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Althusser et Spinoza : Détours et retours: Avec trois textes inédits de Louis Althusser sur Spinoza
Althusser et Spinoza : Détours et retours: Avec trois textes inédits de Louis Althusser sur Spinoza
Althusser et Spinoza : Détours et retours: Avec trois textes inédits de Louis Althusser sur Spinoza
Livre électronique653 pages8 heures

Althusser et Spinoza : Détours et retours: Avec trois textes inédits de Louis Althusser sur Spinoza

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À propos de ce livre électronique

Spinoza était un auteur dérangeant dans son siècle et le reste aujourd'hui. Sa pensée resurgit quand on la croit refoulée pour ébranler des certitudes dont celles du marxisme, qui a subi l’impact du spectre de Spinoza convoqué par Althusser.
Il y a des philosophies dont il n'est pas facile de se débarrasser, qui, de façon directe ou par le détour de critiques et de dénégations, s’imposent par-delà les siècles dans le débat philosophique. Spinoza dérangeait déjà dans son siècle et reste insupportable aujourd’hui. Le marxisme, devenu un dogme quasi religieux, a lui aussi dû subir l’impact du spectre de Spinoza convoqué par Louis Althusser. Dans les différents thèmes qui marquent sa carrière de philosophe, de l’antihumanisme théorique à la théorie de la causalité structurale et jusqu’à la découverte d’un matérialisme aléatoire, Althusser s’est soutenu de Spinoza. Spinoza a appris à Althusser ce que sont la lecture et l’écriture, le rapport entre la théorie et la politique, la réalité, la matérialité même de l’imagination et de l’idéologie. Celui que Vermeer avait possiblement dépeint comme un géographe et comme un astronome a permis à Althusser – qui le rapproche de Machiavel – d’exploiter la topique marxiste et de dessiner des cartes, voire des plans de bataille. Le marxo-spinozisme althussérien inspire aujourd’hui de nombreux travaux théoriques et de plus en plus de pratiques politiques.



À PROPOS DE L'AUTEUR


Juan Domingo Sánchez Estop a poursuivi des études de philosophie à l'Université Complutense de Madrid où il a été chercheur et a enseigné également la philosophie moderne. Il a traduit la Correspondance de Spinoza en espagnol et a travaillé comme traducteur à Bruxelles. Il écrit sur Marx, Spinoza, la philosophie politique et le courant philosophique matérialiste. Il est membre du Centre de recherche en philosophie de l'Université libre de Bruxelles (ULB).
LangueFrançais
Date de sortie13 avr. 2022
ISBN9782800417882
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    Aperçu du livre

    Althusser et Spinoza - Juan Domingo Sánchez Estop

    Introduction

    I

    Althusser est bien connu, grâce notamment à son mot d’ordre de « retour à Marx », pour être un rénovateur du marxisme. Il existe cependant une certaine obscurité sur le rôle, pourtant majeur, qu’il a exercé dans la lecture de Spinoza et dans les études spinozistes. Si d’autres philosophes qu’on a intégrés dans le « marxisme occidental »¹ se sont soutenus de Kant ou de Hegel, voire de Rousseau, dans leurs retours respectifs à Marx, Althusser choisit assez tôt Spinoza² comme compagnon de voyage. Spinoza est, en effet, présent dans le texte althussérien comme le penseur qui aurait permis de retrouver dans Le Capital cette philosophie de Marx qui, ne s’y exprimant pas ouvertement, y existerait pourtant « à l’état pratique »³. N’est-on pas en mesure de dire à peu près la même chose à propos de Spinoza en ce qui concerne le texte althussérien ? Le philosophe d’Amsterdam n’a-t-il point produit, peut-être encore plus manifestement sur l’écriture d’Althusser que sur la lecture de Marx par celui-ci, des effets pratiques ? Les thèses philosophiques du spinozisme n’ont-elles plus que toutes autres été présentes dans les écrits d’Althusser « à l’état pratique » ? Spinoza n’a-t-il point été aussi à l’origine de thèses théoriques explicites qui comptent parmi les principaux apports de la pensée du philosophe français ?

    On peut affirmer que le rapport d’Althusser à Spinoza a été jusqu’ici, à quelques exceptions près⁴, généralement sous-estimé. D’un côté, la présence des thèses spinozistes chez notre auteur n’a pas été suffisamment reconnue et appréciée, d’un autre côté, le rôle de profond innovateur des études spinozistes qu’il a lui-même joué est devenu ← 11 | 12 → peu visible derrière la masse d’études spinozistes, souvent l’œuvre de disciples et d’amis d’Althusser⁵, qui a été produite en France depuis les années 1960. Depuis sa mort, des ouvrages qui étaient demeurés jusqu’à très récemment inédits ont été publiés ; or, beaucoup de ces ouvrages qui viennent aujourd’hui à la connaissance du public nous confirment la centralité de Spinoza dans la pensée althussérienne. Nous cherchons ici à retrouver à travers les différentes strates de l’œuvre d’Althusser les éléments d’une nouvelle lecture de Spinoza qui s’est développée en fonction des différents moments et urgences de la pensée althussérienne, mais aussi un éclairage spinoziste sur l’œuvre de notre auteur qui peut aboutir à une nouvelle lecture de son œuvre. Jusqu’à aujourd’hui, que ce soit chez les « spinozistes » ou chez les « althussériens », nous ne connaissons pas d’ouvrage qui, avec une prétention à une certaine exhaustivité, ait exploré l’étrange rapport qu’entretiennent nos deux philosophes à travers les siècles. Nous avons par cet ouvrage l’ambition, peut-être démesurée, de combler ce vide.

    II

    La découverte de Spinoza par Althusser a une histoire et se produit dans le cadre d’une conjoncture précise, celle de la crise du marxisme des années 1960. Pour la comprendre, on doit tenir compte de l’urgence politique qui inspire un retour à la philosophie de Marx, lui-même motivé par une tentative de refondation et parfois même de sauvetage du marxisme et du communisme. Le marxisme est, en effet, une idéologie politique doublée d’une prétention à fournir une explication scientifique de l’histoire. Or, cette idéologie couplée à une théorie est sensible à l’histoire et à la politique, ce pourquoi la mort de Staline et la publication du rapport secret lu par Nikita Khrouchtchev à l’occasion du XXe Congrès du Parti communiste d’URSS frappent le marxisme de plein fouet et le conduisent dans une crise qui ne fera que s’aggraver. Du point de vue de la philosophie, la version simplifiée du marxisme que Staline a confectionnée à l’usage des militants devient elle-même suspecte. D’où le besoin de la remplacer, mais par quoi ? Parant au plus pressé, les idéologues soviétiques et des intellectuels des partis communistes produisent une reformulation « humaniste » du marxisme et du socialisme, cherchant par là à résoudre le problème de l’impasse théorique et politique du moment. Althusser ripostera par ses thèses « antihumanistes ». Le débat sur l’humanisme devient au fil du temps un débat sur le marxisme et la validité de ses thèses qui se soldera par une crise théorique et politique définitive. C’est dans la période qui va de la mort de Staline à la « mort » de Marx et débouche, après la chute de l’URSS, sur la proclamation de la « fin de l’histoire » que se déroule l’œuvre d’Althusser comme œuvre de philosophie, mais aussi et surtout comme œuvre d’intervention politique, ces deux aspects étant inséparables pour qui définit la philosophie comme étant, « en dernière instance, lutte de classes dans la théorie »⁶.

    Malgré ses profondes différences avec les « humanistes » marxistes qui ont voulu retrouver le Marx philosophe des textes de jeunesse, Althusser prétendra lui aussi ← 12 | 13 → réaliser son retour à Marx du côté de la philosophie. Ce choix est pourtant loin d’être évident, puisqu’il ne va pas de soi qu’il existe une philosophie de Marx à laquelle il soit envisageable de faire retour. Certes, Marx a écrit quelques textes dans sa jeunesse qu’on peut considérer comme philosophiques, mais il n’en a pas moins exprimé de façon explicite sa « rupture » avec ce passé philosophique antérieur et même la nécessité – non moins explicite dans les « Thèses sur Feuerbach » – de quitter le terrain de la philosophie pour s’engager dans celui de la praxis. On a pu contourner cette difficulté évidente en baptisant le marxisme, ou une prétendue philosophie de Marx, « philosophie de la praxis », comme l’a fait Antonio Gramsci, d’autres l’ont simplement ignorée en subsumant la pratique et la théorie dans leur ensemble dans une philosophie – néohégélienne – de l’histoire à l’instar de Lukács. Dans ces deux cas, la rupture explicite de Marx avec sa « conscience philosophique antérieure » a été tout simplement gommée et subsumée (aufgehoben) dans un contexte plus large. En ce qui concerne Althusser, son opération de reconstitution de la philosophie de Marx sera basée sur la prise en compte d’une coupure et d’une rupture théorique et politique entre le jeune Marx et le Marx de la maturité. Il y aurait pour lui, en effet, un jeune Marx encore largement attaché aux problématiques des Jeunes Hégéliens et un Marx mature qui, en rupture avec ses positions de jeunesse, aurait produit ses propres thèses théoriques après avoir adopté de nouvelles positions politiques, non plus libérales ou démocratiques radicales, mais communistes. La philosophie de Marx ne pourrait donc pas se chercher dans une subsomption de l’œuvre de maturité sous les catégories des œuvres de jeunesse. Sans craindre un certain paradoxe, Althusser la cherchera dans la partie de l’œuvre de Marx qui n’est pas explicitement philosophique, la critique de l’économie politique, dont Le Capital serait la figure culminante. La démarche d’Althusser ne consiste donc pas à partir d’une philosophie de Marx donnée pour acquise, que ce soit l’hégélianisme ou l’éclectisme kantien et feuerbachien du jeune Marx. Il cherchera ladite philosophie à travers ses effets en tant que condition, implicite bien que nécessaire, de la production théorique du Capital, qui est, avant tout, œuvre de critique d’une discipline scientifique et n’a pas de prétentions philosophiques.

    Pour atteindre à ce but, Althusser a besoin de soutenir et de justifier la discontinuité entre le jeune Marx et le Marx du Capital, mais aussi, plus largement, la différence entre la philosophie et la théorie scientifique de Marx. Ceci lui permettra de produire une thèse sur la philosophie qui reconnaît l’existence implicite ou à l’état pratique de celle-ci dans d’autres discours, qu’ils soient théoriques ou idéologiques. Il faut donc à Althusser, pour cela, une théorie historique et philosophique de la coupure, mais aussi une théorie de la « lecture symptômale ». Comment reconnaître, en effet, les thèses philosophiques de Marx comme telles, alors qu’elles ne s’expriment nulle part, si ce n’est à travers leurs effets « sur une autre scène » ? Althusser doit, selon ses propres dires, faire un détour, prendre distance par rapport au texte du Capital, pour mieux y voir⁷. C’est le retour à un philosophe du XVIIe siècle apprécié par Engels comme un « précurseur de la dialectique matérialiste » et dont l’œuvre a été fréquentée par Marx dans sa ← 13 | 14 → jeunesse⁸ qui sert de médiation pour cette opération délicate à l’issue incertaine. Ce penseur, c’est Spinoza, qui, depuis son époque, est considéré comme un athée, dont l’œuvre a fait scandale, et que Kant et Fichte prenaient comme modèle du dogmatisme philosophique ou du matérialisme transcendantal. Spinoza, l’adversaire le plus résolu de toute pensée téléologique, de toute philosophie de l’histoire, de toute attribution immédiate de sens au réel, l’ennemi résolu du fondamentalisme de la conscience et du sujet libre, deviendra l’allié de Louis Althusser dans son effort pour dépêtrer la philosophie de Marx de l’humanisme, de l’économisme et de toute dialectique finaliste. Spinoza aura eu pour le philosophe français, au cours de la biographie philosophique de ce dernier, au moins une quintuple fonction :

    en premier lieu, les thèses du spinozisme s’introduisent dans la pensée d’Althusser à la faveur du débat sur l’humanisme et deviennent une sorte de point archimédien pour la position althussérienne dans ce débat ;

    la critique de l’humanisme théorique permet de mettre en relief un Spinoza de la lecture, celui dont s’inspire largement la méthode des essais d’Althusser dans Lire Le Capital ;

    le Spinoza de la lecture, qui sera aussi un Spinoza « de la coupure », sera doublé d’un Spinoza de la structure ;

    Spinoza relu à travers Machiavel – ou Machiavel interprété sur la base de la philosophie de Spinoza – sera également un penseur de la conjoncture et d’une réévaluation problématique du sujet pour qui la conjoncture existe comme telle ;

    enfin, ce Spinoza de la conjoncture deviendra l’un des grands philosophes du « courant souterrain du matérialisme aléatoire ».

    Ces cinq moments de la rencontre d’Althusser et de Spinoza ne doivent pas s’interpréter dans un sens rigoureusement chronologique. Il est certain que l’Althusser antihumaniste, celui de la lecture et celui de la structure se rencontrent dans un même temps – mais à des articulations différentes de l’œuvre – dans Pour Marx et Lire Le Capital. La lecture, telle qu’envisagée par Althusser, présuppose en effet une certaine position ontologique – ou plutôt une critique de l’ontologie – largement dominée par la notion de structure complexe « à dominante ». Il ne faut pas oublier non plus que ce que Louis Althusser entend dans ces ouvrages par « structure » n’est pas un tout dominé par une essence qui lui donne un sens, une « totalité expressive », mais un tout complexe structuré dont les éléments n’entretiennent ni entre eux ni avec l’instance en position dominante un rapport d’expression. Comme nous le montrent certains documents inédits d’Althusser datant des années 1960 – que nous commenterons plus loin –, le rapport entre les différentes instances du tout structuré n’est pas défini par une continuité d’essence, mais par une « coupure » et, par conséquent, la rencontre entre ces instances n’est pas soumise à une raison suffisante, ce qui constitue une ← 14 | 15 → anticipation très nette des thèses du matérialisme aléatoire. De même, entre la pensée de la conjoncture et le matérialisme aléatoire, il existe une connexion profonde, vu qu’une conjoncture, dans la contingence qui la constitue, ne saurait jamais se réduire à un assemblage de ses éléments prédéterminé par une formule ou une essence préexistante.

    III

    La pensée de Louis Althusser semble, au moins à son niveau manifeste, se développer par crises et autocritiques. En effet, les premières positions de Pour Marx et Lire Le Capital seront jugées par ses critiques comme étant « théoricistes » et feront l’objet d’une autocritique amenant une rectification, laquelle conduira Althusser à adopter une démarche plus ouvertement politique, ou du moins à une large introduction de la politique dans la théorie. De façon plus générale, la recherche althussérienne est axée, après l’autocritique, sur une exploration du discours théorique dans sa relation avec la pratique. Le nom de Machiavel accompagne ceux de Lénine et de Mao Zedong dans cette recherche, mais Spinoza n’en est jamais tout à fait absent. Ce sera finalement la constatation de l’incompatibilité du marxisme réel avec la politique, telle que nous permet de la comprendre le matérialisme de Machiavel, qui entraînera le constat de crise du marxisme et un autre retour à Marx, un retour critique qui, dès la fin des années 1980, placera Marx « dans ses limites »⁹. Après la crise, un matérialisme enrichi d’un Marx libéré de ses attaches « marxistes » et pleinement intégré désormais dans une lignée philosophique composite reliant Démocrite à Heidegger en passant par Lucrèce, Machiavel et Spinoza peut enfin se développer sous les noms quelque peu mystérieux et poétiques de « matérialisme de la pluie », « matérialisme aléatoire » ou « matérialisme de la rencontre ».

    Spinoza est présent dans l’œuvre d’Althusser depuis les années 1960 jusqu’aux derniers ouvrages, mais s’agit-il à tout moment et dans toutes les conjonctures du même Spinoza ? Nous pourrions en douter, tant la différence manifeste est grande entre le spinozisme à l’allure « déterministe » et « structuraliste » de Lire Le Capital, le spinozisme de la conjoncture lu à travers Machiavel et le spinozisme « de la pluie » ou « de la rencontre » que présentent les textes des années 1980. Spinoza est bel et bien présent à tous les grands tournants de l’althussérisme, mais à chaque fois, c’est d’un Spinoza différent qu’il s’agit, comme si les changements de position théorique d’Althusser devaient produire à chaque fois une nouvelle lumière sur la pensée du philosophe hollandais. Des réinterprétations du spinozisme qu’on peut qualifier de « kaléidoscopiques » établissent une véritable ponctuation des différents moments de l’œuvre d’Althusser. Est-ce à dire pour autant que ces réinterprétations sont contradictoires ? Nous ne le croyons pas. Nous soutenons que, de la même façon que l’opposition entre plusieurs Althusser n’est qu’apparente, tant la possibilité d’autres lectures se trouve toujours déjà incluse dans les énoncés mêmes des thèses althussériennes de départ, les réinterprétations de Spinoza qui accompagnent chacune des versions de l’althussérisme développeront des aspects, des perspectives de l’œuvre de Spinoza qui avaient été souvent reconnus mais laissés en suspens. Dans une philosophie qui, comme celle d’Althusser, consiste ← 15 | 16 → en rectifications, autocritiques et détours et qui évite de se poser comme un savoir sur un objet propre, ces changements de perspective sont consubstantiels au travail même de la pensée philosophique. Si l’on tient compte en outre du caractère essentiellement polémique propre, selon Althusser, aux thèses philosophiques, on s’aperçoit que les différents tournants répondent à des antagonismes théoriques différents. Il y a ainsi un Althusser qui s’oppose à l’humanisme et relit Spinoza en clé structuraliste, tout en s’opposant aux philosophies du sujet et concrètement au spiritualisme français et à la phénoménologie, un autre encore qui revendique la politique contre le déterminisme économique et allie Spinoza à Machiavel en ouvrant la porte à de nouvelles lectures du Florentin et du Hollandais, enfin un Althusser qui, rejetant les derniers oripeaux de la dialectique, nomme sa version radicale du matérialisme « matérialisme de la pluie » ou « matérialisme de la rencontre », tout en ayant à l’esprit Malebranche et Spinoza.

    IV

    Nous appliquons à l’ensemble de l’œuvre d’Althusser deux critères de division qui nous permettent de le partager en quatre sous-ensembles qui possèdent une série d’intersections. Tout d’abord, il faut distinguer les ouvrages publiés et non publiés par Althusser, puis, à ce propos, il y aura lieu de tenir compte d’une autre division, moins objective et qui relève plus de la stratégie consciente ou inconsciente, politique ou philosophique, de l’individu Louis Althusser, entre les ouvrages de l’Althusser « exotérique » et de l’Althusser « ésotérique », que le sociologue argentin Emilio de Ípola¹⁰ a proposée dans un ouvrage important pour l’histoire de l’œuvre du philosophe français.

    Nous préciserons tout d’abord cette deuxième distinction. Ce que nous nommons « l’œuvre exotérique de Louis Althusser » est constitué par l’ensemble des écrits qu’il a publiés en vie¹¹. La publication de ces textes n’est pas due au hasard, mais répond, bien plus que chez tout autre auteur, à une véritable stratégie de publication. Althusser prétend faire œuvre de philosophe ; or, d’après sa propre conception de la philosophie, le rôle du philosophe est d’intervenir dans la « conjoncture théorique ». Conformément à cette conception de la philosophie et du philosophe, seule peut être publiée à un moment donné la partie de l’œuvre qui doit produire dans une certaine conjoncture une série précise d’effets destinés à modifier les corrélations de forces existantes. La philosophie est ainsi un « champ de bataille », selon un mot (Kampfplatz) que Louis Althusser empruntera à Kant pour en détourner partiellement le sens. Or, dans un champ de bataille, il n’est pas question de disposer toutes ses troupes ni de déployer tout son matériel à n’importe quel moment : selon une visée stratégique, on mobilise seulement l’une ou l’autre partie des hommes ou du matériel disponibles, tout en maintenant le reste en réserve. Cette pratique, en ce qui concerne Althusser, n’est pas indépendante de sa militance au Parti communiste français qui lui imposait, malgré sa profession de philosophe, des contraintes certaines dans ses interventions publiques. Ceci explique en partie qu’il ait gardé pour soi, en réserve, ou, à la limite, n’ait communiqué qu’au cercle de ses proches tout ce qui, en fonction de la « conjoncture », n’était pas, ou pas encore, ← 16 | 17 → publiable. On peut ajouter à ceci l’observation que fait un des plus proches disciples de notre auteur, Étienne Balibar, d’après laquelle d’autres possibles censures auraient été à l’œuvre, qui auraient moins été le fait du Parti que du sujet Althusser lui-même¹², tant l’écriture althussérienne est accompagnée de l’ombre permanente d’une autocritique impitoyable dont les motifs ne sont pas toujours exclusivement théoriques.

    Passons à l’aspect matériel des ouvrages qui nous intéressent. L’œuvre de Louis Althusser, telle qu’elle nous est parvenue, est loin d’être un ensemble cohérent avec des articulations simples et évidentes. L’œuvre publiée d’Althusser est, en effet, ponctuée d’une non-œuvre, d’une absence d’œuvre qui se traduirait dans deux phénomènes : 1) le manque de suite dans un projet d’écriture ou d’enseignement ou 2) la non-publication d’ouvrages parfois importants auxquels Althusser avait consacré un effort d’écriture – ou de réécriture – considérable. Nous disposons donc, en date d’aujourd’hui, de plusieurs groupes de textes, si l’on excepte ceux qui sont restés à l’état de simples projets : 1) des textes (articles ou livres, voire livres d’articles ou cours transformés en livres) publiés par Althusser sous son nom ; 2) des textes – souvent des articles ou des notes à caractère militant – publiés de façon anonyme ; 3) les cours et les conférences impartis, mais qui n’ont pas fait l’objet d’une publication ; 4) les textes publiés de façon posthume ; 5) enfin, les textes non encore publiés qui se trouvent rassemblés dans les fonds de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) parmi lesquels il faut compter un grand fichier sur les principaux concepts du spinozisme, ainsi que plusieurs séries de notes sur l’œuvre de Spinoza.

    On s’aperçoit donc que l’opposition publié/non publié ne recoupe pas celle qui sépare l’ésotérique de l’exotérique, puisque nous avons accès aujourd’hui à beaucoup de textes qui étaient restés inédits, mais surtout parce qu’en vie d’Althusser, certains matériaux qui appartenaient au domaine ésotérique ont fait l’objet de publications. L’opposition entre ces deux Althusser ésotérique et exotérique est fondée sur une tactique ou même une stratégie d’écriture et de publication et, par conséquent, possède des limites plus poreuses qu’il ne semble. En aucun cas, cette opposition ne devrait se confondre avec celle qu’on a coutume d’établir entre un premier et un deuxième (voire un troisième) Althusser : cette division en phases nettement marquées de l’œuvre d’Althusser est sans doute l’un des effets plus ou moins voulus de la stratégie de publication que nous avons indiquée, plutôt que le reflet de l’évolution réelle de la pensée de notre auteur.

    V

    Il serait possible d’aborder le sujet qui nous occupe en suivant un ordre chronologique, en examinant les occurrences des thèmes et des thèses spinozistes dans les différents ouvrages d’Althusser tout au long de ce véritable work in progress qu’est son œuvre. Il faudrait alors suivre dans le détail les différentes étapes que nous venons d’ébaucher en soulignant les continuités, les tournants ou les points de rupture. Cet abordage du sujet présenterait toutefois une difficulté que nous avons déjà entrevue : il n’existe pas de correspondance biunivoque entre les thèmes et les thèses althussériens et les ← 17 | 18 → différentes étapes de son œuvre. La nature même de l’écriture althussérienne frustre toute tentative de cerner l’évolution de sa pensée dans des étapes bien définies. Bien souvent, les thèses d’une étape donnée sont anticipées par les difficultés et la critique immanente des thèses d’une étape précédente. On pourrait même dire que le symptôme qu’est l’écriture philosophique d’Althusser réactive à chaque fois un conflit théorique passé, dont les traces sont enregistrées dans le hiéroglyphe d’une écriture autocritique, qui nie en partie la thèse même qu’il profère. Or, si les traces de cette autocritique au niveau de l’écriture elle-même sont repérables dans les ouvrages publiés de l’Althusser exotérique, le registre explicite de cette autocritique permanente se trouve de préférence dans la partie ésotérique de son travail d’écriture.

    Il nous faut donc tenir compte de ces singulières formes de causalité à rebours et de causalité absente qui régissent l’écriture autocritique althussérienne. Cette autocritique permanente s’applique également aux diverses approches et versions de Spinoza qui sont à l’œuvre dans le texte de notre philosophe. C’est, en effet, des difficultés inhérentes au Spinoza de la lecture et de la structure, qui s’expriment parfois dans des alternatives d’interprétation, que surgissent le Spinoza de la conjoncture et de l’agence, à l’ombre de Machiavel, et cet étonnant Spinoza de l’aléatoire qui effectue une critique radicale du principe de raison. À chaque étape de l’œuvre d’Althusser correspond, nous l’avons dit, une version de Spinoza, mais cette version est toujours – déjà en quelque sorte préparée en creux dans l’instabilité des versions précédentes. Cette instabilité, ce vide, cette incomplétude servent de moteur à l’évolution du regard althussérien sur Spinoza. D’autres difficultés propres au marxisme d’Althusser ont convoqué le nom de Spinoza comme l’instrument d’un détour nécessaire dans la quête de la très introuvable « philosophie de Marx ». Spinoza aurait ainsi servi de support à ce « marxisme imaginaire » que Raymond Aron attribue à Althusser¹³ et, partant, aurait été le moteur, au nom de ce même « marxisme imaginaire », d’une critique du marxisme réellement existant et même des incomplétudes et des contradictions présentes dans l’œuvre de Marx.

    Nous estimons que, pour tenir compte de ces difficultés, une approche thématique s’impose. Il s’agira donc pour nous de suivre les grands moments de l’œuvre d’Althusser en prenant comme points de repère les grands thèmes que nous avons annoncés. Pour cela, nous avons joué sur deux axes : 1) un axe chronologique qui représente une temporalité non vide, à ce point qu’elle est parfois réversible, puisque les détours sont aussi un retour aux facteurs de crise du passé qui auront fait naître dans un temps ultérieur les nouvelles positions d’Althusser ; 2) un axe thématique non chronologique ponctué de thèmes philosophiques dominants. En nous inspirant de la division proposée par Étienne Balibar entre l’Althusser « de la structure » et celui « de la conjoncture », nous l’élargirons à d’autres « Althusser » qui correspondent aux différents tournants de son œuvre en ce qui concerne à la fois sa position philosophique et son rapport au spinozisme. On peut distinguer dans un ordre qui n’est pas chronologique : l’Althusser antihumaniste, puis ceux de la lecture, de la structure, de la conjoncture et du sujet, puis de l’aléatoire. Cinq « Althusser » auxquels correspondent autant d’approches ou même de versions de Spinoza. ← 18 | 19 →

    Citations de Spinoza et d’Althusser

    Nous citons les textes de Spinoza dans la version française de Charles Appuhn qui est celle qu’Althusser avait utilisée :

    Spinoza, Baruch, et Appuhn, Charles (traducteur), Œuvres (4 volumes), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 (abréviation : OS).

    Nous citons : OS volume, page. Exemple : OS 3, 105.

    Les citations en latin du texte de Spinoza sont reprises de la version Gebhardt :

    Spinoza, Benedictus de, et Gebhardt, Carl, Spinoza Opera : Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Heildelberg, Carl Winters Universitaetsbuchhandllung, 1987 (abréviation : SO).

    Nous citons : SO volume, page. Exemple : SO 3, 105.

    Nous utilisons pour citer les textes de Spinoza le code d’abréviations suivant qui est employé couramment par les éditeurs et les chercheurs¹⁴ :

    E = Ethica more geometrico demonstrata

    1, 2, 3, 4, 5 = Pars I, II, etc.

    P1, P2, etc. : Propositio I, II, etc.

    Dem : Demonstratio.

    I = Introductio.

    A = Appendix, pour la partie IV : A1, A2 = Appendix Caput I, II.

    Pr = Praefatio.

    L1, L2, etc. = Lemma I, II, etc.

    AD1, AD2, etc. = Affectuum Definitiones I, II, etc.

    D1, D2, etc. = Definitio I, II, etc.

    C1, C2, etc. = Corolarium I, II, etc.

    S1, S2, etc. = Scholium I, II, etc.

    Ax1, Ax2, etc. = Axioma I, II, etc.

    Def1, Def2, etc. = Definitio I, II, etc.

    Post1, Post2, etc. = Postulatum I, II, etc.

    Ex1, Ex2, etc. = Explicatio I, II, etc.

    Exemples de citations :

    a) E4A2= Ethica, Pars IV, Appendix, Caput II ;

    b) E2P44C1= Ethica, Pars II, Propositio XLIV, Corolarium I.

    Reste des œuvres de Spinoza citées :

    Ep = Epistolae (Lettres). Cité : OS lettre, page.

    TIE = Tractatus de intellectus emendatione (TRE = Traité de la réforme de l’entendement). Cité : OS paragraphe, page.

    TP = Tractatus Politicus (Traité politique). Cité : OS chapitre, paragraphe, page.

    TTP = Tractatus theologico-politicus (Traité théologico-politique). Cité : OS chapitre, page. ← 19 | 20 →

    Abréviations de quelques titres de textes d’Althusser :

    ADL : L’Avenir dure longtemps (Édition Flammarion, collection Champs-essais).

    EPP : Écrits philosophiques et politiques (avec indication du volume).

    LLC : Lire Le Capital (pour l’édition Maspero, nous précisons le volume et indiquons la page, quand il s’agit de l’édition des PUF nous indiquons l’édition et la page).

    LLP : Lénine et la philosophie.

    PM : Pour Marx.

    PPSS : Philosophie et philosophie spontanée des savants.

    SLR : Sur la reproduction.

    Citation de textes inédits d’Althusser

    Nous suivons les cotes de l’inventaire de l’IMEC pour le fonds Althusser : https://portail-collections.imec-archives.com/medias/customer_166/MEDIAS_INTERNET/PDF_ir/ALT20_Althusser_louis_ir_20190808.pdf.


    1. P. Anderson, Considerations on Western Marxism, Londres, New Left Books, 1976.

    2. Ibid., p. 64-66.

    3. « Il doit y avoir dans Le Capital de quoi achever ou forger les catégories philosophiques nouvelles : elles y sont sûrement à l’œuvre, à l’état pratique. Il semble que ce puisse être le cas. Il faut Lire Le Capital et le mettre au travail. » L. Althusser, Lénine et la philosophie, Paris, Maspéro, 1972, p. 24.

    4. Parmi ces « exceptions », il convient de citer Pierre-François Moreau, « Althusser et Spinoza », in Pierre Raymond (éd.), Althusser philosophe, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 75-86, ainsi que l’œuvre d’althussériens d’Amérique du Nord comme Warren Montag avec son Althusser And His Contemporaries: Philosophy’s Perpetual War, Duke, Duke University Press, 2013 ; Jason Read, The Micro-Politics of Capital. Marx or the Pre-History of the Present, New York, State University of New York Press, 2003 ; ou Hasana Sharp, Spinoza and the Politics of Renaturalization, Chicago, University of Chicago, 2011, tous des ouvrages où le rapport Spinoza-Althusser est reconnu et rendu productif. Il convient d’ajouter à cette liste d’auteurs anglo-saxons Caroline Williams qui, en Grande-Bretagne, a exploré le rapport Althusser-Spinoza en privilégiant l’angle politique dans des articles importants : « Structure and Subject », in Iain MacKenzie et Robert Porter (éds), The Edinburgh Companion to Poststructuralism, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2014 ; Caroline Williams, « Althusser and Spinoza : the enigma of the subject », in Katja Diefenbach et al. (éds), Encountering Althusser: Politics and Materialism in Contemporary Radical Thought, Londres et New York, Bloomsbury, 2013. La philosophe argentine Natalia Romé s’inscrit dans une ligne de recherche très proche de la nôtre avec, entre autres textes, sa communication « Spinoza en Althusser. Una aproximación a la lectura althusseriana de Spinoza a propósito de la relación entre ciencia, ideología y política », présentée lors des VIII Jornadas de Investigación en Filosofía, Buenos Aires, 27-29 avril 2011.

    5. Parmi les disciples-collaborateurs de Louis Althusser, Pierre Macherey, Étienne Balibar et Pierre-François Moreau ont eu un rôle déterminant dans la rénovation des études spinozistes.

    6. L. Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p. 56 ; pour une première formulation plus « prudente » de cette thèse à propos de Lénine, cf. L. Althusser, LLP, p. 42.

    7. Une des définitions althussériennes les plus récurrentes de la démarche philosophique voit celle-ci comme produisant « le vide d’une distance prise », LLP, p. 40.

    8. Cf. Cahiers Spinoza, 1, Paris, Éditions Réplique, 1977, notamment les articles suivants : K. Marx, « Le Traité théologico-politique et la correspondance de Spinoza : trois cahiers d’étude de l’année 1841 » ; M. Rubel, « Marx à la rencontre de Spinoza » ; A. Matheron, « Le Traité théologico-politique vu par le jeune Marx ». On remarque que le moment de la plus grande proximité entre Marx et Spinoza se situe dans ses années de jeunesse dominées du point de vue philosophique par les influences de Kant, Feuerbach et Hegel.

    9. Cf. L. Althusser, « Marx dans ses limites », in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, t. 1, Paris, Stock/IMEC, 1994.

    10. E. de Ípola, Althusser, l’adieu infini, Paris, PUF, 2012.

    11. Auxquels on devrait ajouter les cours impartis, même s’ils n’ont pas fait l’objet d’une publication, dans la mesure où, comme les textes écrits, ils ont été dans une certaine mesure accessibles au public.

    12. É. Balibar, Écrits pour Althusser, Paris, La Découverte, 1991, p. 71.

    13. R. Aron, D’une sainte famille à l’autre. Essai sur le marxisme imaginaire, Paris, Gallimard, 1969.

    14. Nous reprenons ce code de la revue Studia Spinozana, vol. 1 (1985), Spinoza’s Philosophy of Society, Hannovre, Walther & Walther Verlag, 1985, Appendix, p. 471-474.

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    Chapitre 1

    L’Althusser antihumaniste, ou de la coupure

    Le problème de la « philosophie de Marx »

    La philosophie qu’on cherche

    La pensée et le nom de Louis Althusser sont souvent associés à l’antihumanisme. Cette association n’est pas erronée à condition que l’on contextualise et que l’on définisse ce que signifie ce terme. Écartons tout d’abord les préjugés. D’après une conception populaire, le philosophe français serait le défenseur, à l’instar de Marx et de Spinoza, d’une philosophie « froide »¹ qui ferait fi de la liberté humaine ainsi que des valeurs et des sentiments liés à l’humain. Il serait, plus concrètement, le tenant d’une pensée déterministe et matérialiste qui, réduisant toute réalité à la matière et à ses lois, ferait des actions humaines de simples effets mécaniques, et de l’activité humaine une simple apparence². Sous cet angle, Althusser serait même le continuateur strict des positions déterministes et économistes de Staline face à des versions plus humaines et ouvertes du marxisme comme celles de Gyórgy Lukács, d’Ernst Bloch, de Jean-Paul Sartre ou de Roger Garaudy, les partisans du « marxisme chaud ». Tous ces auteurs, en effet, ont essayé de sortir de la doxa marxiste-léniniste qui avait été rigidement formalisée – dans le cadre d’une tradition qui remonte à Engels et à la IIe Internationale – et relayée au titre de doctrine officielle par les appareils des différents partis communistes. Entre ← 21 | 22 → la fin des années 1950 et le début des années 1960, la sortie du stalinisme sur le plan théorique était devenue politiquement et idéologiquement indispensable pour les partis communistes suite au XXe Congrès du Parti communiste d’URSS (Pcus) dans lequel le nouveau secrétaire général du Parti, Nikita Khrouchtchev, avait dénoncé les « crimes » de Staline ainsi que le « culte de la personnalité » voué à la figure de son prédécesseur. Le tournant humaniste du marxisme philosophique s’explique donc, en premier lieu, comme une adaptation conjoncturelle du mouvement communiste majoritaire à la nouvelle situation créée par les révélations sacrilèges du XXe Congrès³. Par ailleurs, un passage massif de la pensée marxiste de la politique et de l’histoire vivante à la philosophie a été identifié par Perry Anderson comme l’un des traits fondamentaux de ce qu’il dénomme le « marxisme occidental » (Western marxism), une version du marxisme qui, depuis l’échec de la révolution en Occident, s’est trouvée rivée à une pratique de la théorie purement académique dans laquelle les analyses de conjoncture et l’engagement révolutionnaire actif des classiques du marxisme du XIXe siècle et du début du XXe siècle font désormais défaut. La dispute autour de l’humanisme se situe entièrement dans ces nouveaux paramètres.

    Il est exact que Louis Althusser a défendu dans ses écrits des années 1960 et 1970⁴ avec insistance un « antihumanisme théorique », qu’il a explicitement opposé à l’humanisme officiel de l’appareil du Parti. Il est même arrivé à approuver dans ses textes certaines thèses philosophiques de Staline⁵. Althusser a-t-il pour autant été un orthodoxe ou un stalinien ? Ou aurait-il plutôt, à partir d’autres positions, choisi une voie originale de sortie de l’impasse poststalinienne qui se veut philosophique et politiquement de gauche face à l’option droitière des humanistes ? La présence de Spinoza dans les premiers textes « antihumanistes » nous met sur la piste d’une solution originale. En effet, déjà dans ces premières disputes philosophiques, l’ombre de Spinoza porte sur Althusser, bien que les références explicites à l’auteur de l’Éthique soient encore rares. Le spinozisme déclaré d’Althusser ne date, en effet, que de la deuxième moitié des années 1960 et coïncide avec les débats autour du structuralisme. Toutefois, on ne peut pas ignorer la proximité des problématiques et même du langage chez Althusser et Spinoza.

    L’humanisme qu’Althusser critique est un phénomène assez singulier du point de vue de la philosophie. En tout premier lieu, et d’un point de vue historique, il n’a pas de rapport avec l’humanisme de la Renaissance, mais s’insère plutôt dans le prolongement de débats qui ont eu lieu dans les années 50 et 60 du XXe siècle. L’humanisme qui se ← 22 | 23 → développe dans les années 1960 dans les cercles intellectuels des partis communistes occidentaux se prétend marxiste et se réclame du jeune Marx plutôt que de l’auteur du Capital. Les œuvres du jeune Marx sont assurément « humanistes », et ceci est particulièrement vrai des Manuscrits de 1844, qui se servent de concepts feuerbachiens comme l’« essence humaine » et l’« aliénation ». Il existe toutefois une difficulté à affirmer la continuité de l’œuvre de Marx depuis sa jeunesse jusqu’à sa maturité, vu que, de l’aveu de Marx lui-même, les positions philosophiques et théoriques du jeune Marx semblent fort éloignées de celles du Marx du Capital. N’a-t-il point soutenu que, dans L’idéologie allemande, Engels et lui avaient rompu avec leur « conscience philosophique antérieure » (« mit unserm ehemaligen philosophischen Gewissen »⁶) ? N’apprécie-t-on pas, outre cela, un grand changement de problématique et de sujets entre ces deux époques de l’œuvre marxienne ? On peut même se demander si cette rupture touche seulement à une conscience philosophique déterminée ou concerne la philosophie en général. Dans les Thèses sur Feuerbach et, de façon encore plus explicite, dans L’Idéologie allemande⁷, on pourrait croire à une rupture avec la philosophie elle-même et à un véritable changement de terrain.

    Pour résoudre ces problèmes, un « retour à Marx » s’impose. Mais de quel Marx s’agit-il ? Althusser défend, en effet, face aux marxistes humanistes, l’existence d’une « coupure » entre le jeune Marx et l’auteur du Capital. Cette coupure est, cependant, non moins problématique que la continuité affirmée par les humanistes, puisqu’elle sépare deux réalités d’ordre différent :1) un groupe de textes dont le contenu est manifestement philosophique et 2) un autre groupe d’ouvrages dont l’objet principal est la critique de l’économie politique. La philosophie n’est donc présente « en personne » chez Marx que dans une série de textes de jeunesse dont il aurait rejeté le contenu. Par conséquent, ce qui, sur le terrain philosophique, s’oppose aux thèses philosophiques explicites des œuvres de jeunesse ne pourra être qu’un ensemble disparate de thèses philosophiques implicites ou « à l’état pratique », voire de thèses « antiphilosophiques » présentes dans l’œuvre de maturité⁸. Althusser s’est donc mis, dans le cadre de sa dispute avec les humanistes, à la recherche de la philosophie de Marx, au risque de produire ce que Raymond Aron avait dénommé un « marxisme imaginaire »⁹. L’antihumanisme théorique est un élément déterminant du « retour à Marx », mais également une conséquence ainsi qu’une condition nécessaire de la recherche de la philosophie de Marx. Cette recherche qui constitue le point de départ de la pensée ← 23 | 24 → althussérienne a quelque chose d’une quête dont le moteur immobile est un objet d’abord inexistant, qui ne sera produit qu’au long de cette quête.

    L’humanisme en question

    Du point de vue du contexte historique, la lutte contre l’humanisme théorique vise en tout premier lieu les philosophes humanistes qui s’étaient manifestés comme tels, les Sartre, les Garaudy, les Lucien Sève et autres, la plupart membres du PCF, ou, comme Sartre, très proches du Parti en tant que « compagnons de voyage ».

    La sortie « humaniste » de l’impasse politique du stalinisme est un leurre. Tout d’abord un leurre historique, puisque l’humanisme n’est pas un nouveau venu dans l’histoire du stalinisme. En effet, lors de la préparation de la stratégie du Front populaire, en 1935, le Parti français – à travers des personnages comme Louis Aragon, qui plus tard se retrouveront parmi les principaux détracteurs des thèses althussériennes – avait déjà joué la carte de l’humanisme… mais en faisant de Staline la principale référence de l’humanisme socialiste¹⁰. On ne peut pas négliger non plus dans ce contexte des années 1930 la construction par Romain Rolland, l’écrivain de référence du PCF, du mythe du Staline humaniste suite à un célèbre entretien à Moscou avec le dirigeant soviétique¹¹. L’humanisme que les rénovateurs du communisme présentent comme une nouveauté face au stalinisme avait donc déjà été revendiqué quelques décennies plus tôt… par les tenants du stalinisme. En effet, le marxisme stalinien permet au gré des conjonctures d’affirmer soit le déterminisme économique le plus rigide, soit le volontarisme humaniste le plus absolu. Ces deux positions philosophiques ne sont pas, comme le prétendent les « humanistes », des positions indépendantes, voire contradictoires, mais constituent plutôt les éléments inséparables d’une même problématique. D’un point de vue philosophique, l’humanisme sera – comme le montre Althusser dans Pour Marx ou, de façon encore plus nette, dans la Réponse à John Lewis – le « couple complémentaire » du déterminisme économique stalinien¹². Ce déterminisme est, comme nous le verrons, l’aboutissement d’une tradition à la fois humaniste et économiste.

    L’antihumanisme althussérien n’est pas une répétition ou une défense du déterminisme stalinien, mais une position autre qui échappe à l’alternative déterminisme-humanisme ou déterminisme-liberté. Elle cherche, d’un côté, à produire une pensée de l’action face à un déterminisme opaque et, de l’autre, à penser la détermination et la cause comme des exigences rationnelles face aux illusions idéologiques ← 24 | 25 → du sujet libre¹³. Spinoza, pour qui l’homme était une partie de la nature¹⁴ et non « un empire dans un Empire », joue un rôle de précurseur de la position althussérienne, face à d’autres utilisations ou lectures de Spinoza pratiquées du côté stalinien comme celles effectuées au sein du marxisme russe par Plekhanov et Deborin¹⁵, qui faisaient du spinozisme un matérialisme moniste et déterministe.

    De nombreux penseurs de la sphère communiste choisirent d’opposer à l’inhumain les vraies valeurs de l’humanité, de récupérer pour le marxisme l’homme, voire l’« homme concret », en tant qu’acteur de l’histoire. Ceci, pensaient-ils, leur aurait permis de retrouver un principe d’action politique créatrice face au déterminisme économique et à la rationalité bureaucratique du régime de Staline. Le Parti français fut l’un de ceux qui mirent le plus longtemps à rompre culturellement et politiquement avec le stalinisme, à la différence du Parti communiste italien (PCI)¹⁶. Si Palmiro Togliatti, après quelques doutes initiaux¹⁷, fit connaître aux cadres et à la base de son parti le rapport secret de Khrouchtchev et en tira les conséquences qui s’imposaient, le Parti français, dirigé par Maurice Thorez, occulta ce document, puis en nia l’authenticité et, une fois le document révélé au public dans son entièreté par le journal Le Monde, réduisit la critique de Staline et de son régime au strict minimum. L’arrièrement et l’inertie d’un Parti français incapable de véritable critique, par rapport à d’autres organisations communistes avec une tradition intellectuelle plus solide, sont décrits par Althusser dans la préface de Pour Marx¹⁸. L’intervention de Louis Althusser dans ce contexte politique et théorique se veut un effort de rénovation intellectuelle profonde du communisme français.

    Pour comprendre les aspects philosophiques du débat sur l’humanisme, il conviendra de revenir en deçà de la conjoncture idéologique où se situe la polémique pour comprendre quelle était la philosophie ou l’idéologie philosophique avec laquelle cette génération communiste avait entrepris de rompre. Nous pourrons ainsi situer la position althussérienne à propos de l’humanisme dans le contexte réel où elle prend place et voir comment cette position ne reprend les signifiants de la doxa officielle que pour les resignifier radicalement. Cette pratique de la resignification des signifiants de l’idéologie philosophique stalinienne, proche de la méthode « historico-critique » ← 25 | 26 → utilisée par Spinoza dans le Traité théologico-politique, et de la stratégie philosophique qui est, de façon générale, la signature du spinozisme permettra à Althusser de reconstruire rétrospectivement le tableau d’ensemble de la doxa marxiste officielle comme non seulement déterministe mais également, et sans contradiction, humaniste, ce qui rendra sa rupture avec le stalinisme plus radicale que celle prônée par les courants humanistes officiels. Enfin, bien que dans Pour Marx et, en général, dans les textes de la polémique antihumaniste, Spinoza soit – comme nous l’avons dit – rarement mentionné, des éléments importants de la critique spinozienne du sujet libre y sont à l’œuvre et sont aisément reconnaissables. Nous les mettrons en relief pour mieux nous orienter dans la position d’Althusser.

    Du côté de Staline

    Staline philosophe

    Il existe un Staline philosophe. Un Staline qui a produit une série d’ouvrages philosophiques qui ont exercé une influence majeure sur l’évolution du marxisme¹⁹. Pour plusieurs générations de marxistes, ce « Staline philosophe » ne se distinguait pas du Staline « leader du prolétariat mondial ». Staline était pour eux inséparablement le dirigeant politique de l’URSS et du mouvement communiste mondial et un simplificateur et codificateur de la philosophie et de la théorie de Marx qui, grâce à lui, étaient enfin mises « à la portée des ouvriers »²⁰.

    Le principal ouvrage ouvertement philosophique de Staline est un sous-chapitre de l’histoire officielle du Parti, l’Histoire du Parti communiste Bolchevik de l’URSS (chapitre IV – 2), qui fut ultérieurement publié en brochure à part sous le titre de Matérialisme dialectique et matérialisme historique. Cette brochure, en raison de sa brièveté et de son didactisme, fut le catéchisme philosophique de plusieurs générations ← 26 | 27 → de militants et même d’intellectuels marxistes. L’opuscule, qui date de 1938, résume la doctrine du Parti et constitue probablement le plus clair exposé d’un déterminisme philosophique d’inspiration marxiste.

    Le Parti possède pour Staline une philosophie et une science qui lui sont propres : le Parti est philosophe et scientifique. Il réalise en quelque sorte l’idéal platonicien d’un règne des philosophes tout en se présentant, tel que le voulait Engels, comme l’héritier de la philosophie classique allemande²¹ et le continuateur du projet scientifique d’un matérialisme historique. Il est ainsi l’aboutissement du socialisme scientifique qu’Engels opposait à tous les socialismes moraux ou utopiques²². Le programme du socialisme scientifique est pourtant – malgré les déclarations d’Engels et comme le montre Paul Thomas – entièrement indépendant de celui de Marx, qui constitue avant tout un programme de recherche ouvert et n’a nulle prétention à devenir une « conception du monde »²³. En effet, le socialisme scientifique n’accepte pas une pratique scientifique qui lui soit indépendante : au contraire, il transforme science et philosophie en instruments d’un pouvoir politique qui se veut « philosophe » et en tant que tel archiscientifique. Ainsi, depuis Staline, tous les dirigeants d’inspiration socialiste ou « progressiste » ont publié de leur vie des « œuvres complètes » bien reliées, leur pouvoir étant, pour reprendre une formule chère à Jacques Lacan, celui de « Sujets Supposés Savoir »²⁴.

    La conséquence de cette exploitation régressive de l’œuvre de Marx dans ses deux versants philosophique et scientifique par la social-démocratie et le stalinisme fut pertinemment décrite par Kostas Papaioannou dans son petit livre L’Idéologie froide comme un véritable « dépérissement du marxisme »²⁵. La phase terminale de ce dépérissement est celle qui nous intéresse ici très particulièrement. Les thèses du stalinisme théorique tentent de définir les relations entre science, philosophie et politique. Nous verrons que la relation de hiérarchie qui subordonne la science à la philosophie est cohérente avec la conception que se fait Staline du pouvoir et des

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