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Le visage de l’ombre
Le visage de l’ombre
Le visage de l’ombre
Livre électronique404 pages5 heures

Le visage de l’ombre

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À propos de ce livre électronique

Dans un monde qui redécouvre l’emploi de la magie, scellée dans des pierres depuis près d’un millénaire, Aluna vit dans l’ombre: c’est une paria.

Elle est née jumelle, synonyme d’arrêt de mort depuis qu’un être mystérieux, le Régisseur, règne en tyran sur son monde.

Toutefois, lorsqu’elle brise un interdit ancestral par accident et ravive un ancien conflit avec le royaume voisin, elle se retrouve au centre de toutes les attentions.

Dès lors, Aluna va être entrainée dans une aventure mêlant magie, complots, rébellion, et qui va lui permettre d’entrevoir un des secrets les mieux gardés de son monde...
LangueFrançais
Date de sortie26 mars 2019
ISBN9782898032332
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    Aperçu du livre

    Le visage de l’ombre - Iman Eyitayo

    nuit.

    Chapitre 1

    À l’angle d’un carrefour désert, une maison lugubre se distinguait du reste du paysage. Sans cheminée et plongée dans l’obscurité, elle semblait inhabitée. Pourtant, un carrosse se gara devant, et une lueur finit par éclairer l’une des fenêtres de la bâtisse.

    — Aluna ! s’écria une voix.

    Plus bas, dans le sous-sol de cette sombre habitation, gisait le corps d’une jeune femme. Elle était mince, avait des traits fins et de longues mèches de cheveux emmêlés — des dreadlocks — qui lui arrivaient dans le dos. Le peu de lumière qui filtrait par le soupirail ne dévoilait qu’une forme recroquevillée au coin de la pièce, sa peau couleur ébène se fondant presque dans le décor.

    — Aluna ! hurla de nouveau la voix.

    Perturbant l’image du bel inconnu l’embrassant, le cri ramena brutalement la jeune femme à la réalité. Aluna se réveilla en sursaut et se redressa, aux aguets. Autour d’elle ne se dressaient plus de hauts murs tapissés de rouge et d’or, mais une pièce sans vie. L’homme à la peau mate et vêtu de noir avait lui aussi disparu : elle ne voyait plus que sa propre silhouette dans le miroir en face d’elle.

    Aluna se leva, alluma une lanterne et se dirigea vers sa glace. Elle s’y regarda attentivement, allant de ses jambes fuselées à sa chevelure rebelle. Elle glissa la main dans sa crinière, puis s’appliqua à en faire une natte. Elle avait toujours accordé de l’importance à ses cheveux, sa mère lui ayant souvent répété que les maintenir longs et propres pourrait un jour la faire passer pour une femme de la noblesse. Sa mère lui avait donc longuement enseigné comment les rendre attirants malgré leur volume impressionnant, et Aluna avait été une bonne élève.

    Sa natte terminée, elle quitta son reflet et enfila un vêtement qui traînait au sol. Le contact du tissu contre sa cuisse lui arracha un gémissement de douleur. Cette blessure était loin d’être la seule qu’elle portait, et tout son corps chantait à l’unisson la souffrance qu’elle vivait.

    — Aluna ! Qu’est-ce que tu fais ? retentit encore la voix. On a de la visite !

    La jeune femme trembla de tout son long, comme si son maître avait directement parlé dans son oreille. Elle acheva prestement de s’habiller.

    — Je suis là dans un instant !

    Enfilant une paire de sandales, Aluna se remémora comment elle avait atterri à Arabica, cette petite ville déserte du nord-ouest de Goran, un des quatre états souverains d’Iriah. Les habitants avaient tous fui lors de la dernière guerre contre le pays voisin, Cristallia. Depuis, la trêve avait été signée, mais la paix ne tenait de nouveau qu’à un fil. Le rejet du régime du Régisseur se ressentait de plus en plus, les horreurs conséquentes à la loi interdisant la naissance de jumeaux étant de moins en moins supportables.

    Le Régisseur… Cette pensée la fit frissonner. Que pouvait-il être ? Un être humain se montrerait-il si cruel envers ses semblables ? Ou s’agissait-il d’un « Dieu », comme certains semblaient le penser ? Aluna connaissait les rumeurs : le Régisseur serait apparu une soixantaine d’années auparavant, proclamant Son hégémonie sur les quatre royaumes, qui, après une courte rébellion, avaient subi, impuissants, son courroux. Il avait réussi à faire s’entre-tuer des milliers d’hommes et de femmes sans lever le petit doigt. Bien que Sa méthode pour orchestrer cette guerre soit restée inconnue de tous, une chose était sûre : le Régisseur avait prédit le massacre !

    Dès lors, la crainte habitait Iriah. Les rois, seuls à pouvoir communiquer avec Lui, avaient instauré deux principales lois en signe de soumission : le paiement de taxes sans précédent et, surtout, l’assassinat des enfants qui naissaient par deux. Tant de sang avait été versé depuis !

    Le tintement de la cloche sortit la jeune femme de ses pensées. Son maître s’impatientait. Elle emprunta l’échelle pour quitter le sous-sol qui lui servait de chambre. Elle rabattit ensuite la trappe et se retourna vers son maître, qui l’attendait de pied ferme.

    — Je… je m’excuse de mon retard, dit-elle en baissant le regard.

    — Ce n’est pas trop tôt ! Ta mère et tes sœurs t’attendent dans le salon.

    Aluna se redressa, surprise par ce que son maître lui annonçait.

    L’homme qui se tenait devant elle n’était pas imposant ; il était même plutôt petit. Ses bésicles dépassaient de son nez crochu, laissant entrevoir des yeux d’un bleu hypnotisant. Sa peau était d’une pâleur effrayante, et son dos naturellement courbé accentuait son air maladif. Aluna ne connaissait pas l’âge du vieil homme, mais tout portait à croire qu’il avait dépassé le demi-siècle.

    — Tu as perdu l’usage de tes jambes ? vociféra-t-il. Je t’ai dit que ta mère était là !

    La jeune fille sursauta, s’excusa, et s’éclipsa dans l’arrière-pièce, qui faisait office de cuisine. Il lui fallait préparer une collation pour accueillir sa famille comme il se devait. Elle prit donc un plateau et se mit à cuisiner des peccas, amuse-bouches grandement appréciés dans le royaume de Goran. La préparation nécessitait une base de pain ainsi qu’un ajout d’œuf et de viande. La touche finale consistait à napper le tout de sirop de meris, fruits rouges au goût particulier poussant uniquement dans la vallée de l’Ombre. Quand elle eut fini, Aluna saisit le plateau, souffla un bon coup, puis s’avança vers le salon.

    Le couloir étant court, il ne lui fallut que quelques secondes pour y arriver. Dès qu’elle entra, une femme l’interpella. Vêtue d’une robe bleu ciel ornée de paillettes d’argent, elle était grande, noire, et si élégante qu’Aluna ne la reconnut pas au premier coup d’œil, bien qu’elle ait la même chevelure soignée que dans son souvenir. De longues mèches débordaient par endroits du chignon relevé sur sa nuque.

    Sans crier gare, la femme prit Aluna dans ses bras. Cette dernière resta figée comme du marbre, tentant de maintenir son plateau fermement. Au bout d’un long moment, sa mère finit par relâcher son étreinte et la regarda.

    — Que tu as grandi en six ans, ma chérie ! Tu as l’air en bonne santé, juste un peu mince à mon goût… Mais oublie ça, j’avais tellement peur qu’il te soit arrivé quelque chose durant cette stupide guerre ! Je vois aussi que tu es restée jolie ! reprit-elle en s’attardant sur sa natte, un sourire aux lèvres.

    — Je…

    — Laisse-moi porter ça, laisse-le-moi.

    Elle voulut s’emparer du plateau, mais la poigne d’Aluna s’avéra plus forte.

    — Ne vous embarrassez pas. C’est… c’est mon devoir.

    Avant que sa mère ne puisse réagir, Aluna la dépassa et posa les friandises sur la table, tout en fixant les deux autres personnes assises sur le fauteuil du salon.

    L’une était jeune, sobrement vêtue, de petite taille et dotée d’une étonnante peau couleur miel. Sa chevelure châtain clair était soyeuse et rivalisait d’éclat avec ses yeux. Aluna reconnut immédiatement sa sœur, qui n’avait que sept ans lorsqu’elle avait quitté le domicile familial. L’autre, plus âgée, possédait un regard gris perçant. Sa crinière longue et rebelle, comparable à la chevelure d’Aluna, était maintenue en une grosse natte sur le côté. Ce détail interpella Aluna. Elle ne se rappelait pas avoir déjà vu sa jumelle se coiffer de la sorte, mais c’était sans importance. Elle se tourna vers sa mère, pressée d’en finir.

    — Vos peccas sont servis, régalez-vous.

    — Attends, s’il te plaît, supplia cette dernière. Tu ne veux pas parler à ta petite sœur ? Tu vois comme elle a grandi ?

    Sans attendre sa réponse, l’intéressée franchit la distance qui les séparait et l’enlaça.

    — Tu m’as manqué, Aluna.

    Prise au dépourvu, il lui fallut quelques secondes pour réagir.

    — Toi aussi, Beth, dit-elle en se souvenant des nombreuses visites que lui rendait sa sœur lorsqu’elle vivait encore dans la cave de la maison familiale.

    — On a tellement de choses à rattraper !

    — Je… je suppose.

    Mal à l’aise devant ces inhabituels élans d’affection, Aluna se détacha brusquement de Beth et se dirigea vers la sortie. Sa mère l’arrêta :

    — Tu ne me pardonneras donc jamais ? Je suis ta mère !

    Aluna la fixa. Sa mère avait les larmes aux yeux et semblait sincèrement regretter ce qu’elle lui avait fait subir. Elle l’avait abandonnée à Xerox, six ans auparavant, pour la protéger des lances des gardes royaux. Elle l’avait obligée à quitter Minabis pour rejoindre la ville d’Arabica qui, en proie aux affrontements dès le début de la guerre, ne faisait pas l’objet de fouilles règlementaires. Pourtant, Aluna n’en voulait pas à sa mère ; elle s’était simplement forcée à l’oublier. Que dire à cette femme qu’elle ne voyait plus que comme une inconnue ?

    Avant qu’elle ne puisse répondre, sa mère la prit par le bras et la fit asseoir près de sa sœur jumelle. Elle se mit ensuite en face d’elle et commença à parler, dans une visible tentative de repentir :

    — Xerox te traite-t-il bien ?

    Que dire ? Fallait-il lui avouer que son ami se servait d’elle pour toutes sortes d’expériences et que sa peau brûlait en permanence tant c’était douloureux ? Fallait-il aussi lui préciser qu’il n’était qu’un druide fou sans la moindre morale et qu’elle rêvait de retourner à sa vie d’avant ?

    — Non…, laissa-t-elle échapper.

    — Non ? Il te traite mal ? Tu me parais un peu pâle, en effet…

    — Non, je veux dire : si, il me traite bien, rectifia Aluna.

    — Vraiment ? S’il te traite mal, tu sais que je te trouverai autre part où aller. Je trouverai, je te le promets !

    — À quoi bon ? Vous l’avez dit vous-même il y a six ans : je ne peux pas vivre avec vous. Je suis très bien ici, mentit-elle finalement.

    — Ma chérie, tu sais que j’aurais adoré te garder avec nous. Je n’ai pas eu le choix, tu le sais. Si les gardes vous avaient trouvées toutes les deux, ils…

    — Je sais, l’interrompit Aluna, la voix vide d’émotion. Ils nous auraient tuées toutes les deux. Vous avez dû choisir… Je ne suis pas en colère.

    Elle se leva aussitôt et invita Beth à prendre sa place. Elle ignora ensuite le regard interrogateur de sa mère et fixa les trois femmes. Elles formaient une famille, dont Aluna ne faisait pas partie. Son cœur se serra. Elle n’aurait jamais droit à rien de comparable et elle n’y pouvait rien. Elle les observa l’une après l’autre, avant de s’arrêter sur Beth. Ses oreilles extrêmement fines et son teint clair l’interpellèrent. Elle se rappela alors que sa sœur était une hybride, née de l’union d’un Ælfe et d’une humaine. Ce mariage n’était légal à Goran que depuis un demi-siècle, à la suite de l’immigration massive de citoyens cristalliens cherchant à faire fortune sur le continent. Les hybrides reprenaient souvent les caractéristiques humaines, mais gardaient la grâce et la beauté légendaire de leur parent ælfe.

    — Le père de Beth n’est pas là ? reprit-elle en constatant l’absence de ce dernier.

    — Papa a dû rester à Minabis, répliqua Beth. Il avait hâte de te voir aussi, mais il ne pouvait pas.

    — Je ne vois pas pourquoi il aurait hâte ; il ne me connaît même pas, rétorqua Aluna en se rappelant n’avoir passé que peu de temps en sa compagnie. Vous non plus, d’ailleurs… je ne sais pas ce que vous faites là. La guerre est finie depuis plus d’un an, et je… j’étais certaine que vous ne viendriez jamais. Je ne comprends pas.

    — On voulait venir plus tôt, Al ! C’est juste qu’on a dû attendre que les gardes s’en aillent et que les routes soient dégagées. Je te promets qu’on ne t’a pas oubliée ; on a pensé à toi à chaque lune ! N’est-ce pas, maman ?

    — Oui, Aluna, on a dû…

    — Que faites-vous ici ? la coupa-t-elle. Je suppose que vous êtes seulement de passage.

    — Nous ne pouvons pas rester, en effet, balbutia cette dernière, rongée par la peine. Mais je tenais à te revoir et…

    — Eh bien, je vais bien, l’interrompit Aluna, surprise de la déception qu’elle ressentait.

    Contre toute attente, son autre sœur, sa jumelle, finit par se mêler à la conversation :

    — Mère dit qu’il existe une nation libre dans le nord-ouest, un rassemblement de rebelles et de hors-la-loi. Tu devrais t’y rendre. Tu y vivrais plus librement.

    — Elena ! s’énerva leur mère. C’est trop dangereux, voyons ! On ne sait pas comment sont ces gens !

    — Je croyais qu’elle rêvait de liberté, reprit froidement Elena. De toute façon, ce n’est pas comme si tu envisageais de la ramener chez nous.

    Elle se fit gronder sans tarder.

    — Comment peux-tu être aussi cruelle avec ta sœur ? Ça aurait pu être toi, à sa place !

    La chef de famille se tourna ensuite vers Aluna, l’air grave :

    — Écoute, ma chérie, le père de Beth a des relations au château. Je pensais essayer de te faire réintégrer ta vie en faisant une requête exceptionnelle auprès du roi. C’est risqué, mais peut-être que…

    — Quoi ? s’écria Elena, qui se sentait désormais concernée par cette étrange réunion familiale. Je n’ai aucune envie de partager ma vie avec cette…

    — Ça suffit ! s’écria Aluna.

    Elle savait que le roi n’accepterait jamais une telle requête. Sa mère devait être désespérée pour proposer de mettre ainsi toute leur famille en danger. Comment réagiraient les autorités une fois leur gémellité découverte ? Le risque était trop grand.

    — Mère, reprit-elle plus calmement, ne vous inquiétez pas pour moi. Même si j’apprécie vos efforts, ça fait trop longtemps que je vis à l’écart de tout. Je serais incapable de réintégrer la société.

    Pour conclure, Aluna enlaça maladroitement sa mère, qui mit plusieurs secondes à répondre à son étreinte. Au bout d’un long moment, Aluna la relâcha et déclara, avec un sourire qu’elle espérait naturel :

    — Revenez me voir quand vous voudrez.

    Après d’autres discussions rappelant le passé et quelques effusions d’accolades, le carrosse de la famille Sachs finit par s’éloigner de la maison. Aluna se retrouva seule, convaincue que son malheur prendrait bientôt fin. Sa mère avait réellement l’intention de la sortir de là, et même si elle ne souhaitait pas se bercer d’illusions, elle espérait de tout son être que sa famille trouverait une solution. Après tout, la sauver n’impliquait pas nécessairement de légitimer son existence. Elle pourrait se contenter de la vieille cave, qui avait été sa cachette préférée durant les 11 premières années de sa vie…

    Soudain, l’horloge sonna sept coups. C’était l’heure.

    Aluna se rendit courageusement au sous-sol. Lorsqu’elle arriva à l’endroit où elle s’était endormie des heures plus tôt, elle s’arrêta pour regarder le clair de lune à travers le soupirail, puis se dirigea vers le mur du fond, où elle poussa la pierre la plus haute. Un léger bruit suivit, un mécanisme s’enclencha, et un passage apparut peu à peu au milieu de la cloison. Elle s’y faufila, en prenant soin de fermer derrière elle, comme elle le faisait toutes les nuits depuis presque six ans.

    Son maître se tenait devant elle, dans une pièce n’ayant pour meubles qu’un lit et une table. Sur cette dernière étaient posés divers masex, des pierres renfermant chacune des pouvoirs magiques distincts. Le druide étudiait leurs effets sur le corps humain. Du moins, c’était ce qu’Aluna croyait. Xerox n’était pas du genre loquace.

    — Installe-toi, lui ordonna-t-il.

    Aluna était habituée à ce rituel. Elle s’exécuta donc sans tarder. Son maître s’approcha ensuite pour lui faire une injection dans le bras, qui la fit sursauter. La dose avait l’air plus élevée qu’à l’accoutumée.

    — Calme-toi, la rassura Xerox. J’ai légèrement augmenté la dose, mais tu la supporteras.

    — Ça brûle…, murmura la jeune femme en sentant la chaleur de la substance lui parcourir les veines.

    — C’est normal. Détends-toi.

    Aluna ferma les yeux et essaya d’obéir. Elle avait l’impression qu’un brasier était né en elle et affluait dans son corps à grande vitesse. Elle se sentit projetée dans une autre réalité, où elle était emprisonnée dans un labyrinthe de feu. Les flammes se rapprochaient lentement, désireuses de la consumer. C’était effrayant, mais routinier. Aluna savait exactement comment sortir indemne de ce dédale et réussir l’expérience du jour. Tel un animal suivant son instinct, elle se faufila dans les allées flamboyantes, rapide et efficace. Cependant, au moment où elle commençait à maîtriser la situation, une énorme paire d’yeux enflammés surgit en haut de la barrière de feu et la fixa. Elle prit peur, mais continua sa course effrénée, ignorant le regard insistant. La sortie n’était plus loin. Elle n’était plus qu’à quelques virages lorsqu’une voix rauque lui hurla :

    — Tu essaies de me défier ? Tu brûleras pour avoir osé !

    Elle sursauta d’effroi et de surprise. Ce n’était pourtant pas le moment de flancher ; elle devait sortir au plus vite. Elle se rua vers l’issue la plus proche et ne vit que trop tard les flammes se resserrer autour d’elle pour l’arrêter. Un rire moqueur accompagnait la danse de l’incendie. Prise au piège, elle recula instinctivement. La voix ricana une fois de plus, et un mur de feu s’abattit sur elle, lui arrachant un cri strident.

    En l’entendant hurler et se tordre de douleur, Xerox réprima un juron. Il tenta de la maîtriser et d’empêcher le mal de se répandre dans le reste de son corps, mais rien n’y fit : Aluna continuait à s’agiter en s’égosillant sur le matelas, sa main semblant brûler de l’intérieur. Elle eut de nombreuses autres convulsions, puis tout s’arrêta dans un dernier cri, qui déchira l’air avant qu’elle ne perde connaissance.

    *

    Au même moment, à des kilomètres de là, Rosa Sachs fut saisie d’une douleur inexplicable à la poitrine. Elle ordonna aussitôt au cocher de s’arrêter. Elle descendit ensuite du carrosse pour prendre l’air, la main sur le cœur et le regard tourné vers les ruines d’Arabica. Elle resta un instant à contempler le paysage, pensive. Malgré la réaction détachée de sa fille, elle avait un mauvais pressentiment. Tandis qu’elle réfléchissait, Beth la rejoignit à l’extérieur.

    — Maman, que t’arrive-t-il ?

    — Je… Quelque chose se passe là-bas, je le sens. Et si elle avait besoin de moi ? Je suis si inquiète !

    — Maman…

    — Je sais, j’ai l’air stupide, dit-elle en quittant finalement Arabica des yeux. Pourtant, j’ai eu l’impression que…

    Beth n’écouta pas la suite. Elle vit un morceau de papier tomber de la poche du manteau de sa mère. Elle s’en empara et le lui tendit. Rosa saisit le document et le parcourut rapidement.

    — Mais qu’est-ce que…

    — Qu’y a-t-il ?

    — C’est Aluna, elle…

    Rosa se souvint du moment où sa fille avait dû lui glisser ce mot. Cette subite et surprenante étreinte avait une raison d’être, finalement.

    — Nous retournons à Arabica, ma fille est en danger ! ordonna-t-elle au cocher sans perdre une seconde

    — Maman ? insista Beth, perplexe. Que se passe-t-il ?

    Pour toute réponse, elle lui remit le bout de papier où n’étaient inscrits que deux mots : « Au secours ».

    Chapitre 2

    Xerox fut pris de panique. Comment cela avait-il pu arriver ? Elle avait pourtant été apte à le contrôler jusque-là… Tant pis, il devait la ranimer par tous les moyens. Il n’atteindrait jamais son but sans un cobaye aussi précieux. L’excellent druide qu’il était ne pouvait s’arrêter comme cela, à mi-chemin de sa plus grande œuvre.

    D’une pression sur son poignet, il réalisa que le pouls d’Aluna était faible, voire inexistant. Cette fois, il semblait que le monstre de feu avait eu raison d’elle. Il ne lui restait plus qu’une solution : Aluna devait boire l’eau de la rivière sacrée, sans quoi elle mourrait, emportant avec elle le fruit de ses expériences.

    Cependant, il y avait un obstacle à son plan. Plonger ne serait-ce qu’un doigt dans la rivière était interdit. Il s’agissait en effet du territoire des Orgades, créatures aquatiques qui en étaient les impitoyables gardiennes. Les conséquences pouvaient donc s’avérer lourdes, voire carrément fatales. Pourtant, vu l’origine du mal, aucune magie de soin ne sauverait son précieux cobaye. La rivière sacrée était la seule à pouvoir accomplir un tel miracle. Xerox réfléchit longuement et décida qu’il tenterait le tout pour le tout : son travail passait avant cette foutue loi. Il serait accompagné d’Attila ; il saurait se défendre ou s’enfuir en cas de danger. Il devait essayer.

    Déterminé, Xerox prit deux masex et les attacha aux emplacements prévus sur sa ceinture. Il tenta ensuite de porter Aluna hors de la cave. La force de ses bras s’avérant insuffisante, il opta pour d’autres ressources. Il toucha l’un de ses masex, qui s’illumina aussitôt. Le corps d’Aluna s’éleva dans les airs. Sur sa lancée, il en effleura un second, et le mur qui lui faisait face devint trouble. Un trou noir naquit au milieu des pierres du sous-sol, suivi d’un grondement. Il s’agissait du cri de la bête qui venait d’en sortir.

    — Te voilà, dit-il. Je vais avoir besoin que tu me mènes quelque part.

    Le nouvel arrivant grogna et baissa sa crinière, autorisant ainsi son maître à le monter. Xerox fit léviter le corps d’Aluna pour le poser doucement sur le dos de la bête.

    L’animal avait la stature d’un dragon. Ses yeux étaient d’un rouge perçant, et sa peau reptilienne luisait de mille feux au travers de ses poils dorés. Deux énormes crocs débordaient des coins de sa gueule, qui contenait plusieurs rangées de dents acérées. Seules sa tête et son échine dépassaient du trou noir, mais il était aisé d’imaginer que la chimère était immense.

    Xerox s’installa à son tour sur l’animal, juste avant que ce dernier ne s’engouffre dans le passage, qui se referma derrière lui.

    La traversée fut brève, mais sembla durer une éternité au vieil homme. Lorsqu’il ne sentit plus le pouls d’Aluna, il ordonna à Attila d’accélérer. La bête grogna et battit plus vite des ailes. Sa vitesse devint telle que Xerox dut faire des efforts supplémentaires pour empêcher le corps de son cobaye de basculer. Ils finirent par sortir du passage, pour atteindre les hauteurs d’un ciel crépusculaire.

    Pendant plusieurs heures, Xerox indiqua à Attila le chemin à suivre, non sans jeter de temps à autre un coup d’œil au fardeau qu’il transportait. Il ne tarda pas à voir une immense étendue verte. Il intima à Attila de ralentir et se rapprocher du niveau des arbres. L’animal espaça ses battements d’ailes et survola gracieusement la forêt, en direction de l’est.

    *

    Au sol, un des soldats de la garde royale de Goran aperçut, dans la lunette de sa longue-vue, un objet volant qui grossissait de plus en plus. Il quitta son poste et courut vers son officier supérieur pour rapporter l’événement.

    — Mon… mon lieut’nant ! J’vois quelque chose d’gros approcher d’nous en volant, et c’est pas un oiseau ! Il vient de l’ouest et s’ra au d’ssus d’nous dans moins de 15 minutes !

    — Eh bien, enfin un peu d’action ! s’exclama le lieutenant Neilarus, en selle sur son cheval brun.

    — Quels sont les ordres, mon lieut’nant ? reprit le garde en tremblant.

    Neilarus le regarda avec amusement. Il était vrai qu’étant donné la nature du problème, il avait des raisons d’avoir peur. Il n’était pas normal de voir une créature de grande taille survoler la forêt. Cela ne voulait dire qu’une chose : une chimère ou une autre force magique venait leur rendre visite, et il se ferait un plaisir de l’occire.

    — Retournez à votre poste, informez les autres et attaquez dès que la cible est suffisamment près ! Je vais prévenir le capitaine.

    Le soldat repartit en courant vers l’une des tours en bois construites pour surveiller les chasses initiatiques du prince. Il relaya l’information aux autres, puis se remit en position, prêt à tirer.

    Au galop sur son cheval, le lieutenant se rendit jusqu’à la lisière de la forêt, où se trouvaient le prince et son ami, le capitaine de la garde royale. Neilarus les découvrit en train de discuter gaiement ; il descendit en hâte de son cheval, dépassa la poignée de soldats qui les entouraient et courut vers eux.

    — Capitaine ! Votre Altesse ! Je dois vous faire part d’un incident !

    Les deux hommes se retournèrent au son de sa voix.

    — Une imposante créature a été repérée au-dessus de l’entrée ouest de la forêt, annonça-t-il. Elle est encore loin, mais semble se diriger droit vers nous.

    — Vers nous ? s’enquit le prince.

    — Combien de temps avant qu’elle ne nous atteigne ? renchérit le capitaine, qui répondait au nom de Kenton.

    — Elle devrait être au-dessus de nous dans 10 minutes, continua Neilarus. Je me suis permis de donner l’ordre d’attaquer dès qu’elle sera à portée de tirs.

    — Bonne initiative, lieutenant. Avez-vous pu l’identifier ?

    — Non, capitaine, mais je pense qu’il s’agit d’une chimère, une comme nous n’en avons plus vu depuis la guerre !

    — J’espère que ce n’est pas le cas, lâcha calmement Kenton.

    — Parlons vite, messieurs, ce pourrait être notre dragon ! intervint le prince. Nous devons nous préparer à nous battre.

    — J’en doute, dit Kenton. Je suis prêt à parier que le dragon serait apparu autour de la rivière ou dans la forêt. Autour de nous, en tout cas, pas à l’entrée ouest. Je songe plutôt à une chimère de second rang, qui serait donc forcément contrôlée par quelqu’un. Cette personne, si elle dépasse notre position, se dirige a priori tout droit vers la rivière ou, si elle va plus loin, vers Cristallia. Se pourrait-il que…

    — À qui pensez-vous ? demanda le prince.

    — Aux rebelles. J’ai bien peur qu’ils n’en aient pas tous qu’après le Régisseur. J’ai ouï dire qu’un petit nombre d’entre eux souhaitaient venger leurs frères en attaquant à nouveau nos voisins.

    — Ce serait une catastrophe, appuya le prince. Cette trêve était inespérée. Si cet intrus atteint l’autre côté de la rivière et attaque Cristallia, la reine va penser que nous reprenons les hostilités. Il faut l’arrêter à tout prix !

    — Je suis de même avis que vous, prince, conclut Kenton. Lieutenant, suivez la créature ; il faut absolument que quelqu’un soit là lorsqu’elle touchera terre.

    Neilarus acquiesça et s’en alla.

    — Kenton, nous devrions nous rendre aux abords de la rivière pour avoir une vue d’ensemble, proposa le prince. J’aimerais suivre tout ça de près.

    — Très bien.

    Les deux hommes enfourchèrent leurs montures respectives et se mirent en route. Ils avaient l’avantage d’être à moins d’un kilomètre de leur destination. Ils atteignirent ainsi la clairière qui donnait sur la rivière sacrée, frontière entre leur royaume et celui de Cristallia.

    Le prince mit pied à terre, dépassa quelques soldats et s’approcha de l’immense étendue d’eau sur laquelle se perdait le reflet de la lune. À première vue, la rivière n’avait rien de spécial, mais maintes histoires et légendes lui conféraient des pouvoirs de régénérescence. Le prince n’y avait jamais plongé ne serait-ce qu’un pouce, à cause de l’interdiction formelle d’y toucher, décrétée il y a de cela plusieurs siècles, par une dirigeante du royaume voisin. Cette interdiction avait encore plus de sens depuis que l’armistice avait été signé, la rivière constituant également le patrimoine sacré des Orgades, citoyennes de Cristallia. Personne, excepté ces créatures, ne pouvait y pénétrer. Violer cette règle reviendrait à briser les conditions de la trêve si durement négociée. Bien que le prince ne connaisse pas les raisons d’une telle mesure, personne n’avait, à sa connaissance, jamais osé la transgresser.

    Le cri d’un soldat l’arracha à ses pensées.

    — Touchée ! Touchée ! La bête est touchée !

    Le jeune homme regarda en l’air et vit une forme humaine tomber du ciel. Elle fonçait droit dans la rivière !

    *

    Alors qu’il survolait la forêt à la recherche d’un espace dégagé pour se poser, Xerox fut surpris de voir des flèches fuser dans sa direction. Attila fut touché avant qu’il ne puisse réagir. Il essaya de le redresser malgré tout. Ils étaient près de la rivière, mais les soldats en contrebas lui compliquaient la tâche. Personne n’était censé se trouver là, surtout à une heure aussi tardive !

    Hors de lui, Xerox grinça des dents, sans pour autant abandonner. Il était trop près du but.

    Il ralentit et tenta de contourner le barrage de flèches. Il pourrait sûrement atteindre la rivière par le sud et prendre un peu de son eau au passage avant de s’enfuir. Cependant, au moment où il s’en rapprochait, une pluie de projectiles s’abattit sur lui. Attila se cabra d’instinct, faisant malencontreusement basculer le corps d’Aluna. Xerox piqua pour la rattraper, mais, déjà, une meute de soldats s’agglutinait sur la rive. Il serait capturé s’il s’y aventurait.

    C’était trop risqué. À cette allure, Aluna était de toute façon condamnée. Xerox jura, puis toucha les flancs de l’animal pour le calmer et lui signifier que la bataille était perdue. Dégoûté, il gagna de l’altitude pour être hors de portée des flèches et fit demi-tour, conscient qu’il devait rentrer pour effacer ses traces au plus tôt.

    *

    Le prince avait les yeux rivés sur la forme humaine qui se dirigeait droit vers la rivière.

    — Regardez ça, Kenton ! hurla-t-il en pointant la silhouette du doigt.

    Le capitaine de la garde s’avança et se figea en voyant le corps d’une femme tomber dans l’eau à toute vitesse, après une chute de plus de six mètres. Durant un court instant, personne n’osa bouger. Kenton se reprit le premier :

    — La chasse est terminée ! s’écria-t-il à l’officier le plus proche. Rappelez tout le monde au château, immédiatement !

    — À vos ordres !

    L’intéressé rassembla tous les individus présents et, ensemble, ils quittèrent la clairière au galop. Kenton attendit qu’ils soient partis avant d’implorer le prince.

    — Prince, il faut s’en aller, maintenant !

    Hagard, le jeune homme ne répondit pas. Kenton insista :

    — Prince !

    — C’est une jeune femme…, finit-il par dire sans s’arrêter de fixer l’étendue d’eau. Il faut la sauver !

    — Que dites-vous ?

    — Je viens de vous

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