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Le nœud de Saint-Jacques
Le nœud de Saint-Jacques
Le nœud de Saint-Jacques
Livre électronique316 pages4 heures

Le nœud de Saint-Jacques

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À propos de ce livre électronique

Une menace de pandémie de grippe aviaire plane sur le monde. Des individus semblent vouloir propager le virus H5N1 en France. Malheur à qui voudra s’opposer à ce projet meurtrier. La mystérieuse Li s’y emploie, bientôt aidée par le colonel Laurent O’Neill, chef de la Direction régionale de la sécurité intérieure et ses amis Dennis et Emmy Bernich. A qui peut rapporter la propagation d’une telle maladie ? Un laboratoire de l’INERMA, propriété d’Axelle Ponset, est-il impliqué ? La traque est lancée.
LangueFrançais
Date de sortie13 juin 2012
ISBN9782312003818
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    Aperçu du livre

    Le nœud de Saint-Jacques - B. Coliner

    978-2-312-00367-2

    I

    Jeudi 13 octobre 2005

    Tous les jours, après son travail, elle allait sous la cascade tiède qui ne coulait que pendant les quelques mois qui suivaient la saison des pluies. La chaleur intense de la journée autant que la misère qu’elle côtoyait lui collaient à la peau. Longuement, elle se lavait pour en effacer les morsures. Elle aimait cet instant de solitude.

    Quand elle regagnait sa case bâtie près du village de Gogoli, son repas était prêt. Fait, invariablement, de riz avec quelques boulettes de viande, elle le partageait avec une dizaine de gosses du village. Ses mômes, qu’elle avait pour la plupart aidés à naître, puis à survivre. Après cela, elle venait s’asseoir sur la pierre nue et laissait son regard dériver vers le soir qui déclinait. Les ombres s’étiraient comme une couverture pendant que le disque orangé s’inclinait lentement vers la dune avant de disparaître dans cet oreiller de sable chaud. Derrière, au loin, s’assoupissaient des villages oubliés, éparpillés jusqu’aux frontières du Burkina-Faso.

    Alors s’opérait la magie. Des milliers de rayons argentés s’allumaient dans le ciel et ces petites lumières scintillantes dessinaient un nouveau monde. Du bas de la falaise jusqu’au fin fond de la brousse, un à un les djembés se mettaient à chanter, en écho avec la plainte du « renard pâle » dessinant de ses griffes dans la terre ocre les augures divins que, demain, le sage décrypterait.

    Ainsi se transmettaient les peurs, les souffrances et les espoirs que seule la pudeur de la nuit permettait d’exprimer.

    Ce soir, les enfants ne jouaient pas comme à l’accoutumée mais elle savait qu’ils étaient-là, assis derrière elle.

    Tout n’était que silence.

    – Tu me racontes l’histoire de mon nom ?

    Ses doigts glissaient dans les cheveux crépus de la tête posée sur ses genoux. L’enfant reniflait doucement et elle sentait quelques larmes couler sur ses genoux.

    Lui aussi était triste.

    Plusieurs fois elle lui avait parlé de ce peuple arrivé dans l’est du Mali, vers le xiiie siècle au temps de l’Empire Songhaï. Après avoir été chassés d’Égypte – ou après avoir fui les crues dévastatrices du Nil –, les Dogons avaient pris la direction de l’ouest de l’Afrique. D’errances en batailles pour leur survie, à la recherche d’une terre d’asile, leur longue marche s’était achevée au bord de la grande falaise de Bandiagara, à quelques kilomètres de la frontière avec l’actuel Burkina. Comme si cette haute barrière de roche volcanique leur avait signifié le bout de leur voyage, ils s’étaient installés.

    La cohabitation de ce peuple d’agriculteurs-éleveurs avec les Télems, chasseurs pygmées, ne fut pas aisée. Mais les Dogons subsistèrent et des Télems ne restent que leurs habitats troglodytiques utilisés dès lors pour enfouir les morts. Car pour un Dogon, enterrer un corps présenterait le risque de souiller la terre si l’âme du défunt était impure. Et la terre c’est la mère nourricière des vivants.

    Ces grottes abritent également la vie monastique du Hogon, le chef spirituel du village et gardien de la tradition animiste de son peuple.

    – C’est en mémoire de tes origines que t’a été donné le prénom d’Amon. C’était l’un des Dieux vénérés par les égyptiens. Le plus grand de tous puisqu’il est Rê, le soleil, le roi des Dieux.

    Le silence retomba.

    Elle s’allongea sur le dos, sans lâcher l’enfant qui se recroquevilla sur son ventre. Elle sentit sous son chemisier la tiédeur que la pierre conservait après son exposition à la brûlure du jour. Elle n’eût pas à chercher son repère préféré dans le ciel. La constellation de la Croix du Sud brillait dans ses yeux. Elle se laissa envahir par les odeurs colportées par une brise légère : le thé à la menthe préparé par les hommes, la bière de mil versée dans les calebasses autour d’un feu, la viande grillée et le parfum subtil des fleurs de baobab.

    – Li, tu vas partir, n’est-ce pas ?

    C’était ça qui le tourmentait et empêchait les autres enfants de rire et de jouer. Elle n’avait rien dit, mais ils savaient.

    – Oui.

    Il renifla à nouveau. Des murmures voletèrent avant de s’éteindre sur de nouveaux reniflements.

    – C’est à cause de la lettre ?

    – Oui.

    Elle se plaisait à caresser ces boucles épaisses et, plus encore, elle aimait la sensation que lui procurait ce petit être. Parfois, comme en cet instant, il lui semblait qu’il n’était pas sur… mais en elle. À chaque fois, cela rouvrait des plaies jamais bien cicatrisées et ses yeux s’embuèrent.

    Dans une autre vie, dans un autre monde elle avait été mère. Mais si peu…

    – Tu reviendras, dis ?

    – Je suis toujours revenue, non ?

    – Tu promets ?

    – Oui, je t’en fais le serment.

    Le lendemain matin, elle ne verrait pas le soleil se lever au-dessus du petit village. Le taxi-brousse l’attendait déjà, pendant que l’aube peinait à gommer la nuit. Li ferma la porte de sa case faite de banco, mélange de terre et de paille séché. Il n’y avait pas de serrure mais cela n’avait pas d’importance. Quand elle avait hissé son sac sur ses épaules, il ne restait qu’un lit en bambou, une chaise à lanières de plastiques, une petite table et une calebasse qu’elle utilisait pour sa toilette. Elle regarda une fois encore les photos punaisées sur le dos de la porte, déposa un baiser sur ses doigts, caressa le visage figé sur le papier et sortit.

    Li leva les yeux vers le plus haut rocher surplombant le village endormi. C’était-là que l’attendrait Amon, chaque jour, jusqu’à son retour.

    II

    Mercredi 19 octobre 2005

    Cela faisait près de douze heures que Gorg Vlaziski n’avait pas lâché le volant de son camion. Sans compter les deux heures passées la veille à charger les caisses. Il n’avait pas dormi plus de quatre heures. Et cela durait depuis une semaine.

    Il ne sentait presque plus ses doigts et les muscles de ses bras étaient régulièrement secoués de spasmes nerveux. De plus en plus souvent, ces deux dernières heures.

    Il fallait qu’il s’arrête pour dormir un peu. Il fallait qu’il mange autre chose que des tranches de pain et du poisson séché. Il fallait qu’il se lave. Il fallait…

    Il fallait surtout qu’il arrive avant la fin de la nuit au poste frontière. Tous ceux qui, comme lui, faisaient ce voyage savaient qu’il est plus facile de passer la frontière quand les douaniers baissent la garde et rechignent à sortir de leur guérite pour effectuer le contrôle des marchandises. Il aurait le temps de se reposer en Slovénie, puis de bien manger une fois arrivé en Italie.

    Les pneus mordirent l’herbe du bas-côté de la route, faisant hurler les essieux du camion. Gorg Vlaziski sortit de sa torpeur. Des gouttes de sueur lui piquaient les yeux. D’un revers de manche il s’essuya le visage puis, de sa main droite, chercha à tâtons la bouteille thermos tombée entre les deux sièges. La chuqua lui donna un coup de fouet quand le liquide se répandit dans son estomac pour s’infiltrer ensuite dans ses veines. L’alcool de prune enflamma toutes ses chairs, provoquant un nouvel assaut de gouttelettes salées dans ses yeux.

    Il connaissait bien les signes de la fatigue et ceux de l’harassement extrême. Dans son village natal, près de Zadar, il avait vu son père s’épuiser au travail. C’était au temps de la Yougoslavie de Tito quand, pour nourrir une famille, il fallait trimer dur. Et chacun y parvenait. Ce n’était pourtant pas le travail qui l’avait tué mais les Serbes durant les combats de 1991.

    Gorg Vlaziski avait dès lors dû apprendre à se débrouiller pour gagner l’argent des siens. Il n’avait que 17 ans à l’époque ; il lui semblait en avoir trente de plus aujourd’hui. La Croatie était indépendante et s’apprêtait à entrer dans l’Union Européenne, pourtant, rien n’avait réellement changé pour les gens de sa condition.

    Sauf qu’il avait appris à se débrouiller.

    Quand son corps se mit à trembler il prit peur. Jamais, auparavant, il n’avait éprouvé ces maux de tête qui percutaient ses tempes telles des vagues sur une digue par temps de tempête. Jamais il n’avait senti cette chaleur qui montait de ses entrailles pour finir par déverser sa lave humide par chacune de ses pores. À présent, sa vue faisait danser les phares sur le goudron tandis qu’un voile blanc s’épaississait devant lui.

    Il écrasa la pédale du frein et plaqua ses mains sur son visage sans parvenir à maîtriser le déferlement de frissons qui le parcouraient jusqu’aux os. Il ouvrit la portière et se laissa glisser hors de la cabine. Ses jambes plièrent et il dût s’appuyer sur l’aile du camion pour ne pas tomber. Il lui semblait que l’air frais lui faisait du bien. Il ouvrit sa chemise pour mieux respirer et, avec un pan, essuya à nouveau son visage. Ses oreilles bourdonnaient. Cela n’avait rien à voir avec le surmenage, il en était persuadé, sans toutefois comprendre ce qui lui arrivait.

    Il fit quelques pas vers le bas-côté et s’effondra.

    – Bordel, mais qu’est-ce qu’il fabrique ?

    À trois cents mètres en retrait, les lumières d’un véhicule s’éteignirent. La Mercedes 200 L s’approcha silencieusement. À l’intérieur, deux hommes fixaient les feux rouges du camion arrêté. Ils n’avaient pas vu descendre Gorg Vlaziski et encore moins le corps qui gisait dans l’eau boueuse du fossé.

    – Gare-toi, je vais aller voir. Toi tu restes-là.

    Le passager sortit un pistolet 9 mm de sous son veston et se dirigea avec précaution vers le camion. Arrivé à hauteur de la portière ouverte, sa mâchoire se crispa et il donna un violent coup de poing dans la carrosserie rouillée. Il venait d’apercevoir, entre les arbres, deux pieds qui dépassaient d’une touffe de ronciers.

    Il fit signe à l’autre homme de venir et s’avança pour sortir le corps inerte.

    – C’est bien lui.

    – Tant mieux, le boulot n’en sera que plus facilité.

    – Ouais, et qui va nous conduire jusqu’à son contact, à présent ?

    Celui qui paraissait être le chef émit un petit rire en tapant sur l’épaule de son équipier.

    – Devine !

    – Quoi ? T’es dingue ?

    Le visage souriant disparut pour laisser place à du marbre.

    – Redis que je suis dingue une fois de plus et je t’écrase la gueule. Il n’y a pas à discuter. Tu le fiches à poil, tu mets ses fringues et tu te cales derrière le volant. Je te donne cinq minutes.

    Sur ce, il se dirigea vers le fossé, dégaina son arme, sortit de sa poche un petit tube qu’il vissa sur le canon et fit feu. La balle fit jaillir un filet de sang de la tempe droite du corps inerte. Gorg Vlaziski étant déjà mort, le cadavre n’eut pas le moindre soubresaut. Le tueur ramassa la douille, la mit dans sa poche de pantalon, alluma une cigarette et médita une minute sur le sort de ce pauvre diable. Nulle compassion ne traversa son esprit fermé à ce type de sentiment et il se dit qu’après tout chacun choisissait la façon de creuser sa propre tombe.

    Il savait que, personnellement, il avait fait son choix très tôt quand il s’était enfui d’un centre de détention pour mineurs de Zagreb. C’était la première fois qu’il connaissait un toit, des repas réguliers et un lit avec des draps. Peut-être aussi un peu d’affection… Mais il n’avait pas supporté les barreaux, les portes fermées à clés et, surtout, le viol qu’il avait subi.

    Le coupable ne commettrait plus de tels actes car, ce jour-là, il l’avait inscrit en première position sur la longue liste du tueur qu’il était devenu.

    Il regagna la Mercedes, expédiant son mégot d’une chiquenaude de l’autre côté de la route. La braise se répandit en quelques étincelles avant de s’éteindre. « Ainsi va la vie », songea-t-il.

    Moins de cinq minutes après, le camion reprenait sa route, son poisson pilote accroché à ses basques. Quant à Gorg Vlaziski, jamais il ne reverrait son village de Croatie et ne saurait jamais que ce jour-là il transportait sa mort à l’arrière de son camion.

    Goran ne décolérait pas. Comment Stan pouvait-il le traiter de la sorte ? C’est vrai qu’il était le plus intelligent de la famille et qu’il lui devait ce job pour lequel chacun recevrait deux mille euros mais parfois, comme ce soir, il ne comprenait pas son frère. Sa violence lui faisait peur. Pourquoi exploser le crâne d’un pauvre type déjà mort ? Peut-être un besoin d’évacuer cette fureur permanente visible dans ses yeux. Il n’était plus le même depuis la fin de la guerre des Balkans. Ses amis non plus n’étaient plus les mêmes.

    Goran essuya ses mains poisseuses sur le pantalon enlevé au cadavre, ce qui eut pour effet de souiller plus encore ses doigts manucurés. Il donna un coup de poing rageur sur le volant. La chemise, trop grande pour lui, collait sur son torse en dégageant un mélange de relent de sueur et d’eau croupie pompée par la toile épaisse dans le fossé quand le chauffeur était tombé. Il eut un haut le cœur.

    Incroyable, ce qui lui arrivait. De la simple filature d’un cambrioleur de fret, il se retrouvait au beau milieu d’un meurtre, d’une usurpation d’identité et d’une fuite en avant qui ne lui disait rien de bon. Il aurait préféré arrêter les frais en rebroussant chemin. Ils ramenaient le camion sur les quais d’Asseria, empochaient le fric et il faisait la fête pendant trois jours avec sa copine.

    Autant oublier tout ça. Stan avait autre chose en tête et il ne renonçait jamais sur une affaire.

    Il serra le volant d’une main et rétrograda de l’autre en jetant de rapides coups d’œil, tantôt dans son rétroviseur – « Il me suit, tout va bien » –, tantôt en direction des bâtiments de la douane faiblement éclairés. Un nœud se noua dans sa gorge. Devait-il s’arrêter ou juste ralentir ? Que ferait-il si on lui demandait de stopper ?

    Le camion roula lentement, presque sans bruit jusqu’à franchir la ligne jaune de démarcation avec la Slovénie. Rien ni personne. Il embraya et lança doucement le « bâché ». Derrière, la Mercedes faisait de même. Goran sentait la sueur dégouliner dans son dos tandis que la nuit l’enveloppait, peu à peu, dans une coquille rassurante. Il arrivait à nouveau à déglutir, lui donnant une furieuse envie d’un bon verre d’alcool. Pour sûr, cela aurait calmé ses nerfs tendus à l’extrême. Mais autant oublier ça aussi : pas de bringue, pas d’alcool au programme de la soirée. Décidément, il en arrivait à se demander s’il était réellement fait pour ce boulot.

    Le passage en Italie ne posa aucun problème majeur. La remontée vers le nord non plus, si l’on exceptait une crevaison, la rupture d’une attache de la bâche qui couvrait le plateau arrière et un effraie venu se scratcher sur le pare-brise déjà étoilé.

    Stan se laissait un peu distancer depuis qu’ils grimpaient par des routes cahoteuses. Devant lui, un panache de fumée noire craché par le camion lui traçait le chemin.

    Il désespérait de rencontrer le contact qui, selon son informateur, attendait la cargaison et devait se manifester après la traversée de Turin. Il devenait de plus en plus anxieux, ce qui n’était pas habituel chez-lui. De tempérament emporté, oui, mais pas anxieux. Quelque chose clochait dans cette histoire, il l’aurait juré, sans savoir quoi au juste.

    Deux jours plus tôt, un homme de main de Blovitch lui offrait un contrat juteux : récupérer des caisses détournées par des gars du syndicat du port. Boulot facile qu’il avait dit. Sur le coup, Stan avait remercié l’émissaire de Blovitch sans poser de question, tout heureux de la confiance que lui faisait celui qui règne en maître sur la pègre du pays. À présent, il se demandait pourquoi les sbires du caïd ne s’étaient pas chargés du « boulot facile ». À quoi bon suivre un camion pendant des kilomètres si l’on connaît sa destination – ou du moins la zone où la cargaison changera de mains. Il aurait suffi d’attendre, peinards, sur la route allant de Turin vers la France, de buter le mec indélicat et de reprendre le camion. Bon, il est vrai que discuter les décisions de Blovitch équivalait à se tirer une prune dans la tronche. Machinalement, il tâta le 9 mm à travers sa veste. Sans doute pour se rassurer. Car il en avait besoin de se rassurer, plus ils s’éloignaient de Turin et qu’approchait l’échéance de la rencontre. À ce moment-là, il faudrait agir vite et bien. « Sans bavure » avait précisé celui qui payait le service.

    Stan ne pouvait compter que sur lui-même car Goran n’était pas de la même trempe. Neutraliser les gus, les ficeler et les ramener avec le fret, avant de passer à la caisse. Et puis tchao la compagnie.

    Cette idée d’empocher un bon paquet de fric le fit sourire, décrispant sa mâchoire. C’est à ce moment-là que les feux stop s’éclairèrent devant lui. Il doubla le camion, poursuivit sa route sur deux cents mètres, éteignit les phares et coupa le moteur de la Mercedes.

    Goran se battait avec le levier de vitesses pour tenter de garder un rythme régulier sur la route sinueuse empruntée à la sortie de la capitale du Piémont. Les lacets rétrécissaient tout en montant, à mesure qu’ils se rapprochaient de la France. Depuis cinquante kilomètres environ, il n’avait pas eu le loisir d’allumer une cigarette et le manque de nicotine commençait à se faire sentir. Il fouilla machinalement dans la poche à rabat de sa chemise. En vain. Il faudrait qu’il s’arrête pour se ravitailler auprès de Stan, mais cette seule idée reflua instantanément de son esprit. Il se serait fait massacrer par son frère.

    Alors que, de la main, il explorait la boîte à gant dans le faible espoir de trouver un reste de paquet de tabac, à la sortie d’une courbe un homme se tenait au milieu de la route, en plein dans le faisceau des phares d’un véhicule stoppé derrière lui. Surpris, Goran se dressa sur la pédale de frein, serrant le volant fermement. Il réussit à stopper la machine à moins d’un mètre de l’individu.

    « L’est taré le mec ! »

    Goran quitta son siège, fit quelques pas en s’étirant, un sourire aux lèvres. Les mains dans les poches, il marcha vers l’inconnu.

    – Je présume qu’on a rendez-vous nous deux.

    Stan était invisible. Il ne s’en formalisa pas, connaissant la prudence du frérot et puis, de l’avoir dépassé pour se positionner derrière leur « contact » avait été fichtrement malin. Le gus se retrouvait pris en sandwich.

    La silhouette n’avait pas bougé d’un pouce. Elle se découpait en une masse boulotte, sombre, auréolée de lumière. Goran y voyait l’image d’un messager divin ; celui qui leur apportait un bon pactole qu’il ne tarderait, pas plus tard que ce soir, à écorner en joyeuse compagnie. Cette pensée lui fit lever les yeux vers la nuit étoilée pour une prière muette de remerciement à la providence

    Quand l’homme bougea, ce fut si imperceptible que Goran ne sut jamais que la foudre du ciel qui l’avait atteint sortait en fait d’un pistolet Glock 45 muni d’un silencieux. La silhouette s’approcha lentement, l’arme toujours pointée sur le corps allongée au sol. Il n’entendit pas Stan s’approcher.

    – Si tu bouges tu es mort.

    La silhouette se figea, sans se retourner.

    – Balance ton flingue et lève les bras bien haut. Je ne le redirai pas.

    La silhouette s’exécuta sans un mot.

    – Tourne-toi, doucement. Fais gaffe, je vise bien.

    La silhouette parut en pleine lumière, à présent. De taille plus petite que la moyenne – ramassée sur la largeur, aurait dit feu son frère –, on ne distinguait de son visage dissimulé sous un chapeau qu’une fine moustache au-dessus d’une bouche aux lèvres charnues et un menton couvert d’une barbe naissante. Ses mains étaient gantées de cuir.

    – Qui es-tu ? Qui t’envoie ?

    Le silence ne fut troublé que par un oiseau qui s’envola, quelque part dans le noir.

    – Tu vas répondre, fumier !

    Stan n’eut pas de réponse. Tout au moins qu’il put entendre avant de recevoir un coup derrière la tête qui l’envoya au tapis, groggy.

    – Putain, tu en as mis du temps, Eva !

    Une femme, la trentaine, mince, plus grande que l’homme, essuya sur la veste de Stan la crosse de son arme tâchée de sang mêlé à quelques cheveux.

    – Il fallait que je m’assure qu’il n’y en avait pas d’autre.

    – Pendant ce temps, j’ai failli faire dans mon froc, moi, avec ce dingue qui me braquait.

    Elle sourit et reporta son attention sur les deux types étalés sur l’asphalte.

    Il sort d’où, celui-là ?

    D’un coup de pied dans les reins de la forme recroquevillée, elle désignait Stan.

    Aucune idée. Normalement, il ne devait n’y en avoir qu’un seul.

    Il va nous le dire lui-même.

    Stan parvint à s’asseoir, portant instinctivement la main à sa tête. Là où ça faisait un mal de chien. Son estomac s’agitait de spasmes convulsifs et quelques gouttes de sang coulaient de son nez, probablement cassé après sa rencontre avec le bitume lors de sa chute.

    Il se redressa en grimaçant mais ne put faire mieux que de rester assis. La route semblait se contorsionner et les arbres danser autour de lui. Cela lui fichait le tournis. Sa vue n’était pas assez nette pour distinguer clairement les traits de son agresseur, toutefois il remarqua les mèches blondes échappée de sous un béret vert.

    – À moi de poser les questions à présent, dit l’homme en le saisissant par l’épaule de la veste. Je veux ton nom et celui de ton employeur.

    Remis de force sur ses jambes, Stan frotta ses yeux tout en cherchant fébrilement dans la poche de son pantalon.

    – Arrête ça ! Lève les bras ou je t’assomme à nouveau !

    – Je gerge just’un bouchoir. J’ai le nez gui bisse, vous voyez bas ?

    Il appliqua le carré de tissu sur son appendice nasal, cracha une salive sanguinolente et fit face au couple.

    – À guel moment ça a merdé, bour nous ? Vous nous suiviez, hein ?

    La femme soupira d’exaspération. L’homme lui fit signe de se calmer.

    – Notre « fournisseur » devait nous attendre juste à la sortie de Turin, sur le parking en face des usines Fiat. Quand on a vu passer le camion, on a compris que quelque chose clochait. Plus encore avec une voiture dans son sillage. Un petit raccourci et simple comme un bonjour de vous attendre gentiment ici. Satisfait, pauvre « cave » ?

    À toi d’être bavard. Et surtout, n’oublie rien.

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