Sept

«Seul le voyage intérieur est réel»

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Malgré mes propres voyages, je n'appartiens pas au club des globe-trotteurs qui ont chaussé les bottes d'Hermès. Je fais davantage partie des rats de bibliothèque, et c'est donc dans ses textes que j'ai véritablement rencontré Ella Maillart. Sur les traces de citoyennes et citoyens suisses ayant pris la route de l'Inde au tournant de la Seconde Guerre mondiale, j'ai commencé mes recherches doctorales en suivant la piste de l'aventurière. En effet, on connaît sa traversée de la Chine à cheval ou la route de l'Afghanistan qu'elle emprunte avec Annemarie Schwarzenbach, beaucoup moins son séjour indien. Qu'est-ce que cette célèbre pérégrine avait bien pu vivre dans ce pays entre 1940 et 1945? Ainsi débutait une enquête sur le voyage intérieur d'Ella Maillart, sur sa quête de spiritualité, un aspect peu documenté, privé, voire caché de sa personnalité, et pourtant indispensable pour saisir le parcours de cette femme atypique qui a traversé tout le XXe siècle en voyageant. Si sa vie a fasciné tant le grand public que les chercheurs, personne ne s'était intéressé jusqu'alors à l'importance de sa rencontre avec le sous-continent et ses traditions religieuses. Or, ce périple fut le plus transformateur et le plus déterminant. C'est en Inde qu'elle restera le plus longtemps et c'est là qu'elle retournera le plus régulièrement.

Sur la piste d'Ella Maillart, j'ai découvert qu'un véritable trésor se cachait dans ses archives, au département des manuscrits et documents privés de la bibliothèque de Genève: plus de cent dix cartons, représentant dix mètres linéaires de papiers, que j'ai épluchés, recopiés et annotés. Que de mots et de documents pour quelqu'un qui disait ne pas aimer écrire ou ne le faire que pour pouvoir repartir en voyage! S'y trouve en particulier sa volumineuse correspondance, source précieuse et signe d'une époque où le papier était essentiel pour communiquer. Ecriture du passage, elle nous donne accès à des pensées plus intimes, aux doutes et aux désirs de Maillart. Ses archives contiennent notamment des décennies de lettres envoyées à sa mère, Marie Dagmar qui joue le rôle de confidente, ainsi que les lettres inédites avec l'un de ses gourous – témoignage rare d'une transformation spirituelle. Elle y décrit ce qu'elle vit, voit, lit, et pense, de manière immédiate et spontanée, ce qui permet de suivre presque au jour le jour ses mouvements, tant extérieurs qu'intérieurs. Sur les traces de sa rencontre avec deux maîtres hindous, ma première surprise fut d'apprendre que l'Inde était une destination non choisie, imposée par les circonstances de l'histoire, et que rien ne préparait Ella Maillart à suivre le chemin de ce qu'elle appellera «la sagesse indienne». En 1939, elle prend en effet la route Genève-Kaboul avec Annemarie Schwarzenbach, voyage qu'elle raconte dans . Or, elle part, sans le savoir, pour six ans. Sa destination initiale était l'Afghanistan où elle espérait se lancer dans des études ethnographiques. Le début de la Seconde Guerre mondiale bouleverse ses projets. Une lettre envoyée à sa mère en décembre 1939 nous apprend que le Premier ministre afghan lui refuse la permission de se rendre au Kafiristan, actuel Nouristan et pays légendaire de la nouvelle de Kipling , en raison des craintes d'une invasion russe dans la région. Que faire? Depuis Kaboul, le 12 octobre 1939, Maillart exprime clairement qu'elle ne sait pas trop ce qu'elle va devenir, mais une grand et voyant, au sens de qui a la connaissance). Ses enseignements oraux, donnés en tamoul, parfois en anglais, collectés par quelques disciples, soulignent sa préférence pour une méthode simple et directe d'introspection pour répondre à la question «Qui suis-je?» Cette fois-ci, Ella Maillart s'arrête! Auprès de cet homme considéré comme un saint, elle s'initie à l'apprentissage des préceptes et des pratiques de l'Advaita Vedanta, philosophie non dualiste qui s'appuie sur les Upanishads (textes sacrés hindous). Arrivée sans aucune connaissance des traditions religieuses indiennes ou presque, la baroudeuse va passer cinq années assise en tailleur à méditer dans la moiteur du sud de l'Inde. Pour une voyageuse infatigable et une sportive de haut niveau, une telle immobilité s'apparente à une prouesse! Maillart se confie dans une lettre à sa mère: «Donc, vivant à bon marché ici, et sachant qu'il y a encore bien assez pour toi à la banque en ce moment, je ne vois pas la nécessité d'aller faire le clown à des conférences, interviews, causeries radio et bluff pour éditeurs aux Etats-Unis, à moins que les circonstances ne semblent m'y appeler, m'y pousser, et cela dans un sens où j'y vois quelque chose de plus constructif à faire qu'à regagner l'argent que j'aurais dépensé pour y aller… D'autre part, tu sais que je ne suis pas écrivain dans l'âme; et avant de continuer à écrire des livres imparfaits autant qu'inutiles, cela vaut la peine de réfléchir. L'endroit ici n'est pas mal choisi pour cette activité; et puis voilà que j'ai 38 ans, une vingtaine d'années derrière moi – et peut-être autant devant moi –pour trouver cette Réalité que j'ai pourchassée jusqu'ici sur terre et sur mer. Les guerres ne sont que d'horribles cauchemars qui s'ajoutent les uns aux autres, mais qui ne résolvent rien. C'est en soi que chacun doit trouver son équilibre et son âge d'or (et non pas en attendant la mort des tyrans ou la souveraineté des peuples). Autrement, on ne fait qu'être ballotté entre ce que celui-ci a dit ou ce que cet autre a écrit; et c'est forcé tant qu'on n'a pas en soi un point fixe qui ne change pas selon l'humeur ou la température… Il n'est pas dit que je sache la trouver cette Réalité que les sages affirment être en chacun. Mais tout au moins je peux essayer. Je ne pars pas pour savoir le comment, pourquoi et quand de tout, mais afin d'établir en moi une boussole de bonne qualité afin de ne plus perdre la tête à tout moment […] Pour en revenir à ce que je deviens, je serai toujours mieux à mon aise dans le domaine de l'action que dans le domaine de la pensée où j'ai tant de peine à être concentrée (avec le centre). Mais avec tout ce qui se passe, je suis arrivée à un moment où aucune action ne me semble valable. En approfondissant quelque peu mon entendement, je gagnerai un équilibre permanent, je l'espère; une fois écartée définitivement cette incertitude de moi, je serai enfin bonne à quelque chose de constructif.»

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