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Foucault sociologue: Critique de la raison impure
Foucault sociologue: Critique de la raison impure
Foucault sociologue: Critique de la raison impure
Livre électronique434 pages6 heures

Foucault sociologue: Critique de la raison impure

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À propos de ce livre électronique

L’œuvre de Michel Foucault est inclassable car elle traverse des domaines très variés (philosophie, sociologie, histoire, anthropologie, criminologie, médecine, psychologie, linguistique, droit, etc.). Foucault n’est pas un sociologue au sens classique du terme. Il existe une sociologie puissante et novatrice chez lui. Mais laquelle? À quoi peut-elle servir aujourd’hui? En quoi est-elle utile pour théoriser les problèmes sociaux? Quels sont ses avantages et ses inconvénients? Quel type de « raisonnement sociologique » se dégage de son œuvre et quelles sont ses limites? Voilà les interrogations qui guident l’analyse de l’ensemble des travaux de Foucault dans cet ouvrage. En suivant l’évolution historique de ses recherches ainsi que les retournements stimulants de sa pensée, Foucault Sociologue s’organise en neuf chapitres qui suivent l’évolution théorique, méthodologique et chronologique des thématiques foucaldiennes.

Marcelo Otero est professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), au groupe sur le médicament comme objet social (MÉOS) et à l’Institut Santé et Société (ISS). Ses recherches portent sur les nouveaux problèmes de santé mentale et les problèmes sociaux complexes.
LangueFrançais
Date de sortie8 sept. 2021
ISBN9782760555686
Foucault sociologue: Critique de la raison impure
Auteur

Marcelo Otero

Marcelo Otero est professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), au groupe sur le médicament comme objet social (MÉOS) et à l’Institut Santé et Société (ISS). Ses recherches portent sur les nouveaux problèmes de santé mentale et les problèmes sociaux complexes.

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    Aperçu du livre

    Foucault sociologue - Marcelo Otero

    INTRODUCTION

    UN CLASSIQUE INCLASSABLE

    Mon rôle est de montrer aux gens qu’ils sont beaucoup

    plus libres qu’ils ne le pensent.

    FOUCAULT (2001b [1982b], p. 1597)

    Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer

    et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre

    de fond en comble… vaut démission, eh bien nous

    ne sommes pas… de la même planète.

    FOUCAULT (1984a, p. 14)

    Qu’est-ce que peut être l’éthique d’un intellectuel,

    sinon cela : se rendre capable en permanence

    de se déprendre de soi-même ?

    FOUCAULT (2001b [1984f], p. 1494)

    L’œuvre de Michel Foucault traverse sans complexes des champs disciplinaires dont les frontières sont jalousement gardées : philosophie, sociologie, histoire, anthropologie, criminologie, médecine, psychiatrie, psychologie, linguistique, droit, critique d’art, etc. Si les cloisons disciplinaires des sciences sociales et humaines se brouillent à jamais, de nouveaux ponts sont construits, obligeant de nombreux spécialistes à problématiser à nouveaux frais leurs objets d’étude, leurs méthodes et leurs pratiques. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les notions d’homme¹, de science, de savoir, de pouvoir et de vérité sont soumises à une nouvelle forme de problématisation qui les sort brutalement de leur zone de confort ? Brouillage disciplinaire à la fois déstabilisant et fécond qui renouvelle les manières traditionnelles de philosopher, de penser le social, de faire l’histoire, mais surtout de problématiser les enjeux de société. En un mot, une nouvelle manière de faire l’histoire du présent.

    Alors que la philosophie renoue avec les problèmes de la cité, les sciences « appliquées » sont confrontées à leurs conditions de possibilité (formelles, historiques, sociales, politiques, économiques, morales, etc.). Ce double déplacement force un incessant aller-retour entre problématisations théoriques de fond (métaphysique, transcendance, axiomes, principes, etc.) et ancrages empiriques concrets (cas de figure familiers, enjeux de la vie quotidienne, fonctionnement des institutions ordinaires, etc.) qui mine l’« opposition inaugurale » de la philosophie telle que posée schématiquement par Derrida entre l’a priori (ce qui vaut) et l’empirique (ce qui ne vaut pas). En effet, la radicalité du questionnement philosophique, transposée sans complexes dans les domaines des disciplines les plus variées (de la psychiatrie au droit, de la criminologie à la sexologie, de la médecine à la biologie, de la linguistique à la critique littéraire, etc.) et dans les registres d’action les plus variés, ouvre de nouvelles passerelles en même temps qu’elle pose des problèmes théoriques et méthodologiques inédits que Foucault ne tente jamais d’occulter.

    Foucault est à des années-lumière d’être un intellectuel à la Durkheim, dont la seule lecture des tables des matières de ses ouvrages nous montre que celles-ci s’inscrivent dans le droit fil d’une pédagogie limpide, systématique et explicite. Les méthodes foucaldiennes sont souvent cryptées, commentées en temps réel, dévoilées par bribes ici et là (entrevues, cours, articles, etc.), voire remises constamment au point et, parfois, radicalement en question (archéologie, généalogie, problématisation, diagnostic, etc.). Ses notions les plus célèbres se redéfinissent successivement au cours de ses travaux jusqu’à se rendre méconnaissables, voire jusqu'à disparaître (épistémè, dispositif, discipline, savoir, discours, pouvoir, gouvernementalité, assujettissement, normalisation, normation, véridiction, etc.). En outre, les problématiques abordées dans ses textes les plus célèbres demeurent intrigantes et ne font nullement l’unanimité des commentateurs, ce qui multiplie les effets de brouillage et de mésinterprétation.

    De quoi parle-t-on au juste dans tel ou tel ouvrage ? Quelle méthode est mise à l’œuvre ? Peut-on justifier historiquement tel ou tel découpage chronologique ? Peut-on rassembler dans un même corpus d’analyse des matériaux fort hétérogènes (architecture, règlements administratifs, taxinomies, tableaux de maîtres, récits obscurs de gens oubliés, décrets royaux, ouvrages classiques, théories scientifiques, etc.) ? Des questions auxquelles Foucault répondra largement et à sa manière par sa pratique discursive incessante et foisonnante d’outils novateurs, déstabilisants, irrévérencieux. Il secoue sans relâche et avec décision la vieille porcelaine des savoirs, méthodes et pratiques constitués, cassant parfois, en cours de route, de précieux morceaux.

    Le malaise que bien des sociologues éprouvent envers les difficultés théoriques, disciplinaires et méthodologiques que l’œuvre de Foucault pose à la tradition sociologique dérive du fait que sa pensée complexe ne peut être appréhendée dans un seul registre disciplinaire ou méthodologique qu’au prix de la stériliser, de miner son originalité et de lui ôter sa force subversive. Si l’on regarde de plus près les problèmes et thématiques que Foucault aborde, on réalise qu’ils ne sont pas entièrement nouveaux, mais qu’ils étaient régulièrement escamotés, tantôt comme des effets nécessaires du découpage des objets de différentes disciplines scientifiques, tantôt comme faisant partie de diverses démarches méthodologiques spécifiques.

    Combien d’historiens célèbres analysent des institutions telles que la prison, la famille ou l’État sans réfléchir à ce que la notion d’institution veut dire ? Combien de sociologues enjambent des siècles d’histoire, de cultures et de civilisations avec des couteaux suisses multitâches tels la lutte de classes, la dialectique, les types de domination, etc. ? Si l’on accepte l’entreprise de transversalité radicale des registres disciplinaires et empiriques que l’œuvre de Foucault propose, il faut se résoudre à vivre, heuristiquement parlant, avec un certain nombre de problèmes théoriques, méthodologiques, chronologiques et empiriques qui sont constitutifs de toute problématisation foncièrement originale. Après Foucault, tout le monde est encouragé à s’immiscer sans complexes dans les angles morts des autres disciplines, aussi bien que dans ceux de la leur, ce qui a certes donné lieu au meilleur et au pire. Désormais, aucune marche arrière n’est possible. C’est bien là l’effet sismique qu’un classique provoque dans un ou plusieurs champs du savoir qui ne seront plus jamais les mêmes.

    En effet, Foucault est devenu, sans doute malgré lui, un intellectuel classique, mais inclassable, tel un précieux vase chinois qu’on ne sait plus où placer, car il ne s’agence harmonieusement avec aucun décor. En effet, ses travaux sont parfois plus présents dans des départements d'études littéraires ou de linguistique que dans leurs homologues de philosophie, d'histoire ou de sociologie. À juste titre, soulignons la forte influence de l’œuvre de Foucault dans les écoles de travail social, de criminologie et de sciences infirmières. L’univers de Foucault, c’est-à-dire ses idées, ses concepts, ses notions, ses intuitions et son vocabulaire, fait aujourd’hui partie stable et vivante non seulement du sens commun en sciences sociales et humaines, mais aussi du langage courant social, politique, voire journalistique².

    Il faut rappeler qu’un intellectuel « classique » est beaucoup plus qu’un intellectuel « majeur » en ce sens qu’il ne s’agit pas seulement de « marquer » un champ disciplinaire déterminé, mais de nous secouer brusquement de la tentation confortable de la reproduction intellectuelle. Il s’agit de provoquer un réveil soudain et inattendu du sommeil disciplinaire, et même personnel, par l’ouverture parfois douloureuse qui nous oblige à penser autrement. En un mot, de nous forcer à entrevoir l’Autre possible qu’on n’apercevait pas dans le Même ordinaire. On peut reprendre l’image de Sartre sur les rapports entre vérité et justice : une fois qu’on déplace le bandeau apposé sur les yeux de la justice, on ne peut plus le remettre en place, c’est déjà trop tard. Voilà à quoi on peut reconnaître un classique.

    Dans les mots de Foucault, l’acharnement du savoir, s’il ne servait qu’à assurer l’acquisition de connaissances, ne remplirait qu’une tâche traditionnelle, certes socialement importante, de reproduction, de partage et de transmission de la culture. La démarche foucaldienne invite plutôt à une « ascèse » au sens classique des Grecs, à un exercice de soi par la pensée dans l’ouverture toujours vertigineuse et douloureuse vers d’autres pensées possibles. Il ne s’agit pas d’une occasion de dépassement de soi-même, mais plutôt de « déprise de soi-même » au sens où l’on se « démembre » des idées que l’on incarne, même des lieux et des formes de pensée qui nous constituent. Dans ce sens, lorsque cette « déprise de soi-même » dans le champ du savoir est durable dans le temps et résiste aux critiques les plus rigoureuses, les plus acharnées et même les plus hargneuses, c’est parce que la « boîte à outils » des classiques s’est enrichie d’un nouvel univers épistémique incontournable.

    Si l’on peut affirmer que l’œuvre de Foucault est inclassable et que Foucault n’est pas sociologue au sens classique du terme, on peut affirmer avec la même force qu’il existe une sociologie puissante et novatrice chez Foucault. Mais laquelle ? À quoi peut-elle servir aujourd’hui ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients ? Quel type de « raisonnement sociologique » et quel « style de problématisation » se dégagent de son œuvre et quelles sont ses limites ? Voilà les interrogations qui guident ce livre, que nous avons décidé d’organiser en neuf chapitres qui suivent l’évolution théorique, méthodologique et chronologique des thématiques foucaldiennes ainsi que les retournements stimulants de sa pensée.

    Le chapitre 1, « L’intellectuel et ses doubles », est une brève réflexion introductoire sur la pertinence (ou non) d’évoquer quelques éléments de la biographie d’un intellectuel tel que Foucault en lien avec certaines thématiques de son œuvre et des problèmes théoriques que cela nous pose. Aussi, nous y expliquons quelques éléments minimaux de notre démarche d’analyse de l’œuvre de l’auteur. Le chapitre 2, « Folie et raison », aborde les dimensions sociologiques des travaux de l’auteur portant sur la folie, la déviance et la maladie mentale ainsi que leurs formes d’institutionnalisation, de mise en discours et de critique qui les distinguent à la fois des raccourcis constructivistes et des combats antipsychiatriques. Le chapitre 3, « Médecine et mort », est consacré à analyser la place névralgique occupée par les sciences biomédicales, autant dans les processus de gouvernance occidentaux que dans la définition des contours de l’individualité moderne et du sens moderne de la mort.

    Le chapitre 4, « Sciences humaines et homme », analyse la tentative intellectuelle de faire une ethnographie de sa propre culture qui permette de comprendre l’émergence des sciences humaines et la naissance de la figure de l’homme en Occident et, de ce fait, de penser à d’autres figures possibles de l’humain. Le chapitre 5, « Discipline et corps », porte sur la manière contre-intuitive et innovante que Foucault propose pour aborder la question de la matérialité politique du corps en entreprenant une critique radicale de la notion sociologique d’institution. Le chapitre 6, « Pouvoir et liberté », s’attaque au renouvellement foucaldien des théories du pouvoir « négatives » par la proposition d’une solution de rechange plus fluide, relationnelle et productive qui interpelle l’ensemble des sciences sociales dans leurs manières d’appréhender les processus de domination et d’émancipation. Le chapitre 7, « Gouvernement et population », aborde le renversement foucaldien du questionnement classique « Qui gouverne ? » en mettant l’État, pour ainsi dire, sur sa tête par la mise en lumière de la consistance politique inattendue non pas des classes, des groupes ou des citoyens, mais de la « population » dans les sociétés libérales modernes.

    Le chapitre 8, « Sexualité et désir », aborde la question cruciale des relations entre sexualité et pouvoir que Foucault réinterroge à nouveaux frais par une lecture politique du désir qui conteste le primat de la répression sur lequel tant de théories sociologiques se sont articulées. Le chapitre 9, « Sujet et vérité », réexamine l’économie instable entre assujettissement et subjectivation (ou agentivité et actancialité) en fonction de la « grande stratégie occidentale » de l’obligation de dire vrai, s’éloignant des ruptures réconfortantes, tantôt sociologiques entre conscience et idéologie, tantôt épistémologiques entre sens commun et science.

    Pour finir, il est opportun de rappeler qu’en sortant de ce qu’on a appelé son « long silence », cette période de huit ans après la parution de La volonté de savoir (1976a) pendant laquelle il ne publiera pas de texte majeur, Foucault dira sans ambages : « Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble… vaut démission, eh bien nous ne sommes pas… de la même planète » (Foucault, 1984a, p. 14).

    Notre question tout au long de cet ouvrage sera la suivante : qu’est-ce que la « planète Foucault » a à offrir aux sociologues ?

    1. Le recours au mot « homme » tout au long de l’œuvre de Foucault répond tantôt à la constitution genrée et hétéronormée de la « figure de l’homme moderne », de l’« homme de raison », etc., tantôt à un anachronisme de son époque qui répond également à une dynamique genrée qui nomme l’individu humain en général par le masculin. Nous avons gardé tout au long de cet ouvrage les termes et usages choisis par l’auteur en dépit des connotations à caractère sexiste qu’ils peuvent comporter.

    2. On peut donner un exemple amusant dans la sphère du sport le plus populaire de la planète. Lors du match final de la coupe du monde de soccer en 2006, le célèbre joueur français Zinédine Zidane assène devant tout le monde un violent coup de tête sur la poitrine d’un joueur de l’équipe rivale, l’Italien Marco Materazzi. Un commentaire malveillant de ce dernier dit à l’oreille de Zidane en aurait été la cause. Qu’est-ce que Materazzi aurait bien pu dire pour mettre hors de lui un joueur si expérimenté ? Dans un livre amusant écrit par Materazzi, Ce que j’ai vraiment dit à Zidane (2006), il dévoile une série de phrases qu’il aurait pu dire pour enrager son rival. Parmi elles : « Depuis que Foucault est mort, la philosophie française est lamentable. »

    CHAPITRE

    1

    L’INTELLECTUEL ET SES DOUBLES

    Je n’aime pas m’identifier.

    FOUCAULT (2001b [1984g], p. 1412)

    Le rôle de l’intellectuel n’est pas de dire aux autres ce

    qu’ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ?

    Et souvenez-vous de toutes les prophéties, promesses,

    injonctions et programmes que les intellectuels ont pu

    formuler au cours des deux derniers siècles et dont on

    a vu maintenant les effets.

    FOUCAULT (2001b [1984f], p. 1495)

    Chacun de mes livres représente une partie

    de mon histoire.

    FOUCAULT (2001b [1982b], p. 1598)

    Un homme se propose la tâche de dessiner le monde.

    Au cours des années, il peuple un espace d’images

    de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de

    navires, d’îles, de poissons, de chambres,

    d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes.

    Peu avant de mourir, il découvre que ce patient

    labyrinthe de lignes trace l’image de son visage.

    BORGES (2007b [1960b], p. 272)

    Dans un essai intitulé Kafka et ses précurseurs (2007b [1951a]), Borges problématise la question des influences et des filiations qu’on associe à un auteur et à son œuvre, aussi bien pour les expliquer que pour les lier à une trajectoire biographique singulière ou encore pour les insérer dans une série littéraire ou dans un domaine disciplinaire particulier. Il explique qu’on pourrait être kafkaïen avant Kafka, sans le savoir ou même ultérieurement, mais sans avoir lu Kafka. Et à l’inverse, Kafka pourrait être Kafka sans les nombreuses influences que ses biographes lui attribuent et on pourrait du même coup trouver des trajectoires semblables à la sienne qui ne mènent nullement à devenir un auteur comme lui ni à produire une œuvre comme la sienne. Dans son court essai, Borges énumère de nombreuses références littéraires hétéroclites (contes, récits, recueils de poésie, essais, etc.) délibérément éparpillées, aussi bien dans des époques distanciées que dans des aires culturelles sans contacts mutuels. Malgré l’effet de dispersion temporel, culturel et disciplinaire, ces références semblent être « connectées » à l’univers de Kafka à plusieurs degrés. Mais Borges explique que l’ensemble de ces liens, réseaux ou connexions n’existent que dans la mesure où Kafka a « singulièrement » existé et, en retour, mettent ces références en surbrillance, les relient, les réorganisent en filigrane, toujours après coup et jamais de manière nécessaire.

    Bref, on pourrait dire que l’« événement singulier » Kafka (ou son œuvre) a la faculté de « coder » des événements, lieux, œuvres, traditions, personnages, auteurs, ambiances, situations, etc. dans la « lecture » que l’on fait après coup et qui nous permet de déterminer ce qui est kafkaïen ou, dans notre cas, foucaldien, tout en nous libérant de toute contrainte biographique, disciplinaire, géographique ou historique prétendument « causale ». En fait, dit Borges, chaque écrivain, Kafka autant que Foucault, « crée » ses propres précurseurs malgré lui, sans le savoir et bien entendu sans le vouloir. De ce fait, il modifie le passé et l’avenir autant de son œuvre que de sa biographie avec un réseau qui tantôt réactive tantôt occulte certains événements (historiques, géographiques, personnels, politiques, etc.) et certaines œuvres (littéraires, philosophiques, historiques, artistiques, etc.), les reliant entre elles toujours à nouveaux frais. Dans cette production ex post d’une série de corrélations et de résonances anonymes et puissantes, Borges nous dit que l’« identité ou la pluralité des hommes n’a aucune importance » (Borges, 2007 [1951a], p. 109). Dans cette optique borgésienne, les faits biographiques des auteurs prennent sens toujours après, non pas avant l’œuvre et, de ce fait, ils ne sont nullement déterminants pour celle-ci qui, en retour, illumine certains événements et en efface, ou en transforme d’autres. C’est-à-dire que l’œuvre les organise de manière originale en les codant en fonction de l’« événement singulier » nommé Kafka, ou dans notre cas Foucault, ainsi qu’en fonction de chaque présent qui réorganise chaque fois les liens entre singularité biographique, lecture de l’œuvre et événements sociaux et historiques. En rapprochant Borges et Foucault, on pourrait dire que chaque biographie est une histoire renouvelée de chaque présent qui tente de la mettre à jour plutôt que le récit autonome d’une vie particulière.

    L’ÉVÉNEMENT SINGUUER FOUCAULT : DÉSIDENTIFICATION ET COHÉRENCE

    De l’aveu de Foucault lui-même, « j’ai toujours essayé lorsque je parlais d’un auteur, de ne pas tenir compte de ses facteurs biographiques ni du contexte social et culturel, du champ de connaissances dans lesquels il avait pu naître et se former. J’ai essayé toujours de faire comme abstraction de ce qu’on appelle d’ordinaire la psychologie et de le faire fonctionner comme un sujet parlant¹ ». De manière contre-intuitive, on peut alors affirmer avec Borges que c’est moins la trajectoire de vie de Michel Foucault qui peut éclairer certains aspects de son œuvre que le fait que celle-ci tamise, débarrasse et met en brillance certains fragments biographiques qui deviendront significatifs après coup. Avec ces mises en garde qui renversent en quelque sorte la directionnalité « causale » psychologique d’une biographie sur une œuvre, on pourrait évoquer quelques événements de sa vie² qui sont devenus « canoniques » une fois que la mort, comme Foucault aimait le dire, transforme la vie en destin. Et, ajouterions-nous, une fois que l’« événement singulier » Foucault a construit, et continue de le faire, tous azimuts l’univers foucaldien de références hétéroclites et inattendues. À titre d’exemple, le premier directeur de thèse de Foucault qui a refusé son texte en Suède ou encore le premier éditeur de Gallimard qui a refusé de publier le manuscrit de Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique (1961) sont mis en surbrillance à cause de l’« événement singulier » Foucault, autrement ils seraient oubliés.

    On peut regrouper ces « événements de vie » en quatre grandes étapes schématiques qui ne deviennent signifiantes, on insiste avec Borges, qu’après que l’œuvre ait créé ses propres « précurseurs », entendant par là une sélection d’événements, auteurs, traditions, lieux, disciplines, références, etc. mis anonymement en réseau. La première étape va de son enfance jusqu’à la publication de son premier livre en 1954, somme toute peu important dans son œuvre et aujourd’hui pratiquement oublié. La deuxième étape couvre les débuts de sa carrière peu connue dans la diplomatie française jusqu’à la soutenance de sa thèse sur l’histoire de la folie en 1961. La troisième étape est marquée par l’atteinte soudaine de la célébrité avec la publication de Les mots et les choses en 1966 et les nombreux débats et polémiques qui s’ensuivent, au fil desquels il se taille une place significative dans l’univers intellectuel français. La quatrième étape s’étend de sa nomination comme professeur au Collège de France en 1970 jusqu’à sa mort en 1984.

    Michel Foucault est né en 1926 à Poitiers dans une famille où les médecins étaient nombreux (grand-père, père, père de sa mère, frère, etc.) et dont certains étaient reconnus. Il dira lui-même : « J’appartiens au milieu médical. Le milieu médical en général, particulièrement en province, demeure profondément conservateur. C’est un milieu qui appartient encore au XIXe siècle » (Bonnefoy, 2004 [1966], s. p.). À propos de l’« héritage » de son père chirurgien, Foucault dit : « j’imagine qu’il y a dans mon porte-plume une vieille hérédité du bistouri. Peut-être, après tout, est-ce que je trace sur la blancheur du papier ces mêmes signes agressifs que mon père traçait jadis sur le corps des autres lorsqu’il opérait. La feuille de papier, pour moi, c’est peut-être comme le corps des autres » (Bonnefoy, 2004 [1966], s. p.). Il semble avoir annoncé très tôt à ses parents son intention de devenir historien, dérogeant ainsi sinon à la tradition du moins aux attentes familiales. Après sa première tentative avortée d’entrer très jeune à l’École normale supérieure, il poursuivra ses études au Lycée Henri-IV à Paris où il bénéficiera des enseignements de Jean Hyppolite, le grand spécialiste de Hegel et traducteur au français de la Philosophie de l’esprit. Hyppolite sera une personne significative dans la trajectoire intellectuelle de Foucault. À l’âge de 20 ans, il sera enfin admis à l’École normale supérieure et il y nouera des amitiés avec des collègues qui feront leur marque à leur tour dans l’univers intellectuel français dont, entre autres, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Paul Veyne.

    Sur le plan personnel, ses biographes décrivent cette période de sa vie jusqu’autour de la mi-vingtaine comme relativement sombre à cause, semble-t-il, de son homosexualité (on est dans les années 1940) et de son apparence physique qu’il trouvait, à ce moment, ingrate. Il sera ainsi question de quelques années d’angoisse et de psychothérapie, d’alcool et de désintoxication, de tentatives de suicide et même de la possibilité d’une hospitalisation psychiatrique. Sur le plan intellectuel, il suit les cours de psychologie de Maurice Merleau-Ponty, qui était chargé de préparer les étudiants à l’agrégation en philosophie en tant que « répétiteur ». Dans ce cadre, il prépare son premier projet de thèse sur la naissance de la psychologie et, l’année suivante, il obtient sa licence de philosophie à la Sorbonne. Entre-temps, Louis Althusser devient répétiteur de philosophie à l’École normale supérieure et, depuis ce lieu, son influence s’étendra à toute une génération d’intellectuels en devenir – dont fait partie le jeune Foucault – qui fréquenteront ses cours très populaires. Il réussira même à convaincre Foucault de se joindre au Parti communiste, dont il faisait ouvertement la promotion auprès de ses élèves, mais l’enthousiasme de Foucault sera bref. Notamment, semble-t-il, à cause des pratiques autoritaires de maintien de la ligne de parti, non seulement en matière d’idéologie, mais aussi de certaines attitudes homophobes et antisémites. Leur amitié, en revanche, sera durable, même lorsque Althusser tombera en déchéance.

    Qu’il soit question de la phénoménologie classique (Brentano, Husserl, etc.), des différentes versions du marxisme (jeune Marx, Marx scientifique, humaniste, structuraliste, voire chrétien), de l’existentialisme un peu plus tard (Sartre, Merleau-Ponty), de l’importance de la philosophie et de l’histoire des sciences (Vuillemin, Bachelard, Canguilhem), en plus du formalisme de Saussure, ce seront toutes des composantes essentielles de l’univers intellectuel d’après-guerre qui serviront d’arrière-plan à la formation du jeune Foucault. Tout comme à l’École normale supérieure, sa première tentative à l’agrégation en philosophie se solde par un échec, ce qui semble avoir suscité un petit esclandre compte tenu de la très bonne réputation intellectuelle du candidat. En 1951, il finit par l’obtenir à sa deuxième tentative avec Jean Hyppolite et Georges Canguilhem comme membres du jury. Un détail curieux : la sexualité a été le thème pour la grande leçon qui était tirée au hasard. Foucault deviendra ensuite répétiteur de psychologie et de philosophie à l’École normale supérieure en chaussant tour à tour les souliers de deux illustres prédécesseurs : Merleau-Ponty et Althusser. Il y enseignera Nietzsche, Hegel, Husserl, Marx, Freud, Heidegger, Kant, etc., et, parmi ses élèves attentifs, on trouvera Jacques Derrida. En dehors des lectures classiques, Foucault est séduit par Kafka, Sade, Genet, Bataille, Beckett, Char et Blanchot, dont l’influence sur son œuvre sera manifeste.

    L’une des facettes moins connues de Foucault est son rapport à la psychologie clinique et expérimentale. En 1949, il obtient sa licence en psychologie et participe comme psychologue au laboratoire d’électroencéphalographie à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne dans le service du célèbre Jean Delay, l’un des grands noms de la psychiatrie de l’époque. Le début des années 1950 est un moment charnière pour cette discipline, certains parlent même de « révolution psychopharmacologique » du fait qu’au cours de ces années, l’on développe les essais cliniques systématiques avec les premiers neuroleptiques pour des patients internés en institution à long terme avec des problèmes de santé mentale graves. En 1952, il obtient un diplôme de psychopathologie à l’Institut de psychologie de Paris et trouve un poste d’assistant en psychologie à Lille. Par ailleurs, pendant sa courte militance au Parti communiste, il rédige un essai de psychopathologie matérialiste inspiré des travaux de Pavlov, l’un des rares psychologues admis comme étant « non bourgeois » par les autorités soviétiques et jugé « non problématique » pour la ligne du parti.

    En 1953, il suit, comme plusieurs intellectuels parisiens de l’époque, le célèbre séminaire de Jacques Lacan à Sainte-Anne, mais, semble-t-il, de manière irrégulière. Il paraît avoir été, à cette époque, davantage enthousiasmé par les psychiatres suisses associés au courant existentiel ou phénoménologique, notamment Ludwig Binswanger et Roland Kuhn, mais aussi par les travaux d’Eugène Minkowski. En effet, son premier livre, publié en 1954 alors qu’il a 28 ans, intitulé Maladie mentale et personnalité, fait clairement état de ces influences en plus de mettre en valeur certains éléments de la réflexologie de Pavlov. Il aurait réécrit l'ouvrage lors de la réédition au début des années 1960 sous le titre Maladie mentale et psychologie, éliminant la plupart des références à Pavlov et, semble-t-il, en le rapprochant de ses thèses ultérieures de l’Histoire de la folie à l’âge classique. À la lecture de ce petit livre de 126 pages somme toute mineur dans son œuvre, on a de la difficulté à reconnaître la plume, le style ou l’esprit de Foucault.

    La deuxième étape commence lorsque le prestigieux historien des religions Georges Dumézil, qui possédait un important réseau de connexions politiques, est à la recherche d’un candidat pour le poste diplomatique de « lecteur et directeur » de la Maison de France à Uppsala, en Suède. On lui suggère alors le nom de Foucault pour cette destination à la fois prestigieuse et stratégique à cause du lieu d’attribution des prix Nobel. Foucault semble stimulé par ce contexte qui lui permettra de faire la connaissance de personnalités marquantes de la culture qui y seront de passage et il aura l’occasion de découvrir l’univers quotidien du libéralisme suédois. Il y donnera lui-même des conférences très appréciées, invitera des intellectuels importants et recevra même Albert Camus à l’occasion de la remise de son prix Nobel de littérature. Au cours de cette période, il se liera d’amitié avec Roland Barthes.

    En 1957, il écrit une courte thèse de doctorat dans le cadre des exigences universitaires suédoises qui est, semble-t-il, une ébauche de ce qui deviendra plus tard son Histoire de la folie à l’âge classique, mais son manuscrit sera refusé par le professeur Stirn Lindroth. Dans sa lettre de réponse aux critiques reçues³, Foucault remercie son sévère lecteur, mais non sans clarifier trois éléments importants : 1) il n’a pas voulu écrire une histoire du développement de la science psychiatrique, mais « plutôt une histoire du contexte social, moral, imaginaire dans lequel elle s’est développée » ; 2) il insiste sur le fait que « jusqu’au XIXe siècle, pour ne pas dire jusqu’à maintenant, il n’y a pas eu de savoir objectif de la folie, mais seulement la formulation, en termes d’analogie scientifique, d’une certaine expérience (morale, sociale, etc.) de la Déraison » ; 3) il reconnaît son erreur d’avoir discuté les « théories médicales » sans avoir clarifié « les conditions sociales des débuts de la psychiatrie ». On voit déjà dans cette lettre quelques balbutiements du programme de recherche qui balise son intérêt pour les « conditions de possibilité » (historiques, sociales, culturelles, morales, etc.) qui permettent : 1) aux discours, théories, vérités et objectivations de s’articuler sur autre chose qu’une épistémologie désincarnée ; 2) aux institutions de se constituer autour des expériences concrètes (folie, crime, etc.).

    Foucault demande toutefois à Hyppolite de lire son texte. Celui-ci lui conseille de le réécrire en format universitaire français et de le soumettre ensuite à Georges Canguilhem, prestigieux philosophe et historien des sciences, qui remplace à ce moment Gaston Bachelard à la Sorbonne. C’est ce qu’il fera, mais cette fois depuis sa nouvelle destination diplomatique : Varsovie. Foucault se trouve alors à vivre aux antipodes du modèle libéral suédois, c’est-à-dire dans une Pologne empreinte de traditionalisme et de catholicisme, sous un ferme régime communiste. Les services d’intelligence polonais espionnent Foucault, ses écrits et ses fréquentations et réussissent à le piéger autour d’une affaire privée suscitant un scandale diplomatique qui le forcera à quitter son poste. Il sera rapidement transféré à l’Institut français de Hambourg où il écrira sa thèse secondaire intitulée Genèse et structure de l’anthropologie de Kant. Sa carrière diplomatique est alors pratiquement terminée.

    La soutenance des deux thèses aura lieu à la Sorbonne en 1961. La thèse principale intitulée Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique sera rapportée par Georges Canguilhem et Daniel Lagache, tandis que la deuxième sur l’anthropologie chez Kant, sera rapportée par Jean Hyppolite. Le manuscrit de la thèse principale avait été proposé aux éditions Gallimard qui l’avaient refusé. Il sera donc publié par la maison d’édition Plon, dans la collection de l’historien Philipe Ariès. Fernand Braudel, Robert Mandrou et Maurice Blanchot accueillent très positivement ce livre, ce qui est déjà une consécration en soi pour un jeune auteur inconnu. Entre-temps, Foucault devient maître de conférences en psychologie à l’université de Clermont-Ferrand, puis il sera nommé professeur. Il y rencontrera celui qui sera son compagnon jusqu’à la fin de sa vie : Daniel Defert.

    En 1963, la Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical paraît aux Presses universitaires de France avec un retentissement beaucoup moins important que la publication de sa thèse sur la folie. Pourtant, le mot archéologie annonce un programme de recherche qui s’étendra à deux autres de ses livres à venir. Il se rapproche du philosophe Gilles Deleuze, qui vient de publier Nietzsche et la philosophie, et prend ses distances de Derrida, qui fait une critique virulente de certains passages de l’Histoire de la folie à l’âge classique dans une conférence donnée au Collègue philosophique. Foucault ne l’oubliera pas et lui répondra neuf ans après avec le mordant qu’on lui connaît. Pendant un certain temps les milieux universitaires philosophiques semblent fermés à Foucault et voient en lui un profil universitaire mal défini dans le cadre de la discipline telle qu’institutionnalisée à l’époque, ne serait-ce que par ses objets d’intérêt peu communs. Et, même s’il participe activement en 1965 à la commission de réforme des universités sous le gouvernement de Gaulle, les rumeurs courant sur sa vie privée ne laissent pas prévoir une carrière stable dans l’administration publique française. Foucault a, à ce moment, 38 ans.

    La troisième étape commence en avril 1966 avec la parution retentissante de Les mots

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