Théorie bidimensionnelle de l'argumentation juridique
Par Stefan Goltzberg et Benoit Frydman
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Aperçu du livre
Théorie bidimensionnelle de l'argumentation juridique - Stefan Goltzberg
1974.
Introduction
L’objet de cet ouvrage est l’élaboration d’une théorie de l’argumentation – en particulier d’une théorie de l’argumentation juridique – qui se propose de décrire le fonctionnement des arguments dans la langue et d’en établir une typologie générale à l’aide de deux paramètres, que nous appellerons la force et l’orientation des arguments¹.
• La force est le poids relatif que l’on donne aux arguments.
• L’orientation est la conclusion vers laquelle tend l’argument.
La théorie est dite bidimensionnelle parce qu’elle articule ces deux paramètres fondamentaux. L’objectif principal de ce livre est de contribuer à combler le fossé qui sépare trop souvent les théories générales de l’argumentation de leurs applications juridiques pratiques.
Du point de vue d’une théorie générale, il convient non pas de prescrire le bon usage de l’argumentation, mais d’en décrire le fonctionnement et la structure, afin que juristes, philosophes et linguistes disposent d’une base théorique et terminologique commune pour pouvoir se comprendre et, éventuellement, se contredire sur des points donnés.
Fixons le vocabulaire et posons qu’il y a deux types d’arguments, selon qu’ils sont réfutables ou non. Plutôt que les mots « réfutable » et « irréfutable », les mots d’origine anglaise « défaisable » et « indéfaisable » sont ici employés, car ils sont les termes techniques les plus courants dans la littérature contemporaine sur l’argumentation².
• Argument défaisable : un argument est dit défaisable s’il est réfutable, si on peut le renverser.
• Argument indéfaisable : un argument est dit indéfaisable s’il n’est pas réfutable, si on ne peut pas le renverser.
On peut donc concevoir deux types d’arguments : les arguments jamais réfutables, dits indéfaisables ; les arguments susceptibles d’être réfutés, dits défaisables³. Pourtant, une grande partie des théories de l’argumentation ont thématisé un seul type d’argument, soit défaisable, soit indéfaisable.
D’autres termes méritent d’être définis dès maintenant.
Un réductionnisme est une théorie qui considère qu’il n’y a pas deux, mais un seul type d’arguments.
• Le réductionnisme logique pose que tous les arguments doivent être logiquement valides et donc indéfaisables.
• Le réductionnisme topique pose que tous les arguments sont défaisables.
Notre projet vise à dépasser ces deux réductionnismes.
1. – Pertinence de l’ouvrage
La publication de cet ouvrage se justifie par trois raisons. Premièrement, une partie des thèmes présentés ne font pas ou peu l’objet de publications en français ou dans quelque langue que ce soit. C’est le cas de l’étude de l’argument a fortiori, un « argument négligé » (Kunst 1942). C’est à plus forte raison le cas de la théorie bidimensionnelle de l’argumentation, qui a été exposée dans des articles, mais point à ce jour au sein d’un livre. Enfin, la présomption, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses recherches, est traitée ici sous un jour nouveau, à la lumière de ladite théorie bidimensionnelle.
La seconde raison d’une telle publication est liée au gouffre qui sépare souvent les travaux de linguistique et de sémantique (Ducrot 1980, Anscombre et Ducrot 1983) et les ouvrages portant sur l’argumentation dans le droit (Perelman 1976, 1990, Feteris 1999, Vannier 2001, Frydman et Meyer 2012) : tout se passe comme si le fossé disciplinaire entre la linguistique et le droit avait du mal à être surmonté. D’une manière générale, les théories de l’argumentation et les théories du droit n’ont entretenu jusqu’à présent que des liens épisodiques ou insuffisamment élaborés. Le présent ouvrage a pour vocation de contribuer à combler ce fossé.
Enfin, une troisième raison a conduit à la décision de rendre publique une partie de notre recherche. Une des manières de donner une nouvelle impulsion aux théories de l’argumentation juridique passe par la confrontation de mondes juridiques – Perelman parlait d’« ontologies juridiques » (Perelman 1990 : § 32) – qui gagneraient à être étudiés ensemble. Cette confrontation donne en effet l’occasion à ces théories de se féconder mutuellement. La comparaison entre le droit continental et le droit de common law a déjà fait l’objet de nombreux travaux (Rorive 2003). Il convient désormais de pousser plus avant la comparaison, quitte à solliciter des théories de l’argumentation juridique délaissées dans une large mesure par les éditions juridiques. Nous pensons notamment à l’argumentation talmudique⁴. Notre propos est de requérir non pas tant l’herméneutique juridico-religieuse qui fait la spécifié du Talmud, que la théorie talmudique de l’argumentation. Les deux derniers chapitres du présent ouvrage portent sur des procédés qui ont été abondamment traités dans la littérature talmudique : la présomption et l’argument a fortiori. La mise en confrontation de théories du droit hétérogènes est donc apparue comme digne d’être étudiée.
2. – Cadre théorique et méthodologie
La méthodologie choisie ici impose quelques remarques. La notion de « sens commun » est sans doute sous-jacente dans la plupart des théories de l’argumentation : on pourrait en effet difficilement s’en passer. Pourtant, il ne pourrait ici être question d’une autorité du sens commun ou du sens linguistique. Nous nous inspirons largement des théories de l’argumentation dans la langue (Ducrot 1980, Anscombre et Ducrot 1983, Ducrot 1984), ainsi que de théories assez proches (Jayez 1988). Ces théoriciens invitent systématiquement le lecteur à apprécier l’acceptabilité de certains énoncés. Le signe « * » indique qu’un énoncé n’est pas acceptable. Il existe, on s’en doute, entre l’énoncé parfaitement formé et l’énoncé inacceptable, de nombreux stades intermédiaires. Les linguistes vont jusqu’à chiffrer parfois le degré d’acceptabilité des énoncés étudiés. Nous confrontons également le lecteur à des énoncés dont il pourra apprécier la relative acceptabilité. Mais dans la mesure où notre objectif est de rendre lisible, compréhensible et utilisable, la théorie de l’argumentation, cet appareil est réduit à son minimum. Les exemples sont intentionnellement choisis dans le but d’être compris facilement – même si certains passages mériteront plusieurs lectures. En outre, nous évitons de nombreuses questions soulevées par les théories de l’argumentation dans la langue (la question des hypothèses internes et externes, la relation entre le locuteur et l’énonciateur, etc.) qui, bien que centrales pour le théoricien de la sémantique, offrent peu d’intérêt pour le juriste désireux de mieux comprendre l’argumentation dans le droit.
D’une manière générale, notre approche simplifie celle de nombreux linguistes. En revanche, nous évitons les termes non définis, qui passent pourtant souvent en linguistique pour des termes techniques. Nous faisons ici allusion à une série de termes qui servent surtout à condamner des propos : arbitraire, démagogie, propagande, formalisme, populisme, manipulation. Ces termes reçoivent parfois une définition, mais il est courant de lire ces termes dans des travaux à vocation scientifique sans que la connotation péjorative ne soit suffisamment mise en lumière.
Le vocabulaire technique, métalinguistique, est, dans les chapitres qui suivent, limité à quelques mots. Notre objectif n’est pas de dresser une énième liste de formes d’arguments (comme dans Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958 ou Viehweg 1953), mais plutôt de les réduire à un ensemble le plus réduit possible de principes régissant la plupart des arguments.
2.1. – La notion de présentation
Une des notions les plus importantes à notre sens en théorie de l’argumentation est celle de présentation⁵ : elle consiste dans le fait que le lexique indique, montre, la conclusion vers laquelle les arguments sont orientés. Soit les énoncés suivants :
• Je suis un peu fatigué.
• Je suis peu fatigué.
Le premier se présente comme orienté vers la même conclusion que fatigué alors que le second est orienté vers la conclusion opposée⁶. La différence entre les marqueurs peu et un peu n’est pas à chercher dans une description différente des faits, mais dans des orientations différentes. Plus généralement, on se pose souvent la question de savoir quel argument est plus fort, moins fort, probant, autoritaire, conciliant. Tout se passe comme si les arguments avaient une existence avant que nous ne les utilisions : c’est ce qu’on peut appeler une vision ontologique de l’argumentation. À cette vision s’oppose la conception de la théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre et Ducrot 1983), qui pose que le rôle de l’argumentation est plutôt de transmettre des instructions⁷ et d’orienter les comportements.
tableauUne analogie avec la politesse peut aider à comprendre la notion de présentation. Une personne est dite polie ou impolie si elle se présente comme telle. Il va de soi que quelqu’un peut être poli et agir ou penser de manière immorale. Il n’en demeure pas moins qu’être poli, c’est passer pour tel ; de même être impoli, c’est passer pour tel. Ce n’est qu’une question de présentation : il serait absurde d’affirmer que telle personne paraît polie, mais en fait ne l’est pas, puisque la politesse se réduit à l’apparence que l’on donne. La même chose est valable, mutatis mutandis, pour les arguments. Les arguments sont présentés comme forts ou comme faibles. Il ne serait pas pertinent de dire qu’un argument est présenté comme faible, mais qu’en fait il est fort. En effet, un argument sera dit fort s’il est présenté comme tel⁸. Parce que l’on a trop longtemps sous-estimé le rôle et l’importance de la présentation, on s’est longtemps mis en quête de l’argument qui serait le plus fort en soi ; on ne l’a pas trouvé.
Le dernier chapitre du livre est consacré à l’argument a fortiori, que nous qualifions d’indéfaisable. En conformité avec ce qui vient d’être dit sur le rôle de la présentation, notre conclusion sera que l’argument a fortiori est plus fort que les autres, dans la stricte mesure où il se présente comme plus fort. Ainsi, certains raisonnements a fortiori reposent sur des prémisses fausses et leur conclusion n’est donc pas nécessairement vraie. Ceci ne doit pas étonner, puisque la forme des arguments est neutre eu égard à la vérité des prémisses.
Une vision claire du fonctionnement de l’argumentation comme étant articulé autour de la notion de présentation devrait permettre de déceler l’erreur ou la fausseté d’une argumentation, fût-elle présentée comme indéfaisable. En somme, la défaisabilité et l’indéfaisabilité seront une question de présentation.
2.2. – Interaction entre les arguments
La présente approche est interactionniste : les arguments sont dotés d’une force et d’une orientation du fait de l’interaction avec les autres arguments, c’est-à-dire avec les segments du langage qui limitent le nombre d’énoncés qui peuvent les suivre.
• Il est irlandais.
• Il est irlandais, mais peu jovial.
Le trait « irlandais » est a priori neutre, comme le montre le premier énoncé. En revanche, il devient connoté dans le second énoncé, car il prend une force et une orientation – une valeur – argumentative au contact du segment « mais peu jovial ». On déduit de ce second segment que, d’une manière ou d’une autre, le fait d’être irlandais est lié au trait de jovialité. Ce trait ne préexiste pas, mais apparaît en interaction avec le contexte, ou plus précisément avec le cotexte (i.e. le contexte linguistique). Voici un autre exemple, de Léon Bloy (1902 : 36), à propos du lieu commun « Il faut mourir riche » :
Celui-là [le lieu commun « Il faut mourir riche »] est plutôt belge, mais si beau !
À nouveau, le trait « belge » reçoit, par interaction avec « mais si beau », une connotation, en l’occurrence une connotation négative (de laideur).
Selon nous, quasiment tout (sinon tout) segment de discours est argumenté. Aussi la différence entre argument et thèse est-elle parfois brouillée. Ainsi, des descriptions peuvent entrer en interaction avec des arguments ou avec des thèses :
• Il est venu malgré la pluie.
• Il faut voter cette loi, malgré ses inconvénients indéniables.
Dans notre terminologie, tous les segments de discours que l’on peut lier avec des marqueurs de l’argumentation (c’est-à-dire des connecteurs comme mais, et, ou, malgré, etc.) sont des arguments.
Nous pouvons maintenant risquer une définition générale de ce qu’est un argument :
• Un argument est un segment de discours présenté comme orienté vers une