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Politique des limites, limites de la politique: La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt
Politique des limites, limites de la politique: La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt
Politique des limites, limites de la politique: La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt
Livre électronique597 pages10 heures

Politique des limites, limites de la politique: La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt

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À propos de ce livre électronique

La philosophie du droit d'Hannah Arendt, trop souvent mise de côté, est remise à jour par Vincent Lefebve.

En forçant un peu le trait, tout se passe comme si les abondantes lectures politiques et morales suscitées par l’oeuvre de Hannah Arendt avaient conspiré à masquer sa philosophie du droit. Cet ouvrage s’efforce de rectifier une telle perspective, bien ancrée tant chez les spécialistes de la pensée politique que dans le grand public, en invitant le lecteur à cheminer à travers cette oeuvre exigeante afin d’y découvrir une réflexion sur le droit originale.

Cet ouvrage de philosophie revisite la pensée originale de la politologue, philosophe et journaliste allemande Hannah Arendt.

EXTRAIT

Par contraste, on ne peut pas dire que la philosophe soit généralement reconnue pour avoir élaboré une pensée du droit. Il a fallu attendre bien longtemps avant que les premières publications allant dans cette direction voient le jour. De telles initiatives restent malgré tout assez isolées et elles sont quasiment absentes de la littérature secondaire en langue française5. Nous proposons ici non seulement de montrer qu’une telle pensée du droit existe bel et bien chez Arendt, qu’elle traverse l’œuvre de part en part, mais aussi qu’elle constitue l’une des meilleures clés interprétatives de cette philosophie politique déroutante, peu préoccupée de systématicité.
Pourquoi cette pensée politique du droit, comme nous l’appellerons dans les pages qui vont suivre, a-t-elle longtemps reçu aussi peu d’attention ? Il est vrai qu’on cherchera en vain, chez Arendt, une philosophie du droit qui soit explicitement formulée en tant que telle. Alors que la question de l’essence, question socratique par excellence, constitue l’une des marques distinctives de l’investigation philosophique telle qu’Arendt la conçoit (nous trouvons dans son œuvre des textes importants qui s’intitulent : « Qu’est-ce que la liberté ? », « Qu’est-ce que l’autorité ? », etc.), la philosophe ne s’est jamais saisie de la question : « qu’est-ce que le droit ? ». Un tel constat est toutefois trompeur. Une lecture attentive permet en effet de mettre en lumière la présence, dans l’œuvre arendtienne, des thèmes du droit, des droits de l’homme, de la Constitution, de la loi, du contrat, de la justice, etc..

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Cet ouvrage est une excellente synthèse de l’ensemble des réflexions arendtiennes où le droit est convoqué. L’analyse de l’œuvre de Hannah Arendt sous l’angle du droit en renouvelle profondément la lecture et s’avère d’une grande fécondité. Vincent Lefebve montre, avec beaucoup de talent, comment cette œuvre est tout entière traversée par une interrogation dense et très féconde sur les rapports entre droit et politique, le droit s’imposant comme un facteur de stabilisation et de création d’un espace public où la pluralité humaine peut agir politiquement. Cet ouvrage montre également l’actualité de la pensée arendtienne face aux problématiques juridiques contemporaines [...] tout en rappelant les dangers auxquels les hommes doivent faire face en leur qualité d’êtres politiques. - Sophie Schulze, Centre de philosophie juridique et politique, Droit et Société

L’originalité de l’ouvrage de Vincent Lefebve est de mettre au jour un aspect largement méconnu de la pensée de Hannah Arendt, sa philosophie du droit, qui ne se présente pas de façon explicite. - Katia Genel, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Revue française de science politique

À PROPOS DE L'AUTEUR

Vincent Lefebve est chargé de recherches du FNRS, maître d’enseignement en droit à l’Université libre de Bruxelles et membre du Centre de droit public et du Centre de droit international.
LangueFrançais
Date de sortie6 août 2019
ISBN9782800416991
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    Aperçu du livre

    Politique des limites, limites de la politique - Vincent Lefebve

    Introduction générale

    Nombreux sont ceux qui étudient aujourd’hui la pensée politique de Hannah Arendt. L’œuvre que nous a léguée cette dernière constitue un passage obligé pour qui souhaite délimiter les grandes orientations de la pensée politique du XXe siècle. Bien rares sont les manuels de philosophie politique qui passent sous silence l’apport d’Arendt à ce champ, même si c’est pour en rendre compte de manière allusive ou par rapport à une problématique déterminée.

    Dans le monde francophone, cet engouement autour de l’œuvre d’Arendt a toutefois mis du temps à s’installer et il est légitime de s’interroger sur les raisons « idéologiques » d’un tel retard. Durant les années 1950, Arendt a sans doute été mise au pilori par une certaine intelligentsia européenne, et spécialement française, qui ne pouvait admettre qu’on amalgame, à travers un concept unitaire de « totalitarisme », nazisme et stalinisme. Comme l’explique Enzo Traverso, l’usage que faisait Arendt du concept de totalitarisme paraissait la rapprocher « des idéologies anticommunistes de la guerre froide »¹. Ceci explique le retard pris dans le travail de traduction et de publication de son premier grand livre, Les Origines du totalitarisme², bien que de tels facteurs aient également influencé la réception de son œuvre en général. C’est au début des années 1980 que ces résistances ont pu être surmontées et que la réception proprement dite de l’œuvre a débuté, ouvrant ainsi un champ pour les ← 11 | 12 → études arendtiennes dans le paysage intellectuel francophone, champ qui ne cesse de s’élargir au fil du temps. Pas une année ne passe qui n’apporte son lot de publications nouvelles.

    Par contraste, on ne peut pas dire que la philosophe³ soit généralement reconnue pour avoir élaboré une pensée du droit. Il a fallu attendre bien longtemps avant que les premières publications allant dans cette direction voient le jour⁴. De telles initiatives restent malgré tout assez isolées et elles sont quasiment absentes de la littérature secondaire en langue française⁵. Nous proposons ici non seulement de montrer qu’une telle pensée du droit existe bel et bien chez Arendt, qu’elle traverse l’œuvre de part en part, mais aussi qu’elle constitue l’une des meilleures clés interprétatives de cette philosophie politique déroutante, peu préoccupée de systématicité.

    Pourquoi cette pensée politique du droit, comme nous l’appellerons dans les pages qui vont suivre, a-t-elle longtemps reçu aussi peu d’attention ? Il est vrai qu’on cherchera en vain, chez Arendt, une philosophie du droit qui soit explicitement formulée en tant que telle. Alors que la question de l’essence, question socratique par excellence, constitue l’une des marques distinctives de l’investigation philosophique telle qu’Arendt la conçoit (nous trouvons dans son œuvre des textes importants qui s’intitulent : « Qu’est-ce que la liberté ? »⁶, « Qu’est-ce que l’autorité ? »⁷, etc.), la philosophe ne s’est jamais saisie de la question : « qu’est-ce que le droit ? »⁸. Un tel constat est toutefois trompeur. Une lecture attentive permet en effet de mettre en lumière la présence, dans l’œuvre arendtienne, des thèmes du droit, des droits de l’homme, de la Constitution, de la loi, du contrat, de la justice, etc.⁹. ← 12 | 13 →

    L’année 2012 a d’ailleurs été marquée par la parution de Hannah Arendt and the law, le premier ouvrage entièrement consacré à la pensée du droit d’Arendt¹⁰. Partant du constat qu’il y a chez cet auteur une préoccupation transversale pour la chose juridique, l’invitation a été lancée à des auteurs issus de diverses disciplines d’explorer une dimension particulière de cette pensée du droit. L’idée qui a présidé à l’élaboration de cet ouvrage riche et stimulant était de réunir des « arendtiens » et des juristes afin de demander aux premiers ce qu’Arendt avait à nous dire à propos du droit tandis que les seconds étaient invités à se poser la question inverse : à partir d’une perspective juridique, quelles sont les questions pertinentes qui peuvent être adressées à l’œuvre d’Arendt¹¹ ? Toutefois, malgré ses grandes qualités, cette approche collective ne permet pas de rendre justice à la cohérence qui habite la pensée juridique d’Arendt. Le problème est qu’on ne peut dégager une unité de cet ouvrage (Hannah Arendt and the law).

    Une mise au point est nécessaire ici. Dire de notre auteur qu’elle n’est pas un « penseur systématique » est une affirmation qui requiert d’être précisée. Arendt n’a certainement pas eu l’intention de bâtir un système philosophique, ni au sens kantien, ni – encore moins – au sens hégélien du terme¹². Pour comprendre les enjeux de cette question, qui est en réalité une question de « méthode », il n’est pas inutile de dire un mot du rapport d’Arendt à Martin Heidegger¹³. Retenons qu’elle a hérité de son maître, avant tout, une manière de penser, qu’elle résume elle-même parfaitement de la façon suivante (elle parle de Heidegger, mais cette description vaut aussi pour sa propre démarche) : « Ce penser peut se proposer des tâches, il peut s’atteler à des ‘problèmes’, il a même naturellement toujours quelque chose de spécifique dont il s’occupe ou, plus exactement, par quoi il est stimulé ; mais on ne peut dire qu’il a un but »¹⁴. Ce positionnement présente un côté héroïque, car il implique de se tenir dans l’inconfortable « brèche entre le passé et le futur » qui est le lieu propre de la pensée¹⁵. La pratique de tels « exercices de pensée »¹⁶ se caractérise en outre par la prééminence accordée aux événements eux-mêmes. Car la pensée « naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres ← 13 | 14 → à l’orienter »¹⁷. Ou encore, en langage plus métaphorique : « la courbe que décrit l’activité de pensée doit rester liée à l’événement comme le cercle reste lié à son foyer »¹⁸. Claude Lefort, lecteur attentif d’Arendt, l’a bien résumé : « on trouve dans son œuvre une tension constante entre son désir d’élaborer une théorie et sa volonté d’être disponible devant l’événement »¹⁹. Cette posture méthodologique, qui est adoptée par Arendt, semble assurément incompatible avec l’idée de système. Mais la pensée de notre auteur présente-t-elle pour autant un caractère désordonné, erratique, « anarchique »²⁰ ?

    Nous ne le pensons pas. A notre avis, on peut qualifier Arendt de la même manière qu’elle qualifiait saint Augustin, qu’elle comptait « au nombre des grands penseurs doués d’originalité » et qui, malgré une forte continuité dans les « grands thèmes », ne pouvait être considéré comme un « penseur systématique »²¹. Ainsi, la pensée d’Arendt se caractériserait-elle par un côté « non systématique » tempéré toutefois par une continuité dans les « grands thèmes ». On peut ici tenter de saisir le sens profond de cette phrase de Kant que nous aurions pu placer en exergue de cette étude et à laquelle Arendt se réfère elle aussi :

    [I]l n’y a rien d’extraordinaire à ce que, soit dans la conversation commune, soit dans les livres, par le rapprochement des pensées qu’il exprime sur son objet, on comprenne bien mieux un auteur qu’il ne s’est compris lui-même, cela parce qu’il n’avait pas suffisamment déterminé sa conception et qu’ainsi il parlait et même pensait quelquefois contrairement à ses propres vues²².

    Les « grands thèmes » qui structurent l’œuvre d’Arendt pourraient être classés en deux catégories : les thèmes explicites, dont elle-même était consciente, et les thèmes implicites, qui apparaissent au commentateur, à celui qui vient après et qui juge l’œuvre achevée. Certains parmi ces derniers ont déjà fait l’objet d’un examen ← 14 | 15 → par d’autres commentateurs²³. Mais il en est un qui n’a jamais été analysé par un seul interprète, de manière spécifique et transversale : celui du droit²⁴.

    Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons de toujours garder à l’esprit le fait suivant : c’est souvent en passant, de biais, de façon décentrée qu’Arendt traite de problèmes spécifiquement juridiques, peut-être sans y attacher trop d’importance. Mais nous aurions tort d’en conclure que cette « rencontre fortuite »²⁵ entre l’un des grands penseurs politiques du XXe siècle et l’objet juridique présente un caractère purement anecdotique. Bien qu’elle ne dispose d’aucune qualification particulière, d’aucune formation spécifique pour parler du droit²⁶, Arendt a des choses essentielles à nous dire sur le droit et, en particulier, sur l’articulation entre droit et politique. Toute une série de questions, centrales dans le champ de la théorie et de la philosophie du droit, peuvent être abordées d’une manière originale à partir du corpus arendtien. Indiquons à ce stade les problèmes qui seront au centre des chapitres de ce livre : la législation renvoie-elle à une technique ou à une activité politique ? Comment penser la question de la légitimité du droit et, spécialement, la question de la légitimité de la constitution ? Le totalitarisme est-il un régime purement arbitraire ou obéit-il à une forme spécifique de « légalité » ? Les droits de l’homme sont-ils des droits naturels ou artificiels ? Qu’est-ce qu’un juge, qu’est-ce que juger ? Existe-t-il un devoir d’obéir aux lois ? Toutes ces questions, dont l’importance saute aux yeux, seront abordées dans le cadre de cette étude et des réponses originales et stimulantes pourront y être apportées.

    Pour traduire cette pensée du droit et guider la tâche de mise en ordre et d’interprétation que nous nous sommes assignée, nous avons choisi de nous saisir du thème philosophique des limites. L’idée de limite structure notre travail à deux niveaux principaux. A un premier niveau que nous pouvons qualifier de « méthodologique », nous nous attachons à mettre en évidence la manière de procéder d’Arendt, qui appréhende notre réalité – en bonne phénoménologue – à partir des événements eux-mêmes, mais aussi à partir d’événements hors normes et exceptionnels. Si ← 15 | 16 → les différentes sphères de l’activité humaine sont dotées de certains traits qui les particularisent, nous dit en substance Arendt, alors c’est dans les situations de passage à la limite, dans les situations extrêmes et extraordinaires que ces traits se dévoilent de la manière la plus explicite. L’idée de limite est perceptible à un autre niveau de notre analyse, que nous pouvons qualifier de « métaphysique » : dans l’œuvre philosophique étudiée ici, si l’on choisit de se situer sur un plan tout à fait général et principiel, on doit dire qu’un domaine de l’activité humaine n’existe que parce qu’il peut s’adosser à un autre domaine qui le conditionne et qui en même temps constitue sa limite. Si les limites qui encadrent un phénomène donné sont transgressées, c’est l’identité même de ce domaine qui est alors en jeu. Un exemple assez simple de cette dynamique de pensée se trouve dans l’opposition tracée par Arendt entre domaine privé et domaine public. C’est là un thème très actuel : où se situent les frontières qui séparent les domaines public et privé de l’existence ? Au lieu d’opposer ces deux réalités, Arendt nous invite plutôt à penser leur solidarité : ce n’est que parce qu’une sphère privée existe, qui abrite l’intimité, qu’une sphère publique authentique peut, en quelque sorte par contraste, être conçue et se déployer. Et à l’inverse, le privé présuppose lui aussi le public, tout comme l’obscurité présuppose la lumière.

    Nous pouvons à présent annoncer la structure de notre ouvrage. Celui-ci se divise en deux parties qui correspondent à deux points de vue que l’on peut adopter par rapport au droit et qui se révèlent tout à fait opératoires si l’on accède à une vision panoramique des écrits dispersés qu’Arendt a consacrés à cet objet. Au pôle objectif de la philosophie du droit de Hannah Arendt (première partie) répond ainsi un autre pôle, qualifié de subjectif (seconde partie). Dans notre première partie, nous mettons au jour les divers modèles politiques que la philosophe s’est attachée à construire dans ses livres les plus célèbres, modèles qui ont tous pour particularité d’être aussi – et de manière indissociable – des modèles juridiques. Dans le chapitre inaugural, nous nous attachons à mettre en lumière le rapport d’Arendt à deux modèles théoriques issus de l’Antiquité qui sont exemplaires d’un certain type d’articulation entre le droit et la politique : d’une part, le modèle grec et son concept de loi comme nomos ; d’autre part, le modèle romain et sa notion de lex. Dans le deuxième chapitre, nous nous tournons vers De la Révolution. Si le problème de ce livre est celui de la révolution, ce thème est pour Arendt l’occasion de développer un modèle théorique, un modèle républicain, dans lequel le droit et les institutions juridiques jouent un rôle essentiel. Dans le troisième chapitre, nous montrons que le « modèle » de régime constitutionnel et républicain qu’Arendt s’attache à construire dans De la Révolution peut se comprendre comme une réponse à un contre-modèle totalitaire, presque un « repoussoir », dont la description, assez aboutie, se trouve dans les textes les plus importants que la philosophe a consacrés au concept de totalitarisme. Une fois admise notre proposition suivant laquelle notre auteur s’attache, dans ses livres les plus fameux et à partir de situations politiques limites ayant surgi durant le continuum historique, à bâtir des modèles théoriques et idéal-typiques, on constate que l’une des questions déterminantes qu’Arendt est amenée à rencontrer sur le chemin de sa pensée est celle du rapport que chacun de ces modèles entretient avec le droit et les institutions juridiques. La question du meilleur régime, question proprement républicaine selon notre auteur, doit être reliée au problème du droit : comment le droit et les institutions ← 16 | 17 → juridiques peuvent-ils servir la liberté politique ? Est-il possible de concevoir, à partir des ressources que nous offre le droit, une authentique politique des limites ?

    Dans la seconde partie de notre étude, la focale de l’analyse se déplace en direction du « pôle subjectif » de la philosophie du droit d’Arendt : on y indique comment cette dernière mobilise des situations existentielles limites pour penser la condition de l’homme contemporain²⁷ et ainsi redéfinir les contours de certaines figures centrales de notre pensée politico-juridique (le sujet de droit, le juge, le citoyen). Dans le quatrième chapitre, nous proposons une interprétation de la célèbre critique arendtienne des droits de l’homme, en montrant que c’est à partir de l’observation de deux configurations existentielles à la fois concrètes et extrêmes – d’une part, la situation des réfugiés et des apatrides de l’entre-deux-guerres, d’autre part, celle des détenus des camps de concentration et d’extermination – qu’Arendt s’est attachée à repenser les droits de l’homme. Son plaidoyer en faveur d’un « droit d’avoir des droits » est ainsi solidaire d’un constat, celui de la faillite de l’idée de nature humaine. Sur cette base, Arendt propose de réinvestir une autre notion, à laquelle la tradition philosophique ne s’est intéressée que de façon marginale, celle de condition humaine. Le cinquième chapitre se penche sur la lecture personnelle – aussi personnelle qu’elle fut influente et controversée par la suite – du procès d’Adolf Eichmann par Arendt, en démontrant qu’Eichmann à Jérusalem n’est pas qu’un livre sur le mal mais recèle également un éloge de la justice. Cette dimension n’est pas toujours perçue, notamment parce qu’Arendt est elle-même ambivalente, les considérations sur la justice qu’elle propose se mêlant à des remarques plus critiques sur certains aspects du jugement de Jérusalem. Et, pourtant, le « choc » du procès Eichmann l’a conduite à souligner la « grandeur du judiciaire », qui résulte du fait que même à l’heure de la société de masse il existe un lieu institutionnel où les actions humaines sont jugées en tant que telles, en tant qu’actions singulières. Cet éloge de la justice et de l’idée de responsabilité personnelle qui la fonde s’accompagne, en outre, d’une description fine et stimulante de ce que la philosophe nomme les « activités de l’esprit », à savoir la pensée, la volonté et le jugement. Notre sixième et dernier chapitre est consacré à un autre objet de réflexion qui se trouve à la frontière du droit et de la politique. Après la question des droits de l’homme, après le problème des crimes contre l’humanité, nous nous intéressons à la lecture originale que propose Arendt du phénomène de la désobéissance civile qui implique que le droit soit utilisé comme un levier pour faire son entrée dans l’espace public. Si la philosophe s’approprie ces objets explicitement juridiques – les droits de l’homme, la justice, la désobéissance civile – de façon décentrée, c’est parce qu’il s’agit pour elle d’interroger l’articulation du droit et de la politique, qu’elle n’appréhende pas d’un point de vue objectif, à partir du système politique lui-même (comme dans la première partie), mais à partir de la position existentielle d’hommes agissant, pensant et jugeant dans le domaine des affaires humaines et amenés, à ce titre, à tracer et à expérimenter les limites de la politique. ← 17 | 18 →


    1E. TRAVERSO, L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Les Editions du Cerf, 1997, p. 92 ; voy. également I. KERSHAW, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, trad. J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Folio histoire », p. 54 et s.

    2Symptôme de cette réception parcellaire de la pensée d’Arendt, lors de sa publication, ce livre a été scindé en trois volumes distincts qui correspondent aux trois parties qui le composent : Sur l’antisémitisme (1973), L’Impérialisme (1982) et Le Système totalitaire (1972).

    3Nous avons fait le choix de désigner Arendt de cette façon, et ce malgré ses dénégations : « je n’appartiens pas au cercle des philosophes. Mon métier – pour m’exprimer de façon générale – c’est la théorie politique. Je ne me sens nullement philosophe et je ne crois pas non plus que j’aie été reçue dans le cercle des philosophes » (« Seule demeure la langue maternelle » (Entretien télévisé avec Günter Gaus), in La tradition cachée Le juif comme paria, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Bourgois, coll. « 10/18 », 1987, p. 221-226, p. 221 et 222).

    4L’article de Robert Burns, paru en 1987, constitue à cet égard une relative exception : « Hannah Arendt’s Constitutional Thought », in J. W. BERNAUER (éd.), Amor Mundi. Explorations in the the Faith and Thought of Hannah Arendt, Dordrecht, Martinus Nijhoff Publishers, 1987, p. 157-185. Les études consacrées à la pensée du droit d’Arendt, ou à un aspect déterminé de celle-ci, se multiplient, dans des proportions cependant raisonnables, à partir du début des années 2000. Nous les citerons au fur et à mesure de la progression de notre étude.

    5L’exception la plus notable est le livre de Céline Ehrwein Nihan qui traite pourtant d’autres sujets : Hannah Arendt : une pensée de la crise. La politique aux prises avec la morale et la religion, préf. J.-M. Ferry, Genève, Labor et Fides, coll. « Champ éthique », 2011.

    6« Qu’est-ce que la liberté ? », in « La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique », trad. P. Lévy et al., in P. RAYNAUD (dir.), L’humaine condition, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 587-834 (ci-après « CC »), p. 718-742, ci-après « LIB ».

    7« Qu’est-ce que l’autorité ? », in CC, p. 671-717, ci-après « AUT ».

    8C. VOLK, « From Nomos to Lex : Hannah Arendt on Law, Politics, and Order », Leiden Journal of International Law, 23, 2010, p. 759-779, p. 759.

    9Dans la littérature en néerlandais, signalons l’effort de compilation des textes juridiques et même des « métaphores » juridiques de Hannah Arendt qui a été entrepris par Willem WITTEVEEN, « De wetsmetaforen van Hannah Arendt. Passages en commentaren », Nederlands tijdschrift voor rechtsfilosofie en rechtstheorie, 3, 2003, p. 229-256. Cette étude prend place dans un numéro spécial de cette revue entièrement consacré à la pensée du droit d’Arendt.

    10 M. GOLDONI et C. MCCORKINDALE (éd.), Hannah Arendt and the Law, Oxford, Hart Publishing, coll. « Law and Practical Reason », 2012.

    11 M. GOLDONI et C. MCCORKINDALE, « Introduction », in Ibid., p. 1-11, p. 1.

    12 F. COLLIN, « Du privé et du public », Les Cahiers du Grif, 33, 1986, p. 47-68, p. 47.

    13 J. TAMINIAUX, La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1992 ; D. R. VILLA, Arendt et Heidegger. Le destin du politique, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2008.

    14 « Martin Heidegger a quatre-vingts ans », in Vies politiques. De l’humanité dans de sombres temps, trad. E. Adda, J. Bontemps, B. Cassin, D. Don, A. Kohn, P. Lévy et A. Oppenheimer-Faure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974 – ci-après « VP » –, p. 307-320, p. 313.

    15 « La brèche entre le passé et le futur » (préface à La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique), in CC, p. 593-603.

    16 Ibid., p. 602 et 603.

    17 Ibid.

    18 « Action and the ‘Pursuit of Happiness’ », in Politische Ordnung and Menschliche Existenz : Festgabe für Eric Voeglin, Munich, Beck, 1962, p. 2, cité par C. HABIB, « Introduction », in H. ARENDT, Penser l’événement, éd. et trad. sous la direction de C. Habib, Paris, Belin, 1989, p. 7-12, p. 7.

    19 C. LEFORT, « Hannah Arendt et la question du politique », in Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1986, p. 64-78, p. 67.

    20 A. GRUNENBERG, Hannah Arendt et Martin Heidegger. Histoire d’un amour, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2012, p. 365.

    21 La Vie de l’esprit, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005, p. 381, ci-après « VE ».

    22 KANT, Critique de la raison pure, 6e éd., trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, préf. C. Serrus, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2001, p. 333. Arendt se réfère à plusieurs reprises à cette citation de Kant (voy. par ex. VE, 92 et 93).

    23 Pensons, par exemple, à l’ouvrage de Gérôme Truc centré sur l’idée de « responsabilité » (Assumer l’humanité. Hannah Arendt : la responsabilité face à la pluralité, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008) ou à celui de Céline Ehrwein Nihan qui, en insistant sur le thème de la « crise », tente de mettre en relief le rapport d’Arendt avec les problèmes de la morale et de la religion (Hannah Arendt : une pensée de la crise, op. cit., spéc. p. 84 et s.).

    24 En tout cas si l’on songe à la littérature en langue française. L’ouvrage suivant, publié en allemand, doit en effet être mentionné : C. VOLK, Die Ordnung der Freiheit. Recht und Politik im Denken Hannah Arendts, Baden-Baden, Nomos, 2010. Au moment où nous écrivons ces lignes, une version remaniée et traduite en anglais de cette étude vient de paraître : C. VOLK, Arendtian Constitutionalism. Law, Politics and the Order of Freedom, Oxford et Portland (Oregon), Hart Publishing, 2015. Dans ses travaux consacrés à la pensée d’Arendt, au demeurant fort éclairants, Christian Volk insiste sur la notion d’« ordre » et plus précisément d’« ordre de la liberté » au moyen de laquelle il tente de rendre compte de la manière spécifiquement arendtienne de lier les champs du droit et de la politique. Comme le lecteur pourra le constater, nous préférons mettre l’accent, spécialement dans le premier chapitre, sur le thème de la fragilité des affaires humaines, qui peut être stabilisée, plutôt qu’ordonnée, par le droit et ses institutions.

    25 Nous remercions Julie Allard de nous avoir mis sur la voie de cette formule très parlante.

    26 M. GOLDONI et C. MCCORKINDALE, « Introduction », op. cit., p. 1.

    27 Une précision est nécessaire ici : Arendt utilise presque exclusivement le terme « homme » dans un sens générique. Les formules « les hommes » ou « les affaires humaines » apparaissent indifféremment, dans son œuvre, pour désigner les « êtres humains ».

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    PREMIÈRE PARTIE

    Politique des limites :

    les modèles politiques d’Arendt

    Dans cette première partie, nous mettons en lumière la façon arendtienne de penser la relation entre droit et politique à partir de modèles théoriques qu’elle élabore, qui sont ancrés historiquement mais qui constituent, avant tout, des « idéaux-types ».

    Nous avons isolé quatre modèles : les modèles grec et romain, que nous regroupons sous l’appellation de « paradigmes de l’Antiquité » (chapitre I – Les paradigmes de l’Antiquité : le droit entre œuvre et action) ; le modèle républicain, construit à partir d’une lecture en miroir des deux grandes révolutions du XVIIIe siècle, la Révolution française et la Révolution américaine (chapitre II – Le modèle républicain : le droit entre pouvoir et autorité) ; le repoussoir totalitaire, contre-modèle inévitable dès lors que l’on reconnaît la place centrale qu’occupe, dans l’œuvre de notre auteur, son interprétation du totalitarisme (chapitre III – Le repoussoir totalitaire : le droit entre nouveauté et stabilité). ← 19 | 20 →

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    CHAPITRE I

    Les paradigmes de l’Antiquité : le droit entre œuvre et action

    1.  Introduction

    Au moment de commencer une investigation qui vise à rendre apparente et à interpréter la philosophie du droit implicite dans l’œuvre d’Arendt, il convient de poser une question centrale, fondatrice, qui permettra de baliser le reste de notre propos. Cette question est celle, somme toute classique, des rapports qui se nouent entre le droit et la politique. Comment penser l’articulation du droit et de la politique à partir de l’œuvre d’Arendt ? Ces deux sphères de l’activité humaine y sont-elles appréhendées comme deux domaines séparés ? Communiquent-elles au contraire entre elles et, dans l’affirmative, de quelle manière ? Ce chapitre vise à répondre à de telles interrogations, ce qui permettra à la fois de fournir quelques indications générales quant à la conception de la politique vers laquelle la pensée de notre auteur fait signe et de commencer à dévoiler la place que le droit y occupe.

    Une discussion de cette problématique constitue également une bonne occasion de tordre le cou à une idée reçue qui a la vie dure, à savoir qu’Arendt, un peu à la manière de Léo Strauss¹, se caractériserait par un attachement nostalgique à l’Antiquité, et ← 21 | 22 → spécialement aux sources grecques. Il est courant en effet de dénoncer, chez Arendt, « une grécophilie, voire une gréocomanie des plus suspectes »². « Suspectes » parce que la frontière séparant la nostalgie d’un positionnement réactionnaire serait forcément des plus ténues. Arendt serait-elle réactionnaire ?

    Nous ne voulons pas nier le grand intérêt que la philosophe porte aux expériences politiques de l’Antiquité. Cet intérêt est immense, il transparaît dans toutes les pages de son œuvre et elle le revendique ouvertement à de nombreuses reprises, en se justifiant. Prenons, presque au hasard tant nous pourrions multiplier les citations, ces quelques lignes issues de l’essai « Qu’est-ce que la liberté ? » :

    Il est vraiment difficile et même trompeur de parler de politique et de ses principes les plus profonds sans faire appel aux expériences de l’Antiquité grecque et romaine, et cela pour la seule raison que les hommes n’ont jamais, ni avant, ni après, pensé si hautement l’activité politique et attribué tant de dignité à son domaine (LIB, 728)³.

    Peut-on qualifier ce positionnement de nostalgique ? Il est clair qu’Arendt insiste beaucoup sur certaines expériences anciennes, en les valorisant : la vie des Cités-Etats grecques, on l’a souvent noté, mais aussi l’histoire politique romaine. Elle souligne notamment le caractère normatif de la polis, le fait que cette configuration détermine encore ce que nous entendons aujourd’hui par politique, le mot même que nous utilisons pour désigner cette activité provenant de cette expérience originelle⁴. Contrairement à une idée largement répandue, la politique, dans son sens premier d’épanouissement de la liberté, n’a pas existé de tout temps et dans tous les lieux où des hommes ont été amenés à se rassembler. Au contraire, les véritables expériences politiques constituent des circonstances relativement rares dans l’histoire de l’humanité. Mais, comme le note Arendt, « ces quelques rares moments heureux de l’histoire n’en sont pas moins décisifs ; c’est seulement en eux que le sens de la politique (…) se manifeste pleinement » (QP, 79 et 80). C’est pourquoi ces moments peuvent être qualifiés de normatifs, en ce sens que les idées et concepts qu’ils engendrent déterminent la manière de penser la politique durant d’autres époques. Ce qui intéresse Arendt, comme le résume Myriam Revault d’Allonnes, « c’est le contenu ← 22 | 23 → normatif d’une expérience spécifique qui, bien qu’elle ait disparu à tout jamais et ne puisse être reproduite, révèle le sens ou la chance du politique »⁵.

    Il serait cependant erroné de qualifier de nostalgique ou de conservateur, voire de réactionnaire, cet attachement aux sources de l’Antiquité. La référence aux sources théoriques et aux exemples anciens s’apparente plus à un recours qu’à un retour⁶. Il ne s’agit pas, pour la philosophe, de proposer un retour en arrière vers une époque révolue. Un tel « retour aux sources » est au contraire devenu impossible, la modernité étant interprétée comme ayant provoqué la ruine de la trinité qui depuis les Romains déterminait notre rapport au passé, la trinité que formaient l’autorité, la religion et la tradition⁷. Prenons l’exemple de la tradition. Avec l’effondrement de celle-ci, « nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé » ainsi que « la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect déterminé du passé » (AUT, 673)⁸. A partir de ce constat, Arendt développe une position assez nuancée. D’une part, elle nous met en garde ; une telle situation présente un danger, un danger d’oubli :

    on ne peut nier que la disparition d’une tradition solidement ancrée (…) ait mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l’homme autrement que par le souvenir (AUT, 673).

    Mais – et ici intervient la nuance, nuance qui nous éloigne résolument de toute idée de nostalgie –, la philosophe, si elle met en lumière les dangers inhérents à ← 23 | 24 → cette situation « post-traditionnelle » qui est la nôtre, souligne aussi sa dimension potentiellement « libératrice » : notre rapport au passé n’étant plus « codifié » par des règles traditionnelles, nous voilà en effet libres d’interpréter notre situation présente en nous servant à notre guise des sources du passé : « Il se pourrait qu’aujourd’hui seulement le passé s’ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n’a eu d’oreilles » (AUT, 673)⁹. La pensée d’Arendt entre ici en résonance avec celle de Walter Benjamin : si nostalgie il y a, elle ne s’apparente pas tant à un retour à un passé révolu qu’à l’action de se retourner vers les trésors que recèle le passé, le penseur se faisant alors pêcheur des perles et des coraux qui se logent dans les profondeurs historiques¹⁰.

    Ce détour nous permet de revenir à la question du droit. Arendt, faisant ici preuve de cohérence, met en pratique les options méthodologiques qu’elle ne cesse, explicitement ou implicitement, de mettre en avant. Comme nous allons le voir, c’est en effet avec une liberté inouïe qu’elle mobilise et interprète les concepts de loi grec et romain. Ce faisant, son objectif n’est pas de plaider, sur un mode réactionnaire, pour un retour en arrière – qui se révèle impossible – mais de penser autrement le droit et la politique, en forgeant un nouveau concept de loi qui prenne au sérieux la condition humaine de pluralité, c’est-à-dire la condition politique par excellence : « La politique », écrit-elle dans Qu’est-ce que la politique ?, « repose sur un fait : la pluralité humaine » (QP, 39). Au contraire de la philosophie et de la théologie, qui envisagent l’homme pris au singulier, la politique se préoccupe des hommes. Toutes les propositions de la théologie et de la philosophie ont vocation à être exactes quand bien même il n’y aurait qu’un seul homme ou une pluralité d’hommes identiques. La politique, en revanche, est fondamentalement relationnelle ; elle ne saurait être déduite de l’essence de l’homme. La condition de pluralité a été délaissée par notre tradition philosophique, elle est le parent pauvre de cette tradition, ainsi que l’indique Arendt dans une lettre importante adressée à Karl Jaspers : la « philosophie occidentale n’a jamais eu une conception du politique et ne pouvait en avoir parce qu’elle parlait forcément de l’homme individuel et traitait accessoirement la pluralité effective »¹¹. A partir de cette intuition initiale, Arendt va patiemment élaborer un concept du politique qui tient compte de la condition primordiale et originelle de pluralité. Comme nous le découvrirons dans les pages et les chapitres qui vont suivre, le concept de droit arendtien est soumis aux mêmes exigences : il tient compte du ← 24 | 25 → fait initial de la pluralité humaine et vise à en tirer toutes les conséquences. Notons, d’ores et déjà, que cette notion de « pluralité » est une notion éminemment riche et complexe, à ne pas confondre avec celle de « pluralisme » actuellement en vogue¹². Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce thème de la pluralité, afin de mieux le caractériser.

    De ce qui précède, il faut inférer aussi que le dialogue entamé avec les sources grecques et romaines ne doit pas être évalué à l’aide de critères philologiques ou historiques trop stricts. Il s’agit, rappelons-le, d’« exercices de pensée », de sorte qu’il serait vain de vouloir faire coïncider les concepts de droit grec et romain proposés avec la réalité historique¹³. Il est plus sage de se contenter de délimiter la place qu’attribue Arendt à ces notions dans l’économie générale de sa pensée du droit.

    2.  Contre le législateur-artisan

    Revenons à notre question initiale, celle de l’articulation entre droit et politique chez Arendt, spécialement dans le contexte de sa discussion des sources antiques. Dans les pages qui suivent, nous nous efforçons de montrer non le caractère absolument erroné, mais plutôt les limites considérables dont souffre l’interprétation suivant laquelle Arendt rattacherait l’élaboration des constitutions et des lois non à la catégorie de l’action, mais à la catégorie de l’œuvre, non à la praxis, mais à la poièsis, le droit n’étant dès lors pas en lui-même un objet relevant de la politique, mais devant plutôt être qualifié de prépolitique. On retrouve par exemple une telle idée dans le livre pionnier (dans le champ de la littérature en français) d’André Enegrén, intitulé La pensée politique de Hannah Arendt. Lisons Enegrén, lorsqu’il s’efforce de définir le « constitutionnalisme » d’Arendt :

    L’idée même de constitution permet d’insister sur la ferme séparation entre loi et pouvoir. Placée sous l’emblème de la poïétique et non de la pratique, l’activité législatrice n’est pas en elle-même une activité proprement politique, puisque structurer l’espace de la polis n’est pas agir à plusieurs, mais seulement rendre ← 25 | 26 → possible le jeu du pouvoir (Arendt rejoint la conception antique du législateur artisan idéalement extérieur à la cité qu’il constitue)¹⁴.

    Une idée similaire à celle exprimée par Enegrén est énoncée par exemple dans le livre que Dana Villa a consacré aux pensées d’Arendt et Heidegger. Lorsque cet auteur tente de délimiter les contours du « problème de l’action chez Arendt », il rappelle la dimension « républicaine » de sa pensée, c’est-à-dire l’accent que place notre auteur sur la liberté politique dans sa dimension positive, comme engagement actif et participatif des citoyens à la vie politique¹⁵. Arendt mettrait « à l’épreuve nos préjugés libéraux les plus profonds sur la nature du politique » car en affirmant « avec force que l’essence de la politique est l’action », elle serait également d’avis que les « lois et les institutions, qui pour un esprit libéral constituent le cœur de la politique, ne sont (…) que le cadre de l’action »¹⁶. Si l’on suit Dana Villa, on doit conclure que le droit, les constitutions, les lois ne relèvent pas de l’action. Cette analyse rejoint celle d’Enegrén : le droit n’est pas politique, il est prépolitique.

    Revenons à la citation d’André Enegrén mise en exergue plus haut. Toutes les affirmations que contient ce passage – que « l’activité législatrice n’est pas en elle-même une activité proprement politique », que la législation est placée par Arendt « sous l’emblème de la poïétique et non de la pratique » et que par voie de conséquence notre auteur se rallierait à « la conception antique du législateur artisan idéalement extérieur à la cité qu’il constitue » – sont contredites par le texte arendtien lui-même.

    Les sources sur lesquelles nous allons nous concentrer sont Condition de l’homme moderne et Qu’est-ce que la politique ?, mais nous nous appuierons aussi largement sur plusieurs articles repris dans La Crise de la culture. Nous ferons, en outre, quelques incursions dans un autre livre, De la Révolution, paru en 1963.

    Dans ces ouvrages, Arendt s’attache à comparer les modèles politiques grec et romain, et ce pour mettre en évidence leurs « concepts de droit » respectifs. Comme nous allons le voir, concernant la place politique éminente qui doit être reconnue au droit, le modèle de référence n’est pas celui de la Grèce antique mais davantage le modèle romain¹⁷.

    Loin d’affirmer que l’activité législative ne constitue pas, en elle-même, une activité proprement politique, la philosophe estime au contraire que le « génie politique de Rome » réside dans le fait d’avoir haussé la législation au rang des activités politiques les plus hautes, à l’inverse de ce qui était de mise, selon elle, dans la Grèce antique. ← 26 | 27 →

    Il convient ici d’adresser une question et d’introduire une distinction : de quels Grecs parle-t-on ? Le rapport d’Arendt à la Grèce antique, au « modèle grec », est un rapport complexe qui provient du fait qu’elle n’assimile pas la Grèce – en réalité, la référence est souvent Athènes – à ses penseurs, à ses philosophes, mais qu’elle distingue toujours : la Grèce philosophique, celle de Platon, celle de l’Académie, celle des philosophes qui valorisent la vie contemplative, le bios theoretikos ; la Grèce politique, celle de Périclès, celle de la polis, celle des citoyens pour qui la vie politique, le bios politikos, constitue le mode d’existence le plus élevé.

    Une telle distinction, une telle opposition, gouvernera nos réflexions : nous analyserons de manière séparée la Grèce « philosophique » et la Grèce « politique » ainsi que la reconstruction arendtienne de leurs rapports respectifs à la question de la loi.

    Concentrons-nous tout d’abord sur ce que nous appelons la « Grèce philosophique », à partir d’un extrait de Condition de l’homme moderne (ci-après abrégé « CHM »), que nous citons dans son intégralité, tant il est riche, tant il montre comment la question du rapport entre le droit et la politique mobilise des questionnements arendtiens tout à fait fondamentaux :

    S’il est vrai que Platon et Aristote haussèrent la promulgation des lois et la construction des villes au premier rang de la vie politique, cela ne signifie pas qu’ils élargirent les expériences grecques fondamentales de l’action et de la politique jusqu’à embrasser ce qui devait être le génie politique de Rome : la législation et la fondation. Au contraire, l’école socratique se tourna vers ces activités, qui aux yeux des Grecs étaient prépolitiques, parce qu’elle voulait s’opposer à la politique et à l’action. Pour elle, légiférer et prendre des décisions au moyen d’un vote sont les activités politiques les plus légitimes parce que les hommes y agissent « en artisans » : le résultat de leur action est un produit concret, son processus a une fin clairement reconnaissable. Ce n’est plus, ou mieux ce n’est pas encore l’action (praxis) proprement dite, c’est un faire (poièsis) que les philosophes jugent préférable parce que plus sûr. Ils disent en somme que si seulement les hommes renonçaient à leur faculté d’agir, futile, indéfinie, aux résultats incertains, il y aurait peut-être un remède à la fragilité des affaires humaines¹⁸.

    Tout d’abord, il faut noter que dans ce passage Arendt exprime clairement la position qui est la sienne quant à la question de l’appartenance de la législation à la catégorie de l’action : dans la vision romaine, la législation est véritablement politique, elle relève de l’action, et ceci est indissociable, dans le chef d’Arendt, d’une évaluation positive du modèle romain¹⁹. Ce que loue notre auteur, ce n’est pas la conception grecque dans laquelle la loi est considérée comme une « œuvre », ressortit au domaine de l’artifice, mais bien le « génie politique romain » qui a hissé la législation au ← 27 | 28 → rang d’activité politique à part entière²⁰. Ce n’est pas parce qu’Arendt décrit, avec profondeur, comme nous allons le voir, le rapport qu’entretenaient les Grecs à leur législation, à leur nomos, qu’elle fait automatiquement sienne leur conception. Pour le dire avec les mots de Jacques Taminiaux, lorsqu’Arendt « souligne que la polis reléguait la législation au rang d’une fabrication, on aurait tort d’en conclure qu’elle partage cette façon de voir et tient en définitive la législation pour inessentielle au politique »²¹. L’accusation de « grécomanie » qui lui est souvent opposée tombe ici à plat²². La tendance générale, dans la littérature secondaire, est d’ailleurs d’affirmer que malgré le grand intérêt qu’elle porte à la façon grecque de concevoir l’articulation de la politique et du droit, la philosophe n’adopte pas pour autant cette conception, qu’elle s’en distancie²³.

    Ensuite, nous avons évoqué les questionnements arendtiens fondamentaux qui étaient implicites dans cet extrait. Le plus évident est bien sûr le thème de l’opposition entre l’œuvre et l’action, entre la poièsis et la praxis. Arendt nous dit, en substance, que les Grecs avaient une « conception de la tâche et du rôle du législateur dans le domaine public [très] éloignée de la nôtre » (CHM, 255), mais qu’en outre Platon et Aristote firent l’éloge de la législation, considérée comme activité fabricatrice, parce qu’ils voulaient se prémunir contre les vicissitudes inhérentes à l’action et à la politique, parce qu’ils voulaient porter « remède » à la fragilité des affaires humaines. En gardant à l’esprit, bien sûr, que les « philosophies politiques de Platon et d’Aristote ont dominé toute la pensée politique ultérieure » (AUT, 684). ← 28 | 29 →

    C’est un geste central chez notre auteur qui consiste à dénoncer les conséquences désastreuses pour notre compréhension de la politique de ce mouvement d’exaspération – « presqu’aussi ancien que l’Histoire écrite » (CHM, 283) ou, à tout le moins, que « la tradition de la philosophie politique » (CHM, 294) –, mouvement d’exaspération face aux incertitudes de l’action, à son caractère illimité et imprévisible, aux processus irréversibles qu’elle déclenche, à son caractère relativement inassignable, etc. Ce qui, depuis des temps immémoriaux, a paru insupportable, c’est que les affaires humaines soient incontrôlables, qu’elles semblent livrées aux caprices du hasard, et ceci explique pourquoi les hommes ont toujours tenté de substituer aux « calamités de l’action » (CHM, 283) la « solidité du calme et de l’ordre » (CHM, 285), de fuir le bruit et la fureur de la politique et de la pluralité au profit d’« une activité où un homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin » (CHM, 283). Ce « remède », Arendt l’appelle la « substitution traditionnelle du faire à l’agir ». Et elle estime qu’il conduit à nier ce dont il est réellement question lorsque nous agissons politiquement. Substituer le faire à l’agir, c’est nier la condition humaine de pluralité, qui est la condition spécifique sur laquelle repose « cet espace d’apparence qu’est le domaine public » (CHM, 283).

    Platon, suite au « choc » qu’a constitué le double événement du procès et de la condamnation à mort de Socrate par les autorités de la polis²⁴, est ainsi à l’origine d’une tradition philosophique qui appréhende avec méfiance le domaine des affaires humaines. Depuis Platon, l’attitude de la philosophie à l’égard de la politique est une attitude de suspicion à l’égard d’un mode de vie, le bios politikos, qui s’oppose et qui met en péril le mode de vie proprement philosophique, le bios theoretikos²⁵. Le procès de Socrate constitue un facteur explicatif important de « la rébellion du philosophe contre la polis » qu’incarne la pensée platonicienne (AUT, 686)²⁶.

    Voyons comment Arendt interprète la posture philosophique traditionnelle à l’égard de la politique²⁷. Le rejet de l’action se manifeste clairement, selon elle, dans le concept de gouvernement rule ») :

    la majeure partie de la philosophie politique depuis Platon s’interpréterait aisément comme une série d’essais en vue de découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d’une évasion définitive de la politique. La caractéristique de toutes ces évasions est le concept de gouvernement, autrement dit l’idée que les ← 29 | 30 → hommes ne peuvent vivre ensemble légitimement et politiquement que lorsque les uns sont chargés de commander et les autres contraints d’obéir (CHM, 285).

    Les définitions des différents types de « gouvernements », en fonction de qui gouverne et qui est gouverné, que l’on trouve à l’origine même de notre pensée politique chez Platon et ensuite chez Aristote, proviendraient non d’un « mépris des hommes » mais plutôt d’une méfiance à l’égard de l’action, d’un « désir sincère de trouver un substitut à l’action plutôt que d’une irresponsable ou tyrannique volonté de puissance » (CHM, 285).

    Avant d’aborder en détail le cas de Platon, on pourrait penser, à première vue, que l’accusation d’Arendt est encore moins justifiée lorsqu’elle est dirigée contre Aristote. Bien que la charge contre le Stagirite manque certainement de nuance, on ne peut toutefois pas rejeter purement et simplement, en la qualifiant de saugrenue et de

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