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Travail et société: Une introduction à la sociologie du travail
Travail et société: Une introduction à la sociologie du travail
Travail et société: Une introduction à la sociologie du travail
Livre électronique982 pages12 heures

Travail et société: Une introduction à la sociologie du travail

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À propos de ce livre électronique

Le travail recouvre une dimension sociale indéniable, des collectivités humaines se formant dans le contexte de l’activité de travail. Sur le plan microsociologique, c’est-à-dire à l’échelle des individus et des petites collectivités de travail, on peut s’intéresser à la division technique du travail, soit la répartition des activités en de multiples tâches à l’intérieur d’une entreprise donnée. Sur le plan macrosociologique, c’est-à-dire à l’échelle de la société comprise dans son ensemble, on peut plutôt traiter de la division sociale du travail, soit la répartition des activités de travail entre les divers secteurs d’activité, entre les différents métiers et professions, entre les classes sociales ou entre les sexes.

Cette introduction à la sociologie du travail couvre l’ensemble de ces concepts par l’entremise de textes choisis pour leur pertinence et leurs qualités pédagogiques. Chacun d’eux est précédé d’une brève présentation qui annonce les idées essentielles et attire l’attention sur certaines questions importantes. Portant essentiellement sur le travail rémunéré, la principale forme de travail pour la majorité des individus, l’ouvrage se divise en six parties :

Les théories
L’organisation du travail
La qualification du travail
La division sexuelle du travail et le travail des femmes
L’emploi, la précarité et le chômage
Le mouvement syndical
Pour concrétiser la matière étudiée, chacune de ces parties, à l’exception de la première, comprend un texte qui illustre les notions qui sont abordées par une étude de cas ou grâce aux conclusions d’une recherche se rattachant au thème traité.
LangueFrançais
Date de sortie20 août 2014
ISBN9782760540729
Travail et société: Une introduction à la sociologie du travail
Auteur

Diane-Gabrielle Tremblay

Diane-Gabrielle Tremblay est professeure à l’Université TÉLUQ et directrice de l’Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) sur la gestion des âges et des temps sociaux.

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    Aperçu du livre

    Travail et société - Diane-Gabrielle Tremblay

    Presses de l’Université du Québec
Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450, Québec (Québec) G1V 2M2 Téléphone : 418 657-4399 Télécopieur : 418 657-2096 Courriel : puq@puq.ca Internet : www.puq.ca

    Diffusion / Distribution :

    Canada Prologue inc., 1650, boulevard Lionel-Bertrand, Boisbriand (Québec) J7H 1N7 Tél. : 450 434-0306 / 1 800 363-2864

    France AFPU-D – Association française des Presses d’universitéSodis, 128, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, 77403 Lagny, France – Tél. : 01 60 07 82 99

    Belgique Patrimoine SPRL, avenue Milcamps 119, 1030 Bruxelles, Belgique – Tél. : 02 7366847

    Suisse Servidis SA, Chemin des Chalets 7, 1279 Chavannes-de-Bogis, Suisse – Tél. : 022 960.95.32

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Vedette principale au titre :

    Travail et société : une introduction à la sociologie du travail

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN 978-2-7605-4070-5

    1. Sociologie industrielle. I. Tremblay, Diane-Gabrielle. II. Alberio, Marco, 1979- .

    HD6955.T72 2014 306.3’6 C2014-940780-7

    Les Presses de l’Université du Québec reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada et du Conseil des Arts du Canada pour leurs activités d’édition.

    Elles remercient également la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour son soutien financier.

    Conception graphique

    Michèle Blondeau et Richard Hodgson

    Illustration de la couverture

    Shutterstock

    Mise en pages

    Presses de l’Université du Québec

    Conversion au format ePub

    Samiha Hazgui

    Dépôt légal : 3e trimestre 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    ©2014 ­– Presses de l’Université du QuébecTous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés

    L’édition originale de cet ouvrage est parue à la Téluq sous le titre Travail et société. Évolution et enjeux.

    Table des matières

    Introduction générale

    Partie I – Les théories

    Chapitre 1 L’analyse sociologique du travail

    Tony J. Watson

    Chapitre 2 La théorie de la régulation sociale : repères introductifs

    Gilbert de TERSSAC

    Partie II – L’organisation du travail

    Chapitre 3 L’industrialisation et le développement du capitalisme

    Harvey J. Krahn et Graham S. Lowe

    Chapitre 4 La division technique du travail

    Michel De Coster

    Chapitre 5 Les origines et les fonctions de la parcellisation des tâches

    Stephen A. Marglin

    Chapitre 6 Les nouvelles formes d’organisation du travail et le travail en équipe :qu’y a-t-il de vraiment changé ?

    Diane-Gabrielle TREMBLAY

    Partie III – La qualification du travail

    Chapitre 7 Vers une déqualification du travail ?

    William Form

    Chapitre 8 Peut-on parvenir à une définition unique de la qualification ?

    Michel Freyssenet

    Chapitre 9 Les nouvelles formes de travail et les nouvelles modalités de formation des compétences collectives dans des entreprises de l’économie du savoir

    Diane-Gabrielle TREMBLAY et Charles-Henri AMHERDT

    Partie IV – La division sexuelle du travail et le travail des femmes

    Chapitre 10 La genèse et l’histoire des régulations en matière de conciliation travail-famille : le rôle des acteurs et des institutions en France

    Marie-Agnès BARRÈRE-MAURISSON

    Chapitre 11 Les politiques familiales et la gouvernance de la conciliation emploi-famille au Québec : le rôle des acteurs

    Diane-Gabrielle TREMBLAY

    Chapitre 12 Le travail des femmes et la conciliation emploi-famille dans les milieux de travail

    Diane-Gabrielle Tremblay

    Partie V – L’Emploi, la précarité et le chômage

    Chapitre 13 Les inégalités structurelles et les inégalités fractales dans le contexte postfordiste du marché du travail

    Mircea VULTUR et Jean BERNIER

    Chapitre 14 La précarité d’emploi, l’insécurité et la sécurité d’emploi

    Diane-Gabrielle TREMBLAY

    Chapitre 15 Le cas des « entreprises d’insertion » au Québec : une innovation en économie sociale pour le soutien à l’emploi des jeunes ?

    Marco ALBERIO et Diane-Gabrielle TREMBLAY

    Chapitre 16 La conciliation études-travail chez les jeunes au Québec

    Diane-Gabrielle TREMBLAY et Marco ALBERIO

    Chapitre 17 Les travailleurs à faible revenu au Québec : concepts, mesures et aperçu

    Marco Alberio

    Partie VI – Le mouvement syndical

    Chapitre 18 La transformation du travail et la transformation du syndicalisme

    Yanick NOISEUX

    Chapitre 19 Le syndicalisme international face aux mutations du travail

    Sid Ahmed SOUSSI

    Notices biographiques

    Introduction générale

    La sociologie du travail peut se définir en quelques mots comme l’application de la démarche sociologique à l’analyse du travail ¹. Cette définition appelle d’emblée certaines précisions.

    D’abord, pour quiconque s’engage pour la première fois dans la lecture d’un ouvrage de sociologie, cette définition soulève avant tout la question de savoir en quoi consiste une démarche sociologique. De manière succincte, nous dirons que la sociologie se donne pour but de comprendre et d’expliquer les conditions de la vie en société, particulièrement les liens qui unissent les individus en collectivités multiples².

    La notion de « démarche sociologique » évoque par ailleurs le fait que pour atteindre ses fins, la sociologie se base sur certaines connaissances et certaines méthodes d’analyse à caractère scientifique. Par « scientifique », nous entendons essentiellement que, par rapport à la pensée quotidienne, la sociologie se veut une forme de savoir :

    a) plus formelle, plus systématique et plus précise dans la manière ­d’observer, de classifier, de conceptualiser et d’interpréter ;

    b) plus rigoureuse, dans la mesure où la sociologie soumet ses procédures, ses analyses, ses expériences à l’évaluation critique indépendante ;

    c) plus dégagée des intérêts immédiats et particuliers de chacun, en ce sens que la sociologie cherche à acquérir une compréhension plus générale et plus systématique des phénomènes, afin d’élaborer un corpus de connaissances pouvant expliquer des phénomènes ­similaires³.

    La sociologie nous fournit à cet égard certains outils, en l’occurrence des théories et des méthodes, avec lesquels nous aurons l’occasion de nous ­familiariser dans la première partie de ce recueil.

    Vouloir appliquer la démarche sociologique à l’objet d’étude « travail », c’est supposer que le travail recouvre une dimension sociale, c’est-à-dire que des collectivités humaines se forment dans le contexte de l’activité de travail. Tel est le sens de la définition de la sociologie du travail que formulait il y a une trentaine d’années l’un de ses fondateurs, le sociologue français Georges Friedmann : la sociologie du travail, écrivait celui-ci, c’est « l’étude, sous leurs divers aspects, de toutes les collectivités humaines qui se constituent à l’occasion du travail⁴ ».

    Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer autour de soi ou de lire les journaux. Qu’il soit question de conflits de travail, de précarisation de l’emploi, de chômage, d’expérimentation de nouvelles formes d’organisation du travail ou d’introduction de nouvelles technologies, des collectivités humaines sont bel et bien en cause : syndiqués, travailleurs précaires, chômeurs, travailleurs nouvellement appelés à participer à la gestion de leur entreprise ou au processus d’innovation technologique, etc.

    La dimension sociale du travail peut s’analyser sur deux plans : sur le plan microsociologique, c’est-à-dire à l’échelle des individus et des petites collectivités de travail, celles qui se constituent par exemple à l’intérieur d’une entreprise, et sur le plan macrosociologique, c’est-à-dire à l’échelle de la société comprise dans son ensemble. Ainsi, on peut vouloir analyser le type d’organisation du travail mis en place dans le cadre d’une entreprise donnée, soit la répartition des activités en de multiples tâches ou spécialisations à l’intérieur d’une organisation. On parle dans ce cas de division technique du travail, un des concepts clés de la sociologie du travail que nous étudierons en détail dans la deuxième partie de l’ouvrage. On peut également se proposer d’étudier l’organisation du travail à l’échelle de la société entendue dans son sens large. Ainsi, on peut distinguer le type d’organisation du travail qui caractérise la société capitaliste de celui qui prévaut dans la société esclavagiste ou féodale. On peut aussi s’intéresser à la répartition des activités de travail entre les divers secteurs d’activité, entre les différents métiers et professions, entre les différentes classes sociales, ou entre les sexes. Dans ce cas, on fait allusion à la division sociale du travail, un autre concept que nous analyserons dans cet ouvrage.

    Il est important de préciser que dans le cadre de cet ouvrage, il est question principalement de travail rémunéré, qu’il s’agisse de travail salarié ou à forfait (contrat) ou d’autres formes de travail rémunéré. Bien que le travail non rémunéré apporte une contribution non négligeable à la société, nous ne traitons pas dans cet ouvrage des différentes formes de travail non rémunéré, à l’exception toutefois du travail domestique, qui sera mentionné dans la partie IV et qui constitue la principale forme de travail non rémunéré dans notre société. Le fait d’axer principalement notre propos sur le travail rémunéré ne signifie pas que nous sous-estimons l’importance des activités de travail non rémunérées. Cette décision tient simplement aux limites de temps, d’énergie et d’espace imparties au présent ouvrage, compte tenu de l’ampleur et de la complexité de l’objet « travail », dès qu’on se propose de l’analyser en profondeur. L’ensemble du champ du travail non rémunéré, incluant notamment le travail domestique et le travail bénévole, ainsi que le « travail au noir » (l’économie dite « informelle » est un phénomène en pleine expansion), pourrait à lui seul faire l’objet d’un ouvrage comprenant autant de pages que le présent livre.

    La notion de travail rémunéré n’englobe évidemment pas la totalité du phénomène « travail ». Cependant, dans notre société, le travail rémunéré demeure la principale forme de travail pour la majorité des individus. Certains des textes du présent ouvrage nous feront d’ailleurs voir que malgré une certaine évolution des valeurs et des attitudes à l’égard du travail, l’emploi rémunéré demeure toujours au cœur des valeurs sociales. Ainsi, bien que l’on ait cru pendant un temps que les jeunes et les femmes remettaient en question l’importance du travail rémunéré dans leur vie, les années de crise de l’emploi nous ont fait constater que l’emploi demeure une valeur importante et qu’il joue un rôle essentiel dans le statut social. En fait, ce n’est pas tant le travail rémunéré qui est remis en question que les finalités et le contenu du travail effectué. Aujourd’hui, au-delà d’une source de revenus, les gens veulent que le travail soit le plus valorisant possible. C’est là une des questions sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans les pages qui suivent. Pour le moment, précisons le contenu du présent ouvrage, constitué d’un ensemble de textes choisis à la fois pour l’intérêt de leur contenu et pour leurs qualités pédagogiques.

    Le recueil de textes se divise en six parties. La première partie comprend deux articles qui nous présentent des théories de la sociologie du travail. Les parties subséquentes abordent tour à tour certains des principaux objets d’étude de la sociologie du travail, de sorte que le plan de l’ouvrage se présente comme suit :

    Partie I : Les théories

    Partie II : L’organisation du travail

    Partie III : La qualification du travail

    Partie IV : La division sexuelle du travail et le travail des femmes

    Partie V : L’emploi, la précarité et le chômage

    Partie VI : Le mouvement syndical

    Comme nous l’avons mentionné, les textes du recueil ont été choisis pour leur caractère introductif et leurs qualités pédagogiques. Chacun de ces textes est précédé d’une brève présentation, qui annonce les idées essentielles développées dans le texte et attire l’attention sur certaines questions importantes. Dans la mesure du possible, nous avons également ajouté des précisions sous forme de notes intercalées dans le texte, là où elles nous semblaient indispensables au lecteur débutant en sociologie.

    D’autre part, pour concrétiser la matière étudiée, chacune des parties du recueil, à l’exception de la première, comprend un texte qui illustre les notions qui sont abordées ; ce texte présente soit une étude de cas, soit les conclusions d’une recherche se rattachant au thème traité. Enfin, vous trouverez les notes au bas des pages, et les bibliographies appartenant aux textes originaux à la fin de ces derniers.

    1. Nous paraphrasons la définition proposée par Bernard Mottez (1978) dans La sociologie. Paris : Larousse, p. 180.

    2. Cette définition s’inspire de celle que donne Pierre Jaccard des sciences sociales dans un ouvrage paru en 1971 : Introduction aux sciences sociales. Toulouse : Éditions Privat, p. 11.

    3. Friedmann, Georges et Pierre Naville (1961). Traité de sociologie du travail. Paris : Armand Colin, p. 26.

    4. Watson, Tony J. (1987). Sociology, Work and Industry. New York : Routledge and Kegan Paul, p. 15.

    Partie I

    Les théories

    1. L’analyse sociologique du travail

    2. La théorie de la régulation sociale

    Chapitre 1

    L’analyse sociologique du travail

    ¹

    Présentation

    Les théories, au sens le plus général, sont des idées sur la manière dont les phénomènes sont reliés les uns aux autres. Plus précisément, les théories constituent des ensembles de relations entre des faits qui sont assez stables ou assez fréquents pour qu’on leur attribue une structure cohérente. Les théories nous permettent de comprendre et d’expliquer les phénomènes sur lesquels nous nous interrogeons. Théoriser, c’est essentiellement généraliser, c’est-à-dire faire abstraction momentanément des cas particuliers pour dégager des explications d’ordre général qui nous permettront par la suite de mieux entrevoir la signification d’autres cas particuliers similaires.

    Les théories sociologiques permettent d’expliquer des phénomènes sociaux. Elles ont notamment pour fonction de distinguer les tendances de fond des accidents de parcours, les phénomènes naturels (et donc universels) des phénomènes proprement sociaux (et donc relatifs à un contexte sociohistorique particulier) et les observations pouvant conduire à des généralisations de celles qui doivent être associées à une situation donnée.

    En sociologie du travail, les chercheurs tenteront d’établir, par exemple, si la baisse récente des effectifs syndicaux au Québec correspond à une tendance générale reliée à des transformations profondes et irréversibles survenues dans le monde du travail, ou simplement à un fait passager, à un accident de parcours, à un phénomène cyclique appelé à se résorber. D’autres chercheurs tenteront de déterminer si la division sexuelle du travail découle d’un fait de nature ou plutôt d’une discrimination d’origine sociale. D’autres encore voudront établir si l’augmentation actuelle du nombre d’emplois à temps partiel s’explique par une préférence croissante des gens à l’égard de ce type d’emplois, ou par une précarisation de plus en plus prononcée des emplois disponibles sur le marché du travail. Pour étudier tous ces phénomènes, on aura recours à des théories.

    En sociologie du travail, comme c’est le cas en général dans toute démarche à caractère scientifique, il n’existe pas d’unité théorique, mais plutôt une multiplicité de courants théoriques. Cette multiplicité reflète la diversité, tant des questionnements sur le travail que des convictions et des intérêts des chercheurs.

    Comment nous y retrouver parmi les différentes approches théoriques de la sociologie du travail ? Tony J. Watson, auteur du texte qui suit, nous brosse à cet égard un tableau d’ensemble très éclairant. L’auteur identifie cinq courants théoriques fondamentaux dont l’influence est marquante en sociologie du travail. Il s’agit de la théorie ­organisationnelle-psychologiste, de la théorie des systèmes, de la théorie interactionniste, de la théorie de l’action sociale de Weber, ainsi que de la théorie de Marx. Watson nous présente l’origine de ces théories, les diverses écoles qui y sont associées ou s’en inspirent, ainsi que leurs avantages et leurs limites respectives.

    L’auteur parle souvent de sociologie industrielle et du travail (Sociology of work and industry dans le texte original, en anglais), mais compte tenu de l’importance accrue des activités de service dans nos économies, aux dépens des activités proprement industrielles, plusieurs considèrent que l’expression « sociologie industrielle » n’est plus très appropriée. On tend donc à utiliser davantage l’expression « sociologie du travail » pour englober ­l’ensemble de ce champ disciplinaire.

    L’analyse sociologique du travail

    Tony J. Watson

    Le travail, l’organisation et le « vécu » du travail sont au cœur des préoccupations traditionnelles de la sociologie, une discipline qui permet de développer une compréhension critique de la société capitaliste industrielle. Pourtant, il n’existe toujours pas une seule sociologie industrielle ou une seule sociologie du travail. Cela s’explique par le fait que la sociologie englobe un éventail de courants théoriques différents. De plus, les sociologues qui se sont intéressés au travail ont eu tendance à se spécialiser dans des domaines aussi distincts que l’organisation du travail, les professions, les relations industrielles, ou encore les comportements au travail et les attitudes à l’égard de celui-ci.

    Une certaine diversité est certes intéressante dans toute discipline qui traite d’importantes questions sociales au sujet desquelles les opinions et les préférences sont fort diversifiées au sein de la société. De plus, une certaine division du travail ou spécialisation au sein d’une discipline permet de circonscrire davantage les champs d’activités ou d’intérêts. Cependant, une trop grande diversité peut entraîner de la confusion ou de la frustration chez ceux qui se tournent vers la sociologie pour y trouver une nouvelle perception des problèmes contemporains relatifs au travail et à son organisation. Il peut être décourageant pour quelqu’un aux prises avec des problèmes concrets d’apprendre, par exemple, que ces problèmes s’inscrivent dans une organisation du travail qui renvoie à une sociologie, qu’ils font partie d’une profession se référant elle-même à une sociologie bien distincte, et qu’ils soulèvent des questions de relations industrielles qui sont traitées dans une tout autre documentation. Il peut être encore plus décourageant de réaliser qu’à l’intérieur de ces champs de spécialisation, il existe diverses études ou analyses qui utilisent des concepts très différents ou qui, par exemple, n’accordent pas la même importance à la coopération au sein de la vie sociale ou, à l’opposé, aux conflits d’intérêts.

    Pour remédier à cette situation, l’étudiant qui s’intéresse à l’analyse sociologique du travail et de l’industrie doit connaître les courants théoriques et les grands champs d’étude de cette discipline. Dans cette perspective, considérons que la sociologie du travail se divise en cinq champs d’étude, qu’elle appréhende à l’aide de cinq théories ou cinq écoles de pensée différentes. Il n’existe pas pour autant une approche théorique particulière pour chaque champ d’étude. Dans chacun, différents auteurs adopteront une théorie plutôt qu’une autre.

    Les cinq champs d’étude sont présentés à la figure 1.1 et la figure 1.2 illustre les cinq courants théoriques.

    Figure 1.1

    Les composantes de la sociologie du travail et de l’industrie, accompagnées d’exemples de ce qu’elles englobent

    Pour aider à s’y retrouver dans cette diversité d’intérêts et d’approches au sein de la sociologie du travail, nous présentons d’abord les principales caractéristiques et les principaux champs d’intérêt des cinq courants théoriques. Étant donné que chaque théorie présente des idées importantes, il convient d’étudier chacune individuellement. Par la suite, nous pourrons dégager un cadre théorique plus général faisant appel aux diverses théories existantes. […]

    Figure 1.2

    Les cinq courants théoriques de la sociologie du travail et de l’industrie

    Les cinq théories ne sauraient être considérées comme des « écoles » de pensée reconnues et tout à fait distinctes. Notre présentation est destinée à aider le lecteur à se retrouver dans la jungle des différentes approches, mais elle ne représente qu’une des classifications possibles des idées et des écrits dans le domaine. Notons que trois des théories ont été particulièrement influencées par un des « pères fondateurs » de la sociologie, alors que la première englobe des écoles de pensée généralement perçues comme très distinctes et plutôt opposées. Elles sont ici réunies parce qu’elles représentent une vision des individus et du travail différente des quatre autres théories, qui les dépassent largement.

    La théorie organisationnelle-psychologiste

    Aucune des deux approches ici réunies ne fait partie, à proprement parler, d’une sociologie du travail et de l’industrie. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont absolument indispensables si l’on veut comprendre le mode de pensée sociologique, car elles offrent une vision générale à laquelle les sociologues du travail sont souvent confrontés et qu’ils doivent dépasser.

    Afin de mieux comprendre le monde de la sociologie du travail, il est important de se familiariser avec ces deux approches qui, bien qu’elles ne soient pas à proprement parler sociologiques, n’en sont pas moins omniprésentes à l’esprit des sociologues du travail : l’Organisation scientifique du travail (OST) et l’École de l’actualisation du moi. Bien que ces écoles de pensée soient diamétralement opposées quant à leur façon de concevoir la nature humaine, elles perçoivent toutes deux le travail comme une activité très individualiste. Ces deux approches se préoccupent également d’indiquer aux dirigeants le type de relations qu’ils doivent entretenir avec leurs employés et la façon d’organiser les tâches de ces derniers. […] Toutes deux mettent l’accent sur la « nature humaine » et, par conséquent, ont tendance à négliger la dimension culturelle de la vie sociale, ainsi que l’éventail des possibilités d’organisation et d’attitudes au travail. Ces deux approches tentent d’exploiter une méthode scientifique en vue d’élaborer et de légitimer ce qui, en réalité, ne constitue que des techniques de manipulation, et non pas la recherche désintéressée d’une meilleure compréhension.

    L’Organisation scientifique du travail (OST)

    C’est un ingénieur et consultant américain, F. W. Taylor (1856-1917), qui fut le principal concepteur et défenseur de ce qu’il a appelé l’« Organisation scientifique du travail ». Son rôle important comme chef de file du mouvement auquel nous devons les méthodes d’étude du travail et de travail à la pièce, de même que l’étude des temps et mouvements, doit être présenté dans une perspective historique. Au début du xxe siècle, la division systématique des tâches et la mécanisation du travail avaient pris une ampleur telle que le besoin de coordonner les efforts des travailleurs en a incité plusieurs à appliquer à l’homme les connaissances des sciences et du génie, qui avaient d’ailleurs déjà été appliquées aux machines. Selon ce qu’il est convenu d’appeler le « taylorisme », le travailleur est fondamentalement un animal économique, un individu égoïste et asocial qui préfère que la direction réfléchisse à sa place aux questions relatives au travail. Ainsi, la direction n’a qu’à trouver la façon la plus efficace d’organiser le travail, puis à fixer la rémunération du travail en fonction du niveau de production du travailleur. Cette façon de procéder donnerait des résultats dont bénéficieraient à la fois l’employeur et l’employé, ce qui éliminerait les risques de conflits et le besoin de syndicats.

    L’Organisation scientifique du travail exige une analyse scientifique de toutes les tâches à effectuer afin de s’assurer de la plus grande efficacité possible. Les gestionnaires définissent alors les emplois de manière à ce que la division technique du travail soit maximisée par le biais d’une parcellisation poussée des tâches. Ils voient à séparer la planification du travail de son exécution et s’assurent que les exigences en matière de qualification et la période d’apprentissage de l’emploi sont réduites au minimum. La manipulation des matériaux par les opérateurs est aussi réduite au minimum, et les tâches indirectes ou préparatoires sont séparées des tâches directes ou productives. Afin de coordonner ces tâches parcellisées et ces travailleurs déqualifiés, des méthodes d’étude de temps et de surveillance sont mises en place, tandis que le rendement du travailleur est à la fois stabilisé et augmenté grâce à des systèmes de rémunération axés sur le ­rendement (Davis, 1966 ; Littler et Salaman, 1982).

    Les successeurs de Taylor ont rapidement renversé son refus de l’organisation collective des travailleurs, mais l’Organisation scientifique du travail n’en a pas moins toujours conservé son accent individualiste. Les ouvrages de gestion et la majorité des enseignants en gestion laissent entendre que l’Organisation scientifique du travail, jugée plutôt faible sur le plan psychologique, fait désormais partie du passé « classique » de l’histoire de la gestion. Il semble toutefois que cette théorie soit encore présente dans la pratique de la gestion dans le monde contemporain. En témoigne de façon très éloquente l’enquête menée par Davis, Canter et Hoffman en 1955, enquête mise à jour en 1976 par J.C. Taylor (Davis et Taylor, 1979) à partir d’un échantillon représentatif d’entreprises américaines. Cette enquête a montré que les pratiques de définition des postes dans le secteur manufacturier étaient largement dominées par un désir de réduire le temps de production afin de diminuer le coût unitaire de production. En effet, les postes étaient définis en fonction d’une spécialisation des tâches, d’exigences minimales en matière de qualification, d’une durée minimale de formation, de la répétition maximale des tâches, ainsi que de la réduction au minimum du nombre de tâches associées à un poste et de la diversité de ces tâches.

    Un des débats les plus importants des dernières années en sociologie du travail est provoqué par l’étude de Harry Braverman (1974). Selon ce dernier, l’Organisation scientifique du travail et la déqualification qu’elle entraîne sont de plus en plus répandues et se retrouvent dans des secteurs d’activités de plus en plus nombreux dans la deuxième moitié du xxe siècle. Braverman affirme que le taylorisme est lié à la logique de l’accumulation capitaliste, mais nous pouvons également penser que cela montre jusqu’à quel point les hypothèses psychologiques influencent les pratiques des gestionnaires. Le meilleur exemple des hypothèses psychologiques associées à l’Organisation scientifique du travail est sans doute le concept de « flânerie » de Taylor, tel qu’il le décrit dans son ouvrage La direction scientifique des entreprises (1911a). La flânerie, au sens où Taylor l’entend, est « l’instinct naturel et la tendance de l’homme à ne pas se fatiguer ». Conjuguée aux intérêts économiques des individus et à l’échec des gestionnaires à concevoir, à distribuer et à rétribuer le travail de façon scientifique, cette attitude inciterait les employés à se concerter pour limiter le niveau de la production. Ils agiraient ainsi afin de maximiser leur rémunération sans inciter une direction incompétente à réajuster le taux de salaire (qui ne nécessiterait un réajustement que parce qu’il a été fixé au départ de façon approximative et non scientifique). Voilà ce qu’est la « flânerie systématique », et c’est là un mal qui nuit à l’efficacité. Cette situation n’est toutefois pas perçue comme un phénomène inévitable découlant de la sociabilité naturelle des êtres humains, comme certains ont pu le croire. Si la direction entretenait un rapport direct avec les individus et qu’elle satisfaisait leurs intérêts personnels, elle obtiendrait alors une entière coopération. On sous-entend qu’une compréhension plus juste de la nature humaine permettrait de le démontrer. L’explication ultime du comportement au travail serait donc de nature psychologiste. Elle peut être qualifiée ainsi parce que l’Organisation scientifique du travail est réductionniste, excluant des considérations sociales plus larges, et parce que cette explication n’a pas su résister à des analyses psychologiques plus rigoureuses, notamment des études de psychologie industrielle axées sur le facteur humain.

    L’École de l’actualisation du moi

    Les recommandations destinées aux gestionnaires par cette école vont tout à fait à l’encontre de celles reposant sur l’Organisation scientifique du travail. Selon cette école, on pourrait atteindre l’efficacité organisationnelle à l’aide d’approches « participatives », par exemple la participation des subalternes à l’établissement de leurs objectifs, l’« enrichissement » des emplois par la diminution du niveau de supervision et de surveillance, ou le développement de relations de travail plus ouvertes et plus sincères entre collègues. Ce type d’idées s’est répandu auprès de certains gestionnaires plus « évolués » dans les années 1960, lorsque les documents audiovisuels, les écrits et les manuels de formation d’un groupe de psychologues et de consultants en gestion américains ont commencé à populariser cette approche. Cette école est à l’opposé de l’Organisation scientifique du travail, mais d’une certaine façon elle peut être perçue comme l’envers de la médaille. Sa conception du comportement humain au travail repose sur une certaine vision de la nature humaine, et un des premiers auteurs à succès de cette école a bien montré les ressemblances entre les deux approches opposées en les nommant respectivement Théorie X et Théorie Y.

    Selon Douglas McGregor (1960), l’Organisation scientifique du travail, qu’ont adoptée les gestionnaires non évolués, repose sur la Théorie X. Cette approche suppose que les individus n’aiment naturellement pas le travail et que, par conséquent, ils travaillent le moins possible. Les gens préfèrent ne pas avoir de responsabilités et ils aiment recevoir des ordres. Leurs ambitions sont limitées et la sécurité est pour eux prioritaire. La direction encadre donc les gens et les force à atteindre les objectifs de l’organisation. Cela favorise le type même de comportement que les gestionnaires tentent d’éviter : les employés acceptent passivement leur situation, ils manquent d’initiative et de créativité ; leur ressentiment peut augmenter et cela alimentera leur agressivité et leur manque de coopération. Cependant, d’après la Théorie Y que défend McGregor, et qui serait soutenue par la recherche en sciences sociales, les individus ne sont pas tous comme cela ; ils préféreraient généralement être eux-mêmes responsables du contrôle et de leur discipline au travail. Selon McGregor, c’est là ce que l’on observerait si l’on permettait aux employés de contribuer de façon créative aux problèmes organisationnels ; ils seraient alors en mesure de satisfaire leur besoin d’actualisation du moi.

    Le concept du besoin d’actualisation du moi que ressent tout être humain est emprunté au travail du psychologue humaniste américain Abraham Maslow (1954). Selon ce dernier, une étude scientifique du comportement humain devrait être axée sur la concrétisation de tout le potentiel que possèdent les individus. L’idée fondamentale empruntée à Maslow, et exploitée par de nombreux auteurs et professeurs de gestion « évolués », est celle d’une « hiérarchie des besoins ». Selon ce modèle, les individus possèdent cinq types de besoins génétiques ou instinctifs. Au fur et à mesure qu’un individu satisfait la plupart des besoins associés à un niveau, il tente de satisfaire les besoins du niveau suivant. Au premier niveau, on retrouve les besoins physiologiques comme le manger, le boire, les relations sexuelles et la satisfaction sensorielle. Au deuxième niveau, ce sont les besoins de sécurité, qui incitent les gens à éviter le danger. Au troisième niveau, on retrouve ce que Maslow appelle les besoins d’amour, qui incluent la nécessité d’un sentiment d’appartenance et d’association vis-à-vis des autres, le besoin de donner et de recevoir. Le quatrième niveau comprend des besoins d’estime, associés au prestige, au statut et à l’appréciation de l’extérieur, de même qu’un sentiment interne de confiance, de réussite, de force, de compétence et d’indépendance. Ce besoin d’actualisation du moi constitue le cinquième niveau ; il renvoie au désir d’exploiter au maximum son potentiel, ou comme le dit Maslow dans son ouvrage original, « de devenir de plus en plus qui nous sommes, de devenir tout ce que nous sommes en mesure d’être » (1943).

    On se sert souvent du modèle de Maslow pour discréditer les approches traditionnelles de gestion ; celles-ci n’auraient pas permis d’obtenir la coopération des employés parce qu’elles ne leur offrent pas les récompenses qu’ils recherchent naturellement et dont ils ont « besoin » lorsqu’ils ont satisfait leurs besoins fon­damentaux des premiers niveaux. La théorie de la motivation au travail, dite « motivation-hygiène » ou Théorie à deux facteurs, de Fred Herzberg (1966), est un exemple important de cette vision. À l’origine, cette théorie reposait sur une étude menée auprès d’ingénieurs et de comptables à qui on avait demandé de décrire les événements de leur vie professionnelle qui les avaient rendus satisfaits ou insatisfaits. Herzberg considérait que les facteurs dont la présence donnait de la satisfaction étaient différents de ceux dont l’absence rendait les gens insatisfaits.

    Herzberg affirmait ainsi qu’il existe, d’une part, des facteurs contextuels ou d’« hygiène » comme le salaire, le statut, la sécurité, les conditions de travail, la supervision et la politique de l’entreprise qui peuvent entraîner une insatisfaction s’ils sont « mauvais », mais qui ne donnent pas de satisfaction s’ils sont « bons ». Il y aurait, d’autre part, des facteurs de satisfaction ou de « motivation » tels que la réussite, l’avancement, la reconnaissance, la croissance, la responsabilité et le « travail en tant que tel ». Ces facteurs doivent être présents, en plus des facteurs contextuels ou d’« hygiène », pour que les gens se sentent satisfaits et qu’ils aient envie de bien travailler. Ces facteurs de motivation peuvent évidemment être associés aux « besoins de haut niveau » de Maslow, tandis que les facteurs d’hygiène ne satisfont que les besoins de « bas niveau ». Cette thèse conduit les gestionnaires à penser que le fait de rendre « bons » des éléments comme le salaire, la supervision et les conditions de travail n’a que peu de retombées sur le plan de la motivation. Les « facteurs de motivation » doivent plutôt s’insérer dans la définition même des postes. Les postes devraient être diversifiés, enrichis, et les contrôles de la direction devraient être réduits. Les travailleurs eux-mêmes fixeraient leurs objectifs, planifieraient leur travail et, dans la mesure du possible, choisiraient les méthodes de travail à utiliser. Cette théorie représente un renversement complet des principes de définition de postes prônés par l’Organisation scientifique du travail.

    Analyse

    De prime abord, il peut sembler que l’observation scientifique du comportement au travail est une tâche plutôt simple : il suffit de tester les deux propositions sur le travail et les besoins humains afin d’évaluer la validité de la Théorie X de l’Organisation scientifique du travail et de la Théorie Y de l’École de l’actualisation du moi. Malheureusement, cela ne se fait pas, selon les sociologues. Une telle tentative serait empreinte de réductionnisme et de psychologisme, car elle sous-entend que pour comprendre le comportement au travail, il suffit d’obtenir une compréhension correcte de la nature humaine, une série de principes qui s’appliqueraient à tous les êtres humains, en toutes circonstances. Or, si l’on peut vraiment considérer qu’il existe une « nature humaine », celle-ci est beaucoup plus complexe et incite les gens à réagir très différemment selon les circonstances. Les humains sont ce qu’ils décident d’être, ce qui est beaucoup moins vrai pour les autres « animaux ». Ils possèdent certains instincts premiers et certains besoins physiologiquement innés. Mais au-delà de ceux-ci, ils choisissent en grande partie eux-mêmes, parfois sous l’influence d’autrui, s’ils ont besoin d’une simple nourriture frugale ou d’une grande quantité de nourriture riche, d’une garantie de sécurité ou de stimulation par le danger, de se faire valoir ou de se rabaisser. Notre nature sociale ou culturelle est ainsi considérée comme étant beaucoup plus importante que toute prétendue nature d’« humain » ou d’espèce universelle ; nous avons des désirs ­socialement construits plutôt que des besoins innés.

    En évaluant l’approche de l’Organisation scientifique du travail et celle de l’École de l’actualisation du moi, nous nous retrouvons devant un paradoxe, car en réalité, elles sont toutes les deux à la fois vraies et fausses ! Pour clarifier cette affirmation, nous devons ajouter : selon les circonstances. Et par circonstances, nous entendons les facteurs structurels et culturels […] au cœur de l’approche sociologique. Ainsi, si notre culture accorde une importance capitale à l’argent et que notre industrie repose sur la mécanisation et sur une très forte spécialisation des tâches, il est possible que les gens choisissent volontairement d’effectuer ce genre de travail et qu’ils acceptent sans difficulté une étroite surveillance et un certain ennui contre de l’argent. À l’inverse, si notre culture accorde beaucoup de valeur au fait de « s’occuper de ses propres affaires » et considère que le travail joue un rôle clé en ce qui a trait à l’identité, alors ce sont les tenants de l’École de l’actualisation du moi, et non les gestionnaires de l’Organisation scientifique, qui auraient la politique de gestion la plus appropriée. En fait, la difficulté à laquelle nous sommes confrontés dans la pratique de la sociologie du travail est que l’on retrouve une combinaison de ces circonstances au sein des sociétés modernes. Il nous faut donc une approche sociologique plus élaborée pour étudier le comportement et les attitudes au travail. […] Mais pour l’instant, n’oublions pas que le choix d’un mode d’organisation du travail axé sur une rémunération ou sur l’actualisation du moi n’est pas un choix scientifique. C’est dans une large mesure une valeur ou un choix politique. Le rôle de l’analyse sociologique est d’informer sur ce choix en mettant en évidence ce qui est possible, compte tenu des circonstances.

    La théorie des systèmes de Durkheim

    Contrairement au psychologisme de la première théorie que nous venons de voir, la théorie organisationnelle-psychologiste, cette deuxième théorie s’éloigne de l’accent mis sur les individus et sur les « besoins » qu’ils auraient en commun. On accorde plus d’importance ici au système social dont les individus font partie. Le système social peut être la société prise dans son ensemble ou encore l’organisation où les gens travaillent, voire une sous-section de cette organisation. L’idée maîtresse, une idée essentiellement sociologique, est qu’il faut se concentrer particulièrement sur les modèles de relations qu’entretiennent les gens, plutôt que de mettre l’accent sur les gens comme tels. Cette idée maîtresse était au cœur du travail d’Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie, et elle a servi à jeter les bases théoriques de la première école reconnue de sociologie industrielle, l’École des relations humaines. Plus récemment, les relations industrielles et la sociologie des organisations se sont inspirées de cette vision pour élaborer des approches dites systémiques.

    Émile Durkheim

    On décrit souvent Émile Durkheim (1858-1917) comme le sociologue par excellence. Cela témoigne de son importance, mais peut-être aussi du principal problème relié à son travail. En tant que premier sociologue titulaire d’une chaire universitaire, il a sans doute dû subir beaucoup de pressions pour établir le caractère distinct de cette nouvelle discipline. Cela explique probablement en partie l’importance excessive qu’il a accordée à la science (qui, contrairement à ce qui est avancé ici, pourrait offrir des lignes directrices sur le plan moral) et à la « réalité » d’une « société » autonome et externe. Les idées soulignant la primauté de la communauté sur l’individu possèdent un important potentiel idéologique et conservateur, mais il serait tout à fait erroné de considérer Durkheim comme un penseur volontairement conservateur. Il ne désirait ni revenir en arrière ni justifier le statu quo. Il s’insurgeait même vivement contre certains aspects de l’individualisme qui avait cours à son époque. Du point de vue méthodologique, il s’opposait au réductionnisme psychologique ; ainsi a-t-il montré que même un acte aussi individualiste que le suicide devait être perçu en fonction du niveau d’intégration d’un individu à la communauté, et non pas du seul point de vue de sa santé mentale. Pour étudier la vie sociale, il faut isoler et observer les « courants sociaux » et les « faits sociaux », lesquels doivent être vus comme des choses qui gravitent à l’extérieur des individus et qui exercent une contrainte sur eux. Les valeurs, les coutumes, les normes, les obligations et les autres éléments du genre doivent être analysés ainsi.

    Il est possible que Durkheim ait été poussé à adopter une vision plutôt holistique en raison surtout de sa réaction morale face aux effets destructeurs de l’égoïsme et de l’intérêt personnel, qu’il a vu croître au sein des sociétés européennes de son époque. Il a vu la solidarité organique essentielle à une société saine être menacée par une économie de laisser-faire et une philosophie utilitariste favorisant un égoïsme qui contrastait singulièrement avec le genre d’individualisme sain qui pourrait exister dans une société industrialisée. Un individualisme sain peut exister pourvu que la société fournisse des règles, des principes directeurs ou des normes. Sans cela, on se retrouve confronté à la pathologie de l’anomie : l’intégration organique est menacée par des ambitions individuelles illimitées, ainsi que par un manque de discipline, de principes ou de normes directrices.

    L’École des relations humaines

    L’analyse que Durkheim a faite de l’anomie et son intérêt pour la solidarité et l’intégration sociales ont exercé une influence marquante sur le travail d’Elton Mayo (1880-1949), aujourd’hui considéré comme le principal porte-parole de l’École des relations humaines. Contrairement à Durkheim, Mayo soutenait les intérêts de la classe dirigeante dans la société capitaliste. Alors que Durkheim aspirait à une intégration sociale par le biais des communautés morales reposant sur les professions, Mayo pensait que c’était au groupe de travail, à l’employeur et aux gestionnaires de voir à ce que le sentiment d’appartenance à un groupe et les autres sentiments sociaux du genre soient développés de façon créative. Tout comme Taylor, Mayo voulait créer une élite de gestion efficace et bien informée du point de vue scientifique. Si les administrations pouvaient combler les besoins sociaux des employés au travail en leur donnant la satisfaction de travailler ensemble, en leur permettant de se sentir importants au sein de l’organisation et en manifestant un intérêt pour leurs problèmes personnels, la dégradation sociale et les conflits industriels pourraient alors être évités. Les compétences en matière de gestion et une bonne communication constituaient les antidotes des pathologies potentielles de la civilisation urbaine industrielle.

    Pendant l’après-guerre, l’École des relations humaines a pris de plus en plus d’importance puisqu’elle répondait aux problèmes reliés au contrôle des entreprises de plus en plus grandes, et à la nécessité de légitimer ce contrôle à une époque où les syndicats étaient en pleine expansion. Les solutions mises de l’avant par les experts de l’Organisation scientifique du travail, soit des conditions de travail optimales, une « bonne » méthode et un régime de primes adéquat, se sont révélées insuffisantes. L’expérience pratique et la recherche psychologique ont montré la nécessité de prendre en considération d’autres dimensions du comportement au travail. L’importance des expériences Hawthorne apparaît dans ce contexte.

    Les recherches Hawthorne ont été entreprises à Chicago par des ingénieurs de l’usine Hawthorne de la Western Electric Company. Ils se sont intéressés aux répercussions de l’éclairage de l’atelier sur la production. Au fur et à mesure que leurs recherches avançaient, ils ont observé que la production augmentait dans les groupes étudiés, peu importe ce qui avait été fait à l’éclairage. En 1927, on fit appel au département de recherche industrielle de l’Université Harvard, soit l’équipe qui avait recruté Mayo. Leur enquête a débuté dans une salle d’essai d’assemblage (la Relay Assembly Test Room) où, pendant une période de cinq ans, on a effectué tout un éventail de changements dans les conditions de travail d’un groupe soigneusement sélectionné, composé de six femmes, dont la tâche était d’assembler des relais de téléphone. Parmi les changements adoptés, mentionnons des primes de rendement, des périodes de repos, des variations des heures de travail et de repos. On a observé que la production augmentait, peu importe les changements effectués, y compris un retour aux conditions premières. L’explication fournie par la suite a été nommée « l’effet Hawthorne ». On a conclu que l’intérêt particulier manifesté par les enquêteurs à l’endroit des travailleuses, la qualité des communications établies et la grande cohésion sociale qui s’était développée au sein du groupe avaient permis de satisfaire à la fois le besoin qu’avait le groupe de vivre une interaction gratifiante et une bonne coopération, et les besoins de la direction en matière de production. Cette explication a été renforcée par les autres étapes de la recherche. Le programme d’entrevue des employés a révélé que bon nombre des problèmes liés aux relations entre les travailleurs et la direction pouvaient être attribuables au fait qu’on ne tenait pas compte des émotions et des « sentiments » des employés. L’étude menée dans une autre salle (la Bank Wiring Observation Room) a servi à démontrer le rôle joué par les besoins informels du groupe social dans la limitation de la production qu’effectuaient les ­travailleurs.

    Ce sont Rœthlisberger et Dickson (1939) qui ont présenté le plus exhaustivement les études Hawthorne, et leurs interprétations et comptes rendus sont comparables à ceux de Mayo (1933) et de Whitehead (1938). Nous avons déjà souligné le lien entre les idées de Durkheim et celles de Mayo, mais c’est sans doute le sociologue classique Vilfredo Pareto (1848-1923) qui a exercé la plus grande influence sur tous ces chercheurs. Le biologiste et traducteur de Pareto L. J. Henderson a été un personnage clé au sein des cercles sociologiques de Harvard de cette époque. Il a fait connaître les idées de cet ancien ingénieur italien aux penseurs de Harvard qui, à cette époque, étaient des plus réceptifs aux idées allant à l’encontre de celles des libéraux ou des marxistes (Gouldner, 1971). Cette première école spécialisée en sociologie industrielle, inspirée de Pareto (par l’entremise de Henderson), a eu deux influences sur la discipline. En premier lieu, elle a mis de l’avant la proposition selon laquelle le comportement des travailleurs peut être attribuable à leurs « sentiments » plutôt qu’à leur raison. Un comportement en apparence rationnel, comme la « flânerie » de Taylor, peut être mieux compris si l’on considère qu’il est issu de peurs irrationnelles, d’angoisses par rapport au statut, ainsi que du besoin instinctif qu’éprouve l’individu d’être loyal vis-à-vis de son groupe social immédiat. Selon cette école, les problèmes ne provenaient pas de conflits d’intérêts économiques analysés rationnellement et ne pouvaient donc pas être résolus par l’Organisation « scientifique » du travail. La deuxième influence de Pareto, qui concorde avec les tendances holistiques de Durkheim, est la prépondérance qu’il a accordée au concept de système. Soulignons ici l’analogie organique entre l’importance de l’intégration et l’interdépendance nécessaire des parties et du tout. Ce n’est que lorsque l’individu est intégré à la communauté de l’usine (encadrée par la direction) que l’on peut maintenir une intégration du système et éviter les pathologies potentielles de la société industrielle.

    On a beaucoup critiqué la sociologie industrielle des relations humaines, en particulier pour ses préjugés favorables à la direction, son refus d’admettre la rationalité du comportement des employés et sa négation des conflits d’intérêts économiques sous-jacents (voir Landsberger, 1958). Les recherches en question ont également été analysées par d’autres et elles se sont révélées ­déficientes (Carey, 1967). Certains auteurs de cette école prêtent davantage flanc à la critique, mais plusieurs contributions ont de la valeur. […] Toutefois, une des caractéristiques de cette école de pensée est partagée par bon nombre d’autres auteurs ayant écrit sur le travail, les organisations et les relations industrielles ; il s’agit de cette vision fondée sur le concept intégrationniste et holistique de système.

    L’approche systémique en sociologie industrielle

    Durkheim a invité les sociologues à regarder au-delà des individus qui composent la société, à observer la structure sous-jacente à l’activité sociale. Les institutions, qui font partie de cette structure, doivent être étudiées non seulement dans le but de retracer leur « origine », mais pour comprendre leur « fonctionnement », c’est-à-dire la contribution des parties de la société à la continuation et à la survie du tout. L’idée d’étudier la société elle-même ou les organisations industrielles en tant que systèmes sociaux (et, plus tard, comme systèmes sociotechniques) vient de l’ancienne analogie organique où la société était vue comme un organisme vivant recherchant toujours une stabilité dans son environnement. Cette idée a fait son chemin dans la sociologie contemporaine grâce au travail de Durkheim, de Pareto et de divers anthropologues qui travaillaient dans la tradition durkheimienne. Mais le sociologue du xxe siècle qui a eu la plus grande influence est probablement Talcott Parsons (1902-1979) ; il s’intéressait de près aux analogies biologiques et était un membre du « cercle Pareto » de Henderson, à Harvard, tout comme Mayo. Sa très grande influence a contribué à créer le climat intellectuel dans lequel une large part des écrits actuels sur la sociologie industrielle et organisationnelle ont vu le jour. Ajoutons à cela la popularité grandissante de la cybernétique dans le monde industriel et un intérêt toujours croissant de la part des directions d’entreprises à l’égard de la « théorie générale des systèmes » de von Bertalanffy.

    C’est sans aucun doute sur l’étude de l’organisation du travail que l’approche systémique a le plus de répercussions en sociologie du travail. Entre le milieu des années 1950 et 1970, la plupart des théoriciens des organisations se sont ralliés à la vision de l’organisation formelle comme système ouvert fonctionnant dans son « environnement » ; c’était notamment le cas pour les tenants de l’approche des systèmes sociotechniques et des très influentes approches fondées sur la variabilité. L’approche systémique remplace la métaphore classique de la gestion, où l’organisation est vue comme une machine conçue rationnellement pour atteindre les objectifs de ses concepteurs, par une métaphore où l’organisation est perçue comme un organisme vivant qui doit sans cesse s’adapter pour être en mesure de survivre dans un environnement potentiellement menaçant. L’approche systémique est encore largement répandue dans l’étude des organisations, et elle est caractérisée par deux grands points forts. Premièrement, elle reconnaît, avec raison, que les organisations sont bien plus que les structures formelles élaborées par leurs instigateurs. Ce sont plutôt des ensembles de relations qui doivent constamment s’adapter pour permettre à l’organisation de survivre. Deuxièmement, cette approche souligne l’importance des interrelations étroites existant entre les différentes parties ou les différents « sous-systèmes » de l’organisation. Elle insiste particulièrement sur le fait que tout changement dans une partie du système a généralement des répercussions sur les autres parties.

    Dans le domaine des relations industrielles, l’approche systémique n’a pas eu une influence aussi persistante, du moins chez ceux qui ont une vision plus sociologique des conflits industriels. Ainsi que Schienstock (1981) l’a fait remarquer, les auteurs de l’école britannique d’Oxford en relations industrielles, qui se sont surtout fait connaître par leur influence sur la commission Donovan, utilisent une approche systémique. Cette approche est cependant plus explicite chez les auteurs américains qui se sont inspirés du modèle de J. T. Dunlop (1958). Ce modèle situe tous les conflits industriels et la direction à l’intérieur d’un « système de relations industrielles ». Ce système se compose de divers groupes d’acteurs (la direction, les travailleurs et l’extérieur, en particulier le gouvernement et des organismes paragouvernementaux), de certains contextes, d’une idéologie qui fait tenir le système et d’un ensemble de règles qui fixent le comportement des différents acteurs. Au cœur de cette approche, de même que des objections formulées par les sociologues à son endroit, on retrouve la notion d’idéologie, qui assure le maintien du système. Selon Dunlop, cette idéologie correspond à l’ensemble des idées et des opinions « que partagent les acteurs ». Les sociologues des générations actives à partir du milieu des années 1960 ont rejeté la sociologie durkheimienne orthodoxe axée sur les systèmes et la sociologie de type « structuralo-fonctionnaliste » et opté pour les théories fondées sur le pouvoir et le conflit de Max Weber et Karl Marx. À leurs yeux, la thèse durkheimienne surestimait le degré de consensus régnant dans les sociétés modernes au sujet du travail et de sa rémunération. On considérait que les sociologues devaient plutôt placer les questions associées au conflit industriel dans le contexte des inégalités matérielles et de pouvoir qui caractérisent la société dans son ensemble, et qu’ils devaient ­s’intéresser au rôle que jouent la domination, l’exploitation et les conflits de classes dans les relations de travail.

    Analyse

    Comme les sociologues l’ont noté par la suite, la plus grande faiblesse de la théorie durkheimienne des systèmes était cette tendance à trop insister sur l’intégration et le consensus au sein des sociétés et des organisations du travail, et ce, au détriment des conflits sous-jacents et des différences fondamentales d’intérêts. Cette théorie reconnaît l’existence des divergences d’intérêts, mais tend à situer les groupes d’intérêts à l’intérieur d’un modèle politique « pluraliste » qui considère les parties en conflit comme plus ou moins égales du point de vue du pouvoir. […] les approches contemporaines tentent d’offrir une vision plus équilibrée des sociétés capitalistes industrielles, des organisations du travail et des conflits industriels en prenant en considération les structures de base du pouvoir et les situations d’inégalité, de même que les questions de coopération et de normes communes.

    On considère non seulement que les modèles systémiques ont une vision unilatérale, du fait qu’ils accordent une importance exagérée à l’intégration et au consensus, mais aussi qu’ils envisagent trop facilement l’organisation, voire l’ensemble de la société, avec les yeux de la direction ou des autres groupes d’intérêts dominants. La priorité accordée aux moyens permettant de maintenir le système est souvent implicite dans les analyses des relations sociales en tant que « systèmes ». Les différences et les conflits de quelque importance sont alors perçus comme des pathologies, des maladies de l’organisme qui doivent être guéries si l’on veut éviter que l’organisme ne meure. Cette tendance n’est pas inévitable, puisque des écoles de tendance opposée, voire révolutionnaire, parlent également du « système », mais dans une perspective appelant au renversement de ce système. De telles thèses radicales présentent évidemment une vision tout aussi unilatérale que celle de leurs équivalents du côté de la direction.

    La théorie des systèmes est intéressante en ce qui a trait à l’accent mis sur les structures et les modèles de la vie sociale. Elle présente une vision plus juste que les approches individualistes ou que celle du « psychologisme ». Il est toutefois possible que l’on ait été trop loin pour s’opposer aux perspectives individualistes, risquant ainsi de négliger totalement les principaux intéressés. Dans l’approche systémique, les structures en viennent à remplacer les êtres humains comme centre d’attention ; ce courant de pensée ne répond alors pas aux critères définis comme constitutifs d’une bonne sociologie. En reléguant les individus au second plan ou en les considérant comme de simples produits du système social dans lequel ils évoluent, les approches systémiques n’accordent pas suffisamment d’importance à l’interaction qui existe dans les sociétés humaines entre l’initiative individuelle et la contrainte sociale. Cette théorie est particulièrement déficiente parce qu’elle ne tient pas compte du fait que la société est le fruit d’individus et de groupes en interaction, qui attribuent des significations à leur situation et qui en font des interprétations. Considérons maintenant une approche qui insiste d’abord et avant tout sur les significations et l’interaction, plutôt que sur le système et les structures qui se situent à l’extérieur de l’individu, soit la théorie interactionniste.

    La théorie interactionniste

    La doctrine interactionniste a été élaborée en Amérique, au département de sociologie de l’Université de Chicago. Du point de vue théorique, la perspective interactionniste met l’accent sur l’individu, le petit groupe et les significations, de sorte qu’elle peut sembler aux antipodes de la théorie des systèmes de Durkheim, décrite précédemment. Il existe néanmoins une certaine continuité entre le travail de Durkheim et les écrits des sociologues interactionnistes portant sur l’étude du travail. Cette continuité peut s’expliquer par leur intérêt commun pour les professions, qu’ils considèrent comme des institutions sociales centrales, de même que par l’importance qu’ils accordent à la division du travail dans la société. Mais pour véritablement comprendre les approches interactionnistes du travail, il faut faire un détour par l’école sociologique plus vaste à laquelle appartiennent ces sociologues du travail, c’est-à-dire l’École de l’interactionnisme symbolique.

    L’École de Chicago

    La théorie sociologique connue sous le nom d’interactionnisme symbolique a pris forme aux côtés de l’étude du travail plus empirique qui se déroulait dans les mêmes cercles intellectuels de Chicago. Divers sociologues ont eu recours à cette perspective théorique et y ont contribué à différents degrés ; pour clarifier leurs orientations théoriques fondamentales, nous décrirons brièvement les principales caractéristiques de l’interactionnisme symbolique. Cette approche découle du travail de C. H. Cooley (1864-1929) et de G. H. Mead (1863-1931), ainsi que de leur hypothèse première selon laquelle l’individu et la société sont des unités indissociables : ils entretiennent une relation d’interdépendance, et non pas une relation déterministe unilatérale. Comme Meltzer et al. l’ont affirmé :

    Le comportement des femmes et des hommes n’est pas tant « dicté » par des forces qui leur sont inhérentes (l’instinct, les pulsions, les besoins, etc.) ou par des forces externes qui les contraindraient (les forces sociales, etc.), que par ce qui se situe à un niveau intermédiaire entre les deux, soit une interprétation socialement construite des stimuli internes (1975 ; traduction libre).

    Les êtres humains façonnent leur réalité à partir d’un processus d’interaction avec d’autres êtres humains. Les individus construisent leur propre identité à partir de leur interaction avec les autres.

    Selon l’interactionnisme symbolique, toute interaction ou communication repose sur l’utilisation de symboles comme les mots, les gestes, les vêtements, la couleur de la peau et ainsi de suite. L’enfant acquiert une identité, une conscience de son moi, par le biais de la socialisation ou du processus d’apprentissage social. Ce processus comprend l’assimilation de symboles qui tournent autour du concept du moi et qui donnent un sens à la vie sociale. La conscience du moi s’acquiert en « jouant le rôle de l’autre ». C’est en jouant le rôle de l’autre, particulièrement de ceux qu’on appelle les « autres significatifs », que l’on apprend ce que les autres attendent de nous. Cela nous aide à décider du rôle que nous jouerons dans une situation donnée. De la même façon, en jouant le rôle de l’autre, on apprend ce que l’on attend de cet autre. Pour nous orienter à mesure que nous avançons dans la vie, nous nous tournons vers divers groupes de référence. Au fur et à mesure que l’on traverse une série de situations qui nous confèrent une identité, on dit que l’on poursuit une carrière. Il n’est pas surprenant de constater que ce concept de carrière constitue une contribution clé de cette perspective théorique à la ­sociologie du travail.

    Celui qui a instauré une tradition de recherche dans le courant interactionniste est Robert Park (1864-1944), un ancien journaliste. Il a incité les chercheurs à faire des observations ethnographiques détaillées sur la vie des gens normaux et sur celle des déviants de Chicago, en s’inspirant de la tradition d’observation participante, limitée jusqu’alors aux études anthropologiques sur la vie tribale. Cette façon de procéder et l’intérêt durkheimien de Park pour ce qu’il a appelé l’« ordre moral » (un ordonnancement des attentes et des obligations morales qui tendent à rendre l’interaction routinière) ont influencé Everett Hughes qui, à son tour, a influencé un nombre impressionnant de sociologues qui contribuent actuellement à la sociologie du travail (voir Becker et al., 1968). Alors que Durkheim croyait que les métiers et professions pouvaient offrir des solutions possibles au problème de l’ordre social, Hughes analyse les professions pour comprendre la société.

    L’approche de Hughes consiste à étudier le théâtre social du travail (l’interaction en milieu de travail), à cerner les problèmes ou les tensions occasionnés par le travail lui-même et par son contexte social. L’attention porte alors sur la façon dont les individus font face à ces problèmes ou s’y adaptent, et plus particulièrement sur la façon dont ils conservent leur identité dans ce contexte. À notre avis, c’est là l’aspect le plus fascinant de cette approche. […] Hughes a invité ses étudiants à se pencher sur des types d’emplois marginaux, « sales » ou peu recommandables (dans la plus pure tradition de Chicago, fondée sur l’observation de la « faune »). Il a proposé d’étudier ces emplois non seulement parce qu’ils sont intéressants en soi, mais aussi dans le but de faire ressortir des facteurs qui sont pertinents pour toutes les formes de travail, mais que l’on ne remarquerait pas nécessairement dans des professions plus traditionnelles, où ils sont trop souvent tenus pour acquis. Ainsi, tenant compte du fait qu’il est important pour les prostituées de dominer leurs clients afin de pouvoir conserver une certaine estime d’elles-mêmes, on est amené à observer comment ce comportement peut également exister dans d’autres emplois de services moins marginaux, par exemple chez les vendeurs, mécaniciens ou infirmières. On comprend alors mieux pourquoi les mécaniciens ont tendance à ne pas prendre au sérieux les thèses avancées par les automobilistes lorsqu’ils tentent d’expliquer ce qui ne va pas avec leur voiture. Pour qu’il puisse garder intacte son image professionnelle face à son client, le mécanicien doit protéger son savoir-faire, tout comme la prostituée doit privilégier un certain détachement émotif par rapport à son client régulier, si elle veut protéger son autonomie et l’image qu’elle a d’elle-même.

    L’influence de l’École de Chicago sur la sociologie des organisations ne s’est pas vraiment fait sentir dans le domaine de l’organisation industrielle. Par contre, le travail d’Anselm Strauss et de ses collègues (1963), qui montre comment l’« ordre » dans un hôpital peut être vu comme le résultat d’un processus ininterrompu de négociations et d’ajustements entre les groupes, a des conséquences pour toutes les organisations. De même, l’étude de Erving Goffman (1968), qui porte sur les « établissements totalitaires » comme les prisons, les monastères et les hôpitaux psychiatriques, où la vie et l’identité des occupants sont presque entièrement dominées par les règlements, a fourni des informations généralement pertinentes à propos de la vie dans les organisations. Elle illustre particulièrement bien la façon dont ceux qui occupent les positions les moins élevées au sein de ces organisations parviennent à « se débrouiller » et à défendre leur identité malgré la volonté du « système » de les réduire à l’état de pantins.

    L’ethnométhodologie

    On peut dire de l’ethnométhodologie qu’elle rapproche les idées interactionnistes de leur conclusion logique. Elle allie la pensée de l’École de Chicago à la philosophie phénoménologique européenne ainsi qu’à certaines thèses méthodologiques de Max Weber. Elle nie l’existence de toute réalité objective en ce qui concerne les phénomènes sociaux et laisse entendre que les sociétés, les structures sociales et les organisations n’existent pas. Il existe, par contre, des conceptions de ce genre dans la tête des membres de la société, conceptions dont ces « membres » se servent pour mener à bien leurs activités journalières. Comme Bittner

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