Lire Platon avec Hannah Arendt: Pensée, politique, totalitarisme
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À propos de ce livre électronique
Marie-Josée Lavallée enseigne au département d’histoire de l’Université de Montréal. Elle est également stagiaire postdoctorale au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal. Classiciste et historienne de formation, ses recherches portent sur la pensée allemande des années 1920 à 1970.
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Aperçu du livre
Lire Platon avec Hannah Arendt - Marie-Josée Lavallée
Marie-Josée Lavallée
Lire Platon avec Hannah Arendt
Pensée, politique, totalitarisme
Les Presses de l’Université de Montréal
Pensée allemande et européenne
collection fondée par Guy Rocher
dirigée par Philippe Despoix et Augustin Simard
Universels quant à leurs préoccupations critiques, les ouvrages publiés dans cette collection pluridisciplinaire sont indissociables de l’univers intellectuel germanique et centre-européen, soit parce qu’ils proviennent de traditions de pensée qui y sont spécifiques, soit parce qu’ils y ont connu une postérité importante. En plus des traductions d’auteurs aujourd’hui classiques (tels Simmel, Weber ou Kracauer), la collection accueille des monographies ou des ouvrages collectifs qui éclairent sous un angle novateur des thèmes propres à cette constellation intellectuelle.
La collection Pensée allemande et européenne est parrainée par le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE, Université de Montréal). Elle publie des ouvrages évalués par les pairs et reçoit l’appui du Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD).
http://www.cceae.umontreal.ca/La-collection-du-CCEAE
Mise en pages: Yolande Martel
ePub: Folio infographie
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Lavallée, Marie-Josée, 1978-, auteur
Lire Platon avec Hannah Arendt: pensée, politique, totalitarisme / Marie-Josée Lavallée.
(Pensée allemande et européenne)
Présenté à l’origine par l’auteur comme thèse (de doctorat – Université de Montréal), 2014 sous le titre: Pensée, politique, totalitarisme: lire Platon avec Hannah Arendt.
Comprend des références bibliographiques.
Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).
ISBN 978-2-7606-3871-6
ISBN 978-2-7606-3872-3 (PDF)
ISBN 978-2-7606-3873-0 (EPUB)
1. Arendt, Hannah, 1906-1975. 2. Platon – Influence. I. Titre. II. Collection: Pensée allemande et européenne.
B945.A694L38 2018 191 C2018-940122-2
C2018-940123-0
Dépôt légal: 2e trimestre 2018
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2018
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Table des matières
ABRÉVIATIONS
Textes d’Hannah Arendt
Autres abréviations
AVANT-PROPOS
Chapitre 1
Introduction à une lecture
Découverte et redécouverte de Platon
Platon, les Grecs, et la tradition
Généalogie et méthode de la lecture arendtienne de Platon
Le Platon arendtien face à Socrate et Aristote
Socrate
Aristote
Chapitre 2
La Grèce antique et Platon: de Weimar à l’après-guerre
Du XIXe siècle à la Grande Guerre: montée et déclin d’un idéal
De l’entre-deux-guerres à l’époque nazie
Platonisme, antiplatonisme et pensée politique contemporaine
Réactualisations idéologiques de Platon: du XIXe siècle au nazisme
Lire Platon en Allemagne, de l’époque de Weimar à l’après-guerre
Platon, icône du nazisme: les débats de l’après-guerre
Chapitre 3
La théorie des Idées
L’Allégorie de la caverne et les Idées chez Hannah Arendt
Les Idées platoniciennes et le monde contemporain: valeurs et idéologie totalitaire
Chapitre 4
Du conflit entre philosophie et politique à celui entre vérité et opinion
Platon, le procès de Socrate, et le conflit entre la philosophie et la politique
La vérité de la doxa
Le conflit entre vérité et politique au temps d’Arendt
Chapitre 5
De la politique de l’action à la tyrannie platonicienne
L’action chez Hannah Arendt
Platon, ennemi de la pluralité
La séparation de la pensée et de l’action
La sphère privée comme modèle pour le politique
L’autorité et la pensée politique platonicienne
L’autorité et les Idées
Chapitre 6
La politique de la poiesis
La fabrication: de la vie active à la politique platonicienne
Pensée et fabrication: de Heidegger à Arendt
Chapitre 7
Pensée et politique
Le deux-en-un: pensée et action
Genèse du deux-en-un et sources d’influence: Platon, Aristote, Heidegger
Pensée et politique
Pensée et conscience: l’influence platonicienne
Le deux-en-un et le mal politique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Hannah Arendt
Sources
Écrits de Hannah Arendt
Littérature critique sur Hannah Arendt
Méthodologie
Contexte
Philosophie
Textes d’Aristote et de Platon
Études sur la philosophie ancienne et contemporaine
À mon père, Robert Lavallée
À mon mari, Dominic Gérard
J’aimerais exprimer toute ma gratitude à Pierre Bonnechère et Till van Rahden, qui ont été mes mentors durant la première étape, tout à fait décisive, de cette étude. Leur soutien, au fil des années, ne s’est jamais démenti.
Je souhaiterais adresser des remerciements tout particuliers à mes enfants, Sarah-Maude, Mélyna, Karl-Iohann, Mérédith et Constantin, qui ont la patience et la sagesse, en dépit du jeune âge de certains d’entre eux, d’accepter de partager leur maman avec son travail. Je ne pourrai jamais remercier suffisamment mon mari, Dominic. Sans son dévouement et son amour, rien de tout cela n’aurait été possible.
ABRÉVIATIONS
Textes d’Hannah Arendt
After.: «The Aftermath of Nazi Rule: Report from Germany»
Auth.: «What is Authority?»
Conc.: «Concern with Politics in Recent European Philosophical Thought»
Cult.: «The Crisis in Culture»
Disob.: «On Civil Disobedience»
Educ.: «The Crisis in Education»
EJ: Eichmann in Jerusalem. Report on the Banality of Evil
End: «The End of Tradition»
Ex-Com.: «The Ex-Communists»
Freed.: «What is Freedom?»
HC: The Human Condition
Hist.: «The Concept of History: Ancient and Modern»
Introd.: «Introduction into Politics»
JP1et JP2: Journal de pensée
Lect.: Lectures on Kant’s Political Philosophy
LMI: The Life of the Mind. I. «Thinking»
LMII: The Life of the Mind. II. «Willing»
Lying: «Lying in Politics»
Marx: «Karl Marx and the Tradition of Political Thought»
Nat.: «On the Nature of Totalitarianism: An Essay on Understanding»
OR: On Revolution
OT: The Origins of Totalitarianism
Pers.: «Personal Responsibility Under Dictatorship»
PP: «Philosophy and Politics»
Pref.: «Preface», in Between Past and Future
Quest.: «Some Questions of Moral Philosophy»
Think.: «Thinking and Moral Considerations»
Trad.: «Tradition and the Modern Age»
Trad. Th.: «The Tradition of Political Thought»
Truth: «Truth and Politics»
Underst.: «Understanding and Politics»
Viol.: «On Violence»
Autres abréviations
Ar. Pol.: Aristote, La Politique
Éth. Nic: Aristote, Éthique à Nicomaque
Gorg.: Platon, Gorgias
Lois: Platon, Lois
Pol.: Platon, Politique
Rép.: Platon, République
AVANT-PROPOS
Cet ouvrage n’a ni l’ambition ni la prétention de réinterpréter la pensée politique et éthique de Hannah Arendt. Il propose une réflexion sur ce qui se déroule en coulisses, ce qui se dérobe au regard public, l’atelier de pensée du philosophe. Il est né d’une interrogation sur les modalités de transmission et de réception du passé intellectuel et ses réappropriations. La pensée politique et éthique de Hannah Arendt, largement inspirée de l’antique, est un observatoire privilégié pour aborder ces questions. La relation d’Arendt à l’œuvre de Platon illustre toute la complexité des rapports au passé dans la pensée politique et la philosophie.
Nous exhumons des fragments d’un autre temps mus par l’intention de reconstituer une histoire, une philosophie ou une œuvre littéraire, afin de connaître le passé. Pourtant, cette enquête nous reconduit plus souvent à nous-mêmes, à nos propres préoccupations, qu’elle ne nous livre les clés d’un temps révolu. Le regard que nous posons sur celui-ci est teinté par notre identité et notre environnement empirique et intellectuel. Ainsi les réévaluations, les réinterprétations et les réécritures du passé varient en fonction des lentilles à travers lesquelles il est observé, et ce, indépendamment de toute intention de manipuler ou de s’approprier le passé. Ces rencontres induisent des dialogues entre passé et présent, dont certains sont très créatifs. La visée de ces dialogues avec le passé, assumée ou non, est souvent l’auto-compréhension du lecteur, de son propre temps. C’est le cas chez Hannah Arendt et chez certains de ses collègues allemands issus de la génération émigrée aux États-Unis à l’époque du nazisme, tels Leo Strauss et Eric Voegelin.
Le retour d’Arendt aux Grecs s’inscrit dans une démarche visant à découvrir des voies pour le renouveau éthique et politique, une tâche urgente au lendemain des crimes nazis. La pensée politique arendtienne pose aussi un regard critique sur les fondements des démocraties et sociétés libérales du temps, dont Arendt a souligné certains défauts, à l’instar de Strauss et Voegelin. Les principaux développements philosophiques, intellectuels et scientifiques associés à la modernité ont procuré un terreau fertile au nazisme, estiment-ils. Leur diagnostic rencontre celui d’autres penseurs allemands contraints à l’exil, tels Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et Hans Jonas, qui ont aussi ouvert, à un moment ou un autre, les classiques grecs. La modernité s’étant révélée stérile sur le plan de la réflexion éthique et politique, un dépassement en amont s’imposait.
Le rapport de Hannah Arendt aux dialogues platoniciens sera considéré comme une lecture plutôt qu’une interprétation. Il sera envisagé sous l’angle de la réception, étayée dans les théories inspirées de l’esthétique de la réception (Rezeptionsästhetik) de Hans Robert Jauss1, auxquelles font souvent appel les études consacrées aux influences de l’héritage classique. Selon les théories de la réception, les objets d’art ou les textes du passé suscitent une réponse originale chez leurs récepteurs ou leurs lecteurs successifs, laquelle diffère de celle de leur premier public, voire de la signification dont les ont investis leurs concepteurs. Certains théoriciens estiment d’ailleurs que le sens d’un texte ne se dévoile intégralement qu’à son point de réception. Martindale, à la suite de Jauss, lui-même inspiré de l’approche de Hans-Georg Gadamer, envisage ces relations à la manière d’un dialogue entre le passé et le présent2.
L’exégèse des textes s’inscrit sur un long continuum, dont la première extrémité est la philologie et la seconde, l’inspiration libre, avec toutes les nuances possibles entre les deux. L’analyse philologique est le type de rapport au texte qui se veut le fidèle à l’esprit et à la lettre des œuvres étudiées. Elle entend limiter le plus possible les interventions de l’interprète. Les rapports libres aux textes et au passé, fréquents dans la littérature, les arts de performance, les beaux-arts et le discours politique, se rattachent à la seconde extrémité du continuum de la réception. Ces relations plus créatives ne sont pas inusitées dans la philosophie et la pensée politique, et ce, en dépit de longues traditions d’interprétation se réclamant de la philologie, de l’idéal d’exactitude quant à l’original. Il en va ainsi de l’approche arendtienne des textes de Platon. Arendt n’avait aucun intérêt pour la forme du commentaire, mais son recours à la philologie trahit néanmoins une prétention d’établir le «vrai» sens des textes antiques. Or, elle s’y intéresse principalement pour guider sa réflexion sur le présent.
Si nous avons choisi de restreindre l’analyse à l’œuvre de Hannah Arendt, c’est parce que l’étude de cas est l’approche privilégiée pour observer dans le détail les opérations herméneutiques et littéraires induites par la réception, et sous-jacentes aux réinterprétations. Une analyse comparative force un traitement plus superficiel des textes. De plus, le rapport de Hannah Arendt à l’œuvre de Platon n’ayant pas, à ce jour, fait l’objet d’une étude d’ensemble3, un examen détaillé de celui-ci nous paraît d’autant plus justifié. La relation arendtienne aux anciens doit être envisagée dans le cadre d’une double démarche, de déconstruction et de réappropriation. Si sa lecture de Platon relève le plus souvent de la première approche, nous constatons, en y regardant de plus près, qu’Arendt a parfois été ambivalente à l’égard de l’héritage philosophique platonicien. Sa lecture transforme le dialogue platonicien de multiples façons, elle le rend parlant pour son propre temps, en modulant son sens au gré de ses préoccupations.
Afin de comprendre la nature et l’ampleur des transformations induites par Arendt, nous devrons faire appel aux textes anciens dont elle s’inspire et les confronter à leurs réécritures. Ce regard philologique nous permettra d’adopter une position extérieure à la narration arendtienne, afin de nous autoriser une distance critique face à celle-ci. Puisque toute lecture implique une réaction face au texte, nécessairement distincte de celui-ci, il sera essentiel, dans cette étude, de prêter l’oreille aux différentes voix en présence, celle de l’écrivain ancien non moins que celle du lecteur moderne, laquelle nous renvoie aussi l’écho d’autres voix, celles des sources d’influence qui ont laissé leur marque chez le lecteur. La réception se joue précisément dans ces relations complexes, dans ces différents écarts entre l’écrit inspirant et l’écrit inspiré. L’intérêt que présente la lecture arendtienne de Platon ne tient pas à son exactitude ou à sa fidélité à la lettre du corpus platonicien: si tel était le cas, la présente enquête se serait conclue, dès ses premières étapes, sur le constat qu’Arendt a mal compris Platon. Bien que nous entendions adopter la position de l’observateur plutôt que celle du juge, la confrontation des textes nous conduira nécessairement à nous prononcer sur la validité philosophique, ou la vérité, de cette lecture. Celle-ci, à bien des égards, nous paraît tendancieuse et imprégnée de préjugés, dont certains s’expliquent par le contexte historique et intellectuel. Cette lecture, qui transfigure souvent les dialogues au point de les rendre étrangers à leur propre contexte littéraire et philosophique, est néanmoins hautement créative. Arendt s’adonne à des réactualisations parfois étonnantes des textes platoniciens. Nous voyons Platon faire irruption au beau milieu de controverses propres au XXe siècle, qu’il s’agisse de l’usage du mensonge en politique, du totalitarisme ou du mal politique. Le rapport d’Arendt à Platon illustre avec force la résilience de certaines traditions intellectuelles, au moment où l’horrible spectacle des guerres mondiales semble dévoiler un autre monde, totalement étranger à l’ancien, noyé dans les abîmes de l’oubli. Les anciens ne pouvaient que demeurer silencieux face à l’impensable, à l’indicible. La lecture arendtienne de Platon vient prouver que la pensée grecque, même à cette époque si singulière, est demeurée une matrice féconde. Ce constat suffit à en justifier l’étude; le fait d’endosser ou non l’interprétation arendtienne nous apparaît secondaire.
Nous nous proposons de reconstituer les différents «récits» qu’Arendt édifie autour de Platon. C’est pourquoi nous privilégierons un traitement thématique de la lecture arendtienne, lequel s’avère non seulement plus riche, mais aussi plus efficace qu’une présentation diachronique, dans la mesure où, d’une part, Arendt travaille seulement à partir de fragments de textes et, d’autre part, utilise souvent les mêmes motifs, insérés dans différents contextes et discussions. L’organisation des thèmes traités dans chaque chapitre se fonde à la fois sur des critères philosophiques et chronologiques. Puisque plusieurs motifs qu’Arendt extrait des dialogues nous reconduisent au rôle philosophique et politique des Idées, ce sera le point de départ de notre étude thématique de sa lecture de Platon. La question de l’antagonisme entre le philosophe et la cité, qui ouvre sur l’opposition entre la vérité et l’opinion, sera considéré ensuite. Il s’agit de la première thématique issue des dialogues à laquelle s’intéresse Arendt, au début des années 1950. Nous cheminerons par la suite en plein cœur de la théorie arendtienne de l’action et du livre The Human Condition, paru en 1958, qui fait suite à son étude sur le totalitarisme. Nous exposerons les différents aspects sous lesquels la politique platonicienne se présente comme l’envers de l’action. La prochaine étape de notre démarche s’intéressera à la définition positive de la philosophie politique platonicienne chez Arendt, laquelle relève de la poiesis. Notre parcours se terminera sur l’analyse des relations entre les développements arendtiens sur la pensée et le jugement et la lecture de Platon. Tout au long de ces chapitres, nous confronterons les dires d’Arendt et les contextes dans lesquels elle fait intervenir l’œuvre platonicienne aux textes et contextes originaux. Nous tenterons de cerner les intentions théoriques de cette lecture et d’identifier certaines sources d’influence. Nous nous efforcerons de comprendre comment Arendt lit Platon, pourquoi elle le lit ainsi, et quels sont les fonctions et les effets de cette lecture dans sa propre réflexion.
Bien que nous abordions la lecture arendtienne avec une approche philosophique et philologique, nous ferons également appel à la méthode historique. Celle-ci suppose que les questions posées et considérées comme cruciales à un certain moment, et les stratégies déployées afin d’y répondre, reflètent, d’une part, les particularités du contexte général ou d’une constellation intellectuelle spécifique, d’autre part, la toile biographique de l’auteur étudié. La pensée de Hannah Arendt, comme l’ont souligné certains interprètes tels Seyla Benhabib et Margaret Canovan4, est intimement liée à l’événement, à l’histoire de son temps. La confrontation avec le nazisme traverse les écrits arendtiens comme un fil rouge, du livre sur le totalitarisme aux réflexions sur la pensée et le jugement, comme l’a reconnu Canovan.
Notre démarche doit beaucoup au contextualisme, notamment aux réflexions classiques de Quentin Skinner et J. G. A. Pocock. Le contextualisme présente plusieurs axes de convergence avec l’esthétique de la réception. L’un et l’autre récusent la prétendue autonomie de l’œuvre5 ou des idées, et insistent sur l’importance du contexte à son point de production, ou de réception, ou les deux à la fois6. Rendre explicites les niveaux contextuels intervenant dans le texte n’implique pas d’enfermer l’œuvre dans un déterminisme qui nierait le rôle de l’auteur. L’objectif est plutôt d’atteindre un équilibre entre intentionnalité, subjectivité et influence extérieure, qui sera profitable à l’analyse de l’œuvre arendtienne. En effet, on ne saurait considérer tous les dires d’un auteur comme le reflet d’une intention, ou le résultat d’un processus conscient. Certains préjugés, certitudes ou croyances que l’on serait tenté d’attribuer à un auteur pourraient se révéler, après examen, n’être que le reflet du Zeitgeist, c’est-à-dire de courants d’idées en vogue, ou d’emprunts conceptuels, avoués ou non, à des penseurs inspirants. Différentes strates d’influence interviennent dans la lecture arendtienne de Platon. Pour ne considérer que le niveau philosophique, nous pouvons y voir le reflet de certaines analyses issues des études de Martin Heidegger sur le philosophe grec; des échos d’interprétations de Platon en vogue durant les années 1920 et 1930, dues à des classicistes, mais aussi à des idéologues; ou encore des traces de la condamnation de Platon prononcée par Karl R. Popper en 1945. Une sensibilité contextuelle peut certainement contribuer à élargir l’horizon d’interprétation des textes philosophiques.
Les deux premiers chapitres du présent ouvrage exposent différents aspects de cette toile de fond contextuelle. Le premier chapitre précise plusieurs éléments relatifs à la biographie, l’œuvre et la méthodologie arendtiennes. Le chapitre suivant traite de la réception de l’œuvre de Platon en Allemagne de l’entre-deux-guerres à l’immédiat après-guerre, avec un regard sur les échos de ces appropriations dans les études platoniciennes jusqu’à nos jours. À cette époque, le philosophe antique a été décrit, tantôt avec enthousiasme, tantôt avec dédain, comme l’ancêtre intellectuel du nazisme. Ce Platon nazifié et le Platon arendtien ne sont pas sans parenté, c’est pourquoi ce détour historique s’avère essentiel. Certaines influences philosophiques sont introduites au troisième chapitre, consacré aux Idées, notamment les ascendants heideggérien et poppérien. De tels développements contextuels s’avèrent essentiels pour approcher des rapports libres aux œuvres antiques, mais ils sont également éclairants pour comprendre la réception érudite des textes philosophiques. Dans le cas présent, cet exercice trouve une justification supplémentaire: l’irruption d’un philosophe antique en plein cœur du discours politique et idéologique est loin d’être banale, et elle n’a laissé aucun interprète indifférent.
Nous ne prétendons pas que tout, chez Arendt, nous reconduit à Platon, lequel n’est qu’un de ses nombreux fils de pensée. Il importe cependant de reconnaître pleinement son importance. Envisagée à l’échelle de l’œuvre arendtienne, la lecture de Platon se profile comme un chemin étroit, peu éclairé, difficilement visible. Mais nous n’y apercevons que la pointe de l’iceberg. Platon est une figure majeure de la confrontation d’Arendt avec la tradition et avec la philosophie7.
1. Jauss a ébauché cette théorie dans une conférence présentée à l’Université de Konstanz, «L’histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire», reprise avec d’autres essais dans Jauss, H. R., 1978. Pour une esthétique de la réception, trad. Maillard, C., Paris, Gallimard, p. 23-88.
2. Martindale, C., 2006. «Introduction: Thinking through Reception», in Martindale, C. et Thomas, R. F., éd., Classics and the Uses of Reception, Oxford, Blackwell, p. 5; 1993. Redeeming the Text. Latin Poetry and the Hermeneutics of Reception, Cambridge – New York, Cambridge University Press, p. 29-34; Jauss, H. R., 1978, p. 65-69. Là où Gadamer, indifférent au premier public d’un texte, envisage une «fusion des horizons» (1976. Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Sacre, E., trad., Paris, p. 325-328), Jauss parle d’une «mise en contraste» des horizons d’attente (Jauss, p. 47, 53, 58, 66, 98-99, 124, 233).
3. Villa et Taminiaux en effleurent certains aspects: Villa, D.R., 2008a. Arendt et Heidegger. Le destin du politique, David, C. et Munnich, D., trads., Paris, Payot (1996); Taminiaux, J., 1992. La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot. Vallée traite essentiellement de la figure de Socrate: Vallée, C., 1999. Hannah Arendt, Socrate, et la question du totalitarisme, Paris, Ellipse. D’autres contributions récentes sont à signaler: Abensour, M., 2007. «Against the Sovereignty of Philosophy over Politics: Arendt’s Reading of the Cave Allegory», in Social Research, 74, 4, Breaugh, M., trad., p. 955-981; Sallis, J., 2004. Platonic Legacies, Albany, Suny Press.
4. Benhabib, S., 1996. The Reluctant Modernism of Hannah Arendt, Lanham, Sage; Canovan, M., 1994. Hannah Arendt: A Reinterpretation of her Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press.
5. Jauss, H. R., 1978, p. 267.
6. Le contextualisme de J. G. A. Pocock est sensible à la réception des textes, contrairement à celui de Skinner. Voir Pocock, J.G.A., 2008. «Theory in History: Problems of Context and Narrative», in Dryzek, J. S., Honig, B. et Phillips, A., éd., The Oxford Handbook of Political Theory, Oxford, p. 168; 2004. «Quentin Skinner: The History of Politics and the Politics of History», in Pocock, J. G. A., 2009. Political Thought and History, p. 133-136, 139; 1987. «The Concept of Language and the Métier d’historien: Some Considerations on a Practice», ibid., p. 100-101. S’il est arrivé à Skinner de mentionner le lecteur, il ne s’y intéresse pas; voir 1972. «Motives, Intentions, and the Interpretation of Texts», in Skinner, Q., 2002. Visions of Politics. Volume 1. Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, p. 68.
7. Sur la tradition chez Arendt, voir McCarthy, M. H., 2012. The Political Humanism of Hannah Arendt, Lanham, Lexington; Buckler S., 2011a. Hannah Arendt and Political Theory: Challenging the Tradition, Edinburgh, Edinburg University Press; et Mewes, H., 2009. Hannah Arendt’s Political Humanism, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang.
Chapitre 1
Introduction à une lecture
Hannah Arendt figure au nombre des intellectuels de Weimar qui ont trouvé refuge aux États-Unis au temps du nazisme. Évoquant tout à la fois l’esprit novateur de la culture weimarienne et le naufrage de ses institutions parlementaires, ces intellectuels ont exercé une véritable fascination outremer. Porteurs de diverses traditions européennes, ils ont fait souffler un vent de renouveau sur les milieux académiques américains. Ces philosophes et théoriciens politiques ont contribué à y faire connaître la pensée allemande depuis l’idéalisme, mais ils y ont aussi disséminé des traditions philosophiques et littéraires plus anciennes, celles de l’Antiquité.
Les intellectuels allemands de cette génération ont baigné dès leur jeunesse dans la culture classique, lors de leur passage au Gymnasium, un type d’institution d’éducation secondaire dont les curricula comportaient une sérieuse initiation aux langues et cultures de l’Antiquité. La fréquentation de ces écoles, au tournant du XXe siècle, demeurait un marqueur de statut social pour les jeunes gens issus des milieux bourgeois et de la classe moyenne éduquée, et la voie privilégiée pour accéder à des postes étatiques, et ce, bien que ce modèle d’éducation ait déjà amorcé son déclin. Les jeunes Allemands éduqués au Gymnasium assimilaient très tôt tout un répertoire de références issues de la philosophie et de la littérature classiques, auquel plusieurs allaient puiser plus tard, à l’instar d’Arendt. Cette éducation a pu éveiller un amour précoce pour l’Antiquité, encore cultivé par la poursuite d’études supérieures en philosophie ou en théologie. L’éducation et la culture américaines ont aussi connu un «moment classique» entre la fin du XVIIIe siècle et le tournant du XXe siècle1, mais celui-ci n’a aucune commune mesure avec l’engouement allemand pour la Grèce antique. Le vocabulaire grec et latin, de même que les motifs empruntés à l’Antiquité sont omniprésents chez l’intelligentsia allemande durant les premières décennies du XXe siècle, et ce, pas uniquement chez les philosophes: ils sont bien attestés dans les sciences sociales et la psychanalyse, par exemple2. Hannah Arendt et certains de ses collègues émigrés aux États-Unis, tels Eric Voegelin et Leo Strauss, réputés pour avoir renouvelé la pensée politique contemporaine en s’inspirant de l’ancien, sont de dignes représentants de cette tendance. La pensée antique est le point de départ d’une réflexion sur leur propre temps.
Hannah Arendt était une admiratrice sérieuse de la Grèce antique, d’abord découverte au Gymnasium, puis dans les écrits de Platon et d’Aristote, auprès de Martin Heidegger3, et enfin sous les plumes des grands historiens de son époque: Fustel de Coulanges, Jakob Burckhardt, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf et Werner Jaeger. Son intérêt pour la Grèce n’a jamais été strictement scolaire. Initiée au grec dès l’âge de douze ans, époque où elle puise dans la bibliothèque de classiques grecs et latins constituée par son père, elle cultivera un amour pour les textes originaux qui perdurera jusqu’à la toute fin de sa vie. À différentes époques, elle participe à des cercles de traduction de grec, d’abord lors de ses études secondaires, puis au temps de ses études universitaires à Fribourg, enfin, à New York, à l’époque de son œuvre mature4. En 1925, elle lit Platon en grec.
Découverte et redécouverte de Platon
Une fois complétées ses études secondaires au Gymnasium de Königsberg et passé l’Abitur, Hannah Arendt amorce des études de théologie, pour se tourner ensuite vers la philosophie, à Fribourg. Elle y fait une rencontre déterminante, celle de Martin Heidegger. Celui-ci lui fait découvrir Platon, dans le cadre de son séminaire sur Le Sophiste, en 1925. Aujourd’hui publié, le texte de ce cours est précieux non seulement pour comprendre certaines lignes directrices du rapport de Heidegger à Platon, qui a évolué entre ce moment et les années 1940, mais aussi pour analyser différents aspects de la réception de Platon chez Arendt. En 1966, Arendt écrit à Heidegger que «ses pensées retournent sans cesse au séminaire sur le Sophiste5», commentaire témoignant de l’empreinte durable laissée par Heidegger, et le Platon présenté dans ce cours, sur la réflexion arendtienne6. Karl Jaspers a relevé dès 1956, l’importante dette contractée par Arendt à l’égard des interprétations heideggériennes, avec lesquelles il était en désaccord7. Dans un séminaire présenté en 1960, «Political Philosophy or Philosophy and Politics», Arendt déclarait sa préférence pour l’approche de Platon développée par Heidegger, lequel est «préoccupé uniquement par ce qui préoccupait Platon», à celles de Leo Strauss et Eric Voegelin, qui, estime-t-elle, «croient que la tradition est valide», ou encore, à celle de Werner Jaeger qu’elle cite pourtant souvent dans ses écrits8.
Durant plus de deux décennies, Arendt délaissera la philosophie, notamment sous l’effet de la radicalisation du climat politique et social en Allemagne au tournant des années 1930. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat sur le concept d’amour chez Augustin, préparée sous la direction de Jaspers, elle s’intéresse de plus près à la question juive, s’engage dans l’activisme sioniste et s’adonne à un journalisme engagé. Ce sera le cas durant toute la période de son exil, qui débute en 1933. Une fois installée aux États-Unis, dont elle devient citoyenne en 1941, elle rédige une série d’articles sur la situation des Juifs et des camps, lesquels servent de matière première au désormais classique The Origins of Totalitarianism.
Ce livre l’a confrontée à une série de questions fondamentales, éthiques et politiques, qu’elle entreprend d’explorer une fois la rédaction complétée, en 1950. Cette année est cruciale: elle consacre le retour d’Arendt à la philosophie – à laquelle elle dira toujours préférer la théorie politique – et sa redécouverte des Grecs et de Platon9. L’année 1950 est aussi celle de sa réconciliation avec Heidegger, avec lequel elle avait rompu tout lien en 1933, époque de son ralliement au nazisme. Elle lui pardonnera cette «grosse bêtise», selon l’expression qu’il a forgée lui-même, sans pour autant l’oublier10. Outre les motivations théoriques de l’intérêt d’Arendt pour Platon, ses retrouvailles avec Heidegger, survenues en début d’année11, n’y sont probablement pas étrangères. Ses rencontres avec celui-ci ont pu éveiller chez elle le souvenir du Heidegger d’avant le nazisme, du séminaire sur le Sophiste, du maître à penser, mais aussi de l’amoureux éphémère12, et rappeler Platon à son bon souvenir. Arendt et Heidegger entretiendront toute leur vie des sentiments particuliers l’un pour l’autre, dont témoignent leurs lettres. En octobre 1950, Arendt annonce à Jaspers qu’elle relit Platon et que «son grec revient doucement13». Heidegger évoque ce retour dans une lettre du 18 décembre 1950, où il écrit qu’il est «parvenu, tout comme elle, aux Grecs en empruntant plusieurs chemins14». En 1954, année où Arendt présente les premiers travaux dans lesquels elle critique Platon, lors de conférences à l’Université Notre Dame (dont est issu le texte publié posthume «Philosophy and Politics»), Heidegger écrit qu’il aimerait beaucoup revoir ses écrits sur Platon, notamment le séminaire sur le Sophiste, et lire de nouveau les dialogues15.
Bien qu’Arendt ait souhaité discuter de Platon avec lui16, elle ne semble pas en avoir eu l’opportunité, Heidegger ne prêtant jamais l’oreille à ses préoccupations philosophiques, s’est-elle plainte à Jaspers17. Leur correspondance ne comprend d’ailleurs aucun échange sérieux à ce sujet18. Arendt a néanmoins continué de suivre le fil de la réflexion de Heidegger autour de Platon. D’abord, dans le tristement célèbre discours du rectorat de 1933, que connaissait Arendt: cette allocution était ponctuée de références directes ou obliques à la République19. Elle a parfois eu accès à des transcriptions de cours donnés par Heidegger, au moyen de notes prises par des étudiants, mais il n’est pas certain que ç’ait été le cas de ses cours des années 1930 sur Platon, parus de manière posthume sous le titre Vom Wesen der Wahrheit: Zu Platons Höhlengleichnis und Theätet20. En revanche, elle cite dans ses écrits l’essai inspiré de ces cours, publié en 1942 sous le titre «Platons Lehre von der Wahrheit21». Les positions théoriques qu’y défend Heidegger diffèrent grandement des cours dont il est inspiré. Il a changé d’avis sur le statut de la vérité, une question non moins cruciale pour son interprétation de Platon que pour sa philosophie en général. Heidegger a mis en avant, tour à tour, deux conceptions de la vérité, dont on trouve des traces dans la lecture arendtienne de Platon, mais aussi dans la pensée politique d’Arendt. La «tyrannie de la vérité» qu’elle attribue à Platon est compatible avec la conception que Heidegger prête au philosophe grec en 1942, celle de la vérité comme orthotès. Celle-ci résulte de l’homoiosis, qui consiste en «un accord de la connaissance et de la chose elle-même». L’orthotès consacre la prééminence de l’idea et de l’idein sur l’aletheia22: Platon est tenu responsable de la disparition de ce second type de vérité, que Heidegger lui attribuait durant les années 1930. La vérité comme orthotès est centrale aux discussions d’Arendt sur les Idées platoniciennes et sur la politique de la poiesis, thématique à laquelle est consacré le chapitre 6. Quant à l’aletheia23, qui signifie non-voilement, Heidegger commençait à façonner cette conception de la vérité dès les années 1920. Elle s’infiltre dans la description arendtienne des examens socratiques, puis elle est sous-jacente au critère d’apparence qu’elle impose à l’action, la parole et l’opinion. Ces deux conceptions concurrentes de la vérité signalent la présence, chez Heidegger, de deux Platon. Nous rencontrons une dualité similaire chez Arendt: son Platon politique et son Platon éthique correspondent, respectivement, à un type de vérité philosophique, qui est une, et à une vérité plurielle, qui est éthique, mais aussi politique. Heidegger n’a pas de Platon éthique, nous verrons, au chapitre 7, qu’il s’est approprié Socrate dans une telle perspective, dans le cadre de ses recherches sur la pensée, à l’instar d’Arendt. Celle-ci, par ailleurs, a lu les cours de Heidegger sur Nietzsche, lesquels traitent certains aspects de la pensée platonicienne. Présentés entre 1936 et 1946, ils sont publiés pour la première fois à l’époque de leurs premières retrouvailles.
C’est donc avec un Heidegger essentiellement textuel qu’a dialogué Arendt, mais il est certain que l’influence du Platon heideggérien a été profonde. Les écrits arendtiens, d’ailleurs, portent de nombreuses marques d’une fréquentation assidue de l’œuvre heideggérienne au fil des années24. Arendt écrivait à Heidegger, en 1960, que son livre The Human Condition lui doit pratiquement tout, qu’il émerge directement des premiers jours à Fribourg, évoquant, encore une fois, le temps du séminaire sur le Sophiste25.
Platon, les Grecs, et la tradition
Comme le suggérait Heidegger en 1950, le retour d’Arendt à Platon, aux Grecs et aux anciens a été presque accidentel. Au lendemain de la parution de The Origins of Totalitarianism, Arendt amorce l’étude du stalinisme, relégué à l’ombre du nazisme dans le livre. Dans l’intention d’en exposer les racines intellectuelles, elle se plonge dans les écrits de Karl Marx. Ses premières impressions, favorables, cèdent bientôt la place à la dénonciation26. Arendt découvre chez Marx des schèmes de pensée et un mépris du politique qui, à son avis, ont pavé la voie au totalitarisme. Or, ces préjugés ne seraient pas spécifiques à Marx. Dès 1951, elle se convainc qu’ils ont des antécédents fort anciens, lesquels pourraient remonter à Platon27. Elle fait part de cette intuition à Karl Jaspers:
[…] je soupçonne la philosophie de n’être pas tout à fait innocente quant à ce qui nous est donné là. Pas dans le sens naturellement où Hitler pourrait être rapproché de Platon. (La raison, non la moindre, pour laquelle je me suis donné la peine de déceler les composantes des formes de gouvernement totalitaire, est de nettoyer de tous soupçons la tradition occidentale de Platon jusqu’à Nietzsche inclus). Mais sans doute au sens où cette philosophie occidentale n’a jamais eu une conception du politique et ne pouvait en avoir parce qu’elle parlait forcément de l’homme individuel et traitait accessoirement de la pluralité effective28.
Cette lettre annonce d’ores et déjà la tâche à laquelle allait se consacrer intensivement Arendt jusqu’à la parution de l’ouvrage The Human Condition, en 1958: l’examen de la tradition de pensée occidentale29. Bien qu’elle clame, dans cette lettre, innocenter Platon de tout lien, aussi lointain soit-il, avec le totalitarisme, nous aurons l’occasion de démontrer au fil des prochains chapitres qu’il n’en est rien. Décrit comme le père d’une pensée politique autoritaire, holiste, Platon se rattache en droite ligne au totalitarisme.
Selon Arendt, la tradition ne saurait se confondre avec le passé, dans la mesure où elle consiste en une remémoration sélective de fragments de celui-ci. En outre, nous pouvons distinguer deux conceptions de la tradition dans ses écrits. La première, la grande tradition, dont le totalitarisme a révélé l’effondrement, correspond à l’histoire de la pensée occidentale de Platon à Nietzsche. Comme chez Heidegger, cette tradition, pour Arendt, est porteuse d’une erreur fondamentale, dont l’un et l’autre tiennent Platon responsable. Il s’agit de l’oubli de l’être chez le premier, et de l’oubli de la politique authentique et de la liberté chez Arendt. Le moment philosophique et littéraire qui lui correspond, comme chez Heidegger, est l’Allégorie de la caverne. Arendt transpose en langage politique le jugement de Heidegger sur la métaphysique, et elle applique son projet de démantèlement de celle-ci à l’histoire de la pensée politique occidentale (LMI, p. 212). Si Arendt a beaucoup emprunté à Heidegger, sa mise en accusation de Platon, par moments, s’adresse aussi à l’ancien maître. Le mépris du politique de Platon se refléterait dans l’aveuglement politique de Heidegger30. En 1969, dans un hommage présenté à ce dernier à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Arendt place en parallèle les voyages de Platon à la cour de Syracuse, racontés dans la Lettre VII, et l’épisode nazi de Heidegger. Ces dérives seraient dues à la perte