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A jeudi mes amours
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Livre électronique311 pages4 heures

A jeudi mes amours

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À propos de ce livre électronique

Véra, jeune vétérinaire, mène une existence paisible jusqu’au jour où son mari et son fils de quatre ans disparaissent dans un tragique accident de la route. Terrassée par la douleur, elle devra pourtant affronter d’autres épreuves. De Saintes à La Rochelle, en passant par Marrakech, de mensonges en trahison, parviendra-t-elle à se reconstruire ?
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2014
ISBN9782312028576
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    Aperçu du livre

    A jeudi mes amours - Véronique Massa

    cover.jpg

    À jeudi mes amours

    Véronique Massa

    À jeudi mes amours

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02857-6

    1

    Véra se sentait lourde, engourdie. Elle avait du mal à respirer. Une masse diffuse comprimait sa poitrine tandis qu’une autre, plus sournoise, envahissait les moindres recoins de son cerveau.

    « Où suis-je ? »

    Son regard glissa sur les murs muets de cette pièce impersonnelle. Le flot de questions qui l’assaillit fut interrompu par l’entrée d’une femme en blouse blanche.

    « Une infirmière. Je suis dans un hôpital ! »

    L’infirmière lui sourit chaleureusement, comme si elles se connaissaient. Elle s’approcha du lit, menue, le visage mutin, les cheveux bruns fins et soyeux coupés au carré et sagement plaqués derrière ses oreilles ornées de deux minuscules diamants. Tout semblait fragile et docile chez cette jeune femme. Elle prit la main de Véra. Sa compassion était palpable.

    Comment vous sentez-vous Madame Darlan ?

    Ces quelques mots prononcés d’une voix douce la glacèrent. Soudain, tout lui revint en mémoire. Tout. Dans l’horreur la plus absolue. Caroline, le visage défiguré par l’angoisse, le chien sur la table d’opération, le téléphone, la voix de l’homme, l’insupportable silence puis le cri qui la déchira, les bras qui la retinrent, le point de non retour, la fin.

    C’était le matin même. Un matin ordinaire d’une belle vie qui allait s’arrêter net. Véra n’avait pas réellement conscience de son bonheur.

    « Combien de matins ai-je ainsi perdus sans savoir qu’ils étaient savoureux ? »

    Comme d’habitude, elle s’était rendue au cabinet. Comme d’habitude, elle avait embrassé Paul et ils avaient pris un café avec Caroline qui égrenait le programme de la journée, entre deux gorgées du chaud breuvage. Véra et Paul commençaient par une mastectomie sur Belle, une superbe femelle briard qu’ils suivaient depuis des années, puis ils enchaînaient sur leurs consultations respectives.

    Paul enfilait ses gants lorsque Caroline entra brusquement, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Véra l’observa, debout près de la porte, le téléphone dans la main, le teint blême, la bouche entrouverte sur des mots qui ne sortaient pas. Caroline la regardait, effrayée. Véra comprit que c’était grave, très grave et que, l’instant d’après, plus rien ne serait comme avant. Elle lisait tout cela dans le regard terrifié de Caroline. Les quelques pas qui la séparaient de ce téléphone étaient ses derniers pas. En une fraction de seconde, elle l’a su, inéluctablement.

    Puis Caroline s’était avancée vers elle en lui tendant le téléphone.

    « Allo » avait dit une voix masculine. « Madame Darlan ?… accident… courageuse… »

    Son sang quitta lentement ses veines, emportant avec lui cette chaleur si habituelle qu’elle avait finit par l’ignorer. Elle se souvint du cri, de ce cri douloureux venu de ses entrailles. Il l’avait pliée en deux, avait irradié son cœur, brûlé sa gorge, explosé dans sa tête pour s’échapper enfin de cet enfer qu’était devenu son corps. Il résonnait encore en elle, il l’habitait.

    Paul l’avait soutenue et ils étaient partis à l’hôpital.

    Véra pensait qu’ils étaient morts. L’homme au téléphone ne lui avait pas dit, donc ils étaient morts.

    « Non, ils sont vivants, gravement blessés, dans le coma, infirmes, mais vivants. Oui, ils sont vivants, comment peut-il en être autrement ? »

    Assise dans la voiture à côté de Paul, elle regardait les rues qui défilaient, la pluie qui pleurait sur les murs, les gens qui se hâtaient vers un lieu abrité. Elle remarqua tous ces détails qui n’avaient aucune importance et, pourtant, elle en eut une perception aigüe. Chaque image restera gravée à tout jamais dans sa mémoire.

    Ils arrivèrent à l’hôpital. Paul parla à quelqu’un puis entraîna son amie dans un dédale de couloirs et d’ascenseurs. Soudain, au bout d’une allée, ils virent un médecin. Véra sut que c’était le médecin car il la regardait, comme Caroline tout à l’heure.

    « S’il est là, c’est qu’il n’opère pas. S’il n’opère pas, c’est qu’il n’y a plus rien à faire. Ils sont morts. Non, justement, il est là pour me rassurer. »

    Toujours soutenue par Paul, elle s’approcha fébrilement de lui en fixant ses yeux, y cherchant désespérément un signe de réconfort. Mais rien ne transparaissait sur le visage de ce médecin aguerri. Elle était tout près de lui mais il ne lui avait encore rien dit.

    « Donc ils sont morts. S’ils étaient vivants, il se serait empressé de me parler. Il serait venu à ma rencontre pour abréger mon intolérable souffrance. »

    Le médecin prit une longue respiration et posa délicatement ses mains sur les épaules de Véra. « Terrible accident… plus rien à faire… courageuse … »

    Elle sombra.

    Plusieurs heures plus tard, allongée sur ce lit d’hôpital, elle était de nouveau consciente de cette horreur insupportable qu’elle devait néanmoins supporter. Seule une piqûre mit fin à la panique qui s’empara d’elle.

    Le réveil suivant fut le même. Plusieurs jours s’écoulèrent, rythmés par la folie et le sommeil artificiel. Au cinquième jour de ce supplice, la folie s’était tue, étouffée par les substances chimiques savamment dosées et injectées dans ses veines.

    Véra n’avait plus de forces. Elle revivait son calvaire sans être en mesure de réagir. Elle savait seulement qu’elle ne pourrait pas supporter leur absence.

    Une infirmière entra dans sa chambre. Grande et charpentée, les cheveux châtains coupés très courts autour d’un visage anguleux illuminé par un radieux sourire.

    Bonjour Madame Darlan. Je m’appelle Annie. Je suis contente de vous voir plus calme. Ça va aller maintenant, dit-elle en notant quelque chose sur la plaque accrochée au pied du lit.

    « Quel jour sommes-nous ? demanda Véra.

    – Vendredi.

    – Vendredi de quand ?

    – Vendredi sept novembre. Vous êtes là depuis lundi. Le docteur Saurel va venir vous voir. Avez-vous besoin de quelque chose ?

    – Où sont-ils ? Je veux les voir, je…

    – Ne vous agitez pas, Madame Darlan. Le docteur va vous expliquer, il arrive. »

    Elle s’éclipsa, laissant entrer un homme de taille moyenne flottant dans sa blouse blanche. Véra reconnut le médecin qu’elle avait vu lors de son arrivée à l’hôpital. Elle se souvint de lui, de son visage impassible, du mouvement de ses lèvres, de ses mots qui l’avait condamnée. Son teint mat contrastait avec une épaisse chevelure blanche. De multiples rides couraient sur son front tandis que d’autres, plus profondes, avaient creusé leurs sillons autour d’une bouche large aux lèvres pâles. Seuls deux grands yeux noirs semblaient épargnés par les ravages du temps.

    Il se pencha vers elle et posa sa main chaude et douce sur la sienne. Véra était froide, glacée. Ils se regardèrent longuement puis le médecin baissa les yeux. Elle sut qu’il allait parler, que ses lèvres allaient dessiner la mort de nouveau.

    « Je n’ai rien pu faire pour eux. C’était trop tard. Le choc de l’accident a été tel qu’ils sont morts sur le coup. Je pense qu’ils n’ont pas eu le temps de se rendre compte, pas eu le temps de souffrir. Cela doit vous aider, Madame Darlan. Vous devez survivre à cela. Vous devez trouver la force et nous vous y aiderons, dit-il en caressant sa main.

    – Je veux les voir.

    – Ce n’est pas possible, cela fait cinq jours maintenant…

    – Si, je veux les voir.

    – Ce n’était pas possible Madame Darlan, vous n’étiez pas en état. Vous nous avez fait très peur…

    – Mais où sont-ils ?

    – Vos beaux-parents se sont occupé de tout. Ils sont là, ils vont vous expliquer. Ils sont venus chaque jour, ils sont très courageux. »

    L’horreur était à son comble : Tom et Philippe étaient morts et elle ne l’avait pas su. Ou plutôt si, elle l’avait su, mais elle n’avait rien fait. Elle n’avait pas été là, ne les avait pas revus. Elle ne leur avait même pas dit Adieu !

    « À jeudi mes amours » avait-elle seulement lancé joyeusement, en regardant Tom lui envoyer un baiser par la vitre de la voiture.

    « Comment tout cela a-t-il pu se passer sans moi ? Comment ai-je pu être aussi absente ? Comment ai-je pu les abandonner ? Je veux les voir, je veux revenir en arrière. »

    Je vais vous laisser, vos beaux-parents sont là, dans le couloir, mais je reviendrai dans la journée.

    Véra se sentit vide et pourtant si lourde. Incapable de hurler, de pleurer. Comme si son corps ne réagissait plus.

    Nina apparut dans l’entrebâillement de la porte. Elle resta immobile, légèrement courbée, la main accrochée à la poignée. Elle paraissait plus âgée, les traits tirés, le visage émacié, les yeux rougis. Derrière elle, Véra aperçut André qui la soutenait en ouvrant grand la porte pour entrer enfin. Lui aussi avait vieilli. Sa stature, toujours fière et droite, semblait s’être tassée, ses mouvements étaient ralentis. Véra ne retrouvait pas l’habituel dynamisme de son beau-père. Elle croisa son regard sans pouvoir s’en détacher. Le même regard que Philippe, son fils. Des yeux gris métal qui lançaient un regard d’acier, un regard unique qui vous transperçait. Ils avancèrent lentement vers Véra. André approcha un fauteuil pour Nina mais elle s’assit sur le lit et prit sa belle-fille dans ses bras. Véra était si faible qu’elle resta les bras ballants, incapable du moindre geste d’affection.

    « Comment fait-elle pour m’étreindre ? Je ne peux pas bouger. »

    « Vera ma petite fille, mon enfant, nous sommes là. Il… Il faut accepter. »

    La voix de Nina mourut dans un sanglot.

    Elle reposa doucement Véra sur l’oreiller. André s’approcha à son tour et lui prit la main. Aucune trace de larmes dans ses yeux.

    « André est de ces hommes qui ne pleurent jamais » lui avait confié Nina.

    Lorsqu’il fut près d’elle, Véra remarqua que quelque chose avait changé dans son regard. Le gris métal de ses yeux était toujours le même mais il avait perdu son éclat. Son regard était moins glacial.

    « Le premier regard d’André m’a glacée. Est-ce pour cela que je l’ai aimé dès le premier instant ? » avait encore dit Nina.

    « Véra, nous prendrons soin de toi, tu es notre fille tu le sais, dit André. Nous n’avons plus que toi. Tu dois être forte. Nous devons, ensemble, surmonter cette épreuve. Dieu nous y aidera.

    – ’Dieu nous y aidera ! ’Mais comment peut-il dire une chose pareille ? Si Dieu existait, mon mari et mon fils ne seraient pas morts ! Comment espérer une aide de celui qui vous a tout pris ? »

    Véra avait souvent entendu parler de Dieu chez Nina et André. Philippe était croyant, ce qui lui semblait logique de part l’éducation qu’il avait reçue. Elle, était plus sceptique. Elle s’était toujours demandé pourquoi tant d’horreurs dans ce monde si Dieu existait ? Aujourd’hui, l’horreur du monde s’abattait sur elle et elle préférait ne pas penser que c’était Dieu qui lui avait envoyé cette épreuve au risque de hurler, au monde entier, que Dieu n’était qu’une ordure !

    « Où sont-ils ? Je veux les voir.

    – L’enterrement a eu lieu hier, parvint à dire André. Ils reposent au cimetière de La Rochelle dans notre caveau de famille. Nous avons dû prendre les décisions sans toi mais nous avons fait chaque chose en nous demandant quel aurait été ton avis. Nous avons fait au mieux. Nous avons aussi pensé à tes parents qui auraient certainement voulu que leur petit-fils repose près d’eux. Nous avons eu l’impression de leur voler quelque chose mais nous n’avons pas pu faire autrement. Philippe est notre seul fils, nous ne pouvions pas nous en séparer. Nous aurions aimé que tu prennes part à cette décision… »

    Véra ne l’entendait plus. Elle revoyait le cimetière de La Rochelle, la tombe de la famille Darlan sur laquelle Philippe et elle s’étaient rendus quelques fois. Les arrières grands-parents de son mari, ses grands-parents et quelques autres membres de sa famille, disparus eux aussi, se trouvaient là, tous réunis dans la mort.

    « Bel enterrement… Nous avons bien fait les choses, je crois… Tout le monde pense à toi… poursuivit André. »

    « ’Bel enterrement ! ’Mais comment se peut-il que l’enterrement de Tom et Philippe soit beau ? »

    Malgré sa colère, Véra ne se sentit pas le droit de formuler ses pensées. Elle n’avait pas été là. Non, elle n’avait pas été là pour accompagner ses deux hommes, le cœur de sa vie.

    « Comment étaient-ils ? Vous les avez vus ? Comment étaient-ils ? »

    Aucune réponse. Les larmes coulaient silencieusement sur le visage de Nina pour venir mourir sur leurs mains toujours jointes. Elle ne bougeait pas, ne parlait pas. A cet instant, les larmes étaient la seule expression possible. André serra l’autre main de Véra. Il baissa les yeux, comme le médecin l’avait fait quelques minutes plus tôt, puis, sans pouvoir la regarder, dit d’une voix à peine audible :

    « Ils étaient très… abîmés, le choc a été terrible. »

    Le silence s’installa dans l’odeur de la mort. Chacun d’eux resta replié sur lui-même. Au bout d’un long moment, André releva la tête. Véra l’observa. Dans ses yeux de métal, une peine infinie. Elle voulut parler, demander encore comment ils étaient, comment c’était arrivé, pourquoi c’était arrivé, en vain. Elle essaya d’ouvrir la bouche, de bouger ses lèvres mais aucun son ne sortit. André perçut son désarroi et lui caressa la main, impuissant à lui apporter le moindre réconfort.

    « Ça suffit pour aujourd’hui, tu dois te reposer. Nous sommes avec toi, nous reviendrons demain. »

    Véra voulu protester mais n’y parvint pas. Sa voix s’était enfuie, laissant sa bouche désespérément sèche et vide de mots. Elle tenta de se relever, de retenir la main d’André mais la chape de béton qui enserrait son corps lui interdit le moindre mouvement. André sortit de la chambre pour revenir avec l’infirmière. Nina, toujours silencieuse, le visage ruisselant de larmes, embrassa sa belle-fille. André vient l’entourer de ses bras et la détacha doucement de Véra. Ils quittèrent la chambre, la laissant là, exsangue.

    L’infirmière s’affaira autour de la perfusion. Ses gestes étaient vifs et précis.

    « Vous allez dormir maintenant Madame Darlan, vous devez vous reposer, je reviens vous voir plus tard. »

    La porte se referma sur le désespoir de Véra, bientôt noyé dans la torpeur d’un sommeil artificiel.

    Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, elle retrouva son cauchemar dans la pénombre de la nuit.

    « Combien de temps ai-je dormi ? Quelle heure est-il ? »

    La faible lueur de la veilleuse lui permit de découvrir quelques objets sur la table de nuit. Elle se rendit compte qu’elle pouvait tourner la tête. Elle pouvait également bouger ses jambes, ses bras, ses mains. Son corps fonctionnait de nouveau. La chape de béton qui la paralysait avait disparu pendant son sommeil. Elle pouvait parler, dire des mots qu’elle entendait et qu’elle comprenait. Elle avait recouvré toutes ses facultés. Elle voulait partir. Il fallait qu’elle voit Tom et Philippe, qu’elle les serre dans ses bras. Elle savait que c’était impossible, qu’elle ne pourrait plus jamais le faire et, pourtant, elle le voulait comme elle n’avait jamais rien voulu aussi intensément. Elle parvint à s’asseoir sur le lit mais se sentit soudainement très faible. Les mots d’André résonnèrent dans sa tête « … très abîmés, choc terrible… »

    Une vague chaude et douloureuse monta dans sa gorge et, brusquement, un flot de larmes la submergea. Son visage et son coup baignèrent dans cette marre salée. Elle sentit quelques larmes qui s’égaraient, formant un sillon dans le creux de sa poitrine. Elle tira le revers du drap pour essuyer son nez et ses yeux mais ce déluge inonda la moindre parcelle de tissu. Bientôt, des sanglots vinrent rythmer le débit de ses larmes. Ils se bousculèrent dans sa gorge pour s’évader douloureusement dans une infinie gamme de sons rauques ou aigus. La pression des larmes était telle qu’elle eut peur que ses yeux ne s’éjectent, laissant jaillir librement toute cette eau. Puis, peu à peu, la pression diminua. Quelques larmes coulèrent encore docilement, les sanglots s’estompèrent. Ce raz-de-marée la laissa épuisée, brûlante et glacée aux premières lueurs de l’aube.

    2

    Le lendemain, Véra quitta l’hôpital en compagnie d’André et Nina. Ils traversèrent le parking pour rejoindre la voiture, serrés les uns contre les autres, amaigris, unis à tout jamais dans leur malheur.

    Une semaine s’était écoulée depuis l’accident. Une semaine, une éternité. Le soleil brillait insolemment sur les premiers froids de l’automne. Véra pensa à Tom qui voulait un bonnet rouge. Nina se faisait une joie de lui en offrir un pendant les quelques jours de vacances qu’il devait passer chez eux. Philippe aimait l’hiver, « C’est la saison de la maison, de l’intérieur, des soirées au coin du feu » disait-il.

    La voiture glissa lentement hors du parking. Véra avait demandé à André et Nina de la conduire au cimetière dès sa sortie. Lorsque la voiture s’arrêta près de l’entrée du cimetière, André s’apprêta à sortir mais elle le retint par le bras.

    « André, s’il vous plaît, laissez-moi y aller seule.

    – Tu es encore très faible, nous ne pouvons pas te laisser seule dans cette épreuve.

    – S’il vous plaît. »

    Mais sa voix tremblait déjà.

    « Ecoute, nous t’accompagnons et, après, nous te laisserons seule le temps qu’il faudra.

    – D’accord, concéda-t-elle, sachant qu’elle ne parviendrait pas à ses fins. »

    Toujours serrés les uns contre les autres, ils longèrent lentement les allées qui menaient au caveau familial. C’était seulement quelques jours après la Toussaint et, comme chaque année à cette époque, le cimetière se parait de ses plus belles couleurs. Des couleurs vives qui se riaient de leur malheur. Seules, ici ou là, quelques tombes abandonnées de tous restaient nues, ni fleuries ni entretenues. Les ravages de l’oubli. Aucune pensée pour ces morts-là. D’autres, au contraire, étaient parsemées de plaques en tous genres, de bouquets ou de chrysanthèmes. Nina serra plus fort le bras de sa belle-fille, signe qu’ils approchaient. Véra se rendit compte qu’elle aurait eu du mal à se retrouver dans ce labyrinthe. Elle se serait perdue. Elle était perdue, de toute façon. Seule ou accompagnée, elle était perdue. Ils arrivèrent. Elle reconnut l’imposant caveau de la famille Darlan aujourd’hui couvert de fleurs blanches. Tom et Philippe étaient là. Ils étaient là, ensemble, et elle, était seule, morte vivante debout devant eux, punie de ne pas les avoir accompagnés.

    « Mon petit Tom, mon bébé, Philippe mon amour ! » Elle plia sous le poids de son chagrin. Elle se courba, s’agenouilla et caressa la paroi glacée de cette tombe cruelle qui garderait à tout jamais ses deux hommes. Elle pleura, doucement cette fois.

    « Pardon mes amours ! Je vous ai abandonnés, je n’étais pas là, je n’étais pas avec vous ! »

    Pauvres mots tant de fois répétés qui ne seront jamais entendus.

    Elle resta là, prostrée, impuissante. C’était trop tard, ils étaient morts, sans elle. Les sanglots devenus familiers montèrent de nouveau dans sa gorge. Elle ne distingua plus que quelques tâches grises et blanches derrière le rideau de ses larmes. Elle voulait mourir, elle aussi. Elle voulait les retrouver, être allongée là, entre eux deux. C’était sa place, elle lui revenait.

    Soudain, une main se posa sur son épaule. C’était André. Véra ne se souvint pas les avoir vus partir.

    « Nina et moi nous inquiétions, cela fait presqu’une heure que tu es là. Regarde, tu es gelée. Redresse-toi maintenant. Viens, rentrons nous mettre au chaud. »

    Son beau-père, habituellement autoritaire, lui parlait avec une infinie douceur. Elle se releva, inconsciente du temps qui s’était écoulé. André brossa de sa main les quelques cailloux incrustés dans le tissu de son pantalon. Son regard d’acier se planta dans les yeux de sa belle-fille.

    « Il faudra y survivre, Véra. »

    « Comment fait-il pour accepter ? »

    Ils partirent. Elle retourna la tête pour voir la tombe aussi longtemps qu’elle put. Ils retrouvèrent Nina dans la voiture, épuisée, défaite mais digne. Véra l’admirait. Elle aurait aimé lui ressembler. Nina la regarda sans rien dire. Elle posa sa main sur son épaule et l’y laissa jusqu’à ce qu’ils arrivent chez eux.

    Sous le porche en pierres de taille, deux immenses pans de bois s’ouvrirent lentement dans un grincement plaintif pour dévoiler la façade de cette cossue demeure de famille. La voiture avança dans l’allée, les pneus crissèrent sur le gravier. André coupa le moteur. Plus rien, silence. Aucun d’eux ne bougea. Chacun se demandait comment entrer dans cette maison où Tom et Philippe ne seraient plus jamais. Chaque moment, chaque geste, chaque première fois sans eux était une épreuve.

    « Allons nous mettre au chaud », parvint à dire André.

    Ils quittèrent enfin la voiture et le portail se referma sur leur solitude.

    Un instant, Véra contempla la cour. Elle se souvint du jour où Philippe l’avait emmenée ici pour la première fois. « Je te présente la demeure familiale des Darlan depuis trois générations » lui avait-il dit fièrement, sous le regard amusé d’André qu’elle ne connaissait pas encore. Elle riait. Elle était heureuse.

    Nina interrompit ses pensées.

    « Ils seront toujours là vous savez. »

    Ils gravirent les quelques marches qui menaient à l’entrée. La lourde porte en fer forgé s’ouvrit sur le corridor dallé de marbre.

    « Faites exactement comme vous voulez, Véra. Ne vous sentez pas obligée de nous tenir compagnie si vous préférez être seule. Je vous demande juste de dîner avec nous. Je serai intraitable là-dessus. Vous devez manger. Pour la chambre, vous dormirez où vous voudrez, dans la vôtre ou une autre s’il vous semble que c’est mieux. »

    Véra remercia sa belle-mère, toujours délicate et compréhensive. Elle était partagée entre l’envie d’aller se réfugier dans leur chambre et celle de rester près de Nina.

    Pour la première fois, elle pensa à sa belle-mère. Elle réalisa ce qu’elle avait enduré, le choc qu’elle avait subi. Lundi dernier, Nina était toute à sa joie de recevoir son fils et son petit-fils. Philippe devait seulement déjeuner avec eux pour s’envoler ensuite vers Marrakech. Tom devait rester pour quelques jours de vacances chez ses grands-parents. Véra savait que Nina avait préparé un lapin sauté aux pommes de terre, le plat préféré de Philippe, et un moelleux au chocolat pour Tom qui en raffolait.

    « Comment cela s’est-il passé pour elle ? Comment et par qui l’a-t-elle appris ? André était-il près d’elle ? Est-ce lui qui le lui a dit ? »

    Soudain toutes ces questions se bousculèrent dans sa tête et elle se sentit misérable de les avoir ignorées jusque-là. Nina avait eu la force qui lui avait manquée. Elle s’était occupée de tout avec André, tout en venant chaque jour à l’hôpital, même s’il leur était impossible de la voir compte tenu de

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