goret qu’on égorge, des moines avaient fait

    irruption dans la pièce au disque noir et les avaient entraînés dans des directions opposées. Brent n’avait jamais revu le cardinal. Les moines l’avaient expulsé de l’abbaye, engouffré dans une voiture et ramené à Montréal en lui recommandant d’oublier ce qu’il venait de vivre. Les moines n’avaient pas vraiment l’air de moines ; on aurait plutôt dit des bouchers ou des catcheurs. Brent n’avait même pas eu la possibilité

    de protester.

    La première semaine suivant son retour s’était relativement bien passée. Brent avait fait tout ce qu’il s’était promis de faire quand il s’était retrouvé coincé dans cet univers moyenâgeux, sans eau courante ni électricité, peuplé de nains sanguinaires, d’araignées géantes, d’ogres et de mages philosophes : prendre une douche, s’offrir une coupe de cheveux chez le coiffeur, se payer une bouffe au resto, voir un film au cinéma, boire un verre avec les copains…

    Une semaine durant, il s’était promené avec des œillères, niant l’évidence : sans Judith, la vie était insipide. Elle ne valait pas la peine d’être vécue.

    Et penser que Judith avait choisi de rester là-bas, dans les bras de cette imitation de chevalier qu’était Ylian Vorodine lui était tout bonnement insupportable.

    Pascal avait essayé de lui changer les idées : tournois de jeux vidéo, virées en boîte jusqu’aux petites heures du matin, marathons de navets de série B à la télé… Il avait été jusqu’à éplucher son précieux calepin noir dans l’espoir qu’une des filles qui s’y nichaient réussirait à le séduire et à lui faire oublier Judith. En pure perte.

    La deuxième semaine, Brent avait appelé plusieurs fois l’abbaye, uniquement pour tomber sur un enregistrement annonçant que la ligne avait été débranchée. La troisième, il y était retourné dans l’espoir de parler à quelqu’un – n’importe qui – qui fût susceptible de le renseigner sur le sort de Judith. On l’avait éconduit.

    La semaine d’après, il récidivait. Cette fois, on lui avait servi un avertissement en prime : s’il revenait dans les parages, une plainte serait déposée à la police.

    Depuis, il rongeait son frein dans l’appartement. Ses cheveux avaient rallongé ; la vaisselle s’empilait dans l’évier ;

    les vêtements jonchaient le plancher ; il avait les yeux cernés et les joues hâves. Bref, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

    — Ça ne peut plus durer, bordel ! répéta-t-il en regardant sa main droite.

    L’index manquait et pourtant, bizarrement, il était toujours là. Comme si le fait d’avoir été tranché sur Nayr mais pas sur Terre ne l’en privait pas totalement et qu’il en conservait un ectoplasme dans la main.

    Ce n’était pas qu’une impression. Bien que la chair demeurât impalpable, la matière adhérait à son doigt ; l’index fantôme traçait des sillons dans l’eau, ramassait la farine, faisait des trous dans la neige.

    — Regarde, avait-il dit à Pascal après avoir noté le phénomène. Maintenant tu le vois, maintenant tu ne le vois plus !

    Plongé dans du ketchup, le doigt absent avait ressurgi, écarlate. Puis Brent avait léché la sauce et il avait disparu de nouveau.

    Ce « tour de passe-passe » avait vivement impressionné Pascal qui, sans pareille démonstration, n’aurait peut-être pas cru aussi facilement l’histoire abracadabrante que lui avait narrée son ami. Car Brent n’avait aucune preuve pour étayer ses dires. Pour une obscure raison, les charmes que lui avait enseignés maître Cornufle – le sort de déplacement instantané, celui qui transformait son pouce en torche et quelques babioles comme rendre intelligibles les textes écrits dans une langue étrangère – n’opéraient pas sur Terre.

    — Il faut que tu m’aides, Pascal, trancha-t-il. Il faut que tu m’aides à aller la rechercher.

    — D’accord, mais comment ?

    — Je ne sais pas. Peut-être avec l’arbre. Peut-être qu’une autre pierre est cachée dedans. La seule façon de savoir, c’est d’aller voir.

    C’est ainsi que par un matin glacial de la mi-février, ils montèrent dans la Westfalia pourrie de Pascal, direction Rochebrune.

    Les météorologistes jouaient les prophètes de malheur : on annonçait au moins vingt-cinq centimètres de neige, des vents avec rafales pouvant atteindre une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l’heure et de la poudrerie à la clé. Le jeu était risqué, mais la crasse ne devait commencer qu’en début d’après-midi.

    Ils partirent au point du jour.

    Le thermomètre avait chuté à quinze degrés sous zéro durant la nuit, si bien que l’antique « voiture du peuple » montra quelque réticence à démarrer. On se les gelait à l’intérieur, et le système de chauffage dégivrait le pare-brise avec une efficacité qu’on aurait pu qualifier d’asthmatique.

    — Je persiste à croire qu’on devrait attendre. On va droit au-devant des emmerdes, là.

    — Tu as des pneus à neige ?

    — Oui.

    — Alors, fonce.

    Pascal grommela. Brent était une vraie tête de mule. Quand il se mettait une idée en tête, plus moyen de la lui faire oublier.

    La fourgonnette décolla de la chaussée rendue grise par le froid. Les roues tournaient carré et, sous l’effet du frottement, l’humidité dont l’air était imprégné se transformait en glace noire. Il fallait vraiment faire gaffe. Ils quittèrent la ville à une allure d’escargot et prirent le chemin de l’abbaye.

    Quand ils arrivèrent à la campagne, la neige les avait précédés. Les flocons tombaient si dru qu’on ne voyait rien à cent pas. Par deux fois, Pascal faillit déraper et se retrouver sur le bas-côté. Embrasser un banc de neige en plein blizzard n’était pas sa conception d’une partie de plaisir.

    — Tu as vu dans quoi on roule ? Il faudrait un radar pour s’y retrouver.

    — Tant mieux. Si on ne voit rien, eux non plus. Ils ne sauront pas qu’on arrive.

    Pascal se renfrogna. Brent avait beau être son meilleur ami, parfois, il lui tapait royalement sur les nerfs.

    Ils repérèrent de justesse la route secondaire qui conduisait à l’abbaye. Avec la tourmente, le panneau la signalant n’était plus qu’un bout de tôle grêlé de blanc. Pascal bifurqua et ralentit encore l’allure.

    — Coupe les phares.

    — On va se retrouver dans le fossé !

    — Coupe, je te dis.

    Pascal obtempéra en maugréant. C’était si opaque devant qu’ils faillirent rater le chemin transversal.

    — Bon, maintenant, que tu le veuilles ou non, je rallume. Pas question de planter la West dans un arbre.

    — Ça va. Ici, la forêt nous cache.

    — Tu deviens complètement parano. C’est un monastère, pas une base militaire.

    Le cône laiteux des phares découpait un pan de tempête devant eux. Les essuie-glace ne suffisaient plus : enveloppés d’une gangue de neige glacée, ils laissaient de larges bandes blanches que l’air chaud transformait en boue grise sur la vitre. Soudain, une roue se souleva, il y eut une embardée et la West cala.

    — Merde !

    — Pas grave. C’est tout près. On fera le reste à pied.

    — Tu es fou. On va finir en bonshommes de neige.

    Mais Brent ne l’entendit pas. Il avait déjà sauté dehors avec son barda et s’enfonçait dans la poudreuse. Pascal se hâta de descendre.

    Le vent leur sifflait aux oreilles. Cependant, dès qu’ils eurent quitté le chemin et se retrouvèrent sous les arbres, il diminua d’intensité et s’orienter devint plus aisé. Pascal suivait son ami sans cesser de rouspéter. La neige pénétrait dans ses bottes, il devait essuyer ses lunettes toutes les cinq minutes et le froid engourdissait ses doigts. Il n’aurait jamais dû accompagner cet idiot. Leur équipée risquait de tourner à la catastrophe. Il imaginait déjà les manchettes dans les journaux : « Deux étourdis retrouvés morts gelés dans le bois de Rochebrune ». Il continua quand même, moins par esprit de camaraderie que par crainte de se retrouver avec un cadavre sur la conscience, posant les pieds dans les traces que Brent creusait dans la neige.

    Ils eurent la confirmation qu’ils étaient sur la bonne voie quand ils butèrent contre un mur. Brent entreprit de le longer vers la gauche. Ils marchèrent ainsi pendant encore vingt bonnes minutes, repoussant les branches lestées de poudre blanche et passant tant bien que mal à travers les fourrés, qui poussaient dru près de l’enceinte. Puis Brent s’arrêta.

    — Quelque chose cloche. Ça ne peut pas être si loin.

    Il rebroussa chemin sans demander l’avis de Pascal, prêtant une attention accrue au mur.

    Ils découvrirent bientôt la clé de l’énigme.

    On avait réparé la paroi. Des briques neuves avaient remplacé celles que l’arbre foudroyé avait descellées, créant la brèche par laquelle Judith et lui s’étaient glissés à l’intérieur du domaine interdit, la fois précédente. Des monticules sur le sol se révélèrent en réalité des rondins couverts de neige, vestiges de l’érable séculaire qu’il avait fallu débiter pour faciliter les travaux de réfection.

    — Et merde ! jura Brent.

    — Je savais qu’on faisait ça pour des prunes. Allez, viens. On rentre et on se paie un grog chaud devant un porno.

    — Pas question. Je grimpe.

    — Mais réfléchis, bon sang ! C’est trop haut. Tu n’y arriveras jamais. On reviendra une autre fois avec de l’équipement.

    Évidemment, Brent ne voulut rien entendre.

    — Colle-toi au mur, tu me feras la courte échelle.

    Pascal se résigna en le traitant de roi des enquiquineurs.

    À la troisième tentative, il réussit à soulever Brent suffisamment pour que son ami pose le pied sur son épaule. Bien que la botte lui écrasât la clavicule, Pascal serra les dents et se redressa péniblement jusqu’à ce que Brent agrippe le faîte. Une poussée supplémentaire l’aida à se hisser au sommet du mur sans que les barbelés ne déchiquettent ses vêtements.

    — Bonne chance, vieux ! cria Pascal assez fort pour que le vent n’emporte pas ses paroles.

    Brent le salua de la main et bascula de l’autre côté.

    Ni l’un ni l’autre n’aperçurent la caméra qui pivotait sur son socle, à quelques mètres de là.

    II. À QUELQU’UN D’AUTRE MALHEUR EST BON

    Le frère Gédéon peinait à rester éveillé devant la dizaine d’écrans qui, pour la plupart, ne montraient qu’un bout de mur, des arbres et beaucoup de neige.

    Il n’avait accepté de remplacer le frère Alfred à son quart de vigile que parce que ce dernier lui offrait sa part de dessert en échange. À présent, le Seigneur punissait le frère Gédéon de sa gourmandise en le contraignant à lutter contre le sommeil. Le moine leva les yeux vers l’horloge murale pour savoir combien de temps encore durerait le calvaire. C’est alors qu’un mouvement attira son attention. Il scruta les écrans un à un pour s’assurer qu’il n’avait pas la berlue. Sur le troisième de la rangée du haut, il vit une masse tomber du mur, du côté du domaine. Sa fatigue disparue comme par enchantement, il actionna le petit manche à balai qui modifiait l’angle de vue. L’image était de piètre qualité, mais il n’y avait pas à s’y méprendre : quelqu’un venait de franchir l’enceinte pour pénétrer dans le périmètre interdit.

    L’adrénaline irrigua les veines du frère Gédéon. Une décharge d’énergie comme il n’en avait pas connu depuis belle lurette le secoua. La consigne était claire : en pareilles circonstances, il devait tout abandonner et prévenir sur-le-champ le père abbé.

    S’il était retombé du même côté du mur, Brent n’aurait pas vu la différence. Des arbres et de la neige, voilà ce qu’il avait devant lui. Impossible de se diriger là-dedans. Par bonheur, il avait eu la présence d’esprit d’apporter une boussole. Il la consulta et prit la direction nord-ouest. Il espérait que le lac fût gelé, et la glace, assez épaisse pour que l’îlot fût accessible à pied. Une fois rendu, il aviserait.

    Le chêne existait sur la Terre et sur Nayr. Il devait donc s’agir d’une porte, une sorte de conduit permettant de passer d’un monde à l’autre. Restait à savoir comment. Pour la énième fois, il repassa dans sa tête les événements qui avaient précédé son arrivée sur Nayr : il avait glissé la main dans la boursouflure du tronc et sorti cette fichue pierre – la larme d’Obéron – de son écrin ligneux ; il s’était coupé, la pierre lui avait échappé des mains et il avait suffi qu’il se baisse pour se retrouver en plein Moyen-Âge, dans un univers inconnu. Brent caressait l’espoir qu’une autre « larme » se cachait dans l’arbre. En la trouvant et en reproduisant le plus exactement possible ses gestes, elle le transporterait sur Nayr. C’était le seul moyen. Le seul à part celui employé par monseigneur Da Hora, évidemment. Mais, d’une part, il ne croyait pas que le prêtre serait disposé à l’aider et, d’autre part, il ne tenait pas à revivre l’expérience. Voir une fois dans sa vie le démon de braises qui leur avait servi de moyen de locomotion lui suffisait. En outre, il avait déjà perdu un doigt ; pas question que le reste de la main y passe. En songeant à celles, réduites en cendres, de Judith et de monseigneur Da Hora, Brent ne put réprimer un frisson et poursuivit courageusement.

    Tandis qu’il se frayait un chemin entre arbres et fourrés,

    ses pensées dérivèrent une fois de plus vers Nayr. Il se demanda ce que devenaient maître Cornufle et Gromph. Le troll miniature lui manquait plus qu’il ne l’aurait cru. Il regrettait ses manières bourrues et son humour fruste ; leurs joutes matinales, quand le troll lui enseignait le maniement des armes ; leurs escapades au marché de Tombelor, et sa compagnie en général. Maître Cornufle, quant à lui, était sûrement retourné à ses grimoires et à ses chères études. Les Ténèbres avaient-elles été vaincues, comme le mage était persuadé qu’elles le seraient quand la larme d’Obéron s’était amalgamée au miroir, ou la tentative s’était-elle révélée vaine ? Et Jolanthe ? La mâchoire de Brent se durcit quand il songea à la jeune femme. Il aurait dû se méfier d’elle davantage. Si elle n’avait pas dévoilé leurs ébats, Judith serait encore dans ses bras aujourd’hui, pas dans ceux d’Ylian Vorodine, soi-disant prince-dragon de Syatogor. Si jamais Jolanthe lui tombait entre les mains, il se promettait bien de le lui

    faire payer.

    Il y eut une trouée dans la forêt et le lac apparut. Le vent avait érigé des barkhanes de neige sur l’étendue grise et plate. Brent pressa le pas autant que le lui permettait la farine blanche dans laquelle ses jambes s’enfonçaient jusqu’au mollet. Arrivé à la berge, il scruta la toile monochrome à la recherche de l’îlot, point de départ de son aventure. Il finit par distinguer l’éminence qui dépassait légèrement la surface. Pas facile, dans tout ce blanc. Puis la révélation le frappa comme un crochet à l’estomac. S’il avait éprouvé tant de mal à le trouver, ce n’était pas tant à cause de la tempête, mais parce que l’îlot avait perdu l’élément qui les avait tant fascinés, Judith et lui, quand ils l’avaient découvert : le chêne monumental qui le couronnait. L’arbre avait été abattu !

    Le père Herménégilde ne volait pas, mais presque. Ses grandes jambes faisaient fi des rhumatismes qui les grippaient habituellement lorsqu’elles véhiculaient son corps sec et courbaturé dans les lugubres et humides corridors de l’abbaye.

    Monseigneur Da Hora n’était ni dans sa chambre, ni dans son bureau. Où ce diable d’homme s’était-il caché ? Depuis qu’il était revenu de Rome, où sa main avait été soignée, l’émissaire du pape n’était plus le même. Au lieu de la froide détermination qu’on lisait naguère dans ses yeux, le père Herménégilde avait cru discerner quelque chose qui lui plaisait beaucoup moins : la soif de vengeance.

    L’idée que le cardinal se trouvait dans la salle au miroir traversa soudain son esprit. Monseigneur Da Hora y allait fréquemment. Il y passait parfois des heures, regard plongé dans le fragment de pierre qui avait pris la transparence du verre et dans lequel évoluaient à l’occasion des silhouettes, le plus souvent celles de soldats armés de piques, de hallebardes ou de pertuisanes. L’abbé était persuadé que le prélat ambitionnait de repasser la porte donnant accès au monde magique et impie qu’il appelait Nayr. Sans l’interdiction expresse de ses supérieurs, peut-être l’aurait-il déjà fait.

    La pièce où était cachée la dalle d’obsidienne se situait dans les entrailles de l’abbaye, sous les fondations. Le père Herménégilde emprunta deux ou trois couloirs peu fréquentés par les membres de sa minuscule congrégation, puis un escalier menant au sous-sol. Il passa le cellier, le magasin et l’ancienne cave à charbon que monseigneur Da Hora avait convertie en cave à vins – depuis que le prélat avait élu domicile à Rochebrune, l’ordinaire des moines s’était considérablement amélioré – et descendit un deuxième escalier d’une quinzaine de marches aboutissant à une porte ouverte. L’abbé trouva effectivement le cardinal dans l’austère pièce, debout devant le miroir d’Obéron, pour l’instant vide de toute présence.

    — Monseigneur…, avança-t-il dans un essoufflement.

    — Qu’y a-t-il ? répondit celui-ci sans se retourner.

    — Le frère Gédéon me prévient à l’instant. Quelqu’un a franchi le mur. L’intrus a pris la direction du lac.

    Monseigneur Da Hora se retourna. Le père Herménégilde vit qu’il avait encore perdu du poids. Ce qui ne voulait pas dire qu’il était maigre. Le cardinal passait une bonne partie de ses journées à s’exercer dans la partie du réfectoire qu’il avait transformée en salle de musculation.

    Un rictus mauvais fleurit sur les lèvres du prélat.

    — Allez le chercher et ramenez-le-moi.

    Les salauds avaient coupé l’arbre ! Brent n’en revenait pas.

    Traverser le bras du lac séparant la terre ferme de l’îlot lui demanda plus d’une demi-heure. Brent glissait à chaque pas, et le vent, que plus rien n’arrêtait, le freinait constamment.

    Quand il parvint enfin à destination, force lui fut de constater l’irréparable. Au lieu du chêne gigantesque qui dominait le lac quelques mois plus tôt encore, tel un monarque sur son trône minéral, ne subsistait qu’une énorme souche. Monseigneur Da Hora n’y allait pas avec le dos de la cuillère.

    — Saleté de curé !

    Avec la disparition du chêne, ses maigres espoirs de retourner sur Nayr pour revoir Judith s’envolaient en fumée.

    Brent donna du pied dans la neige qui s’était accumulée entre les puissantes racines pour dégager le sol, refusant de croire que tout était perdu. Ensuite, il gratta la terre et l’humus pétrifiés par le gel. L’écorce de la souche cachait peut-être quelque chose.

    Il n’avait toujours rien trouvé et ses doigts étaient en sang quand il entendit le ronflement. Des moteurs ! Des motoneiges ! Au son, les véhicules approchaient rapidement. Il pesta. Sur le lac, il était aussi discret qu’un furoncle au milieu de la figure. Il fallait regagner la forêt. Sous le couvert des arbres, au moins aurait-il une chance de semer ses poursuivants.

    Il repartit dare-dare vers la berge, jurant chaque fois que ses bottes ripaient sur la glace raboteuse rendue aussi glissante qu’une flaque d’huile sur du verre à cause de la neige. Il avait franchi la moitié de la distance quand trois véhicules surgirent du bois à toute allure. Obliquant dans l’autre direction, il se dit qu’il avait une chance infime d’atteindre la rive avant que les bolides ne le rejoignent. Un craquement sinistre coupa court à ses espoirs. Le sol se déroba sous lui et il eut l’impression que l’air se transformait en glace liquide. Le souffle lui manqua et tout devint noir.

    Ainsi qu’il le faisait peut-être mille fois par jour, monseigneur Da Hora tripota sa main droite. À la place de celle que Zéphiroth avait carbonisée en paiement de leur retour sur Terre se trouvait une véritable merveille de la technologie moderne.

    Après l’avoir amputé de son appendice, les microchirurgiens embauchés à prix d’or par le Vatican avaient méticuleusement rattaché chaque nerf, chaque tendon, chaque fibre musculaire à une prothèse à la fine pointe de la science.

    L’opération avait coûté une fortune, mais les Phalanges de Jéricho, groupe occulte placé sous l’autorité directe du Saint-Père, disposaient d’un budget quasi illimité, tant l’Église craignait de voir la magie réapparaître sur Terre et saper son hégémonie faiblissante sur l’humanité. L’orgueil avait incité monseigneur Da Hora à ne révéler que par bribes les événements qui avaient conduit à la destruction de sa main. Après un interrogatoire en règle, ses supérieurs cacochymes des Phalanges l’avaient finalement confirmé dans ses fonctions, non sans lui ordonner de s’abstenir de trafiquer avec les forces du Mal à l’avenir, trop heureux qu’un homme de sa trempe les débarrasse d’une charge somme toute trop lourde pour leurs frêles épaules. Le principal était qu’il n’avait perdu aucune des pierres qui se trouvaient sous sa garde.

    Monseigneur Da Hora actionna les doigts. Les capteurs et les connexions étaient si sensibles qu’il sentait le grain du bois dont était fabriqué le bureau. Sa nouvelle main présentait d’indéniables avantages sur l’ancienne. Faite de composites et de nanotubes de carbone, elle n’avait plus la faiblesse des tissus organiques. S’il l’avait voulu, il aurait pu broyer une brique sans effort dans sa paume.

    Des larmes de pierre pleurées par Obéron quand les inquisiteurs de Rome l’avaient supplicié, six attendaient toujours d’être rendues au miroir. Trois dormaient dans le coffret que monseigneur Da Hora gardait sous clé dans le tiroir de son bureau ; la quatrième pendait au cou du Saint-Père, grand maître et argentier des Phalanges de Jéricho ; une avait été égarée il y avait si longtemps qu’on en avait perdu la trace ; et la dernière avait été volée. Chacune était faite d’un métal différent. L’Église avait tenté, mais en vain, de les détruire. De nature magique, les pierres échappaient à toute agression physique.

    Depuis son retour à Rochebrune, monseigneur Da Hora se rendait périodiquement dans la sombre pièce où les fragments du miroir d’Obéron avaient été scellés après avoir traversé l’Atlantique, des siècles avant que Christophe Colomb ou Jacques Cartier ne foulent le sol de ce qu’on appela par la suite le Nouveau-Monde. Il passait des heures à observer ce qui se déroulait dans le fragment redevenu miroir lorsque la pierre découverte par Brent s’y était amalgamée, à Castelmuir : des hommes armés montaient la garde. Jamais il n’y avait revu Judith Caron, la jeune femme qui – comme lui – avait eu la main réduite en cendres, pas plus que son amant, le prince-dragon de Syatogor, Ylian Vorodine. Maître Cornufle, le mage de Tombelor qui l’avait contraint à restituer la larme et à quitter Nayr, n’avait pas davantage reparu, ni Geoffroy Montorgueil, seigneur de Valrouge, et sa sulfureuse maîtresse, Jolanthe Malinor.

    Puisque six fragments du miroir gardaient leur opacité d’obsidienne, la magie demeurait contenue. Elle ne circulait toujours pas entre Nayr et la Terre. Ou très peu, car d’étranges incidents avaient été rapportés ici et là : des fées avaient été aperçues dans le Wiltshire, en Angleterre ; un quotidien de Tokyo avait mentionné la présence d’un dragon d’eau près du lac Hagama ; en Australie, le bruit courait que les Djanggawul étaient revenus du ciel délivrer les aborigènes du joug de l’homme blanc… À l’abbaye même, on chuchotait qu’un animal bizarre rôdait dans les bois, une sorte de cheval à la tête surmontée d’une très longue corne.

    Monseigneur Da Hora réfléchissait à la conduite qu’il devait adopter. On l’avait choisi pour son esprit d’initiative, parce qu’il était un homme d’action et savait quand transgresser les règles pour le bien de l’Église, si la situation le dictait. L’ambition avait toujours été son point faible. Surpasser les autres, être le premier dans tout, franchir la ligne d’arrivée devant le peloton… quitte, parfois, à tricher. Il n’avait jamais supporté de se retrouver à l’arrière, pas plus à l’école ou au séminaire que dans les rangs du clergé, et il n’hésitait pas à écraser ceux qui avaient le malheur de se mettre en travers de son chemin.

    Depuis son retour, une idée folle lui trottait en tête : christianiser Nayr.

    La tâche ne serait pas facile, mais il était persuadé que la chose était réalisable. Qui sait ? Tombelor était peut-être la nouvelle Jérusalem dont parlaient les saintes Écritures. Avec un tel exploit, la papauté lui serait acquise. En pareil cas, il savait déjà quel nom il adopterait : Pierre. Pierre II. Le dernier nom sur la liste de saint Malachie. Avec lui à la tête du Saint-Siège, le nouveau millénaire pourrait enfin débuter.

    III. DE L’UTILITÉ DE REGARDER OÙ L’ON MET LES PIEDS

    Brent ouvrit les yeux. Son corps lui brûlait atrocement. Simultanément, il avait l’impression de se trouver dans un congélateur. Les couvertures empilées sur son lit ne lui étaient d’aucun secours. C’était comme si le froid s’était réfugié à l’intérieur – dans ses os et ses organes – et refusait d’en sortir.

    — Hypothermie. Rassurez-vous, rien qu’un bol de bouillon ne peut réparer.

    Il sursauta et tourna la tête. Frère « Tuck » était assis à côté de lui : petit, rond, chauve et le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

    — On vous a repêché juste à temps, poursuivit le clone du joyeux compagnon de Robin des Bois, mais le temps de vous ramener à l’abbaye, vous étiez transformé en glaçon.

    Je suis le frère Mellitus. On m’a chargé de veiller sur vous.

    — Me veiller ou me surveiller ?

    Le sourire du frère Mellitus s’incurva.

    — Vous n’avez rien à craindre de moi, au contraire. Vous pouvez me faire confiance.

    Puis il chuchota :

    — Votre petite amie m’aimait bien.

    — Judith ? Vous connaissez Judith ?

    Le frère Mellitus entreprit de lui raconter comment il l’avait accueillie à son arrivée à l’abbaye, quand elle cherchait de l’aide, après la mystérieuse disparition de Brent sur l’îlot.

    Il enchaîna sur la manière dont ils avaient sympathisé.

    — Elle me rappelait une jeune fille que j’ai connue il y a longtemps, lui confia le moine sur un ton plutôt méditatif. Comment va-t-elle ?

    — Vous ne savez pas ? Elle est restée là-bas.

    Le moine dut comprendre, car il se confondit aussitôt en excuses.

    — Oh ! pardonnez-moi. Je l’ignorais. On ne me tient au courant de rien ici. Encore moins depuis que monseigneur nous « honore » de sa présence.

    Le ton sarcastique employé par le frère Mellitus pour parler de monseigneur Da Hora en disait long sur ce qu’il pensait de lui. Manifestement, il ne l’aimait pas. Brent devina qu’il pouvait s’en faire un allié.

    — Comment a-t-on su que j’avais pénétré dans le parc ?

    — Monseigneur a fait installer des caméras le long du mur à son retour. Résultat : au lieu de chanter vêpres ou complies, l’un de nous est toujours coincé devant ces fichus écrans de télévision.

    — Est-il ici présentement ?

    — C’est lui qui a ordonné qu’on vous ramène. Il s’entretiendra avec vous dès que vous irez mieux. Alors, ce bouillon ?

    —Ainsi, nous voici de nouveau face à face, monsieur Stillman. Ou préférez-vous que je vous appelle Quatre-Doigts, comme là-bas ?

    — Brent suffira. Que voulez-vous ?

    Un frisson lui secoua l’échine. Pourtant, on suffoquait dans la pièce où ronflait un feu ardent. Depuis que l’eau glacée du lac l’avait avalé, Brent aurait parié qu’il ne connaîtrait plus jamais la chaleur de sa vie.

    — Ce n’est pas à vous, mais à moi de poser la question. Qu’espériez-vous en venant ici ?

    Brent prit le parti de l’honnêteté.

    — Trouver un moyen de repartir. Je veux revoir Judith.

    — L’arbre. Vous pensiez réutiliser l’arbre.

    — Oui.

    — Ainsi que vous avez pu le constater, je l’ai fait abattre. Si cela peut vous consoler, nous l’avons décortiqué jusqu’aux fibres sans rien trouver. Il n’y avait pas d’autre pierre. Seul le hasard vous a permis de découvrir la première.

    — Je connais quelqu’un qui affirme que le hasard n’existe pas.

    — Maître Cornufle. Intéressant vieillard. Il m’a beaucoup appris. Cependant, je ne crois pas qu’il se fasse une idée exacte de la situation. Einstein disait : « Le hasard, c’est Dieu qui marche incognito. » Vous et moi savons que si vous avez trouvé la pierre, c’est que le Créateur l’a voulu ainsi. C’est Lui qui tire les ficelles.

    — Et vous ? Qui tire vos ficelles ?

    — Moi ? Personne. Je n’ai de véritable maître que le Très-Haut. Mes supérieurs ne sont que des intermédiaires.

    Ce qui m’amène à mon propos. Vous aimeriez retourner sur Nayr, soit. Je vous en donne la chance. Moi aussi, je veux y retourner. Pas pour les mêmes raisons, cela va de soi, mais je ne vous ennuierai pas avec cela, monsieur Stillman. Je vous propose donc que nous repartions ensemble. Vous connaissez la procédure, vous êtes un habitué. Je vous consens même une réduction sur le prix du billet. Il vous manque un doigt, je demanderai à Zéphiroth qu’il se contente des quatre restant.

    Brent tournait en rond dans sa cellule. Ce salaud de Da Hora ! L’Église avait enfanté bien des monstres, et celui-ci n’avait rien à envier à ceux qui l’avaient précédé. Pour la millième fois, il essaya sans y parvenir de forcer le grillage qui condamnait la fenêtre. La seule façon de sortir consistait à emprunter la porte, une porte massive, fermée à double tour, qu’on se serait plutôt attendu à trouver dans un cachot ou une geôle.

    À la seule idée de revoir Zéphiroth, le démon que monseigneur Da Hora employait pour passer d’un monde à l’autre, il avait des nausées. Il revoyait la peau du prélat grésiller quand la main de braise du colosse avait empoigné la sienne et l’avait incinérée en guise de règlement pour leur passage ; il entendait encore les hurlements du prêtre, sentait l’odeur de la chair qui racornissait sous la chaleur… Et dire que la main de Judith avait subi le même sort ! Le surnom « Main-de-Suie » que lui avait valu l’appendice carbonisé évoquait parfaitement ce qui en restait à la fin de l’expérience : un morceau de charbon qui gardait un semblant de forme humaine. Brent ne tenait pas à ce que la sienne se retrouve dans le même état. Il devait absolument déguerpir avant que cet illuminé de Da Hora ne mît son projet à exécution, c’est-à-dire avant le lendemain matin.

    L’occasion qu’il n’espérait plus se présenta au souper.

    Deux moines, qui auraient davantage eu leur place dans un ring, accompagnaient le frère Mellitus quand il lui apporta son repas. Les armoires à glace demeurèrent dans le couloir, ce qui lui permit d’échanger quelques mots à voix basse avec le sosie du frère Tuck.

    — Mon frère, il faut que je vous parle.

    — Plus tard. Je reviendrai quand tout le monde dormira.

    Brent n’avait pas faim. Il trompa son attente en

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