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Silences coupables: Roman
Silences coupables: Roman
Silences coupables: Roman
Livre électronique333 pages4 heures

Silences coupables: Roman

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À propos de ce livre électronique

Il arrive bien souvent que les silences cachent un terrible secret de famille...

Les silences coupables de l’entourage du jeune Jean ont tissé autour de l’enfant un voile opaque afin de protéger l’image idéale de sa famille : Les Tévennec habitent une élégante propriété de la banlieue ouest de Paris. Brillant homme d’affaires, la gloire de ses faits de résistance auréole la personnalité d’Henri. Sa discrète épouse, Marie, peint avec talent des œuvres dans son atelier au fond du jardin. Leur fils, Jean, intelligent et docile, comble le couple de bonheur.
Que cache ce tableau idyllique que les silences des uns et des autres ont contribué à façonner ?
Des années durant, les interrogations de Jean sur son enfance meurtrie sont demeurées sans réponses.
À l’âge adulte, obtiendra-t-il les éclaircissements qui l’aideraient à vivre ?
1967, la merveilleuse image se fissure. Peu à peu, la réalité reprend ses droits. Au fil de ses découvertes, de belles rencontres et des épreuves surmontées, cette année se révélera être pour Jean, décisive et fondatrice.

Laissez-vous emporter par la prose fascinante d'Agnès Valentin-Bey, à travers l'histoire d'une famille brisée par des secrets trop lourds à porter...

EXTRAIT

Les retrouvailles de Jean avec sa famille sont chaleureuses, mais teintées de réserves. Comme toujours, les émotions sont maitrisées, ainsi le veut leur éducation.
À la fin du repas, pour échapper à la tristesse ambiante, la grand-mère suggère aux jeunes gens de se rendre sur la côte normande toute proche.Jean guide Marc sur les petites routes qui mènent à la mer. Un promontoire leur offre bientôt une vue imprenable. Ils s’y arrêtent. Des falaises abruptes surplombent une étendue de sable blond. Face à l’horizon, Marc, fasciné par le paysage, attend que Jean le rejoigne. Celui-ci approche d’un pas lent, l’air absent. La peine de son ami, Marc la mesure, mais il désapprouve sa résignation. Quand il évoque son inquiétude de le voir abuser des médicaments prescrits par le médecin, Jean se fâche.
–Même si tu es mon ami, tu ne peux pas comprendre !
Pour la première fois les garçons se querellent. Marc entend avoir le dernier mot :
–Tu ne dois pas te laisser aller comme tu le fais. Tu as droit à une autre vie. À ta vie ! Et à la paix. Tu as lutté jusque-là pour cela, aussi n’abandonne pas maintenant

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de lettres à Paris, Agnès Valentin-Bey s’est consacrée aux ressources humaines. Passionnée de littérature, elle partage sa vie avec son mari, entre la région parisienne et la Bretagne.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie10 janv. 2020
ISBN9791023612370
Silences coupables: Roman

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    Aperçu du livre

    Silences coupables - Agnès Valentin-Bey

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    Agnès VALENTIN-BEY

    Silences Coupables

    À Maxence

    … la résilience… C’est une stratégie de lutte contre le malheur, qui permet d’arracher du plaisir à vivre, malgré le murmure des fantômes au fond de sa mémoire.

    –Boris CYRULNIK Le murmure des fantômes

    1

    Ville-d’Avray, vendredi 24 février 1967

    Le train de 18 heures 47 en provenance de Paris s’immobilise lentement le long du quai de la gare de Sèvres. Quelques passagers en descendent, aussitôt assaillis par le froid pénétrant qui sévit depuis plusieurs jours. Ce sont des habitués qui connaissent le parcours par cœur et pourraient l’emprunter les yeux fermés. Certains les ouvrent à peine. Automates du quotidien, ils s’engouffrent dans le hall et le franchissent à la même allure pressée. Tous ressortent côté rue, dos courbé, tête rentrée dans les épaules, pour se protéger de la morsure glaciale du vent qui les a rattrapés.

    Seul, Jean Tévennec traverse la petite place et rejoint la Sente des lilas qui conduit sur le plateau, où il demeure. Les rares réverbères disséminés le long du parcours diffusent une lumière blafarde, non moins givrée que le sol qui craque sous le poids de ses pas. Le visage enfoui dans le col de son blouson, Jean avance aussi vite qu’il peut, en évitant de glisser avec ses chaussures de ville. En hiver, ce raccourci vers son domicile devient sinistre et périlleux. Le contraste entre l’effervescence du boulevard Haussmann où il travaille et le sentier désert, l’oppresse.

    –Marie va mal, vous savez. Elle ne peut plus rester seule !

    Par ces mots, le médecin qui soigne sa mère depuis des mois a brisé sa liberté naissante. L’injonction de quitter son studio parisien pour revenir vivre auprès de Marie fut sans appel. La mort dans l’âme, Jean a obéi.

    Ce soir, alors qu’il progresse sur le sentier gelé, son inquiétude pour la santé de Marie croît.

    La double grille de fer forgé qui clôture la propriété brille sous la pâle lueur de l’éclairage public. Jean pousse la petite porte voisine qui émet son grincement familier. Les quelques mètres qui le séparent du perron rapidement franchis, il en grimpe les quatre marches, insère la clé dans la serrure et entre dans la maison.

    Aucune lumière n’est allumée. Jean s’en étonne. Sa mère n’est pas dans le salon, assise dans son fauteuil à l’attendre, comme à l’accoutumée. Chaque soir, elle tente de donner le change, un magazine ouvert sur les genoux. Jean n’est pas dupe, la curiosité qu’elle accorde à ce qui l’entoure est inexistante. Sa santé, très dégradée lui ôte toute capacité à s’intéresser à quoi que ce soit. Sa mise en scène est inutile. La pâleur de son visage, son corps amaigri et le tremblement de ses mains trahissent la gravité du mal qui la ronge.

    Depuis la mort accidentelle de son mari deux ans auparavant, Marie a sombré dans une profonde dépression. Ce qui fut sa passion, sa raison de vivre, s’est évaporé et ne la protège plus de ses démons. Plus jamais elle ne se rend dans son refuge : l’atelier d’artiste au fond du jardin. Aucun regret ne la tourmente, comme s’il ne s’agissait plus que d’un vague souvenir dans un esprit confus. Elle ne peint plus. Ses consolations, Marie les trouve désormais dans l’alcool qu’elle prend en cachette, et les médicaments que lui ordonne son médecin, dont elle abuse parfois.

    Celui-ci s’en est ouvert auprès de Jean et lui a demandé d’être vigilant. Mais comment pourrait-il être attentif, alors que son travail l’éloigne toute la journée ? Il y aurait bien Hélène… qui vient trois fois par semaine pour entretenir la maison, qui croit posséder de l’ascendant sur Marie. Pure illusion ! Hélène, employée depuis de nombreuses années, la respecte et la craint. Les rôles ne peuvent s’inverser. Qui peut intervenir sur le cours des choses, empêcher un être de s’abandonner, de se détruire ?

    Jean est le plus fragile à cet exercice. Il ne s’avise pas de tenter quoi que ce soit pour imposer à sa mère ce qu’elle ne désire pas. De son fils, Marie n’admet aucune remarque sur son état. Alors, ce matin il n’en a émis aucune, ne prenant pas le risque de la voir entrer dans une de ses crises d’angoisse, dont l’un et l’autre sortent terriblement abattus et meurtris.

    Lorsqu’il l’a quittée pour aller travailler, Marie ne s’est pas levée. Passant la tête discrètement par l’entrebâillement de la porte de sa chambre, à sa question :

    –Est-ce que ça va ? 

    Marie a répondu qu’elle se sentait fatiguée et allait se reposer encore un peu. Elle a assuré qu’il ne devait pas s’inquiéter. Jean a obéi, comme chaque fois. Ce soir, il le regrette.

    La porte de la chambre de sa mère ouverte délicatement, le regard glissé à l’intérieur découvre la lumière de la lampe de chevet qui jette une pâle lueur jaunâtre sur le lit et sur la mince silhouette allongée. Jean appelle de nouveau, doucement, timidement. Si faiblement, que Marie n’a aucune chance de l’entendre et de répondre. De sorte qu’elle ne répond pas. Sans bruit, il approche. Marie dort, le visage paisible. Pourtant, une absence de couleur sur les joues, une légère crispation au niveau de la bouche, alertent le fils. L’angoisse l’étreint tout à coup. La réalité le fige sur place. Jean reste un moment à observer sa mère, sans oser comprendre.

    Pourtant, la vérité s’impose, évidence incontestable : sa mère a accompli sa volonté. Elle est morte… Morte, de ne plus avoir envie de vivre : constat accablant de l’aboutissement des deux années qui viennent de s’écouler. Rien ni personne n’a pu retenir cette femme.

    Quelle raison peut entraîner un dégoût aussi extrême de la vie ?

    L’impossibilité d’obtenir une réponse à cette question a miné la jeune existence de Jean. Le sujet abordé parfois avec sa mère déclenchait chez elle un tel désarroi, qu’il renonçait à poursuivre. Par moment pourtant, elle semblait sur le point de lui avouer quelque chose… une vérité enfouie au plus profond d’elle-même. Mais au bord de la confession, Marie se ressaisissait et face aux interrogations de son fils, n’offrait plus que son mutisme obstiné.

    Jean regarde autour de lui à la recherche d’un message, d’un signe qu’elle lui aurait laissé avant de partir. Ce qu’elle n’a pas eu la force de lui dire, peut-être l’a-t-elle écrit ? Mais rien, sinon l’ordonnance du médecin qui suit sa mère depuis des mois, quelques boîtes de médicaments sur la table de nuit et un verre vide.

    Un interminable frisson parcourt le corps de Jean. Une violente douleur traverse sa poitrine. La détresse qui brise sa voix l’empêche d’interpeller la femme allongée et de lui crier « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

    La réponse du médecin à l’appel de Jean est immédiate et sa venue aussi. L’homme dissimule son regard derrière des verres épais, encadrés de montures d’écaille, aux larges bords. Silhouette élancée et allure rigide, il inspire à la fois le respect et la crainte.

    Dans la chambre, le médecin cherche le détail qui pourrait expliquer le décès de Marie. Le tiroir de la table de chevet inspecté, les boîtes de médicaments, le verre… Aucun de ces objets ne délivre de message. L’homme fait signe à Jean de le laisser seul.

    Jean quitte la pièce, désemparé. Un espoir irrationnel lui fait imaginer que le médecin va bientôt le rappeler pour lui dire que sa mère vit toujours et qu’elle veut lui parler. Mais le temps passe et rien ne se produit. Percuté de plein fouet par la découverte, il a froid et chaud tour à tour. Oppressé, le souffle lui manque. Ses doigts fébriles relâchent le col de sa chemise. Quand enfin des sanglots montent dans sa gorge serrée, ils n’en sortent pas. Jean s’affaisse sur le sol, sans connaissance.

    Quelques instants plus tard. Allongé sur son lit, sans force, épuisé, Jean soulève ses paupières. La silhouette du médecin se penche sur lui, mince, interminable, gigantesque, dotée d’yeux énormes, exorbités. Elle flotte, vaporeuse au-dessus de sa tête. La voix résonne à ses oreilles, métallique et puissante. Mirage infernal ! L’homme lui reproche sa faiblesse. Sa colère emplit la pièce. Jean prend peur. D’un réflexe d’enfance, il replie le bras sur son visage comme pour se protéger des coups. Surpris, le médecin recule. Ce geste, il en connaît la triste signification.

    –Ne t’inquiète pas. Tu as été victime d’un malaise vagal… ce n’est pas très grave. Cela peut arriver avec le choc que tu viens d’avoir. Je vais m’occuper de toi.

    L’homme éloigne délicatement le coude du visage de Jean, prend sa main dans la sienne. La voix du médecin devient murmure. Les mots tentent d’apaiser l’enfant apeuré, emprisonné dans le corps du jeune homme.

    Ville-d’Avray, mardi 28 février 1967

    Se terrer ! Ne plus rien entendre ! Ne voir personne ! Jean aspire au vide absolu.

    En proie au désespoir, anesthésié par la douleur et le traitement du médecin, Jean aurait sombré sans la présence bienveillante d’une femme proche de Marie.

    Qui l’a prévenue ? Qui a évoqué l’errance du garçon et la nécessité de l’aider ? Elle s’est présentée un soir au domicile de Jean.

    Marie fut son amie, mais depuis deux années, la rupture est consommée, car Marie ne voulait plus voir personne. Elle se prénomme Constance. De son être émanent bonté et tendresse, sa bienveillance invite au refuge au creux de ses bras, avec la certitude d’y trouver la consolation de tous les maux. Aux yeux de Jean, elle incarne l’amour maternel.

    Constance aide Jean dans les démarches administratives qui incombent à l’orphelin. Ensemble, ils remplissent des formulaires. Il s’applique. Par moment, Jean se montre absent, son chagrin le déchire. Désormais, il est seul et à cette idée, l’angoisse le saisit. Son regard alors s’emplit de larmes. Compréhensive, Constance laisse passer un peu de temps…

    –Tu ressembles tellement à mes deux petits gars. Ils ont à peu près ton âge. Je me demande comment ils se comporteraient s’ils devaient vivre ça !

    En guise de réponse, Jean lui sourit tristement. Il se prend à envier ses deux fils, à imaginer les caresses que Constance leur a prodiguées lorsqu’ils étaient enfants, les tendres baisers qu’elle a déposés sur leurs joues, toutes ces marques d’affection que sa mère n’a pas su lui donner, et qui lui manqueront toute sa vie.

    Après avoir consulté sa montre, Constance assure qu’ils doivent s’arrêter là. Elle se justifie : un jeune garçon de cinq ans l’attend à la maison. L’âge de l’enfant étonne Jean. Il ne connaît pas la vie de Constance ni sa famille. Il imagine donc le couple grands-parents. Un de leur fils a dû avoir ce petit garçon. Cependant, cinq ans… cela veut dire avoir été père à dix-sept ans à peine. Bien jeune ! Il aimerait interroger Constance, mais ne s’y autorise pas. Si Constance et son mari ont accueilli le bambin chez eux, c’est qu’ils sont assurément des personnes de cœur. Il n’est pas étonné de sa conclusion.

    Leur générosité est une certitude. Il en bénéficie.

    Ville-d’Avray, mercredi 1er mars 1967

    Le moment de l’enterrement de Marie est de loin, le plus éprouvant. Jean prend conscience que toute sa famille se résume dorénavant à quatre personnes, dont lui-même.

    Pour assister aux obsèques, les grands-parents maternels Louis et Delphine ont quitté pour quelques heures leur ferme de Normandie. Leur fille unique n’est plus. Leur souffrance est immense. Au milieu d’inconnus, ils suivent la cérémonie et portent leur fardeau en silence. Leur génération a appris très tôt à admettre et à surmonter les douleurs avec courage et dignité. Ne leur a-t-on pas inculqué que chaque épreuve les grandissait ? Ils en ont vécu de nombreuses, mais ne se sentent pas grandis pour autant et éprouvent juste le sentiment que leur destin s’accomplit. Ils l’acceptent avec humilité. Pas de révolte dans leur cœur, seulement la résignation.

    Leur discrétion les incite à ne pas assister à la collation organisée à la maison en souvenir de Marie, après la cérémonie. Ils s’en excusent auprès de leur petit-fils et lui font promettre de leur rendre visite en Normandie. Celui-ci promet d’aller les voir prochainement. Leur départ renvoie Jean à sa solitude.

    Quelques personnes sont venues partager un café et un morceau de gâteau. Il s’agit d’amis de sa mère ou de son père. Jean n’en reconnaît aucun. Pour cause, ils ont depuis longtemps déserté la maison de Ville-d’Avray. Ils se sont éloignés progressivement, au rythme où Henri Tévennec, son père, a installé de la distance entre lui et sa famille. Leur présence en ce lieu délivre un message de sympathie éphémère qui ne durera pas plus que l’instant. Sans ignorer le jeune orphelin, le groupe privilégie l’entre-soi. Jean se réfugie auprès de Marc, à l’amitié indéfectible.

    Un homme s’approche des deux garçons à pas lents. Son allure tranche sur celles de l’assistance. Il arbore avec élégance des vêtements d’un style suranné. Ses cheveux gris-argentés assez longs, maintenus par un catogan de velours, le font ressembler à un poète du siècle précédent. Il s’excuse d’interrompre la conversation des deux jeunes gens et se présente. Il s’appelle Adam Schmidt et tient une galerie d’art à Paris. Jean le voit pour la première fois. L’homme précise que Marie était son élève il y a quelques années. Il perd une amie et une artiste de talent. Jean est surpris par ses propos. Sa mère trouvait refuge dans la peinture, c’est vrai, mais ne se confiait à personne. C’était son jardin secret. Nul autre qu’elle ne pouvait pénétrer dans son atelier. Même pas son fils ! Alors, suivre des cours à Paris… Il n’en a jamais entendu parler.

    Après quelques évocations des œuvres de Marie, destinées à prouver qu’il connaît parfaitement l’artiste, Adam en vient au projet qui lui tient à cœur : une rétrospective posthume en souvenir de Marie.

    –Avec votre mère, nous avons souvent abordé la question d’une exposition, bien que favorable, elle ne s’est jamais décidée, trop modeste, trop discrète. Elle doutait de son talent… et avait tort !

    L’homme jette un regard circulaire dans le séjour, puis revient vers Jean :

    –D’ailleurs, je ne vois aucune de ses œuvres présentes aux murs de sa maison.

    Jean ne répond rien à la remarque d’Adam : car si sa mère n’accrochait pas ses tableaux dans le salon, c’est parce que son époux ne l’y autorisait pas. À quoi bon se justifier ? Il n’évoque pas l’atelier et indique seulement qu’elle en conservait quelques-uns dans son bureau. Comme Adam demande à les voir, Jean le conduit dans la pièce. L’homme apparaît ému lorsqu’il regarde tour à tour les peintures et les commente avec passion.

    –Celle-là… quelle puissance !

    Une spirale colorée, violente tornade d’une force irrésistible occupe la toile. En son cœur, un dégradé de carmin vire au brun profond et aspire de vagues silhouettes. Se tournant vers Jean, Adam prend un air grave :

    –Quelle détresse dans cette peinture !

    Jean est frappé par la teneur du message dont il prend soudain conscience : l’appel au secours que lui renvoie la toile, à laquelle il n’a jamais prêté attention.

    –Je sais que ce n’est pas le moment jeune homme, mais vous ne pouvez pas garder tout cela pour vous.

    À cet instant, le mari de Constance apparaît dans l’encadrement de la porte, pose amicalement la main sur l’épaule de Jean. Des compagnons de son père désirent prendre congé. Il lui fait signe de le suivre.

    Adam glisse un dernier message :

    –Voici ma carte. Si un jour vous le souhaitez, prenez contact avec moi. Pensez à ce que je vous ai dit… une exposition est toujours possible. Je reste à votre disposition. Au préalable, prenez soin de réaliser un inventaire de toutes les œuvres.

    Adam Schmidt serre chaleureusement la main de Jean en lui répétant qu’il compte sur lui, puis se retire. Celui-ci rejoint les amis de son père en compagnie du notaire.

    Les trois messieurs, d’une élégance stricte doivent être des hommes d’affaires, des patrons d’entreprise ou des cadres supérieurs. De Marie, ils ne connaissent pas grand-chose, mais elle a été l’épouse d’Henri Tévennec. S’ils se sont déplacés, c’est en souvenir d’Henri qu’ils ont accompagné à sa dernière demeure deux ans auparavant.

    Au sein de la Résistance, Henri a été leur chef incontesté. Ils l’ont respecté et vénéré, car c’était un leader d’exception. Jusqu’à ce que la mort les sépare, ses compagnons lui ont toujours porté la même admiration. Inconditionnelle ! Jean les entend décrire émus, la personnalité de celui dont ils n’arrivent pas à combler l’absence. Leurs propos n’ont pas de résonance en lui. L’homme qu’ils révèrent, Jean ne le connaît pas. Jamais son père ne parlait de ses hauts faits de guerre. Il les écoute néanmoins avec attention. En débitant leurs discours, chacun d’eux dévisage discrètement ce fils dans les traits duquel ils cherchent à trouver une ressemblance, un signe qui leur rappelle l’ami disparu.

    Le notaire perçoit le malaise. La chair de Jean s’avère un peu trop tendre pour ces héros. Il se porte à son secours et parle pour lui :

    –Jean est un fils remarquable. Il a fait preuve d’un dévouement considérable envers sa mère durant sa longue maladie. Il l’a soutenue avec abnégation et courage jusqu’au bout, sans défaillance. J’ai beaucoup d’admiration pour lui. Jean vit un moment très difficile. Votre sympathie le touche. Elle l’aidera à surmonter l’épreuve. Et soyez-en sûrs, grâce à sa force, Jean y arrivera.

    Jean n’ajoute rien. Les paroles du notaire le réconfortent. Il salue les amis de son père et les remercie. Tandis que ceux-ci s’éloignent, il se tourne vers le mari de Constance qui lui dit sur un ton paternel :

    –Mon garçon, ne t’en laisse pas conter !

    ***

    Le soir tombé, la vaste demeure n’héberge plus que le silence et la solitude. Jean, recroquevillé dans un fauteuil du salon, laisse aller son regard sur les meubles et les objets qui l’entourent. Ils le renvoient à des souvenirs amers. Dans cette maison, Jean a vécu des heures sombres. Les murs sont à jamais imprégnés de ses larmes.

    Avec certitude, il sait qu’il ne pourra pas y demeurer. Comment imaginer habiter dans un lieu qui a été sa prison ? Comment imaginer y écrire les nouvelles pages de sa vie ? Il se réfugie dans sa petite chambre. La proximité des cloisons le rassure. Entre colère et abattement, Jean balance. Il lui faudra étouffer l’une et surmonter l’autre, s’il veut vivre.

    Le comprimé prescrit par le médecin avalé, l’attente de l’engourdissement se prolonge. Les minutes passant, ses doutes se muent en certitude : les combats de sa jeune vie ne l’ont mené nulle part ! Les questionnements à sa mère emportés dans l’au-delà, sans désormais aucune possibilité d’explication, en font un être inaccompli, démuni. Au bord d’un néant qui s’offre à lui servir d’asile, dorénavant seul et épuisé, Jean craint d’y sombrer.

    Alors, les propos du notaire lui reviennent à l’esprit. Quelle réalité revêt le portrait flatteur qu’il a dressé de lui ? À bien y réfléchir, il ne relève aucune grandeur, aucun courage dans son dévouement à Marie des derniers mois, juste la poursuite d’une route tracée par d’autres, et c’est tout ! Pas de quoi être félicité ! Et au bout du compte, il se trouve rejeté et plus nu qu’avant.

    La force en lui, dont le mari de Constance a l’intuition, existe-t-elle véritablement ? Pour l’heure, elle n’est qu’une pâle lueur… qui vacille. Demain… Peut-être…

    Jean s’endort d’un sommeil chimique.

    Normandie, vendredi 3 et samedi 4 mars 1967

    L’esprit embrumé estompe sa réactivité et interdit à Jean d’imaginer respecter la promesse faite à ses grands-parents. L’idée s’impose comme une évidence : dans son état, il ne peut conduire. Il n’ira pas en Normandie. La décision dictée par la raison a le goût amer de l’abdication. Mais son ami Marc ne l’entend pas ainsi. Il se libère d’une garde à l’hôpital et conduit Jean.

    Plus âgé, Marc aime à se positionner en grand frère. Il a accompagné Jean dans sa quête de liberté, le recommandant pour la location d’un studio parisien. Entre les deux garçons, la jeune amitié a tissé des liens très forts. Ils s’estiment et se soutiennent.

    Ils roulent vers la Normandie en silence. La vision de son compagnon effondré à ses côtés, contrarie Marc. S’il comprend sa peine, il aimerait le voir réagir. Une crainte l’obsède : que Jean abuse des médicaments prescrits par le médecin, comme sa mère le faisait.

    Les retrouvailles de Jean avec sa famille sont chaleureuses, mais teintées de réserves. Comme toujours, les émotions sont maitrisées, ainsi le veut leur éducation.

    À la fin du repas, pour échapper à la tristesse ambiante, la grand-mère suggère aux jeunes gens de se rendre sur la côte normande toute proche.Jean guide Marc sur les petites routes qui mènent à la mer. Un promontoire leur offre bientôt une vue imprenable. Ils s’y arrêtent. Des falaises abruptes surplombent une étendue de sable blond. Face à l’horizon, Marc, fasciné par le paysage, attend que Jean le rejoigne. Celui-ci approche d’un pas lent, l’air absent. La peine de son ami, Marc la mesure, mais il désapprouve sa résignation. Quand il évoque son inquiétude de le voir abuser des médicaments prescrits par le médecin, Jean se fâche.

    –Même si tu es mon ami, tu ne peux pas comprendre !

    Pour la première fois les garçons se querellent. Marc entend avoir le dernier mot :

    –Tu ne dois pas te laisser aller comme tu le fais. Tu as droit à une autre vie. À ta vie ! Et à la paix. Tu as lutté jusque-là pour cela, aussi n’abandonne pas maintenant.

    De retour à la ferme, la douce chaleur de la cheminée les accueille. Le dîner les attend.

    Près de l’assiette de Jean se trouve un petit comprimé blanc déposé discrètement. Marc est bien décidé à intervenir. Il compte agir avec prudence pour ne pas éveiller l’attention des grands-parents et ne pas offenser Jean. Quelques questions sur la vie des trois personnes au sein du bocage normand devraient suffire pour faire diversion. Tandis que Delphine répond, Marc subtilise le comprimé qu’il glisse dans la poche de sa chemise.

    L’intérêt que porte Marc à leur histoire étonne Delphine et la touche. Si réservée habituellement, elle éprouve du plaisir à s’épancher. La conversation l’extrait d’un quotidien monotone, d’un monde sans paroles, rythmé par le travail, l’heure des repas et celle du sommeil. Elle n’aurait pas imaginé une vie aussi morne, lorsqu’elle avait l’âge de ce jeune homme attentif à ses propos.

    Depuis quand se sont-ils installés à la ferme ? Delphine y est née, en est partie après son mariage, a trouvé du bonheur à vivre dans la capitale, mais est revenue en 1940. Que peut-elle raconter à Marc ? Les jeunes gens n’ont qu’une connaissance vague de la guerre, celle des livres scolaires, les grandes lignes. En aucun cas celle du quotidien des hommes et des femmes de l’époque. Les familles n’ont pas comblé l’ignorance, et pour cause, les désaccords entre les consciences étaient nombreux, et les âmes grises. Pas de quoi établir une analyse claire.

    À cette période, de la capacité de chacun à dissimuler ses opinions, dépendait souvent la survie. Ne rien dire était la loi, ne pas la respecter, présentait parfois un risque mortel. Ensuite, cette attitude est devenue une seconde nature. Leur génération en a gardé le culte du silence et la peur du jugement des autres. Lorsqu’elle songe à sa jeunesse, Delphine en perçoit avec amertume une brièveté qui si elle n’en altère pas l’intensité, alimente ses regrets.

    –J’ai adoré la vie à Paris. Louis me faisait visiter de si beaux endroits ! Nous étions très heureux. En 1925, Marie est née, et cette enfant nous a comblés.

    Louis acquiesce. Marie, leur fille unique était jolie, douce et docile, pleine de délicatesse. Ils ont toujours éprouvé beaucoup de fierté devant leur fillette, si gentille. Son regard se perd dans le vague à l’évocation des temps bénis à jamais disparus. Puis il ajoute tristement que les bons moments auront bientôt été menacés. L’horizon s’est obscurci. En 1939, des bruits de bottes ont peuplé leurs jours et leurs nuits !

    Delphine évoque leurs voisins parisiens. Ils s’appelaient Yann et Judith Tévennec. Ils s’appréciaient tellement tous les quatre ! Ils prenaient plaisir à se retrouver ensemble souvent et étaient très amis. Delphine y pense fréquemment. N’en parle jamais. À quoi bon, on ne réécrit pas l’histoire ! Judith avait eu son fils Henri trois ans avant Marie, elle avait l’expérience de l’éducation d’un jeune enfant et lui donnait de nombreux conseils. Les petits étaient élevés dans une grande proximité et s’entendaient bien.

    Jean écoute stupéfait, les confidences inhabituelles de ces terriens endurcis par les épreuves de la vie. Le récit de Delphine le met mal à l’aise tandis qu’elle poursuit :

    –Les conditions de vie dans le Paris de l’Occupation devenaient difficiles… Delphine laisse la fin de sa phrase en suspens, pense à

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